Joy et Mr B.
C’est arrivé une semaine après la visite de Gloria à mon appartement. Largo était parti avec Simon en voyage d’affaires au Japon, pour plusieurs jours. Et je ne doutais pas qu’ils prenaient beaucoup de bon temps là-bas : j’avais surpris une conversation assez éloquente entre Simon et Georgi où ils parlaient de deux jolies “ Geishas ”, qui à n’en pas douter, faisaient découvrir à nos deux compères les charmes et délices de leur noble contrée. Que pouvais-je y faire ? Largo était comme ça, on ne pouvait pas le retenir, ni le forcer à s’engager auprès d’une femme. Et pour être honnête, je ne lui laissais pas vraiment croire qu’il y avait une chance réelle entre nous deux.
Il savait que j’aimais Baker. Jusqu’à quel point, aucune idée. Il ne devait pas présager qu’on remettrait ça, ou du moins, pas en l’espace de quelques jours où il aurait le dos tourné. Et pourtant ...
Un midi, Baker m’a invitée à déjeuner. En toute amitié, avait-il précisé. Je ne l’ai pas cru, mais de toute façon, je n’avais pas envie de déjeuner en toute amitié. Et j’ai retrouvé le Baker qui m’avait tant fait vibrer des années auparavant : drôle, spirituel, attentif à mes désirs, charmeur et si adorablement agaçant ...
Il m’a conviée à un pique-nique improvisé dans Central Park, sous un soleil éclatant, cernés de toutes parts par de magnifiques géants de verdure et enveloppés par une voûte céleste d’un bleu limpide. On a mangé, parlé, ri ... Je me sentais parfaitement détendue et insouciante, oubliant qui j’étais et qui il était. C’était tout bonnement parfait.
Il m’a ramenée chez moi et nous avons fait l’amour.
Et c’était génial. Je me sentais sereine, libérée de toutes ces frustrations, de ces doutes. Vous n’imaginez pas à quel point c’est plaisant de ne plus écouter que ses désirs et de ne plus ressentir qu’avec son corps. Et je me foutais de tout le reste, des conséquences, pour lui, pour moi et pour tout le microcosme qui nous entourait. Quelle importance cela avait ?
Après la deuxième fois, j’ai enfilé sa chemise pour aller m’asseoir à la terrasse de mon appartement et prendre un peu l’air. Perdue dans le vague, j’essayais de me raisonner, de penser à tout ce dont j’étais censée penser après avoir commis cette “ grosse bêtise ”, mais je n’y arrivais pas, je me sentais trop bien en totale plénitude, les rayons du soleil venant chatouiller mon visage radieux.
Il m’a rejointe après quelques instants et s’est assis juste derrière moi, entourant ma taille de ses deux bras protecteurs. J’aimais tellement ce contact, celui de mon dos contre son torse, cette chaleur que tous deux partagions. Lui, il se contentait de déposer baisers sur baisers tout le long de ma nuque et me soufflait légèrement sur la peau pour me faire frissonner.
- “ Ca va ? a-t-il finalement demandé.
- Parfaitement.
- Aucun regret ? ”
Je me suis retournée pour croiser son regard sincèrement inquiet et attentif à ce que je ressentais. Cela me faisait craquer.
- “ Aucun. ”
Et nous avons fait l’amour une troisième fois.
Et tout a recommencé. Comme à la bonne vieille époque. Conscients que Baker était étroitement surveillé du fait de sa nouvelle qualité de Gouverneur de l’État, nous redoublions de discrétion, pour ne pas nous faire prendre. Nous allions dans un Hôtel de luxe, le Grisham Palace, dont le directeur devait quelques services à Baker. Nous disposions d’une chambre en permanence, pour tous les moments où nous pouvions nous voir, sous le nom de Mr B., pour assurer que personne ne ferait le lien entre lui l’homme et lui la personne publique.
Ce bon vieux Mr B. que j’avais quitté quelques années auparavant refaisait donc surface. J’ai repris les petites habitudes très rapidement. Entretenir une liaison cachée n’était pas plus difficile qu’une mission de couverture pour la CIA. Un avantage : c’était moins dangereux. Un inconvénient : c’était beaucoup plus stressant. Et oui, ce sont les sentiments qui changent tout ...
Les premiers jours, je m’en rappelle assez peu. On passait notre temps à faire l’amour, sans penser à rien, parlant très peu, simplement obnubilés par la longue séparation et l’envie de se retrouver. On agissait un peu par automatisme Baker et moi, testant les anciens rouages d’une mécanique qui avait fait ses preuves par le passé : rendez-vous furtifs, pendant les pauses déjeuners, et parfois la nuit, Baker prétextant une quelconque réunion tardive. Malheureusement, Baker, pris par ses nouvelles fonctions, n’avait pas forcément besoin de mentir, et très souvent il était effectivement retenu tard pour des réunions. Ces soirs-là, ni moi, ni Victoria ne pouvions profiter de lui. Chacune de notre côté, je suppose qu’on devait maudire cette pute de New York qui nous volait celui qu’on désirait.
A part ces inconvénients, tout se passait presque à merveille. Je dis bien presque. Je me sentais, quelque part, au fin fond de moi-même mal à l’aise. Pour je ne sais quelle raison, à chaque fois que je pensais à Baker, une sorte de nausée s’emparait de moi, des palpitations et cet étau qui me compressait la poitrine ... Quand j’étais avec lui, tout disparaissait. Je profitais du moment présent. Mais dès qu’il s’en allait, cette sensation horrible me reprenait.
J’ai rapidement compris ce qu’ils signifiaient : les regrets.
Oui, il y avait des tas de choses que je regrettais : ma tranquillité d’esprit, Largo, Victoria.
