Le politicien et le milliardaire
Baker a été élu. Il a gagné sans trop de difficultés, et ce n’était pas vraiment une surprise. Les responsables de son parti ne s’y étaient pas trompés en le choisissant et il y avait fort à parier qu’un jour ou l’autre, le Gouverneur Brent Brubaker serait élu par la Convention démocrate pour se présenter à l’Investiture Suprême. Imaginer Baker en Président des États-Unis me faisait hurler de rire, je ne savais même pas pourquoi ... Il aurait eu toutes les qualités nécessaires, bien sûr, mais je n’y pouvais rien, je le connaissais trop bien lui et ses petites manies, lui et son cynisme trop peu politiquement correct pour plaire bien longtemps à la masse et surtout son côté grand gamin insupportable qu’il faisait tout pour dissimuler à son électorat mais qui finirait par se remarquer un jour ou l’autre.
Lui et Largo continuaient à entretenir des “ relations professionnelles ”. Avoir un appui politique était toujours utile à un homme aussi important que Largo qui songeait qu’un jour ou l’autre, s’il voulait attaquer la Commission Adriatique, il devrait s’assurer qu’aucun de leurs membres infiltrés dans les milieux politiques ne l’entrave. Alors autant avoir un soutien de confiance très haut placé. Et à défaut d’avoir une quelconque amitié pour l’homme, il respectait le politicien.
Baker était aux anges. La presse se faisait beaucoup écho de “ l’amitié ” nouvelle régnant entre le politicien jeune et dynamique qu’il était et le séduisant milliardaire aventurier dont tous deux partageaient une passion de taille : des idéaux d’un monde meilleur. Chacun à sa manière, bien sûr. Ce que la presse ignorait bien entendu, c’est que les deux hommes n’avaient aucune grande estime l’un envers l’autre. Pas parce qu’ils ne s’entendaient pas, pas parce qu’ils avaient des tempéraments contraires, ni parce qu’ils avaient des opinions incompatibles, non rien de tout ça. Ils ne s’aimaient pas parce qu’il y avait quelqu’un entre eux qui empêchait ces deux hommes de devenir des vrais amis, comme ils auraient pu le devenir en d’autres circonstances.
Il y avait moi.
Oui, bon je sais, ça fait un petit peu prétentieux à dire, mais c’était pourtant la vérité.
Baker ne supportait pas, tout simplement, l’idée que je puisse être seule dans la même pièce que Largo. Il détestait ces voyages d’affaires où moi seule l’accompagnait, dans des destinations parfois exotiques, sans même Simon pour faire tampon entre nous deux. Il détestait les soirées où je restais tard au Groupe W pour l’aider à travailler sur un dossier complexe ou pour régler des “ problèmes de sécurité ”. Et pour couronner le tout, il détestait ses sourires, ses gestes affectueux et tout simplement le fait que pour Largo, j’étais son amie, et pas sa garde du corps.
Par contre, il adorait les magasines people qui sortaient fréquemment des photos de Largo en compagnie de ses conquêtes du moment. Il aimait beaucoup m’y faire jeter un oeil en disant triomphalement “ ce genre de type, c’est pas pour toi ... ”.
Il n’avait pas tort.
Mais je lui répliquais sans cesse que les hommes mariés n’étaient pas bons non plus pour mon moral.
En fait, tout le mois qui a suivi l’élection de Baker et le rapprochement de ses liens avec le Groupe W, mes relations avec lui ont été bizarres. On aurait dit qu’il voulait être mon ami, juste mon ami. Ca m’allait très bien, je n’avais pas envie de devoir affronter ses avances, surtout depuis que je connaissais Victoria. J’avais revu la jeune femme plusieurs fois depuis la soirée au parti démocrate. On ne parlait pas beaucoup, mais quand Largo et Baker discutaient de “ leurs affaires d’hommes ” on n’avait pas d’autres choix que d’entamer un brin de causette ensemble. Elle était plutôt gentille. Elle avait cette hauteur et cette attitude maniérée et autocentrée des filles à papa mais elle était intelligente et cultivée, ce qui le compensait grandement. Elle s’occupait de plusieurs galeries d’Art à travers le pays, alors à défaut de pouvoir l’apprécier (j’en étais pas encore à ce point-là puisque je l’avais haïe comme personne pendant ma liaison avec son mari) j’échangeais avec elle mes points de vue sur l’Art. Mine de rien, c’était enrichissant.
Elle n’a jamais rien soupçonné pour Baker et moi. Largo non plus d’ailleurs. Dans la même pièce l’un que l’autre, en présence de témoins, tout se déroulait avec courtoisie, sans la moindre ambiguïté. Si nous nous retrouvions seuls par le plus grand des hasards c’était différent. Baker était très étrange. Il me faisait des avances sans en faire. En fait il me prenait à part, parlait du bon vieux temps, de sa vie, me posant des questions sur la mienne. Beaucoup de questions sur la mienne, sur ce qui avait changé chez moi. Un jour il m’a dit “ tu es une autre femme Joy. Une vraie femme cette fois. ”. Ca m’avait fait un effet bizarre de l’entendre dire ça. Je savais que ma vie avait changé, mais je n’avais pas conscience d’avoir moi-même évolué.
