Vic
_ “ A force de tourner autour du pot, on finit par tomber dedans. ”
J’ai éclaté de rire, imitée par Largo.
_ “ Il a bu le mec, quand il a écrit ça ? Ca ne veut rien dire ... s’est-il amusé.
- Tu me fais marcher, ce n’est pas vraiment écrit !
- Je t’assure ! ”
Largo m’a tendu le petit morceau de papier trouvé dans un de ces “ biscuits de la destinée ” servis par tradition dans les restaurants chinois. Je l’ai lu et ai à nouveau souri.
_ “ C’est une arnaque, ils devraient virer leur auteur !
- Oh je te trouve bien dure, il y a un certain bon sens dans cette phrase ... Ce n’est après tout qu’une variante de “ tant va la cruche à l’eau qu’elle se casse ” ...
- Heureux soient ceux qui agissent au lieu de tergiverser ...
- C’est vraiment ce que tu penses Joy ? ”
Mes sourcils se sont haussés. Soudain, le ton de Largo était devenu sérieux.
- “ Et bien ... Tu sais que je suis une femme d’action ...
- Oui ... ” a-t-il souri d’un air intéressé.
Je me suis levée de mon siège et ai fait le tour de la table.
- “ Et tu es un homme d’action ... ai-je poursuivi plus sensuellement en m’asseyant sur ses genoux.
- Oui ...
- Et ... ”
Largo ne m’a pas laissée terminer pour m’embrasser passionnément.
Joli tableau hein ?
Cela faisait un mois que ma relation avec Largo durait. Et chaque journée se suivait, sans se ressembler, avec le même mélange de complicité, de tendresse, de passion et ... De folle débauche sexuelle. J’étais aux anges, tout allait pour le mieux. Baker n’était plus reparu, et je pensais de moins en moins à lui, savourant mon bonheur présent avec Largo. Tous les obstacles d’une relation avec lui qui m’effrayaient tant depuis notre rencontre et le début de notre attirance, avaient été gérés les uns après les autres, tranquillement, grâce au bon sens de Largo et ma propension quasi surhumaine à rester maîtresse de moi-même en toutes circonstances.
J’ai continué paisiblement mon travail de garde du corps. Nous avions très peu de remarques, négatives ou pas, de la part des collaborateurs de Largo, excepté bien sûr Simon et Kerensky qui ne se gênaient pas pour nous chambrer et nous embarrasser. C’était devenu pour eux un jeu si délectable, qu’ils en étaient devenus copains comme cochons. Ils étaient même, ô stupeur et stupéfaction (oui, je sais, ça fait deux substantifs de stupéfait, mais ce n’est pas grave), sortis une nuit en goguette tous les deux, Dieu sait où ... Cela dit l’expérience n’avait pas été vraiment concluante : dès que Simon mentionnait cette soirée, Kerensky devenait subitement peu loquace et notre ami Suisse commençait déjà à chercher un nouveau copain de beuverie avec lequel il pourrait emballer de jolies filles plus belles les unes que les autres.
Nous nous étions fait plutôt discrets jusque là, et la presse à scandales ne devait apparemment pas avoir découvert notre liaison puisqu’on prêtait toujours et encore des relations plus ou moins rocambolesques à Largo avec telle actrice ou telle mannequin en vogue ... Ca ne me dérangeait pas plus que ça, puisque cela nous permettait de profiter l’un de l’autre en toute quiétude, mais je commençais à me demander si un jour on ne me prendrait pas pour une mythomane si jamais je venais chercher nos gosses à l’école en me faisant appeler Mme Winch ...
- “ Joy, tu veux vivre avec moi ? ”
J’ai failli sursauter et j’ai dévisagé Largo en écarquillant les yeux, me demandant s’il n’avait pas, par le plus pur des hasards, la capacité de lire les pensées.
- “ Qu ... Qu ... Quoi ?
- J’ai envie qu’on vive ensemble ... a-t-il poursuivi sans se démonter en me serrant plus fort à la taille. Ca ne te dirait pas ? Qu’on se réveille tous les matins dans le même lit, qu’on partage tous nos repas ...
- On fait déjà tout ça !
- ... Qu’on prenne nos douches ensemble ... a-t-il rajouté d’un air coquin.
- Ca aussi on le fait déjà, Largo ... ”
Il s’est contenté de sourire et m’a pris le bras pour y déposer baisers sur baisers.
- “ Je ne veux pas précipiter les choses Joy ... Mais j’ai tout le temps envie d’être avec toi ...
- Ca va un petit peu vite ...
- Ce n’est pas toi qui viens de dire que tu étais une femme d’action ? ”
Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire devant son audace et sa malice. Et au vu de son petit air satisfait, il devait plutôt être content de son effet.
- “ Tu me proposes ça sérieusement Largo ? ”
Il m’a regardée, a embrassé la paume de ma main. Ses yeux brillaient.
- “ Oui, je suis sérieux. Je ne le prendrais pas mal si tu refuses. Mais, j’aimerais qu’on franchisse ce pas.
- Au bout d’un tout petit mois ? l’ai-je arrêté.
- Je te rappelle que si on n’est ensemble que depuis un mois, ce n’est pas de ma faute ! Et puis, on a eu deux ans pour apprendre à se connaître, pour avoir confiance l’un en l’autre, pour être sûrs de nos sentiments. Donc, je ne vois pas quel obstacle nous empêcherait d’aller jusque là. ”
J’ai voulu m’empêcher de sourire, mais je n’y arrivais pas. Il a du voir que j’étais radieuse parce que son petit air satisfait est devenu de plus en plus visible. J’étais séduite par l’idée. J’étais même plus que séduite, mon cœur tremblait littéralement. D’accord, je trouvais tout ça un peu soudain, surtout que je commençais tout juste à tenter de faire le ménage entre mes sentiments et mes esprits désordonnés et confus, mais tout allait si bien. Parfaitement bien, aucun nuage à l’horizon et même si en cherchant un peu j’aurais pu trouver des centaines de raisons qui faisaient que ce n’était pas une bonne idée, je n’avais pas du tout envie d’aller les dénicher.
J’ai voulu donner ma réponse tout de suite à Largo, mais voyant que celui-ci arborait un sourire triomphant signe qu’il avait déjà deviné ce que j’allais lui dire, j’ai décidé de le faire un peu mariner ...
- “ Hum hum ...
- Quoi “ hum hum ” ?
- C’est une idée ...
- Mais encore ? ”
Je me suis arrachée à son étreinte pour retourner à ma place.
- “ Je crois que j’ai besoin d’être convaincue ... ” ai-je lancé d’un air mutin.
Il a paru très intéressé par l’idée de ce défi.
- “ Je crois que je saurais trouver de bons arguments ... A priori, tu n’es pas plus coriace qu’un Conseil d’Administration ...
- A ta place, je ne serais pas si sûre de moi ...
- Mais j’ai toutes sortes de moyens de vous faire plier, mademoiselle Arden ...
- Oui ?