Parlons-en de Victoria ... Lors de ma première liaison avec Baker, je ne m’étais jamais intéressée à elle, à la personne qu’elle était, à ce qu’elle faisait, totalement aveuglée par mon égoïste “ bonheur ”. Là tout était différent. D’abord parce que j’avais mûri. Ensuite parce qu’au fil des ans j’avais appris ce que c’était de souffrir à cause d’un homme. Et tout simplement aussi parce que j’étais beaucoup plus scrupuleuse et “ morale ” qu’à l’époque de la CIA où je me contentais de faire ce qu’on m’ordonnait sans me soucier des conséquences. Tout cela était différent chez moi. Et Baker avait changé aussi. Je sentais que lui aussi se morfondait dans la culpabilité ...
Le pire ce fut Ce Jour. J’avais passé une matinée très désagréable au bunker où j’avais senti sur moi de surprenants regards lourds de reproches de la part de Simon et de Kerensky, ceux-ci ayant remarqué “ un changement inexplicable ” en ma personne depuis quelques temps. Ces regards semblaient m’accuser. Mais de quoi ? Ils ne pouvaient pas savoir ... Comment auraient-ils su ? Largo l’aurait dit à Simon, qui naturellement n’aurait pas su tenir sa langue ? Mais non ... Largo ignorait que je couchais à nouveau avec Baker ... Alors quoi ? J’étais plus distante ? Secrète ? Je négligeais mon travail peut-être ? Je n’avais aucune réponse à mes questions et je ne me sentais pas la force de le leur demander. Ce n’était pas le moment pour une confrontation.
A midi, comme presque tous les jours depuis le début de ma nouvelle liaison avec Baker, je suis partie pour le Grisham Palace, afin de rejoindre mon Mr B. Tourmentée par l’attitude de mes collègues et amis, je me suis machinalement approchée du réceptionniste pour lui demander la clé de la chambre de Mr B. Je ne l’ai pas tout de suite aperçue.
- “ Mlle Arden ? Joy Arden ? ”
Ces mots m’ont fait tressaillir. Je me suis retournée pour faire face à Victoria. Un vent de panique s’est emparé de moi. Mais que faisait-elle ici ?
- “ Mad ... Madame Brubaker ... ai-je articulé bizarrement. Mais que faites-vous là ? ”
Elle s’est contentée de me sourire.
- “ Eh bien je suis au Grisham pour accueillir un client ... Mr Tanaka, un collectionneur de postimpressionnistes dont j’essaie d’acquérir certaines fameuses toiles.
- Oh ? Ca a l’air diablement intéressant ... ”
Diablement intéressant ? Mais pourquoi je lui ai dit ça ? Je n’aurais pas pu trouver de mot plus stupide ?
- “ Et vous ? Que faites-vous dans cet hôtel de luxe ? Vous accompagnez Mr Winch ? ”
Et bam! A un moment ou un autre, quelqu’un m’aurait rappelé l’existence de cet autre homme de ma vie avec qui mes relations étaient si floues. Et il fallait que ce soit Victoria, au moment même où je m’apprêtais à rejoindre Baker dans cette foutue chambre d’hôtel.
- “ Largo ? Euh non ... ai-je bafouillé, cherchant une excuse valable à ma présence dans cet hôtel. - Et bien quoi ? Vous êtes en mission secrète pour le Groupe W ou quoi ? Ou vous venez rejoindre votre amant ? ” a plaisanté Victoria d’un large sourire.
Moi, ça ne me faisait pas du tout rire. Le sien s’est effacé.
- “ Oh ? Je ... Je suis désolée ... Je me suis mêlée de ce qui ne me regardait pas ... s’est-elle excusée, d’un ton empli de pudeur.
- Ce n’est rien ... ”
Je me suis mordue les lèvres. Je me mettais à apprécier de plus en plus Victoria et j’avais envie de tout lâcher, de tout lui dire parce que je me répétais au fin fond de moi-même que cette femme méritait de savoir la vérité. Je me posais encore la question quand le réceptionniste a interrompu notre conversation pour me tendre les clés de la chambre.
- “ Mr B. n’est pas encore arrivé. Vous pouvez l’attendre, mademoiselle.”
J’ai hoché la tête, de plus en plus mal à l’aise, prise d’une envie soudaine de creuser un trou et de m’y camoufler six pieds sous terre. Victoria quant à elle, arborait un regard étrange et s’était mise à pâlir à vue d’œil.
- “ Mr B. ? ” a-t-elle répété, la voix blanche, sans vraiment m’interroger.
J’ai soutenu son regard, sans sourciller. Impassible. Dissimulant tous les doutes qui m’envahissaient. Puis Victoria à balayé l’inquiétude qui s’incrustait sur son visage d’un sourire embarrassé.
- “ Je m’excuse encore ... dit-elle, une fois ses vagues doutes dissipés. Je vous laisse tranquille.”
Victoria se dirigea vers le hall d’attente où son Mr Tanaka la rejoindrait et je me suis dirigée vers l’ascenseur pour aller dans notre chambre. De là j’ai appelé Baker à son bureau pour lui dire de ne pas venir, sans lui expliquer pourquoi. Je suis restée allongée sur le lit, près d’une heure, profondément triste. Je venais de réaliser que j’étais une garce. J’ai pris une douche, comme pour essayer de me laver de tout ce mal être et de cette culpabilité mais ça ne fonctionnait pas et je me suis écroulée, en larmes, dans le cabinet de douche.
J’ai mis un petit moment à reprendre mes esprits. Quand je suis revenue au Groupe W, il était déjà trois heures de l’après-midi. Mais le temps n’avait plus aucune importance pour moi. Je me sentais comme suivie dans chacun de mes mouvements par une petite troupe de trois Euménides qui voulaient me persécuter en soufflant sans cesse à ma conscience que j’étais mauvaise, débauchée et malheureuse tout de même.