Du coup, Baker était curieux, il s’intéressait à moi. Bien plus qu’à l’époque où nous étions ensemble. Sa manière de me regarder était différente également. Je croyais sincèrement au départ que ses sentiments pour moi avaient changé. Qu’il se contentait de vouloir être mon ami. Et à sa manière courtoise de demander de mes nouvelles, sans jamais évoquer mes relations avec Largo, à vouloir tout simplement savoir si j’étais heureuse, sans me provoquer, sans me séduire, sans être celui qui me faisait perdre la tête encore cinq petites années auparavant, ça semblait presque évident.
J’avais tort.
Un jour, j’ai su. Il était venu discuter avec Largo d’affaires communes. Tandis que mon patron s’absentait pour parler à John Sullivan d’un problème que le vieil irlandais qualifiait “ d’urgent ”, je me suis retrouvée seule avec Baker, comme cela arrivait parfois. Il m’a souri amicalement.
- “ Alors ? Toujours dans les basques de ton patron ?
- Oui, je suis mal à l’aise à l’idée de le laisser seul dans une même pièce avec une sangsue dans ton genre ...
- Tu n’as pas tort. Il se pourrait qu’un jour je lui saute à la gorge ...
- Ca ferait mauvais effet devant ton électorat ...
- C’est pourtant pas l’envie qui m’en manque. ”
Je me suis tue. Son ton était sérieux, glaçant.
- “ Je ne savais pas que tu le détestais à ce point.
- Tu veux savoir pourquoi je le déteste ? ”
J’ai eu un sourire embarrassé.
- “ Si tu comptes me dire que c’est à cause de moi ou par jalousie, laisse tomber Baker !
- Regarde toi Joy. Tu es radieuse. ”
J’ai failli sursauter. Son ton semblait si las et triste.
- “ Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
- Tu l’as entendu. Ce qu’il m’arrive, c’est que tu es une femme heureuse, comblée. Tu n’es plus rien de la petite fille triste qui voulait tellement faire plaisir à son papa, il y a cinq ans, quand je t’ai connue ... A l’époque tu étais prisonnière de ta propre vie. Mais tu as gagné ta liberté. Tu es une femme accomplie. ”
Il s’est approché de moi, et a passé sa main dans mes cheveux. Ses yeux noirs luisaient d’une lueur de tristesse.
- “ Tu as avancé ... Tu es devenu quelqu’un. Et je sens que c’est en partie grâce à lui ... ”
Il m’a caressé le visage, tendrement. Je n’ai même pas eu la force de le repousser, j’étais soufflée.
- “ Et tu veux savoir le pire ? Je suis fou de rage, parce que la Joy qu’il t’a aidée à devenir, je l’aime encore plus que celle que j’ai connue autrefois. ”
Il m’a eue. Il m’a brisée. Je ne savais plus quoi faire, j’ai tout simplement perdu mes moyens. Je ne savais plus où j’étais, ni avec qui. Je suis restée immobile, flouée, tourmentée.
Une déclaration.
Une des plus belles qu’on m’ait faites.
Et Largo qui n’en avait jamais eu le courage ...
Baker n’a rien tenté. Il n’a pas voulu profiter du flux d’émotions qui s’était emparé de moi. Il est juste resté près de moi, caressant du pouce le dos de ma main. Il souriait. Son sourire m’aimait. Ses yeux m’aimaient. Lui tout entier se consumait d’amour pour moi. Cela m’a paru tellement évident et beau sur le moment que mon cœur s’est emballé. Avais-je déjà été aimée aussi fort par un homme ?
Oui, par lui. Cinq ans auparavant.
Et je me suis posé une question toute bête, pourquoi est-ce que j’hésitais ? Pourquoi est-ce que je ne tombais pas dans ses bras ? Qu’est-ce qui me retenait d’être heureuse ? Pourquoi avais-je fait la bêtise de le quitter une première fois ?
J’ai baissé les yeux sur sa main qui tenait toujours la mienne. J’ai vu son alliance.
Mon cœur s’est serré et j’allais arracher ma main de la sienne quand un bruit de porte s’est fait entendre. Aucun bruit de pas. Le visiteur s’était arrêté sur le seuil, interloqué. Surpris, Baker desserra son étreinte et j’ai pu libérer ma main. Je me suis ensuite reculée de plusieurs pas, regardant vers la baie vitrée de l’appartement de Largo. Il y eut quelques secondes d’un lourd silence pesant. Puis la voix, inhabituellement froide de Largo, retentit.