- Oui ... ”
Après un échange de clin d’œil entendu, nous avons décidé de quitter le restaurant pour rentrer au penthouse. Profitant du beau temps et n’étant pas très loin du quartier des affaires où se situait le siège du Groupe W, nous avons décidé de laisser notre chauffeur rentrer seul et de nous balader en amoureux. Largo a passé son bras autour de ma taille et m’embrassait dans le cou pendant que je nous guidais à travers la foule de flâneurs qui émergeaient de leur pause déjeuner, traînant des pieds pour rentrer au boulot.
Je me suis arrêtée net, le cœur transpercé par une vision d’horreur. Largo m’a imitée, un peu surpris.
- “ Qu’y a-t-il ?
- Problème, droit devant. ”
Le problème s’appelait Victoria et Brent Brubaker et se dirigeait droit vers nous, à contre-courant du trottoir. Tandis que Largo jetait un vague regard désespéré tout autour de lui pour repérer son chauffeur ou du moins un trou de souris où l’on pourrait se camoufler, moi j’observais le couple Brubaker. Ils se disputaient. Baker avait l’air maussade et Victoria paraissait désemparée, au bord de la crise de nerfs, à la manière de Carmen Maura dans le film d’Almodovar ( “ Mujeres al borde de une ataque de nervios ”, je précise).
Ils nous ont vu. J’ai lancé un regard à Largo lui intimant implicitement d’agir avec calme, naturel et décontraction. La situation serait délicate et Victoria n’était pas du tout censée savoir que la situation était délicate. Sans doute par égard pour cette femme, il a acquiescé, mais son visage demeurait implacablement fermé et méfiant.
Le couple a stoppé devant nous. Baker, visiblement encore plus agacé par notre présence que par sa dispute avec sa chère et tendre, nous a vaguement salué d’un signe de tête et s’est mis à fixer un point invisible, Dieu sait où. Victoria, éduquée dans l’obsession du paraître et de l’étiquette, nous a fait un large sourire, légèrement spasmodique par moments, mais qui aurait pu passer pour un sourire charmant si nous n’avions pas été témoins de leurs éclats de voix précédents.
- “ Bonjour ... Mr Winch, Mlle Arden, quelle surprise de vous voir ! s’est exclamée Victoria.
- Oui, pour une surprise ... a repris un Largo un peu faiblard, qui fixait nerveusement l’attitude de Baker.
- Je suis ravie de vous revoir ... ” ai-je menti poliment.
Victoria a jeté un regard malveillant vers son mari.
- “ Et bien, Brent, tu ne salues pas nos connaissances ? ”
Mon ex amant s’est décidé à nous regarder, mais il arborait un sourire carnassier et crispé.
- “ Bonjour. Ravi de voir que vous couchez toujours ensemble ! ” nous a-t-il dit.
Victoria a paru pétrifiée par cette phrase, comme s’il s’agissait d’une goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Largo était mal à l’aise et moi ... Moi je préférais ne pas me laisser penser.
- “ Brent, ça suffit ! Que tu m’en veuilles pour quelque chose, je ne sais même pas pourquoi, et que tu sois infect avec moi, passe encore ! Mais ces personnes ne t’ont rien fait !
- Ah oui ? Tu crois ça Vic ? a repris un Baker vindicatif. Et bien tu as tout faux, comme toujours d’ailleurs. Tu n’as rien vu ? Non, tu es aveugle, tu préfères voir ce que tu as envie de voir, c’est tout. Tu as trop peur de perdre ton apparence de “ petite vie parfaite ”, et bien je vais me faire un plaisir de bousiller ta “ petite vie parfaite ” minable, je vais même lui donner un grand coup de pied là où ça fait mal !
- Brent ! s’est mise à hurler Victoria.
- Tu vois cette femme ? a-t-il poursuivi en me désignant du doigt. Et bien, il y a encore un mois, je couchais avec elle ! ”
J’ai eu un haut-le-cœur. Je n’y croyais pas, ce n’était pas possible, il ne pouvait pas avoir fait ça ... Il ne pouvait pas lui avoir tout dit, là, devant moi, devant Largo, alors que tout semblait s’être arrangé. J’ai lancé un regard pétrifié à Largo et j’ai lu sur son visage que je n’avais pas rêvé, que tout cela se déroulait vraiment sous nos yeux.
- “ Et tu veux savoir ce qui ne fonctionne plus entre nous deux Vic ? continuait Baker, ulcéré. Ce qui ne fonctionne plus, c’est que je suis amoureux de cette femme et que je ne peux même plus te regarder sans avoir envie de vomir, parce que je sais que c’est à cause de toi que je suis privé d’elle ! Voilà, ce qui ne va pas, mon amour ! ”
Victoria était littéralement pétrifiée, choquée, paralysée sur place. Je n’en menais pas large et je sentais la main de Largo qui se crispait sur mon bras. Baker ne m’a pas regardée. Ni sa femme d’ailleurs. Il a appelé un taxi, est entré à l’intérieur et a disparu. Victoria était tremblante. Des larmes silencieuses coulaient le long de son visage. Elle a levé les yeux vers moi, hagarde. Je l’ai sentie me donner une gifle retentissante, mais je n’ai pas sourcillé, j’étais complètement anesthésiée. Elle a dû me traiter de garce, ou d’un nom de ce style. Et elle est partie.
Largo n’a rien dit. Nous sommes rentrés au Groupe W, côte à côte, sans nous toucher en regardant droit devant nous. Quelque chose s’était brisé. Nous étions terriblement mal à l’aise. Tout le reste de la journée, nous avons travaillé chacun de notre côté, préférant laisser la tension s’évaporer d’elle-même. Mais le mal était fait. Baker avait apparemment quitté sa femme. Il m’aimait toujours. Et Largo savait pertinemment que je les aimais tous les deux. Le soir, il m’a proposé de me raccompagner chez moi. J’ai décliné son offre, disant que j’avais envie de m’aérer les idées. Je l’ai embrassé le plus amoureusement et le plus tendrement qu’il m’était possible, je lui ai soufflé que je l’aimais et je suis partie. Nous n’avons pas reparlé de l’idée de vivre ensemble.
*********
Nouveau départ
- “ Il est malheureux. Il ne sort plus de chez lui. ”
J’ai dévisagé Gloria en tentant de camoufler mon trouble le mieux possible.
- “ J’ai quitté votre fils il y a un mois maintenant. Je suis sortie de sa vie. C’était bien ce que vous vouliez non ? Pourquoi revenez-vous me relancer ici, chez moi ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?
- Vous avez gâché la vie de mon fils ! Tout se serait merveilleusement passé si vous n’aviez pas détruit sa vie !
- Je n’ai rien fait !
- Oh je vous en prie, ayez au moins la décence de l’admettre !
- Ce n’est pas moi qui suis allée le séduire !
- Vous êtes hypocrite, Mademoiselle Arden. Et vous êtes une garce pitoyable. ”
J’ai cherché les mots pour me défendre, mais je ne les trouvais pas. Pour dire la vérité, je ne me sentais pas fière de moi, ni de toute cette histoire. Je commençais mieux maintenant à comprendre pourquoi l’adultère est mentionné dans les dix Commandements : c’est une torture atroce, à la fois pour ceux qui en sont coupables et pour ceux qui en sont victimes.