Arrivée au bunker, ça a empiré. Kerensky a fait semblant de ne pas avoir remarqué ma longue pause du midi. Il ne m’a pas regardée, sans doute pour résister à l’envie de me signifier par un de ces regards étranges que lui et Simon me lançaient depuis des semaines, qu’il savait. Mais Simon n’est pas homme à dissimuler ce qu’il éprouvait. Il n’arrêtait de me regarder. Tantôt irrité, tantôt déçu, et j’ai fini par craquer.
- “ Allez-y, dites-moi ce qu’il se passe. ”
Kerensky ne leva pas les yeux.
- “ Il ne se passe rien du tout. ” se contenta-t-il de dire, pour calmer la tempête qui se levait.
Simon arrêta tout ce qu’il faisait.
- “ Si, il y a quelque chose! a-t-il dit en me défiant du regard. Tu fais ce que tu veux de ta vie privée Joy, mais ça ... Non pas ça ... Tu nous mens ! Et pire que tout, tu mens à Largo ! ”
Kerensky a lancé une oeillade sévère à Simon. Ils avaient apparemment convenu tacitement de ne pas m’en parler, mais le Suisse avait craqué. Simon a dû alors décider d’épargner une scène qui n’intéressait pas vraiment notre ami venu du froid et m’a entraînée à l’extérieur du bunker, dans le couloir, pour mettre les choses au point. Je l’ai suivi, sans broncher. - “ Joy, mais qu’est-ce qu’il te prend? Je sais que j’ai eu tendance par le passé à être un peu trop protecteur avec toi, mais là ... Là ... Pourquoi tu veux à ce point être malheureuse, hein ? Ca t’amuse ou quoi ?
- Largo t’a parlé de ma relation avec Baker ?
- Oui, et d’après lui cette période avait été difficile pour toi. Alors pourquoi remettre ça ? ”
Je me suis adossée au mur. Je n’avais plus de force.
- “ Comment vous l’avez appris ?
- Avec Kerensky, on se demandait où tu disparaissais tous les midis... a marmonné Simon, un peu gêné. On a découvert pour l’Hôtel ... Et tes rendez-vous avec ce mystérieux Mr B. Et puis un jour Largo m’a appris que tu avais eu par le passé une liaison avec le Gouverneur Bubaker. On a fait la relation.
- Largo est au courant ? ”
Simon a pris une grande respiration, agacé.
- “ Tu me vois en train de lui dire ça ?
- C’est ton meilleur ami ...
- Oui ben justement, c’est mon meilleur ami ! Et il tient trop à toi pour entendre ce genre de truc ! ”
Là, j’ai tiqué. Il fallait que je me défende.
- “ Ok Simon, me sentir coupable vis à vis de la femme de Baker, normal. Mais hors de question que je me sente mal pour Largo ! On n’est pas ensemble lui et moi !
- C’est trop facile Joy comme excuse. Sans être physiquement ensembles, ça fait deux ans que vous avez cette relation ! D’accord, personne ne la comprend très bien, sans doute pas même vous deux, mais elle existe ! Vos sentiments sont là ! En tout cas ceux de Largo, parce que pour toi, je commence à me poser des questions ...
- Simon ! ai-je protesté soudain mise en colère par ses propos. Je te rappelle que môssieur ne s’est pas gêné pour se lever tout ce qui avait un joli petit minois à New York ces deux dernières années ! Alors les leçons de morale ça ne prend pas !
- Au moins lui, il a toujours été honnête. Il a été clair avec toi, il ne t’a jamais rien caché ! Et il t’a aussi clairement fait comprendre que si tu voulais plus pour vous deux, tu n’avais qu’à le décider ! C’est chez toi que ça ne tourne pas rond Joy ! ”
Je n’ai rien trouvé à répondre sur le moment. J’avais presque les larmes aux yeux. Voir Simon dont je me sentais proche d’une certaine manière, qui ne m’avait jamais jugée, me reprocher ma conduite, ça me foutait en l’air. Si je ne pouvais pas compter sur son soutien, que pouvais-je faire ?
- “ Je ... Je crois que je vais rentrer ...
- Ah tu as l’intention de fuir ? s’est-il à nouveau emporté.
- Mais que veux-tu que je fasse d’autre Simon ? ai-je crié. Tu veux que je te laisse m’enfoncer pour le plaisir ?
- Ce n’est pas ce que je fais ! Joy, si je suis énervé, c’est parce que tu m’inquiètes ! Tu veux connaître la fin de l’histoire ? Tu seras malheureuse, voilà la fin ! Tu vas perdre ce type qui ne quittera jamais sa femme et tu vas perdre Largo qui ne te fera plus confiance ! Stoppe tout avant qu’il ne soit trop tard !
- Ce n’est pas si facile Simon. Avec lui, je suis en sécurité d’une certaine manière. Il n’attend rien de moi, je n’ai pas à jouer à Dieu sait quel jeu tordu pour lui dissimuler ce que je ressens ... J’ai envie d’être avec lui. ”
Simon a hoché la tête. Il avait l’air triste.
- “ Alors tu n’es plus amoureuse de Largo ? ”
Je ne lui ai pas répondu. Je n’en savais plus rien. Je me suis contentée de tourner les talons, et d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur. Les portes de celui-ci se sont ouvertes quelques secondes plus tard, laissant apparaître Largo.
- “ Hey ! Joy ! Justement, je descendais pour savoir si tu étais enfin arrivée ! Où tu étais passée ? ” m’a-t-il souri gentiment.
Je me suis contentée de m’engouffrer dans l’ascenseur, évitant son regard.