- “ Je crois que nous en avons fini pour aujourd’hui, Mr Brubaker ... Vous devriez prendre congé. ” a-t-il dit.
Baker n’a rien répondu. J’ai senti son regard qui se posait une dernière fois sur moi avant qu’il ne quitte l’appartement. La porte s’est claquée. Toujours à ma contemplation des immeubles du quartier des affaires de New York, je n’ai pas su si c’était lui ou Largo qui l’avait fermée si violemment.
- “ Que s’est-il passé ici pendant ma courte absence ? ”
Je ne savais pas quoi lui dire. Pour Largo, je n’avais quasi aucun contact avec Baker, excepté ce fameux soir où il l’avait aperçu tenter de me séduire.
- “ Rien ... ” ai-je lâché d’un air las.
Quelques pas. Largo m’a rejointe. Il me regardait fixement.
- “ Tu sais qu’il est marié ?
- Je le sais. J’ai parlé à sa femme. Quelqu’un de charmant.
- Alors à quoi tu joues bon Dieu ? s’est-il emporté.
- Je ne joues à rien Largo.
- Pourquoi te tenait-il la main ? Pourquoi est-ce qu’il te regarde toujours comme si tu étais la huitième merveille du monde ? ”
J’ai levé les yeux vers Largo. Son regard en disait long. Il devait en avoir remarqué bien plus que moi sur les nouveaux sentiments que Baker nourrissait pour moi.
- “ Je ... Je ne vois pas de quoi tu veux parler ...
- Et ces discussions que vous avez ensemble, dans le dos de tout le monde ? ”
Je n’ai rien trouvé à lui répondre.
- “ Et ton air rêveur et triste à l’instant même où je te parle ? ”
J’ai frissonné.
- “ Tu te fais des idées Largo, je ... ”
Profond soupir. Je n’avais pas envie de lui mentir. Alors soit je lui racontais tout dès maintenant, soit je la fermais pour de bon. J’ai scruté mon ami. Son visage était contracté, ses yeux brillaient d’une lueur d’incompréhension. Et j’ai su que je n’avais pas le droit de l’écarter de tout ça. Pour la simple et bonne raison que je l’aimais. Même si rien n’était clair entre nous deux, il devait savoir qu’il risquait de me perdre. Ou du moins de perdre une femme dont il était peut-être amoureux. Lui qui avait toujours été si sincère, si franc et direct avec moi ... Il méritait que je cesse de jouer avec lui. Depuis le jour où j’avais dit stop, il n’avait plus rien obtenu de moi. Aucun sentiment, aucune émotion, je contrôlais tout, je verrouillais tout. Il était dans l’ignorance la plus totale de ce qu’il se passait en moi. Et ça ne devait plus durer.
- “ Baker vient de me dire qu’il est amoureux de moi, Largo. ” ai-je avoué finalement.
Il a écarquillé les yeux. Même s’il soupçonnait quelque chose, il ne devait pas s’attendre à ce que ça aille aussi loin.
- “ Amoureux de toi ? Mais il a un sacré culot ce type ! ” s’est-il emporté.
Voyant que je n’arborais aucunement un air outré, il s’est repris, retenant un soupir de colère.
- “ Bon, apparemment il y a autre chose que j’ignore ?
- C’est une vieille histoire Largo ... ai-je expliqué sans le regarder, plongée dans mes pensées. J’ai eu une aventure avec lui il y a quelques années. ”
Largo a paru à la fois surpris et mal à l’aise.
- “ Pourquoi tu ne m’en as rien dit ? Pourquoi avoir fait semblant de ne pas vous connaître ?
- Parce qu’il était déjà marié à l’époque. ”
J’ai lu dans le regard de Largo que ce qu’il venait d’entendre ne lui plaisait pas du tout, même s’il faisait tout pour le cacher.
- “ Je vois ... a-t-il lâché au bout d’un moment.
- Vas-y Largo, tu as le droit de me dire que je suis quelqu’un de méprisable !
- Ce n’est pas ce que je pense Joy, tu le sais ... ”
Il s’est arrêté net comme s’il venait de comprendre quelque chose.
- “ Il vient de te dire qu’il t’aimait, là, tout à l’heure ? Alors vous remettez ça ? a-t-il demandé, en serrant les dents pour ne pas crier.
- Non ... Enfin si ... ai-je balbutié.
- Tu couches avec lui oui ou non ? ”
J’ai sursauté. Le ton de Largo était devenu sec, agressif.
- “ Je ne couche pas avec lui. Et tu serais gentil de ne pas te défouler sur moi ...
- Moi, je me défoule ? s’est-il énervé. Qu’est-ce que tu racontes ?
- Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? ”
Largo n’a rien trouvé à répondre et s’est calmé.
- “ D’accord ... a-t-il admis. J’ai le droit de m’énerver non ?