Gloria se trouvait chez moi, au milieu de mon appartement. Je ne sais pas pourquoi je l’avais laissée entrer. Elle faisait les cent pas, en me toisant sévèrement de temps en temps. La mère de Baker semblait furieuse à mon égard, comme toujours, mais elle était visiblement aussi très préoccupée par l’état de son fils.
- “ Vous savez qu’il a quitté Victoria ? Il vit à l’hôtel. Il dit qu’il veut divorcer ... ”
Gloria a soupiré et allumé une cigarette.
- “ Foutaises ! Vous lui avez mis de drôles d’idées dans la tête !
- Je n’ai rien fait, je vous répète que tout est terminé entre votre fils et moi. Je suis avec un autre homme à présent.
- Ah oui ? a-t-elle marmonné en lâchant un nuage de fumée. Et où est-il ce fameux homme ? ”
Sans me démonter, j’ai croisé mes bras contre ma poitrine, histoire de la défier avec plus d’assurance. Mais je n’étais sûre de rien. Officiellement, Largo et moi étions toujours ensemble, mais nous ne nous étions pas touchés depuis l’annonce de la séparation de Baker et de sa femme. Pour Largo, il devait s’agir d’un test, il me laissait du temps pour réfléchir à notre relation et à celui que je choisirai en définitive. Pour moi, c’était une torture. Je souhaitais plus que tout laisser ce passé derrière moi et rester auprès de lui, mais il me repoussait. Il voulait savoir, avec précision, lequel je voulais. Même si pour cela il prenait le risque de me perdre.
- “ Vous devriez vous en aller Gloria. Vous et moi savons que nous n’avons plus rien à nous dire.
- Parlez-lui.
- Mais que voulez-vous que je dise à Baker ?
- Mon fils a une très haute opinion de vous, pour quelle raison, je l’ignore. Mais s’il est vrai que vous avez refait votre vie et que vous tenez un tant soit peu à lui, allez le raisonner. Il est en train de gâcher sa vie à cause de vous ! Il détruit son mariage, néglige ses fonctions politiques ... Il m’est insupportable de voir mon fils dans cet état. Mais il refuse de me parler. Il refuse de parler à quiconque. Essayez, vous.
- Pourquoi moi ? Pourquoi me demander ça, vous me haïssez !
- J’aime plus mon fils que je ne vous hais, mademoiselle Arden. Allez lui parler. Si vous ne le faites pas, c’est que vous êtes bien cette garce opportuniste que je pensais ... ”
Gloria a écrasé sa cigarette sur le sol de mon appartement, et s’est éclipsée, sans un regard.
Elle avait laissé les coordonnées de Baker sur une carte. Je l’ai appelé. Et nous nous sommes retrouvés dans un café, dans Greenwich Village.
Je l’ai attendu une vingtaine de minutes. Il a fini par arriver, en apparence décontracté, en jean et en pull-over, mais ses traits étaient tirés, ses yeux cernés. Même s’il paraissait impassible, je sentais le plus profond vide qui le ravageait de l’intérieur. Sans mot dire, il s’est assis à côté de moi, au comptoir du bar et a commandé un martini au barman.
- “ Tu as mauvaise mine. ”
Il m’a regardé. Son regard était vide de toute expression, un vrai zombie.
- “ Toi aussi, a-t-il décoché avec aigreur. Ton chevalier servant ne te fait plus grimper aux rideaux ? Tu n’as plus l’air aussi radieuse ... ”
J’ai préféré ne pas lui répondre. Le barman lui a apporté son verre et il a trinqué dans ma direction.
- “ A la future madame Winch ? ” proposa-t-il en levant son verre.
J’ai eu une moue réprobatrice.
- “ L’aigreur ça ne te va pas au teint Baker.
- Laisse-moi tranquille, Joy ! Pas de sermons de ta part ! Tu m’as fait mal en te jetant dans les bras de ce type !
- Tu as un sacré toupet Baker ! Qui de nous deux est marié depuis dix ans ?
- Tu ne m’as jamais demandé de quitter ma femme !
- Parce que tu l’aurais fait peut-être ? ”
Baker avala un gorgée de son martini.
- “ Bien sûr que je l’aurais fait. Je t’aime. Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée ... Dans ma triste vie si “ artificielle ” comme tu aimais à me le répéter. Maintenant, tu m’as laissé tomber ... Je suis seul et tu sais quoi ? J’en ai rien à faire ! Je me fous de tout ! Et Victoria ...
- Tu te fous d’elle aussi ?
- Non, je ne me fous pas d’elle. C’est une amie d’enfance. C’est ma meilleure amie ... Je l’ai aimée très fort ... Mais elle n’est pas toi ... Ma plus grosse erreur est de l’avoir épousée. Si je m’étais contenté de rester son ami, je ne l’aurais pas perdue en même tant que toi ...
- Elle te manque ?
- Oh oui ... Mais elle me connaît bien ... J’aimais son soutien ...
- Alors il n’est peut-être pas trop tard ... Essaie de te réconcilier avec elle Baker.
- Non, je ne peux pas ... Elle ne mérite pas de porter une épave comme moi ... Sur ses frêles épaules ...
- Tandis que moi je le mériterais ? ”
Il a éclaté de rire.
- “ Quand je me réveille à tes côtés, Joy, je suis tout sauf une épave. Je revis. ”
A mon tour j’ai trempé mes lèvres dans mon gin tonic.
- “ Tu tiens à elle Baker ... Ca suffit peut-être pour vivre ensemble ...
- Oh ... On croirait entendre ma mère ... C’est elle qui t’a demandé de venir ici ?
- Elle est inquiète pour toi.
- Je sais ... Ma mère a passé sa vie à s’inquiéter pour moi ... Mais j’en ai marre qu’on s’inquiète pour moi, pour mon couple ou pour ma carrière. J’aimerais qu’on me foute la paix, voilà ce que je voudrais.
- Tu mens Baker ... ai-je souri. Tu aimes qu’on s’occupe de toi ... Tu n’es qu’un grand gamin ... Tu souhaites que les gens aient besoin de toi ... Si tu n’avais pas fait de la politique, tu aurais fait du show-biz pour que les gens t’acclament ...
- Ouais, et où est le mal ? D’ailleurs c’est ce que je vais faire ... Je vais laisser tomber la politique et me lancer dans le cinéma porno... ”
Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire, pourtant ce n’était pas le moment de faire des plaisanteries médiocres.
- “ Hey ... s’est-il amusé. J’ai réussi à te faire rire ? Moi qui te rendais pourtant si malheureuse il y a encore un mois ...
- C’était une terrible erreur de m’être remise avec toi. Je n’étais pas prête à revivre cet enfer ... Un homme marié ... Qu’est-ce qui m’est passé par la tête ?
- Tu veux mon opinion ?
- Donne-la moi.
- Tu m’aimais et tu te sentais seule. Ton preux chevalier ne s’intéressait pas encore à toi ... D’ailleurs comment va-t-il ?