- “ Je ne me sens pas très bien ... Je dois couver quelque chose ... Je rentre chez moi ... ”
Les portes se sont refermées non sans que je surprenne un regard inquiet de Largo qui se tournait vers Simon pour avoir des réponses à mon comportement. Celui-ci n’a rien dit et est retourné au bunker.
Je suis rentrée directement chez moi où Baker m’attendait sur le palier de la porte. Après mon coup de fil le midi, il s’était inquiété pour moi parce qu’il m’avait trouvée bizarre au téléphone. Il avait donc pris le risque de venir me retrouver à mon appartement. Je ne me rappelle plus ce qu’il m’a dit. Je sais juste que je lui ai dit que jamais ça ne marcherait. J’ai éclaté en sanglots et il m’a serrée dans ses bras en me répétant sans arrêt que tout irait bien, qu’il était là, et qu’il m’aimait. Mais je continuais à pleurer ...


*********



Le choix
Les choses ont empiré. Je me sentais mal. Mal avec Simon, mal avec Kerensky, mal avec Largo. Et même mal avec Baker ... Pourtant je l’aimais. Plus le temps passait, plus j’étais folle de lui et de sa tendresse parce que je l’inquiétais vraiment. Mais je n’en pouvais plus. J’étais assise sur une bombe qui allait bientôt m’exploser au visage, et cela devenait insupportable. Je savais qu’il fallait que je dise tout à Largo, mais je n’y parvenais pas. Je savais qu’il fallait que je fasse la paix avec Simon, mais c’était trop difficile.
Et je savais qu’il fallait que je quitte Baker.
Mais il n’est pas facile à quitter. Il a une patience en or, et il me connaît tellement bien que les excuses bidons que je lui sortais pour tout arrêter ne tenaient pas la route bien longtemps. Je m’étais décidée sur un coup de tête pour nous deux. Il y avait eu Largo qui ne bougeait pas, Gloria qui m’avait mise hors de moi-même. Et j’avais craqué trop vite, sans prendre la peine de considérer les conséquences. J’étais prise au piège. Et comme je m’en voulais terriblement, je faisais tous les efforts les plus insensés pour provoquer Baker, pour l’irriter, pour lui faire croire que tout était de sa faute.
Ce soir-là, il était passé chez moi, parce que je l’avais planté à l’Hôtel plusieurs fois d’affilée. Il voulait m’emmener quelque part, seuls, tous les deux. Il voulait qu’on mette les choses au point. Mais je ne l’ai pas écouté. Le seul moyen que j’ai trouvé pour me dépêtrer de cette bourbe, fut de provoquer une dispute. Une très violente dispute.
- “ Je ne veux plus de tout ça ! ai-je hurlé en lui lançant au visage les billets d’avion pour un week-end au Maine qu’il me proposait. Qu’est-ce que tu diras à ta femme cette fois ? Que tu vas à un congrès, rencontrer tes électeurs sur le terrain ? Tu vas lui dire que tu va passer ton temps à serrer des mains et à faire le lèche-botte avec les élus locaux, que se sera ennuyeux à mourir et que c’est pour ça que tu ne veux pas qu’elle t’accompagne ?
- Joy, j’essaie de trouver une solution, alors ne me parle pas de Victoria !
- Et pourquoi je ne parlerais pas d’elle ? C’est ta femme après tout ! Elle a le droit de savoir ce qu’il se passe ! C’est une bonne idée, ça d’ailleurs ! ”
Je me suis dirigée comme une furie vers mon téléphone, prête à composer le numéro du domicile des Brubaker.
- “ Joy qu’est-ce que tu fais ?
- Je vais arrêter de prendre cette femme pour une idiote ! Je vais lui dire quelle garce je suis et quel salaud tu es, voilà ce que je vais faire !
- Joy, je t’interdis de faire ça!
- Tu n’as rien à m’interdire.
- Tu deviens folle ! ”
Il m’a arraché le téléphone des mains. Je me suis jetée sur lui pour le lui reprendre, mais comme il tenait bon, j’ai perdu mon sang-froid et je lui ai donné un coup de poing en plein visage. Il a lâché le combiné, et s’est tenu le nez qui saignait abondamment en gémissant.
- “ Joy, tu m’as frappé ! a-t-il crié.
- J’en ai marre ! Marre de toi ! ”
Il a sorti un mouchoir de sa poche et s’est essuyé le nez avant de me regarder tristement.
- “ Tu mens.
- Non, je ne mens pas, je te déteste !
- Tu m’aimes Joy.
- Non, non, non ...
- Bien sûr que tu m’aimes, sinon tu ne souffrirais pas autant ...
- J’en ai marre d’être ta putain !
- Ce n’est pas ce que tu es Joy, je t’interdis de dire ça ! Je t’aime ! Je suis fou amoureux de toi ! Je n’ai jamais cessé de t’aimer toutes ces années ...
- Non, ce n’est pas de l’amour, c’est juste dégueulasse ! ”
J’ai pris son manteau, dont il s’était débarrassé en arrivant et je le lui ai jeté au visage.
- “ Va t’en.
- Hors de question.
- Dégage ! ai-je hurlé.
- Joy, on a besoin l’un de l’autre. Je sais que ce n’est pas facile, mais on ne peut pas aller à l’encontre de tout ça. Écoute ton cœur et tu sauras que tu ne veux pas que je m’en aille. Franchement, tu me vois sortir de ta vie ?
- Dégage ...
- Joy, ça suffit ! Écoute moi maintenant ! a-t-il repris en me prenant par les épaules. On ne peut pas tout arrêter maintenant, tu le sais. On doit rester ensemble, on est fait l’un pour l’autre !