- Non, je regrette, je ne vois pas pourquoi ...
- Moi je crois au contraire que tu vois très bien ... Laisse moi au moins ma jalousie comme vestige de notre relation ... ” a-t-il souri.
Je lui ai rendu son sourire.
- “ De toute façon, tu n’as aucune raison d’être jaloux. Il ne se passe rien entre Baker et moi.
- Baker ? Charmant petit nom ... ”
Largo s’est tu et un long silence s’est installé entre nous deux.
- “ Tu ne dis rien ? lui ai-je demandé.
- Que veux-tu que je te dise ? Je ne veux pas paraître indiscret ... J’aurais des tas de questions à te poser, des réponses délicates à exiger, mais je ne suis pas encore maso ... Et puis, je ne sais pas si je peux le faire ... J’avais remarqué quelque chose depuis le début entre toi et Brubaker. Mais ... Je ne voulais rien dire ... Je me disais que j’étais mal placé pour le faire ... J’en ai parlé à Simon, mais ça ne m’a pas aidé. Je t’en parle à toi maintenant. Mais je ne suis toujours pas avancé ...
- Je ne le soupçonnais pas vraiment jusqu’à aujourd’hui mais Baker semble particulièrement entreprenant ... Il ... Il dit qu’il m’aime.
- Et toi ? Tu l’aimes ? ”
Je n’ai pas pu lui répondre et naturellement ce mutisme a titillé sa jalousie.
- “ Joy, merde, il est marié !
- Je sais, pas la peine de hausser le ton ! C’est pour ça qu’on a arrêté tous les deux il y a cinq ans ... Et c’est pour ça que ça n’aurait jamais du commencer ...
- Alors affaire classée, à quoi bon ressasser tout ça ? a réagi Largo. Même si tu te remettais avec lui, ça aboutirait forcément à une impasse !
- Sans doute mais ... Ce n’est pas facile de ne pas écouter ce qu’on ressent ...
- Arrête ! m’a-t-il stoppée. Je ne suis pas sûr d’avoir envie d’entendre la suite, tu vois ! Je ne sais rien de ce qu’il se passe entre vous, mais je suis certain que ce type n’est pas pour toi, ok ? Je ne veux pas que tu souffres ...
- Mais qu’est-ce que tu en sais, il est peut-être fait pour moi ...
- Tu mérites bien mieux Joy ! Tu mérites bien mieux qu’un homme déjà marié ! Il est égoïste, il est immature ! Tu mérites un homme qui ne pense qu’à toi, qui ne vive que pour toi, pas un type volage et instable qui ... ”
Il s’est arrêté dans son élan. Je crois qu’il a compris que ce qu’il disait sur Baker pouvait tout aussi bien s’appliquer à lui. Il a du se sentir terriblement mal à l’aise parce qu’il a détourné son regard du mien et s’est mis à pâlir à vue d’œil.
- “ Je suis désolé ... ” a-t-il murmuré.
Cette phrase avait-elle un double sens ? Parlait-il pour Baker ou pour lui ? Je n’ai pas eu le temps de le lui demander ...
- “Tout ce que je voulais que tu comprennes Joy, a-t-il poursuivi d’un ton empreint d’un certain malaise, c’est que tu as déjà trop souffert pour t’embarquer là-dedans. Dis-moi franchement, comment tu te sentais quand tu entretenais une liaison avec lui ?
- J’avais l’impression d’être en enfer. Mais un enfer qui avait un goût de paradis ... ”
Largo soupira, comme s’il se trouvait devant un petit animal battu qui retournait sans cesse vers son maître malgré les coups, parce qu’il n’avait nulle part ailleurs où aller. Il me dévisageait d’un air mêlant l’incompréhension et l’impuissance.
- “ Tu ne t’aides pas Joy. Renonce.
- Je sais que ça me simplifierait la vie mais tu vois Largo, je n’ai rien à perdre à essayer.
- Moi je crois que si. Tu y songes sérieusement ? A recommencer ? ”
Je lui ai souri. Ca lui a fait perdre ses moyens, il était paumé, il ne savait pas quoi me dire pour m’empêcher de tomber dans les bras de Baker sans avoir à m’avouer ce qu’il voulait garder pour lui, parce qu’il n’était pas prêt.
- “ Non, je n’y songe pas sérieusement. J’en ai envie c’est tout. Mais tu es bien placé pour savoir que je suis très experte dans l’art et la manière d’aller à l’encontre de mes envies. ”
Je me suis dit qu’il était temps de conclure cette étrange entrevue avec Largo. Il était tard, j’aurais dû quitter le Groupe déjà bien avant l’arrivée de Baker. J’y étais sans doute restée, à faire des heures supp, inconsciemment pour le voir. J’ai enfilé ma veste.
- “ A demain Largo.