- Ne t’inquiète pas pour Largo, il va très bien.
- Il a de la chance. ”
Il a tenté de me sourire mais il était trop crispé et triste pour ça. Sa moue le rendait adorable, il ressemblait à un gros chien perdu sans son maître ...
- “ Baker, n’essaie pas de m’attendrir ...
- Alors ça marche ? a-t-il plaisanté.
- Il y a des limites à tout. Je connais tous tes coups par cœur.
- Joy, va t’en. Laisse moi tranquille maintenant. ”
Mon cœur s’est serré.
- “ Tu es sûr ?
- Ca me fait mal de te voir comme ça ... S’il te plaît, laisse moi. J’ai déjà un divorce à gérer ... Tu me compliques la tâche.
- Tu n’es pas obligé d’aller jusqu’au bout de ce divorce Baker.
- Bien sûr que si. Vic me hait. J’ai tout fait pour ça d’ailleurs, j’ai été particulièrement infect avec elle. Je me suis dit que le seul moyen de lui faire accepter le divorce serait d’être insupportable ... La haine est la réponse à biens des maux.
- Peut-être, mais elle va te plumer.
- Quelle différence ça fait, d’être riche ou pas ? ”
J’ai hoché la tête et j’ai laissé un billet sur le comptoir pour payer mon verre. J’ai enfilé ma veste et en la réajustant, j’ai dévisagé Baker.
- “ Pourquoi la quitter maintenant ? Alors que tout est fini entre nous ?
- Je ne sais pas. J’ai fait le tour de ma relation avec elle.
- Tu sais que ce n’est pas ça qui me fera revenir ? ”
Il m’a soufflé un “ oui ” silencieux. Il paraissait serein et sûr de lui.
- “ Alors pourquoi ?
- Je n’ai plus d’attache. Ni avec toi, ni avec elle. Peut-être que je veux juste être libre. ”
Il m’a souri tranquillement. Et là, j’ai eu une impulsion, un coup de folie. J’ai pris son visage entre mes mains et je l’ai embrassé. J’ai éprouvé une réelle jouissance à ne pas écouter ma raison, à me laisser porter par mon envie, à être irresponsable. Sa nouvelle liberté me séduisait. Et j’en voulais ma part moi aussi. Je voulais qu’on me libère. Après notre baiser, il m’a repoussée.
- “ Joy, ne joue pas avec moi ... Pas maintenant ... Pas comme ça ...
- Je ne joue pas ... ” lui ai-je répondu.
Il a passé ses bras autour de ma taille, nous étions serrés l’un contre l’autre, front contre front. Une larme a coulé sur mon visage. Je le voulais. C’était définitivement lui que je voulais. Je pouvais aimer Largo avec toute la force du monde, ça ne changerait rien. C’était lui que je voulais.
*********
Infans Conceptus
Un nouveau mois a passé. Baker a emménagé chez moi. Je n’avais pas envie de le laisser vivre à l’hôtel ... C’est idiot, mais j’avais envie de le bichonner. J’étais très heureuse. La procédure de divorce avec Victoria avait été enclenchée et je sentais vraiment au fond de moi, que cette fois-ci, entre nous deux, ça marcherait. Ca me rendait tellement heureuse. J’avais toujours voulu Baker, mais je pensais que nous n’allions nulle part, que nous n’avions aucun avenir et que pour toujours notre union serait illégitime.
J’avais retrouvé la paix et je me sentais en même temps extrêmement nerveuse, sémillante, frétillante, comme une gamine qui vivait ses premiers émois, rien à voir avec la quiétude et la sérénité de ma relation avec Largo. Sans doute parce que je m’étais en partie mise en couple avec lui pour oublier et aller de l’avant. Là, j’étais avec Baker uniquement par passion.
Au début, la situation a été très difficile avec Largo. J’ai eu du mal à lui dire que c’était fini. Dans les bras de Baker, ça me paraissait d’une simplicité limpide. Mais devant Largo, devant son regard si tendre, devant son sourire, mes sentiments refaisaient surface et je n’y arrivais pas. J’avais peur de lui faire de la peine, de gâcher notre amitié.
Il faut que j’avoue aussi que je craignais de perdre son amour.
Vous est-il déjà arrivé d’être sincèrement amoureux de deux personnes, d’une manière différente mais réelle et sincère ? Moi je ne pensais pas que cela soit réellement possible. Baker me comblait. Mais quand j’étais avec Largo, j’avoue que je n’avais aucune envie de le quitter, que je voulais retourner dans ses bras pour me faire aimer tendrement.
C’est lui qui m’a facilité la tâche.
Après une semaine de tergiversations, pendant laquelle je n’osais pas lui dire que je m’étais remise avec Baker, il m’a “ convoquée ” dans son bureau et m’a carrément posé la question : “ Joy, qui as-tu choisi ? ”.
Je ne pourrais pas oublier son regard lorsque je lui ai fait part de ma décision. Il paraissait si déçu et confus. Je savais qu’il devait se sentir trahi et j’ai préféré lui cacher que Baker avait emménagé chez moi. En fait, je lui ai caché beaucoup de choses, je voulais qu’il en sache le moins possible sur ma nouvelle vie avec lui.
Je me suis contentée de prendre sa main et de lui expliquer tendrement que même avec tout l’amour du monde, je n’aurais jamais pu vivre avec lui ce qui m’était offert de vivre avec Baker : une vie normale.
Il avait l’air si perdu, vaincu ... Je me détestais de l’abandonner comme ça et à plusieurs reprises, j’ai failli le prendre dans mes bras et lui dire d’oublier tout ce que je venais de lui annoncer, que c’était avec lui que je me sentais bien, que c’était avec lui que je ferai ma vie ... Mais j’ai tenu bon.
Je lui ai proposé ma démission. Je pensais qu’il allait l’accepter et que je quitterai sa vie pour toujours. Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé. A l’idée que je puisse quitter le Groupe W et le laisser seul à son sort, à l’idée de perdre mon amitié, il a paru tout aussi paniqué, voire bien plus, qu’à l’idée de me perdre en tant que maîtresse. Il m’a juste dit qu’il voulait que je fasse partie de sa vie, même si ce serait dur au départ. Et j’ai accepté.
Et le temps a passé. J’ai repris mon travail au bunker avec Simon et Kerensky. Ils étaient déçus que ça n’ait pas marché entre moi et Largo, ça se sentait, mais ils ne m’ont rien dit, par respect pour moi. Les premiers temps, Largo évitait de se retrouver dans la même pièce que moi et c’était Simon qui jouait les gardes du corps. Et puis, au fil du temps, il a fini par accepter ma présence près de lui. Je le sentais mal à l’aise, toujours le regard fuyant, une attitude nerveuse, un air hébété sur le visage signe qu’il cherchait désespérément quelque chose à me dire mais qu’il ne trouvait pas les mots. Et moi je lui faisais signe en souriant que ça n’avait aucune importance, et qu’il pouvait prendre tout le temps qu’il lui faudrait pour accepter notre nouvelle situation.