- Ah oui ? Et c’est pour ça qu’on est obligé de se voir dans cet Hôtel, caché des yeux de tous ? Je ne suis rien d’autre qu’une poule de luxe ... Tu as vu comme ils me regardent tous ?
- Pour moi, tu es la plus belle, la plus merveilleuse de toutes les femmes ... Joy, tu oserais en douter ?
- Mais je m’en fiche ! Je veux qu’on me laisse tranquille, je veux que TU me laisses tranquille !
- Ose me dire que tu ne m’aimes pas !
- Espèce d’idiot ! Si je ne t’aimais pas je ne serais pas ici à essayer de te faire sortir de ma vie ! Et si toi tu m’aimes, il faut que tu m’aides ! ”
Baker m’a lâchée et m’a dévisagée un long moment.
- “ Je te laisse tranquille, si tu me dis que je te rends malheureuse. ”
Mon cœur s’est serré. Je l’ai pris dans mes bras et je l’ai embrassé de toutes mes forces.
- “ Je t’aime. Et je suis malheureuse. ”
Il m’a rendu mon étreinte en soupirant.
- “ Maintenant va t’en.
- Joy ...
- Tu m’avais promis.
- Je t’aime ...
- Laisse-moi. ”
Il a fini par abandonner.
Et il est parti, sans un regard.
J’ai passé une partie de la nuit à pleurer, comme une idiote. J’étais soulagée et en même temps, il me manquait déjà. Je ne savais plus quoi penser. D’ailleurs, je n’avais plus la force de penser. Tout ce que je voulais retenir, c’était que j’étais libre et que je n’aurais plus à mentir à personne. Mon cœur se serrait dès que je revoyais son visage, dès que je me remémorais sa voix, sa peau, son odeur. J’avais parfois l’impression que je n’arrivais plus à respirer. Mais quand je parvenais à chasser son image de ma tête, tout allait si mieux et je me sentais si sereine. Le tout était de tout faire pour ne plus y penser du tout, d’aller de l’avant, sans regret.
On a frappé à ma porte au beau milieu de la nuit. J’ai failli sursauter en pensant que c’était peut-être lui qui revenait. Je me suis levée, j’ai séché mes larmes et j’ai ouvert la porte. C’était Largo.
- “ Largo, mais ...
- Je sais tout. ”
Je l’ai laissé entrer, sans rien dire. J’espérais juste qu’il n’allait pas me faire de scène, mais il paraissait plus triste et déçu qu’en colère.
- “ Joy, pourquoi tu ne me l’as pas dit ? Je sais que ça ne m’aurait pas fait plaisir à entendre, mais ton amitié compte plus que tout pour moi et j’aurais très bien pu m’y faire avec le temps. Mais là, j’ai du mal à supporter que tu m’aies menti, tu sais que je n’accorde pas ma confiance facilement et ...
- C’est Simon qui te l’a dit ? ”
Largo s’est arrêté, légèrement agacé.
- “ Oui. J’ai hésité plusieurs heures avant de venir. ”
Il s’est tu un petit moment. Je lui tournais le dos, je n’avais pas envie de l’affronter.
- “ Il est ici ?
- Non ... Je suis sincèrement désolée de t’avoir fait de la peine Largo. Mais je ne voulais pas que tu voies ça. Que tu saches tout ça. J’avais tellement honte.”
Là, je me suis décidée à le regarder dans les yeux, mais j’avais du mal à dissimuler mes larmes.
- “ Je ne voulais faire de mal à personne ... ai-je murmuré, la voix tremblante. Surtout pas à toi.
- Joy ... a-t-il soupiré, sans doute désarmé par ma détresse. C’est à toi que tu te fais le plus de mal. Un jour ou l’autre, tu réaliseras que ça ne peut plus durer entre vous deux et ce sera d’autant plus dur de le quitter.
- Largo, c’est fini. ”
Mon cœur battait la chamade. J’avais besoin de soutien et de tendresse. Je l’ai serré dans mes bras et j’ai enfoui ma tête dans sa nuque.
- “ C’est terminé. Je lui ai dit de partir et de ne plus jamais revenir. J’étais tellement malheureuse ... ” Largo m’a rendu mon étreinte. Il m’a serrée très fort contre lui, en passant sa main dans mes cheveux, me murmurant des mots de consolation.
- “ Tu as bien fait Joy ... Tout ira mieux maintenant, je te le promets ...
- Largo ... Ne m’en veux pas pour tout ça, je t’en prie ... J’ai besoin de toi ... Ne m’abandonne pas ...
- Chut ... Ne t’en fais pas ... Jamais je ne pourrais t’en vouloir ... Tu étais libre ... Je n’avais aucun droit sur toi ...
- Merci... Merci ... ”
Je me suis écartée de lui et il a paru un peu frustré de voir notre éteinte avortée si tôt. Il était tellement adorable et si doux avec moi. Largo est un homme si simple et respectueux. Oui, tellement simple. Serein. Il n’en était que plus désirable.
- “ Largo ... Tu ne me ferais jamais de mal, n’est-ce pas ?
- Jamais.
- Et tu ne me rendrais pas malheureuse ? ”
Il a eu un regard troublé, sans doute devant le mien que je ne contrôlais pas vraiment.
- “ Je veux bien essayer de te rendre heureuse, si c’est ce que tu me demandes ...
- Alors je te le demande, maintenant ... ”
J’ai voulu l’embrasser mais il m’a doucement repoussée.
- “ Pas maintenant Joy. Tu n’es pas prête, je ne voudrais pas profiter de toi ...
- Largo ... J’ai besoin de toi ...
- Ce ... Ce n’est pas le bon moment ... Pas maintenant ... a-t-il faiblement protesté sous mes avances de plus en plus nettes.