- Attends ... Joy ... Je suis désolé ... Je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas ... Je veux juste que tu sois heureuse et je ne pense pas que ce sera avec ce type que tu retrouveras le sourire ... s’est-il justifié.
- Mais avec qui alors ? ”
Sa réponse pouvait se lire sur ses lèvres. Il avait vraiment très envie de le dire. Il a longuement hésité et j’ai attendu, me demandant si ces longues minutes d’attente allaient finir par modifier mon avenir au sein du Groupe W.
Il n’a pas réussi à le dire.
- “ Bonne nuit Joy ... ” a-t-il simplement conclu en m’embrassant sur le front.
Je suis restée impassible.
- “ Tu ne changeras jamais Largo ... ” ai-je lancé d’une voix tranquille tout en franchissant le seuil de sa porte, me promettant qu’il s’agissait de mes dernières heures supplémentaires au penthouse.
En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai pensé à ces deux hommes, qui avaient tous deux été très importants pour moi, l’un comme l’autre, à leur manière.
Baker m’avait fait découvrir ce qu’était l’amour, la passion, celle qui fait tourner la tête. Sans lui, j’aurais été incapable de la reconnaître quand elle m’est tombée dessus, le jour où j’ai rencontré Largo. Je m’en remémorais chaque détail, un sourire radieux aux lèvres : du Monastère de Sarjevane au jour où j’avais jalousement veillé à sa survie de retour au Groupe W. Et bien sûr son coup de tête quand il avait décidé de me prendre comme garde du corps. Un rencontre explosive et improbable. Un peu à l’image de notre relation.
Pour Baker ça avait été à la fois très semblable et très différent. Tout avait commencé par un homme important en danger et un petit agent de la CIA chargée de le protéger. Baker et son mentor de l’époque, le Sénateur Kingsley, avaient reçu des menaces de morts de terroristes en réponse aux mesures qu’ils prévoyaient de prendre en vue de leur éradication s’ils étaient élus. Pour moi, c’était un boulot comme un autre. Avec mon co-équipier de l’époque, on se contentait de faire notre travail, de les surveiller, de passer le temps à jouer aux cartes quand ils ne se déplaçaient pas, puis de rentrer chez nous le soir, n’y pensant plus.
Mais la mission de routine a pris des proportions incroyables.
Je ne me rappelle plus le moment exact où je me suis mise à l’aimer. Le tout premier contact avait été maladroit, plein de tension. Je l’avais trouvé séduisant, dix ans plus âgé que moi, trente-cinq ou trente-six ans, grand, brun, les yeux sombres perçants et intelligents. Son visage commençait déjà à être marqué par l’écoulement du temps, mais on y voyait encore très nettement les traits d’un ancien “ beau gosse ” du genre à faire s’évanouir les midinettes ... La maturité le rendait bien plus bel homme et j’admets avoir esquissé un sourire à son agréable contemplation, la toute première fois que je l’ai vu.
Et c’est quasiment instantanément qu’il avait commencé à m’agacer. Ayant remarqué que je le dévisageais avec insistance, il avait eu un regard rieur et un sourire narquois s’était dessiné sur ses lèvres. Après avoir étouffé un gloussement moqueur, il m’avait prise par le bras et m’avait soufflé, discrètement, “ retenez un peu vos ardeurs, mademoiselle l’agent de la CIA ... Ca ferait mauvais genre que vous vous jetiez sur moi au lieu de me protéger ... ”. Je lui avais lancé un regard noir et lui, la situation l’avait beaucoup amusé.
Naturellement j’étais folle de rage. Pour qui se prenait-il, cet idiot au sourire en coin, à l’attitude faussement charmeuse ? Baker avait du sentir que s’il voulait me faire marcher, je courrais volontiers. Il s’était alors amusé, pendant une grosse partie de la période où j’étais détachée à sa protection, à me provoquer, à me défier, à créer d’interminables joutes verbales avec moi. Parfois je gagnais, parfois c’était lui qui en ressortait vainqueur. Et je ne pouvais pas le supporter lui et ses airs suffisants quand il lui arrivait de prendre le dessus.
Mais parallèlement, j’aimais ça. Toute ma vie, je n’avais été que la suivante de mon père, je faisais tout ce qu’il me disait, sans protester. Et puis c’était à la CIA que j’avais eu à subir les ordres, toujours et sans cesse. On ne m’avait jamais demandé mon avis, on n’avait jamais fait appel à mon intellect, ni à mes idées. J’étais une simple exécutante, très douée certes, mais je me contentais de me battre, sans toucher à la sphère du stratégique. D’un côté, j’étais fière de ma force. De l’autre, j’aurais aimée être prise plus au sérieux.