Baker était très jaloux. Il n’aimait pas que je continue à travailler au Groupe W et que je continue à veiller sur Largo, à m’en faire pour lui. Il se gardait bien de me le dire, mais je le connaissais suffisamment pour le savoir. Je n’ai jamais revu, ni Victoria, ni Gloria, mais Baker avait de fréquents entretiens avec elles, pour régler les détails du divorce, puisqu’ils étaient en conciliation. Le mieux était de trouver un accord satisfaisant pour toutes les parties. Gloria assistait à tous les entretiens car elle savait son cher fils pas assez intéressé par l’argent pour ne pas se laisser plumer par sa future ex femme.
Le pauvre devait faire face à toutes sortes de pressions : sa mère, Victoria, son parti qui essayait de gérer ce divorce dans l’image de leur politicien en poupe du moment et puis la presse, qui naturellement suivait le moindre de ses faits et gestes pour découvrir le fin mot de cette histoire, la raison de son divorce et si elle existait, l’identité de sa maîtresse potentielle.
Moi, j’étais emportée dans ce flot et je soutenais comme je le pouvais Baker, qui pétait assez régulièrement les plombs devant la pression. Et à chaque fois qu’il disjonctait, que la situation était trop pénible et compliquée pour lui, j’étais là pour apaiser ses doutes, juste en le serrant dans mes bras, juste en étant là pour lui, sans le juger.
Bref, nous traversions tous les deux une grosse tempête, signe qu’un divorce ne suffirait pas à rendre notre idylle simple. Mais nous nous accrochions. J’y croyais vraiment, comme je n’avais jamais cru à rien d’autre dans ma vie. Je sentais que des jours meilleurs viendraient. Je sentais que j’allais connaître le bonheur. Il y avait toute cette force qui bouillonnait en moi, toute cette énergie, si folle, si puissante, quasi inexplicable, qui, comme une petite voix dans ma tête, me répétait inlassablement, que je gagnerais cette bataille.
Et puis un journal à scandales a réussi à découvrir ma relation avec Baker. Ca a fait la une des journaux de l’État. Moi, je m’en foutais, et Baker aussi, puisque de toute façon, il était déjà dans les emmerdes jusqu’au cou. Mais ça a été difficile pour les personnes de notre entourage. Gloria a piqué une crise en disant qu’à cause de cet adultère la moitié de l’héritage familial passerait dans ce divorce. Victoria a dû se sentir extrêmement humiliée de devoir subir cet affront de plus. Mon père m’a reprochée mon manque de discrétion, il ne faisait pas bon de mettre un coup de projecteur sur la famille Arden.
Et Largo.
Largo, ça lui a fait de la peine, ça lui a explosé au visage. Il savait que j’étais en couple avec Baker. Mais c’était tout. Il ne connaissait pas les détails, il ignorait jusqu’à quel point c’était sérieux, il ignorait qu’il allait réellement divorcer de Victoria, il ignorait qu’il avait pris des risques pour sa carrière, il ignorait qu’il vivait chez moi. Il ignorait qu’en réalité j’étais prête à commencer une nouvelle vie avec un autre et qu’il n’y avait plus aucun espoir pour nous deux.
Je l’ai retrouvé le soir même de la publication des détails de mon histoire avec Baker dans les journaux. Je n’avais pas vu Largo de la journée parce que j’étais partie ausculter la sécurité d’un nouveau site du Groupe W dans le Maryland. Mais en rentrant le soir, j’ai ressenti le besoin de lui parler, de voir comment il allait. Je me disais que si nous étions vraiment en voie de faire la paix tous les deux, c’était le moment où jamais.
J’aurais sans doute mieux fait de m’abstenir.
J’avais à peine franchi le seuil de sa porte que sa voix triste et dure à la fois avait retenti.
- “ Pourquoi tu ne m’as rien dit de tout ça Joy ? ”
Il était derrière moi, émergeant de sa cuisine. Moi, je m’étais avancée jusqu’à son bureau, sur lequel trônait le fameux journal à scandales.
- “ Je ne voulais pas t’ennuyer avec les détails de tout ça ...
- M’ennuyer ? a-t-il souri d’un air dérisoire. C’est trop aimable de ta part de vouloir m’épargner Joy ...
- S’il te plaît, ne le prends pas mal ... Tu devais bien te douter que ma relation avec Baker était sérieuse ?
- Tu ne m’as pas dit que vous viviez ensemble, tu ne m’as pas dit qu’il était en instance de divorce ! Dis-moi, comment j’aurais appris votre mariage ou la naissance de votre premier enfant, hein ? Par la presse ? Tu pourrais avoir un peu plus de respect pour moi Joy ! ”
Je ne savais pas quoi lui dire alors je me suis contentée de m’excuser.
- “ Je pensais qu’il était encore top tôt pour qu’on parle de tout ça. Mais rassure-toi, je ne veux pas t’écarter de ma vie ... Tu comptes beaucoup pour moi ...
- Ouais, c’est ça, à d’autres ... Pas la peine de faire ton numéro de la compassion, tu me fais pitié ! a-t-il cinglé.
- Je ne fais aucun numéro ! me suis-je emportée. Que tu le veuilles ou non, Largo Winch, je tiens à toi et je ne veux pas te faire de mal !
- Trop tard pour ça.
- Je ... J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour que tu te sentes moins mal mais ...
- Mais c’est trop tard. Tu m’as trahi ! Tu as joué avec mes sentiments !
- C’est faux !
- Bien sûr que c’est vrai ! Admets-le ! Tu m’as fait courir après toi pendant deux ans, tu m’as fait croire que tu avais quitté ce type pour être avec moi mais il a suffi qu’il claque des doigts pour que tu reviennes ! Je n’ai jamais rien été pour toi ! Tu n’as jamais aimé que lui ! ”
Ses mots me tranchaient le cœur. J’aurais voulu trouver les mots pour lui expliquer à quel point il se trompait, mais je n’y arrivais pas. Il était malheureux, et j’aurais pu dire n’importe quoi, ça n’y aurait rien changé.
- “ Je t’ai aimé sincèrement Largo. Je t’aime toujours à l’instant où je te parle. J’ai choisi. J’aurais préféré que tu l’acceptes, mais je ne peux rien pour toi si ce n’est pas le cas. Mais si tu crois vraiment à tout ce que tu viens de me déballer, c’est que vraiment tu ne me connais pas ! Un jour tu oublieras. Et ce jour-là, je serai là si tu veux renouer notre amitié. ”
Et je suis partie.
Je pensais avoir définitivement tourné la page de ma relation avec Largo.
Mais le lendemain matin, je suis allée voir mon médecin pour mon shake up annuel. Il m’a annoncée que j’étais enceinte de deux mois.
*********
Point de non retour
- “ Joy ! Joy, attends-moi bon Dieu ! ”
Je soupire et je me retourne. Mon médecin m’a dit que je pouvais quitter l’hôpital. Je me suis préparée à partir et j’ai appelé un taxi. Je suis prête à rentrer chez moi. Mais Largo est revenu me voir. Je pensais pouvoir l’éviter mais apparemment personne ne veut se décider à me laisser en paix ...