- Si c’est le bon moment. On a trop attendu ... Largo ... ”
Son front s’est posé contre le mien, nos deux corps s’étaient sensiblement rapprochés l’un de l’autre.
- “ Largo ...
- Oui ? a-t-il fait, suspendu à mes lèvres.
- Je t’aime. ”
J’ai senti chaque parcelle de son corps frissonner contre moi.
- “ Et j’ai envie de toi ... ” ai-je susurré très bas, de manière presque inaudible.
Il n’en a pas fallu plus pour lui. Il m’aimait, il avait envie de moi et l’idée de pouvoir me reconquérir maintenant, après m’avoir perdue sans même qu’il en soit vraiment conscient pendant plusieurs semaines, le rassurait. Il m’a embrassée, m’a caressée, m’a guidée avec impatience jusqu’à mon lit et nous avons fait l’amour passionnément, sensuellement, tendrement, amoureusement. Il me répétait sans cesse qu’il m’aimait et moi que je le voulais. Ce fut l’une des nuits les plus intenses de toute ma vie. J’aimais encore Baker. Mais dans les bras de Largo, tout me paraissait bien plus beau et bien plus tranquille. Et je comptais bien y rester.


*********



Balle perdue
J’ouvre les yeux. J’ai un peu le tournis, la bouche pâteuse. Je suis malade, je crois. Mes yeux se réhabituent à la lumière et la première chose que je vois ce sont des néons. J’entends les petits bips tranquilles d’un appareil médical quelconque et je réalise que je suis dans une chambre d’hôpital. Là, tout me revient à l’esprit. J’ai annoncé à Largo que j’attendais un bébé et je me suis évanouie.
- “ Joy ? ”
Je tourne la tête et j’aperçois Largo, assis à mon chevet, la mine fatiguée. Il semble inquiet. Aussitôt, je m’imagine le pire.
- “ Mon bébé ! ”
Je pousse ce cri et je me redresse brusquement sur mon lit d’hôpital. Largo pose calmement ses mains sur mes épaules et me force à me rallonger.
- “ Ton enfant va très bien, m’explique-t-il doucement. D’après ton médecin tu as eu une sorte de poussée hormonale. Il dit que tu as besoin d’être au repos total quelques temps. Naturellement, tu ne reprends pas le travail. ”
Je soupire de soulagement. Pendant une fraction de seconde, j’ai cru que tout était fini et que mon fragile bonheur s’était écroulé. Mais Largo ne semble pas soulagé, au contraire. Son visage, plus grave que d’ordinaire, paraît si tourmenté. Comme je l’aime encore, mon cœur se serre pour lui.
- “ Je suis désolée Largo. ”
Il hoche la tête et évite mon regard.
- “ Alors cette fois-ci, il n’y a plus aucune chance pour nous deux ? soupire-t-il.
- Après ce que je t’ai fait ? Tu le voudrais encore ? ”
Il hésite, cherche ses mots.
- “ Je ne sais plus rien, Joy. J’étais fou de rage hier encore mais ... Je t’aime, et c’est tout.
- Je t’aime aussi Largo, tu le sais.
- Oui, mais c’est lui que tu veux. ”
Je ne réponds rien. Je suis tellement triste pour lui et je repense au merveilleux couple que nous aurions pu former si je nous avais donné une chance.
- “ Sache que tu compteras toujours énormément pour moi Largo. Et quoiqu’il arrive, je t’aimerai toute ma vie. Mais on a manqué notre chance, il y a déjà bien longtemps, tous les deux.
- Peut-être. Ne compte quand même pas sur ma présence à votre mariage, si jamais il y en a un un jour ...
- Tu as le droit de le détester.
- Merci ... sourit-il.
- Tu peux même me détester aussi, si tu veux ... ”
Il passe sa main dans mes cheveux.
- “ Ce sera plus difficile ... ”
Il fait glisser sa main le long de ma joue. Il veut me dire quelque chose mais il n’ose pas.
- “ Qu’y a-t-il ?
- Je sais par le médecin que tu es enceinte de deux mois.
- Oh. ”
Je sais où il veut en venir, mais je préfère ne pas l’encourager dans cette voie. Mais il veut savoir alors il me le demande tout de même.
- “ Tu sais que je peux aussi être le père de ce bébé ?
- C’est Baker, Largo.
- Comment tu peux en être aussi sûre ?
- Je le sens.
- Ca ne me suffit pas Joy. Il faut que je le sache.
- Il n’y aura pas de test de paternité Largo.
- Tu n’as pas le droit de m’infliger ça !
- Et toi, tu n’as pas le droit de venir ici pour tout gâcher. Je vais être heureuse, Largo, enfin totalement heureuse, pour la première fois de ma vie. Tu comprends ça ?
- Tu n’as pas le droit de me mentir sur ça, pour moi, pour toi, pour cet enfant et même pour cet imbécile de Brubaker ! s’emporte-t-il.
- Largo, l’enfant sera celui de Baker. Biologiquement ou pas. Alors ça ne sert à rien de me demander ce test. Il n’y en aura pas.
- Tu es égoïste, Joy ! Comment tu peux me faire ça ?
- Je regrette. ”
Il me regarde. Une infinie tristesse se dégage de lui, il est anéanti. Je ne pense pas qu’il ait la force réelle de continuer cette bataille.
- “ On verra. Repose-toi, Joy. Prends soin de cet enfant. Mais je te promets que lorsqu’il sera mis au monde, il y aura un test de paternité, même si pour ça il faut que j’engage tous les avocats de ce pays. ”
Il sort.