Avec Baker, je me suis sentie brillante. Il s’intéressait à moi, lui le politicien alerte et vif, promis à un bel avenir. Il me provoquait pour me faire réagir, pour argumenter, et finalement pour me permettre de lui rabattre son caquet. Ce tempérament de feu dont j’ai fait ma fierté et qui effraie tellement Simon quand je me mets en colère, c’est un peu grâce à Baker que je l’ai peaufiné.
Au fil du temps, la protection dont Baker bénéficiait avec moi, est devenue de plus en plus rapprochée. Entre les disputes, les chamailleries et les provocations, on discutait, vraiment. Il a commencé à lire derrière ma façade de petit soldat toutes ces blessures, toute cette fierté qui dissimulait pas si bien que ça finalement un mal-être et une peur d’être rejetée, notamment par mon père. Et moi, j’ai pu deviner derrière ses airs de politicien désabusé, cynique et suffisant, un homme tout simplement, à qui on avait imposé une conduite, une ligne à suivre et qui s’y tenait, masquant par un faux détachement de gamin capricieux, sa répugnance à renoncer à ses rêves et à sa véritable personnalité.
Et puis un jour on s’est rendu compte qu’on s’aimait.
C’était la fin de ma mission, il avait été élu député et les terroristes qui le menaçaient avaient été arrêtés. Chacun devait rentrer de son côté. Mais, on n’a pas réussi. Sur un coup de tête, on a tout envoyé au diable, mes principes, sa femme, mon professionnalisme, son image.
Ca a duré presque un an.
Un an de promesses, de bonheurs furtifs, d’égarements, de pleurs, de solitude, de disputes et un jour, j’ai accepté une mission d’infiltration en Colombie. C’était un bon prétexte pour mettre fin à notre impasse.
Et pendant cinq ans je ne l’avais pas revu une seule fois.
Et maintenant ?


*********



La “ Clytemnestre ” de Baker
Baker avait une mère possessive. Gloria. Une belle femme, très élégante et très digne dont seuls les vestiges d’une ancienne beauté époustouflante permettait de camoufler ce qu’elle était en réalité : une matrone. Une horrible mégère, de celles qui veillent jalousement sur leur famille, sur leurs enfants (particulièrement leurs fils), et pour le cas de Gloria, sur l’Empire des Brubaker, à la manière d’une ersatz de Madame Kennedy. Je la détestais.
Dès le premier regard, lorsque je l’ai rencontrée, elle m’a mise mal à l’aise. Elle avait cette manière de me percer du regard, comme si elle savait ce qui se tramait entre son fils et moi, alors que notre relation n’en était qu’à ses balbutiements et que l’on cachait avec une certaine dextérité l’attirance montante entre nous deux.
Gloria avait un pouvoir certain sur Baker. Une sorte de complexe d’Oedipe mal réglé, même si pour moi, Gloria était très loin de l’image de mère aimante de la Jocaste antique. Elle me faisait plutôt penser à Clytemnestre, la mère d’Électre, qui après avoir fait tuer son père voulait à présent se débarrasser de son frère. Pourquoi? Pour le pouvoir, pour Égisthe, pour sa vie de femme. Cette Clytemnestre de la mythologie haïssait tellement sa fille et manipulait son fils avec une telle dextérité, qu’à chaque fois que je croisais le regard de Gloria, je voyais en elle une lointaine descendante de cette chimère.
A l’époque, elle avait tiré les vers du nez à son fils d’une facilité déconcertante. Il avait suffi qu’elle discute seule à seule avec lui, quelques jours à peine après m’avoir rencontrée en tant que simple agent de la CIA chargée de sa protection, pour qu’il lui avoue tout. Son étrange attirance pour cette femme qu’il connaissait à peine. Puis son amour naissant. Quand notre liaison a débuté, elle a su, bien entendu. Pourquoi je pense à elle maintenant ? Je l’ignore. Peut-être que je me prépare mentalement à l’idée de la revoir. Peut-être que Baker lui a déjà dit qu’il pensait de nouveau à moi, que les sentiments étaient toujours là ... Et telle que je connaissais Gloria, elle voudrait certainement s’interposer.
Était-ce ma relation avec son fils qui l’avait rendue “ folle ” ou l’était-elle déjà naturellement ? Difficile à dire. Mais elle me haïssait. Notre première conversation en tête à tête avait été éloquente. C’était deux jours après que Baker et moi avions entamé notre liaison. Elle m’avait pris a parte dans la bibliothèque de leur immense demeure. Comme je n’étais plus chargée de la sécurité de Baker, nous déguisions notre relation en amitié. La plupart des gens n’y ont vu que du feu ou ont fait tout comme. Mais Gloria avait été mise au courant par son cher fiston.
Garce, traînée, putain ... Tout y était passé : et oui, elle m’avait insultée, menacée, accusée de mettre en péril l’avenir brillant de son fils, bla bla bla, le trip typique de ces atroces mères possessives. Bon, moi, vous me connaissez, je suis restée stoïque. Voyant que j’étais totalement insensible à ces menaces, elle m’avait juste crié “ ça ne se passera pas comme ça ! ” avant que je ne quitte en claquant la porte cette foutue bibliothèque.