Il accourt à petites foulées et me rejoint. Je suis devant l’ascenseur qui va me mener à l’accueil de l’hôpital. Les portes s’ouvrent et j’entre, sans dire un mot à mon ami. Il me suit, mais ne sait toujours pas quoi dire et reste les bras ballants devant moi.
- “ Que pense Brubaker de tout ça ?
- Je ne lui ai pas encore dit. ”
Il paraît surpris et troublé à la fois.
- “ Donc c’est à moi que tu annonces en premier que tu portes un enfant et pourtant je ne suis pas censé en être le père ?
- La discussion sur ce point est close, Largo.
- Réponds-moi !
- Tu ne devais pas me laisser tranquille ? Ce n’est pas ce que tu m’as dit ?
- J’ai changé d’avis, je ne peux pas rester les bras croisés à attendre. Joy, je vais peut-être être père. Je t’en prie, ne me laisse pas dans l’ignorance. ”
Je reste planquée derrière mon mutisme. J’espère que si je ne lui réponds pas, il me laissera enfin tranquille. Mais je me berce d’illusions ...
- “ Alors c’est ça, pas vrai ? Je suis le père ? ” me dit-il.
Je lui lance un regard exorbité, j’en ai assez de cet interrogatoire.
- “ Largo, je n’ai jamais dit ça !
- Pourquoi tu n’en as pas parlé à Brubaker alors ? ”
Je le transperce du regard avec détermination, espérant être suffisamment convaincante pour dissiper ses doutes.
- “ Baker est dans le Maine, chez sa mère. J’attends son retour pour le lui annoncer de vive voix ... Ce n’est pas quelque chose qui se dit par téléphone.
- C’est quand même à moi que tu l’as annoncé en premier !
- Parce qu’il fallait que je quitte mon travail au plus vite ... Largo, ne prends pas tout ça pour ce que ce n’est pas ! Tu interprètes tout de travers ! Tu n’es pas le père de cet enfant !
- Je ne te crois pas Joy. Même si tu en es persuadée, tu ne peux pas le prouver ! ”
L’ascenseur s’arrête. Je le quitte et traverse le hall d’accueil pour me diriger vers la sortie. Largo me suit et reste avec moi le temps que mon taxi arrive.
- “ Joy, je te connais bien. Un jour ou l’autre, toi aussi tu voudras être sûre ... Tu feras ce test ... Mais j’aimerais ne pas perdre tant de temps ... S’il te plaît ... Tu sais aussi bien que moi ce que c’est que de grandir dans une famille déchirée. Il faut mettre les choses au clair dès maintenant, pour le bien de cet enfant ...
- Je ne peux pas.
- Mais de quoi tu as peur ? s’emporte-t-il finalement. Que Brubaker te quitte s’il n’est pas le père ? ”
Je tressaille. Mon regard évite le sien, je baisse la tête et fixe le sol. Je me sens tellement mal à l’aise.
- “ Alors c’est ça ? ” comprend-il.
Je ne réponds pas. Mon silence est plus qu’explicite.
- “ Joy, s’il fait ça, c’est que c’est un salaud et qu’il ne te mérite pas. Mais s’il a un minimum de jugeote, il ne te quittera pas. Alors parle lui, maintenant. Si tu ne le fais pas, je m’en chargerai moi-même. ”
Je hoche la tête.
- “ J’irai.
- Quand ?
- Bientôt.
- Quand ? insiste-t-il.
- Aujourd’hui ... ” je finis par lâcher dans un soupir.
Mon taxi arrive. Je m’engouffre à l’intérieur et lance un dernier regard vers le visage inquiet de Largo. J’ai peur.
Je rentre chez moi, je prends un bain pour me détendre. Même si je suis heureuse, éperdument heureuse à l’idée qu’un petit être grandit en moi, j’avoue que je crains la réaction de Baker. J’ai essayé de le lui dire, à plusieurs reprises. Mais c’est difficile de lui parler en ce moment. Il est si nerveux et si perturbé. Tout le monde lui met la pression, Victoria, sa mère, son parti, son électorat. Il est sollicité de toutes parts, et son état vire à l’épuisement nerveux. Quand il rentre le soir, il est blême, livide, oppressé. Je le sens au bord de la crise d’angoisse. Baker n’est déjà pas par nature quelqu’un de très serein, ni de très équilibré. C’est un angoissé, qui a toujours besoin d’être rassuré, d’avoir au moins dans l’image de lui-même que lui renvoient les autres l’apparence de contrôler la situation. Mais en ce moment tout lui échappe.
Et moi, il faut que je tombe enceinte, maintenant.
Si je lui annonce maintenant qu’il va être père, il va sans doute péter un plomb. Une responsabilité en plus. Il faut que je me rajoute à la longue liste des personnes qui attendent de lui qu’il prenne ses responsabilités alors que tout ce qu’il a toujours aimé chez moi, c’était la liberté que je lui offrais. Je ne sais pas du tout comment il va réagir.
Nous n’avons pas parlé de notre avenir. Nous n’avons pas parlé mariage, ni enfants. J’ai toujours pensé qu’implicitement, ces sujets viendraient sur la table un jour, mais pas maintenant. Je me disais qu’on allait se donner du temps, et que tout ça viendrait au fur et à mesure, une fois l’ouragan passé.
Maintenant que j’y pense, Baker a dépassé la quarantaine mais il n’a jamais été père. Soudain, je panique. Je réalise que je ne lui ai jamais demandé s’il aimait les enfants, s’il en voulait. Je me demande s’il n’a jamais eu d’enfants, non pas parce qu’il ne formait pas un couple heureux avec Victoria, mais peut-être uniquement par choix ...
Ce qui complique encore plus ma tâche, c’est que je ne peux pas lui dire avec certitude qu’il sera le père de l’enfant. Et il est tellement jaloux de Largo que ça se passera peut-être très mal ...
Je sors de mon bain sans prêter attention aux larmes silencieuses qui coulent le long de mon visage. Je doute. C’est atroce de voir à quel point je doute. Je m’habille et je me décide à prendre ma voiture direction le Maine. Je vais aller le surprendre chez sa mère et le lui dire texto, parce que j’en ai assez de me morfondre sur l’éventuelle réaction qu’il pourrait avoir. Je préfère me morfondre sur la réaction qu’il aura.
Sur la route, je me dis que je me sentais tellement heureuse lorsque je l’ai appris. Je me disais que cet enfant était la clé de mon futur bonheur. Maintenant, je me rends compte que son père, s’il s’agit bien de lui, n’en voudra peut-être même pas ...
Peut-être que le sentiment seul de porter un enfant me rendait heureuse.
Peut-être que cela me suffisait et je n’avais pas besoin de penser à Baker, Largo ou Dieu sait qui ...
J’arrive au domicile de Gloria. Je sais que je n’y suis pas la bienvenue, mais ça m’est égal, il faut que je vois Baker.
Et je le vois. Assis sur le divan de l’immense salon de sa mère. Gloria est installée sur un fauteuil confortable, un verre de bourbon à la main, l’air satisfait.