Je me sens coupable pour lui, mais je n’ai pas le choix. Toute cette histoire a été trop pénible pour tout le monde et il est temps qu’elle s’achève, et en happy end si possible. Mais j’ai tellement mal pour Largo. Tout ce que je ressens pour lui reste vivant, brûlant dans mon cœur et mon âme. Je ne supporte pas de le faire souffrir et je me demande encore comment j’en suis arrivée là ...


*********



Une nuit sur son épaule
Je me rappelle encore le lendemain matin de ma première nuit avec Largo, il y a deux mois. Mon cœur battait très vite, bien trop vite, il s’emballait parce que ce qu’il y avait eu entre nous, représentait bien plus qu’une simple nuit d’amour. C’était un changement total dans ma vie. C’était faire une croix sur Baker, sur ma vie solitaire, sur mes secrets. C’était accepter totalement Largo dans mon jardin secret, avec toutes les conséquences, vis-à-vis du regard d’autrui, vis-à-vis de mon travail. J’avais le tournis rien que d’y penser. Et je me sentais coupable de m’être consolée si rapidement dans les bras d’un autre du ratage complet de ma relation avec Baker.
Mes angoisses ont disparu au moment où il a ouvert les yeux.
Il paraissait tellement heureux de se réveiller à mes côtés. J’avais dormi la tête reposant sur son épaule et la première chose qu’il a faite a été de resserrer cette étreinte. Il m’a embrassée tendrement sur le front et ses doigts ont doucement parcouru ma peau. Sa sérénité et son bien-être ont été communicatifs. Je me suis blottie contre lui, oubliant tout.
- “ Est-ce que ça va ? a-t-il murmuré.
- Oh oui ... ”
Je lui ai lancé un sourire si radieux qu’il n’a pu résister à la tentation de profiter encore de ma douce faiblesse pour lui. Il a replongé sous les draps pour embrasser chaque parcelle de ma peau, malmenant mes seins, titillant mon nombril, de plus en plus bas et ... Oui, enfin on a fini par batifoler allègrement ... Quelle joie que la luxure ...
Après la deuxième fois, comme il ne cessait de m’embrasser et de me caresser et que je craignais qu’une troisième fois ne vienne nous mettre définitivement en retard pour le boulot (et oui, il fallait bien garder un minimum les pieds sur terre ...), je lui ai commandé un petit-déjeuner pendant que je me prélassais sous la douche. Il a bien essayé de m’y rejoindre, mais j’avais été intraitable sur ce point ...
Une fois que les trombes d’eau chaude se sont dissipées, une agréable odeur de pancakes est venue titiller mes narines. J’ai rapidement séché mes cheveux dégoulinants en quelques frottements de serviette, puis je l’ai nouée autour de ma poitrine pour me précipiter vers ma cuisine. Là, une vision enchanteresse : Largo, torse nu, qui avait à peine pris le temps d’enfiler son pantalon, était aux fourneaux et cuisinait pour moi. Ah oui, il n’y a pas à dire, c’est agréable d’avoir un homme à la maison et que pour une fois, tout soit d’une simplicité limpide.
Je me suis approchée de lui à pas de loups et j’ai entouré mes bras autour de sa taille, déposant un rapide baiser sur son épaule. Il s’est retourné et m’a souri.
- “ Dites donc Mademoiselle Arden, vous avez une drôle de manière de me regarder ... Vous n’auriez pas une idée derrière la tête ?
- J’en ai beaucoup ... ”
Il m’a embrassée et j’ai savouré cette sensation comme une gourmandise. Mon cœur battait la chamade, je me sentais légère, libre.
- “ Je t’aime Largo ... ”
Il n’a pas répondu et m’a dévisagée gravement, en passant du bout des doigts sa main dans mes cheveux.
- “ Tu es sûre de toi Joy ? Tu ... Tu n’essaies pas de l’oublier ... ? ”
Je me suis blottie contre lui, la tête contre son torse, écoutant les battements affolés de son cœur inquiet.
- “ Peut-être un peu ... Mais je t’aime, c’est sincère. Je t’aime depuis le premier jour. ”
Je l’ai regardé droit dans les yeux. Il a saisi mon menton entre sa main et m’a embrassée du bout des lèvres. Puis plus passionnément. Je me rappelle juste que cinq minutes plus tard, j’étais allongée sur la table de ma cuisine, Largo m’embrassait passionnément, ma serviette avait volé à travers la pièce, et les pancakes grillaient ...
La seule chose qui nous a ramené à la réalité, triste et matériellement basse, il faut l’avouer, a été la casserole de pancakes qui prenait feu ... Largo s’est chargé de régler le problème du début d’incendie, avec une efficacité à toute épreuve, et moi j’attendais, prenant mon mal en patience, qu’il vienne souffler sur ma braise ... Mais, signe que notre relation démarrait vraiment sous des augures plutôt discutables, au moment nous nous allions reprendre les choses là où nous les avions laissées, un intrus est venu couper court à nos étreintes, en frappant à ma porte.
Largo a voulu me retenir, mais j’y suis quand même allée. Je savais de qui il s’agissait. J’avais reconnu sa manière de frapper à ma porte, deux coups brefs et sonores. J’ai fait à Largo un signe disant que tout allait bien, j’ai ramassé ma serviette de bain qui jonchait sur le sofa, je l’ai attachée sur moi pour camoufler mes formes, et j’ai ouvert la porte à Baker.
Il avait l’air fatigué, le teint blafard, les yeux rouges et cernés. Il avait sans doute passé une nuit blanche à penser à nous deux.
- “ Joy ... ”
Il hésitait, ne savait pas par où commencer. Il devait sans doute chercher un moyen de recoller les morceaux mais devant le chantier qui l’attendait, les mots lui manquaient.
- “ Bonjour ... Euh ... Ca ne sent pas le brûlé ici ?