J’avais rejoint Baker qui discutait tranquillement avec l’un de ses frères et je lui avais dit “ amicalement ” que je regrettais de ne pas pouvoir rester plus longtemps avec lui, mon nouvel “ ami ”, mais que j’avais des obligations ailleurs avec d’autres “ amis ”. Alors il m’avait “ amicalement ” saluée et je suis partie.
Le soir, il m’avait retrouvée à mon appartement, et après l’amour, je lui avais parlé de cet incident avec Gloria. Contrairement à ce que je pensais il n’avait pas paru surpris une seule seconde.
6 “ Je sais, ma mère peut être une garce. Mais c’est ma mère. avait-il simplement noté, avant d’éclater de rire.
- Tu trouves ça amusant ? avais-je protesté.
- Assez oui. Elle trouve déjà que Vic est une roulure alors que c’est mon épouse légitime ... Comment voulais-tu qu’elle réagisse avec ma maîtresse ?
- Et que comptes-tu faire ?
- Rien. Elle ne parlera de nous à personne. Trop peur que ça me nuise. Quant à nous, nous allons continuer à nous voir en cachette ... ”
Je me rappelle qu’il m’avait embrassée très tendrement et qu’il s’était allongé sur mon dos, en me murmurant à l’oreille qu’il m’aimait. C’était la première fois qu’il me le disait.
Après, Gloria et moi nous sommes croisées, deux ou trois fois. Elle se contentait de m’ignorer et de me lancer des regards assassins. Mais je savais que dans mon dos, elle continuait à médire sur moi. Baker n’en parlait pas, peut-être pour ne pas me faire de la peine, mais ça m’était égal. Tout ce qui comptait pour moi, c’était lui.
Elle a quand même réussi à m’atteindre, une ou deux fois. D’abord, il y a eu mon père. J’ignore comment ils se sont rencontrés, mais il a su pour Baker et moi. Il m’avait alors traitée d’irresponsable, d’écervelée, que cette liaison ne m’attirerait que des problèmes, qu’il se servirait de moi ... etc. Le plus éloquent avait été le moment où il m’avait reproché d’avoir mal fait mon travail : tomber amoureuse au lieu de le protéger, quelle idiotie ! Ne jamais, jamais mélanger le travail et les sentiments, m’avait-il répété une centaine de fois ce jour-là ... Oui, ça vous rappelle des choses, hein ? Comme quoi, à force de me bourrer le crâne avec ses principes stupides, j’ai fini par les appliquer ...
Mon père n’a jamais eu à proprement parler d’influence dans mes relations avec les hommes. Il y avait juste sa présence qui rôdait autour de moi, comme un fantôme. Il n’était ni pour, ni contre le fait pour moi d’avoir une vie sentimentale, mais à chaque fois, il était surpris. Voire curieux. Pour lui, j’étais un petit soldat, une sorte de machine qui n’était censée, ni réfléchir, ni éprouver des émotions. Il n’était pas contre le fait que j’ai un petit-ami, du moment que je m’acquittais toujours des devoirs qu’il attendait de moi. Mais il trouvait ça inhabituel, presque incongru.
Je me rappelle encore l’expression qu’il avait eu la première fois que je lui avais annoncé que je sortais avec un garçon, je devais avoir dix-sept ans, quelque chose comme ça ... Il lisait son journal, et avait haussé les sourcils.
- “ Pour quoi faire ? ” avait-il demandé.
Je m’étais sentie très bête, parce que je n’avais pas trouvé de raison logique. C’est vrai, pourquoi avais-je ressenti le besoin subitement d’avoir un petit-copain alors qu’avant je n’en avais pas et que je ne me portais pas plus mal ? Pour être comme les autres ? Je ne savais pas quoi lui répondre alors j’avais juste dit :
- “ Pour rien. J’aime bien Peter, c’est tout. ”
Et ce n’était pas faux. J’aimais bien Peter. C’était un beau garçon, plutôt malin et très charmeur. J’avais eu le béguin pour lui pendant des mois et des mois, même une éternité (enfin ça me paraissait être une éternité quand j’étais adolescente), avant qu’il ne me remarque enfin et m’invite à sortir. J’étais folle de joie, tout simplement. Et j’avais raison de l’être, puisque la première semaine avait été géniale : on sortait, on s’amusait, on dansait, on allait au ciné, on flirtait, et il m’avait même présentée à ses copains au bout de deux petites journées, (signe que je devais vraiment lui plaire ... ). Par contre ... La deuxième semaine ...