Victoria est là aussi.
Elle est adossé contre le mur, près de la cheminée et regarde distraitement des trophées disposés en vitrine non loin d’elle. Elle fait comme si je n’étais pas là. Baker n’ose pas me regarder.
- “ J’interromps une petite réunion familiale ? ” je demande, la voix étranglée.
Gloria boit une nouvelle gorgée de son bourbon.
- “ Vous n’avez pas votre place ici mademoiselle Arden. Vous devriez rentrer chez vous. ”
Je suis hébétée. Je n’ose même pas exiger des explications. Rien qu’à imaginer ce qu’il peut se tramer dans mon dos, j’en ai la nausée ... Baker se lève brusquement, me prend par le bras et me conduit dans le corridor, à l’écart. Il me ne regarde pas droit dans les yeux, il cherche ses mots. Il a honte de lui.
- Je regrette Joy.
- Quoi ? Ca veut dire quoi ça au juste “ je regrette Joy ” ... j’articule péniblement. Qu’as tu fait encore ? Je dois avoir peur ?
- Je ne suis qu’un sale lâche dégueulasse, maudis-moi pour le restant de tes jours, je ... J’ai craqué. J’ai pas pu aller au bout de tout ça ... Je ne peux pas Joy. ”
Je suis abasourdie, abrutie. Je me suis encore faite avoir.
- “ C’est fini ? ”
Il ne répond pas. Ses yeux sombres sont vitreux. Il ne peut pas me regarder droit dans les yeux.
- “ Baker ...
- Je n’y suis pas arrivé. Tout est de ma faute ... explique-t-il.
- Tu te rends compte de ce que tu me fais ? Tu te rends compte ? Mais qu’est-ce qu’il ne va pas chez toi ?
- Je voulais vraiment être avec toi Joy ... Je le souhaite encore ... Mais il y a trop de choses en jeu, trop de problèmes ... Je n’ai pas le courage de tous les affronter ... Finalement, je crois que je ne tiens pas tant que ça à ma liberté ... Joy ...
- Non, ne dis plus rien. Je te hais. ”
Ma fierté me commande de repartir dignement, mais mon corps ne m’écoute pas. Je pleure. Comme j’ai rarement pleuré dans ma vie. Je pense que j’étais venue lui annoncer que nous allions avoir un enfant. Et les larmes reprennent de plus belle. Il est pétrifié de me voir si malheureuse à cause de lui. Il veut me prendre dans ses bras, me consoler, me prouver que malgré tout, il m’aime. Mais je le repousse. Il me dégoûte. Je l’aime tellement que personne ne m’a jamais autant dégoûtée.
Et je pars.
Lorsque je rentre à mon appartement, le soir, après des heures de route, je suis épuisée nerveusement. Je pleure encore. De loin, je vois Largo, qui m’attend, assis contre la porte, l’air perdu dans le vague. Je ne sais pas ce qu’il fait là et je n’ai pas le courage de l’affronter. Je sèche mes larmes et lui demande de se lever pour que je puisse rentrer chez moi. Il obéit. Il scrute mon visage et devine que j’ai pleuré.
- “ Tu lui as parlé de l’enfant ? ” demande-t-il.
J’ai un sourire douloureux et ironique, un rictus sur le visage qui inquiète Largo.
- “ Ca s’est mal passé ? ”
Je hausse les épaules.
- “ Rentre chez toi Largo. Et ne t’en fais plus pour cet enfant. Tu sauras. ”
Je veux refermer la porte de mon appartement et m’isoler, le laisser dehors, mais il m’en empêche en la retenant.
- “ Attends ... Joy ... Explique moi ... proteste-t-il.
- Écoute, Largo, je suis très fatiguée. On en reparlera une autre fois. Mais je te fais la promesse que lorsqu’il ou elle naîtra, il y aura ce fichu test de paternité. J’ai changé d’avis, rassure-toi. Et je me tiendrais à cette position. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. ”
Il pousse un soupir de soulagement et me sourit. Je suis réticente mais il me prend quand même dans ses bras.
- “ Merci, Joy ... Je savais que tu ne me ferais pas ça ... Je t’en suis reconnaissant ... Merci ... ”
Il m’enlace et je ressens toute sa quiétude et son apaisement soudain. Il me serre contre lui et cette chaleur me fait du bien. Je me laisse aller et j’éclate en sanglots. Il prend mon visage entre ses mains et me force à le regarder droit dans les yeux.
- “ Qu’est-ce qu’il t’a fait ? ” demande-t-il, tristement.
Mes pleurs s’accentuent. Je souffre horriblement, je me sens ravagée de l’intérieur. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il ait pu me faire ça.
- “ Il m’a encore eue ... Il ma abandonnée ... Je l’ai perdu ... Je l’ai perdu ... ”
Largo semble triste pour moi. Il me ramène à l’intérieur et me prépare une tasse de thé. Il me fait parler, longuement. Et cela me soulage de pouvoir vider mon sac.
Toute la nuit, il reste avec moi, en toute amitié, et me soutient. Nous retrouvons notre complicité d’antan et cela me console un peu. Je me dis que tout n’a pas été détruit par le retour de Baker dans ma vie. Et je pense à mon enfant. A son enfant. Ou à celui de Largo.
Je comprends soudain pourquoi Largo a balayé d’un coup toutes ses doléances envers moi. Il y a la vie d’un petit être entre nous deux. Et même s’il n’en est pas le père en définitive, je sais qu’il en prendra soin parce que maintenant, je suis seule.
Cette nuit, il se comporte comme un ami : parce qu’il ne m’en veux plus? Parce qu’il déteste Baker et qu’il n’est pas mécontent que je l’ai plaqué ? Parce qu’il se dit qu’il y a peut-être encore de l’espoir pour nous deux ? Je l’ignore ... Mais il est là. Et je suis rassurée.
*********
En amis
J’ai accouché d’une petite fille en parfaite santé, Faye, sept mois plus tard. J’avais perdu les deux hommes de ma vie, mais en serrant cet adorable petit ange contre moi, je n’avais aucun regret. Ma vie n’était plus vide. J’avais enfin quelqu’un à aimer, quelqu’un qui me rendrait cet amour sans me mentir. Et puis, la vie continuait. J’étais encore jeune, j’avais tout le temps de fonder “ une vraie famille ” et de trouver la perle rare qui l’accompagnait. Mais que cela arrive ou pas un jour ou l’autre m’était complètement égal. Je possédais tout ce dont j’avais besoin et je me sentais en parfaite plénitude.
Faye avait envoûté tout de suite Largo, Simon et Kerensky. Ils adoraient tellement cette enfant que j’en étais presque jalouse. Pour Largo, c’était une véritable merveille, un don du ciel, il ne se lassait jamais de la regarder et de la cajoler. Simon quant à lui était un véritable Tonton gâteau, à tel point qu’il acceptait régulièrement d’annuler des rendez-vous avec ses “ sublimes petites copines mannequins ”, selon ses propres termes, pour jouer les baby-sitters de Faye. Même Kerensky n’était pas resté de marbre très longtemps et avait franchement du mal à conserver sa dignité depuis que nous l’avions surpris à faire le nounours parlant pour la faire rire ...