- Si. ”
Il m’a dévisagée longuement. Je pense qu’il a deviné instinctivement que quelque chose avait changé depuis la veille au soir.
- “ Tu n’es plus en colère ?
- Non. ”
Je ne savais pas quoi faire. Si la conversation se prolongeait, Largo finirait par intervenir et la situation pourrait empirer. Il fallait que je le fasse partir tout de suite, et pour qu’il ne revienne plus.
- “ Baker, ma position n’a pas changé depuis hier. Pars, maintenant, c’est bien mieux pour nous deux ... Retourne avec ta femme et moi ... ”
Je n’ai pas fini ma phrase. Il a esquissé un sourire triste.
- “ Tu n’es pas seule ? ” a-t-il compris.
J’ai acquiescé.
- “ J’aurais dû m’en douter ... ”
Il a jeté un coup d’œil dans mon appartement et a aperçu Largo, qui se tenait à l’écart pour l’instant, préférant me laisser régler la situation seule.
- “ Bonjour, Mr Winch. C’est une belle journée, vous ne trouvez pas ? La semaine commence bien au moins pour certains ... ”
La situation commençait à m’oppresser.
- “ Va t’en maintenant Baker.
- D’accord, je m’en vais. Fais ce que tu veux, tu es libre !
- Ne t’énerve pas ... ai-je soupiré.
- Je ne suis pas énervé du tout. En fait je m’amuse comme un petit fou ! Oui, c’est vrai que lorsqu’on me regarde, j’ai le visage crispé et contorsionné par la douleur, mais en réalité, je m’éclate. Vas-y, couche avec lui ! De toute façon tu reviendras vers moi !
- Ca suffit ! ai-je crié.
- Tu reviens toujours Joy ...
- Bon, maintenant, allez vous en ... s’est décidé à intervenir Largo en me rejoignant sur le seuil de la porte.
- Oui, c’est ça, volez à son secours, comme un preux chevalier ! Profitez-en Mr Winch. Ca ne durera pas. Vous n’êtes rien pour elle ! En tout cas rien de comparable à ce que moi je suis pour elle ...
- Mr Brubaker, il se pourrait que je perde mon sang froid et que je vous casse la gueule, alors partez maintenant.
- Fais ce qu’il te dit Baker ! C’est terminé, je sais que tu m’aimes et que tu veux mon bonheur. Je serai heureuse avec lui, alors respecte ça. ”
Baker s’est penché au creux de mon oreille.
- “ Je suis l’homme de ta vie. ” a-t-il murmuré.
Largo a avancé d’un pas, prêt à le jeter dehors, mais je l’ai arrêté. Je savais que Baker allait se calmer.
- “ J’y vais. J’espère qu’elle vous fera encore plus mal qu’à moi quand elle vous quittera ! ” s’est-il écrié à l’intention de Largo.
Et il est parti, en claquant la porte derrière lui. Il y a eu un long silence. J’avais les larmes aux yeux parce que je savais à quel point je faisais de la peine à Baker. Mais cela valait mieux pour nous deux. J’ai fini par affronter le regard de Largo au bout d’une minute. Il arborait un air dérouté et agacé à la fois.
- “ Je crois qu’il est temps que je m’en aille. ” a-t-il dit simplement.
Il s’est dirigé vers ma chambre où je l’ai suivi, l’observant, indécise, retrouver sa chemise pour l’enfiler. Sans mot dire, je me suis approchée de lui et je l’ai boutonnée moi-même, très lentement. Il m’a laissée faire mais je le sentais impatient, bouillonnant, prêt à exploser.
- “ J’aimerais que tu restes ...
- Il faut que je retourne au Groupe W. Toi aussi, d’ailleurs, on a pas mal de boulot.
- Non, Largo, que tu restes avec moi. Peu importe ce qu’il a dit.
- Tu veux que je te fasse confiance aveuglément ? m’a-t-il demandé.
- C’est bien ce que je fais moi ? ”
Il a soupiré et s’est assis sur mon lit pour enfiler ses chaussures.
- “ On devrait en reparler, plus tard, au calme. Je suis énervé, tu es fragile et ce type, ce ... Ce n’est pas le bon moment pour prendre une décision pour nous deux. ”
Il s’est relevé et a attrapé sa veste qui jonchait sur un fauteuil.
- “ Tout est allé trop vite, on fonce droit dans le mur. Il faut se laisser du temps Joy. ”
Il allait franchir le seuil de ma chambre, mais hésitait, assez peu sûr de ce qu’il faisait et de ce qu’il ressentait.
- “ Tu ... Tu comprends Joy ?
- Non pas vraiment. ”
J’ai posé mes mains sur le col de sa veste, les faisant descendre tendrement. Puis je me suis mise sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue.
- “ Moi j’ai déjà décidé. Je suis là, si tu changes d’avis. ”
Mes lèvres ont glissé sur les siennes. Il m’a rendu un baiser hésitant que j’ai avorté en le serrant dans mes bras, plongeant mon visage dans son cou.
- “ Décide toi vite. J’ai besoin de toi Largo Winch. Dans tous les sens du terme ...” lui ai-je murmuré en desserrant mon étreinte pour l’en libérer.
Il a eu un regard très troublé et a hoché la tête avant de quitter ma chambre, puis mon appartement. Je l’ai laissé partir, et préférant ne plus y penser pour ne pas me faire de mal, je suis retournée dans ma salle de bain pour m’habiller et me préparer pour le boulot. Cinq minutes plus tard, je prenais mes clés de voiture pour me rendre au Groupe W. On a frappé à ma porte. Largo était revenu.
- “ J’ai décidé. ” a-t-il dit.
Il est entré et m’a embrassée.


*********