La complicité avec mes trois meilleurs amis était revenue, enfin, après ces longs mois difficiles. Et même si je souffrais toujours d’avoir été abandonnée et trahie par Baker, leur présence était bien suffisante. Un jour, Largo m’a appris par un de ses amis sénateurs (oui, car maintenant, il a des amis sénateurs ...) que Baker avait divorcé. Il me l’avait dit d’un air anxieux, songeant que mes vieux démons reprendraient le dessus. Peur que je souffre. Ou peur de souffrir lui aussi de nouveau. Mais j’avais tiré un trait sur tout ça. J’étais trop folle de rage pour pouvoir pardonner un jour à Baker.
Je l’ai revu.
La naissance de Faye a été annoncée dans les journaux. Même si Largo et moi n’avions fait aucune déclaration à la presse, l’arrivée de cette héritière était très bien vue et martelée dans la presse. Alors, je suppose par curiosité, Baker est venu me revoir.
C’était par un bel après-midi ensoleillé. Largo et moi avions prévu de nous balader avec Faye, dans le parc de mon quartier. Au bas de mon immeuble, Baker m’attendait, adossé à sa Lamborghini. Largo portait Faye dans ses bras. Le regard de mon ancien amant s’est porté sur elle un instant avant qu’il salue vaguement Largo.
- “ Très belle enfant, Joy. Toutes mes félicitations.
- Merci. ”
Long silence embarrassé. Il m’a fait signe, pour qu’on s’éloigne un peu. J’ai dit à Largo de m’attendre, que je n’en avais que pour un instant. Baker et moi avons fait quelques pas.
- “ Alors ... Tu vas bien ? s’est-il finalement enquis.
- Comme tu peux le constater.
- Oui, la maternité te va très bien Joy. ”
Il s’est tu, un court instant.
- “ Vraiment une très belle enfant. Elle a tout de sa mère. Heureusement pour elle d’ailleurs. ”
J’ai souri.
- “ Largo n’est pas mal non plus ...
- Oui ... C’est une façon de voir ... ”
Il a jeté un petit coup d’œil vers Largo qui ne se préoccupait pas vraiment de nous et s’amusait avec Faye, un peu plus loin.
- “ Donc ... Tu as eu un enfant avec lui. Quel âge a-t-elle ? Les journaux disent trois mois.
- Les journaux ne se trompent pas.
- Hum ... a-t-il marmonné, vaguement inquiet. Aucune chance que je sois le père ?
- A sa naissance, nous avons procédé à un test de paternité.
- Oh. ”
Il s’est frotté les mains nerveusement.
- “ Je vais te laisser alors. Je voulais vérifier. Tu transmettras toutes mes félicitations à ton Don Juan décoloré ....
- Et pour toi ? Les félicitations s’imposent ? Pour ton divorce inespéré ? ”
Il a haussé les épaules.
- “ Vic a craqué. Elle en avait assez de jouer à ce jeu stupide auprès des autres. Et puis, je crois qu’elle s’est entichée d’un de ces foutus artistes qu’elle exposait dans sa galerie de Los Angeles.
- Elle a bien fait. Sans vouloir te vexer, Baker.
- J’ai eu ce que je méritais, vas-y, frappe-moi. On met toujours à terre les politiciens, mais ils se relèvent, quoi qu’il arrive.
- Tu as quelqu’un d’autre ? ”
Il a mis ses mains dans ses poches, amusé par la question.
- “ Non je crois que je vais me mettre au célibat quelques temps. Je ne pense pas être fait pour rendre une femme heureuse, trop capricieux pour ça ... Et égoïste. Je vais profiter de cette liberté inattendue pour trouver d’autres passions dans la vie que torturer tes congénères féminines.
- C’est une bonne initiative.
- Qui sait, je vais peut-être apprécier l’ironie de la situation ! Me redécouvrir comme un célibataire endurci qui s’ignorait ... ”
J’ai eu un petit rire.
- “ Ravie de savoir que tu es resté toi-même. Pas trop malheureux ?
- Je suis un peu triste. Et j’avoue que je me sens seul parfois. On aurait peut-être dû décider d’avoir des enfants avec Vic ... Au moins, il nous serait resté quelque chose de notre mariage.
- Oh oui, brillante idée, et ils auraient été déchirés par votre divorce ?
- Un point pour toi. J’aurais fait un père pitoyable. Ton preux chevalier a l’air de pas mal se débrouiller dans ce rôle, non ? ”
J’ai eu un sourire de tendresse vers Largo qui prenait toujours soin de Faye, pendant que nous discutions.
- “ Oui, il est parfait.
- Vous ... Vous vous êtes remis ensemble ? a demandé avec hésitation Baker.
- Non. Nous sommes amis.
- Un couple d’amis avec un enfant ? s’est-il moqué.
- Tu vois Baker, ce qu’il y a de très différent entre toi et Largo, c’est que quoiqu’il arrive, je suis sûre de toujours l’aimer à ma façon. On n’arrive pas à s’en vouloir très longtemps.
- Dois-je en déduire que vous allez vous remettre ensemble ?
- Je ne crois pas. Je lui ai brisé le cœur ... ai-je répondu simplement.
- Ca peut toujours s’arranger, ça, non ? ”
J’ai fixé mon ancien amant droit dans les yeux.
- “ Moi, quand j’ai le cœur brisé, ça ne s’arrange jamais. ”
Il a hoché la tête. Il avait compris le message.
- “ Je vois que nos chemins se séparent à nouveau Joy. A dans cinq ans.
- A dans cinq ans ... ” ai-je souri tranquillement.
Je l’ai raccompagné à sa Lamborghini et il est parti. Largo m’a rejointe.
- “ Alors ?
- Alors quoi ? ”
Il m’a fait la moue.
- “ Ne joues pas à ça avec moi, Joy Arden ! Tu lui as dit ?
- Non. ”
Largo m’a lancé un regard désapprobateur.
- “ Tu aurais dû Joy. Je ne porte pas Brubaker dans mon cœur, mais il a le droit de savoir. Même si je serai toujours là pour toi et pour Faye, elle doit savoir qu’elle a un véritable père.
- Je sais. Mais ce n’est pas le moment pour nous mettre en danger. Je veux la protéger Largo ... Le jour où Baker refera son entrée dans ma vie, je le lui dirai. Là, nous serons assez fortes. Mais pas maintenant.
- Et en attendant il vivra dans l’ignorance ?
- Je le fais aussi pour lui Largo. Qu’il goûte à sa liberté temporaire. Un jour ou l’autre, son passé le rattrapera.
- En es-tu si sûre ? ”
J’ai haussé les épaules.
- “ Il revient toujours. ”
Largo allait protester mais je lui ai fait promettre de me laisser faire et de se contenter de profiter de cette journée ensoleillée avec moi et Faye. Il a promis et nous avons fait comme si, insouciants. En amis.
Fin.