Pour vous dire la vérité, il n’y a jamais eu de deuxième semaine. Un soir, alors qu’il m’avait ramenée chez moi assez tôt, après une brève mais agréable sortie au ciné (je précise pour les curieux que je n’ai aucune idée du film qu’on était allés voir puisqu’on n’avait pas beaucoup regardé l’écran ...), et qu’il me donnait un baiser d’adieu, je m’étais rendue compte de la boulette que je faisais. J’avais vu filtrer de la lumière du garage, où mon père devait m’attendre pour mon entraînement quotidien. Je n’étais pas en retard, donc il ne m’aurait rien dit, d’ailleurs depuis le départ, tout ce qui avait touché de près ou de loin avec ce fameux Peter lui avait été parfaitement égal, mais je sentais que je n’étais pas à ma place.
Qui essayais-je de tromper, à me comporter comme une fille normale, en flirtant normalement, avec un gentil garçon très normal ? Comment pouvais-je me dire, “ ça y est petite brebis galeuse, tu es rentrée dans le droit chemin ” alors que je m’apprêtais à rejoindre mon père pour qu’il m’initie au Taekwondo et que j’avais annulé un rendez-vous à la patinoire le lendemain après-midi pour me perfectionner au tir ? Qu’est-ce qu’une fille comme moi pouvait apporter à un Peter ou à n’importe quel autre homme ?
Alors j’ai fui. J’ai rompu avec Peter, LE Peter, celui qui m’avait fait rêver pendant des mois et dont je n’osais pas affronter le regard de peur de rougir, après une petite semaine d’une relation au beau fixe qui s’annonçait merveilleuse. Bizarre, non ? Mais je sens que ça vous rappelle quelque chose ... Nick Hornby a écrit “ toutes mes histoires d’amour sont une version bâclée de ma première ”. Et à première vue, ça semble être le cas pour moi. J’aime, je me raisonne, et je fuis. Trois temps, trois mouvements.
Quand j’ai rencontré Baker, c’était aussi un moyen pour moi de conjurer le sort. Je me disais qu’avec lui ça ne se passerait pas comme avec les autres, je m’étais persuadée que je ne m’enfuirais pas avec lui mais que ce serait lui qui me quitterait pour une seule et simple et bonne raison : une femme qu’il ne souhaitait pas quitter. Ca m’arrangeait bien dans un certain sens qu’il préfère rester avec elle, d’ailleurs je ne lui ai jamais posé d’ultimatum, je n’ai jamais exigé de lui qu’il divorce parce qu’au fond je sentais que je le fuirais un jour, comme les autres, et que ça ne valait pas la peine de briser un couple pour ça.
Mais Baker, la preuve que ce type ne faisait jamais ce à quoi je m’attendais et que chaque moment passé auprès de lui apportait son lot de surprises, ne m’a jamais quittée. J’ai été obligée de le fuir lui aussi, comme les autres, le moment venu.
Mais on est restés ensemble un an, record battu. Qui aurait cru que ma relation la plus stable, je l’aurais avec un homme marié ?
Est-ce que ça valait la peine que je me remette à sortir avec Baker pour le fuir à nouveau à un moment ou à un autre ? Je ne lui pas vraiment reparlé, après qu’il m’ait avoué qu’il était amoureux de moi. En définitive, c’était tant mieux : je me voyais mal ne pas lui répondre que je l’aimais moi aussi, car c’était vrai, et c’était tout ce qui me venait à l’esprit quand je pensais à lui. Mais l’admettre ? Non, jamais. J’ai ma fierté.
Largo y a très peu fait allusion. Il devait penser qu’il en avait assez fait. Cela dit, ça ne m’aurait pas déplu, à ce moment précis, qu’il tente quelque chose. J’aurais dit oui. J’aurais même sauté sur l’occasion de ne plus penser à Baker, à mon passé, de ne plus me remettre en question sans arrêt, de ne plus réfléchir. L’obstacle du “ nous travaillons ensemble ” ou du “ tu n’es pas mûr pour une telle relation ” qui me semblait quelques semaines auparavant insurmontable paraissait bien peu de choses comparée à l’idée de tout recommencer avec Baker.
Mais Largo ne faisait rien. Quel idiot ... Je le voyais bien cogiter, m’observer ... Parfois il me touchait, un geste tendre de sa main qu’il passait dans mes cheveux, ou encore il me lançait un de ses regards fiévreux à se faire damner une sainte et qui signifiait clairement “ let’s get it on ” (vous savez, comme la chanson de Marvin Gaye ? ). Bref, il tâtait le terrain, guettait mes réactions. Celles-ci étaient plus que favorables, j’avais très envie de lui, et de tenter le coup. Mais il résistait. Il devait se dire que s’il n’y avait pas eu le retour de Baker, nous serions toujours au point mort lui et moi.
Il n’avait pas tort. Mais quelle importance après tout ? J’avais toujours eu envie d’être avec lui, et lui aussi à sa manière. C’était devenu une sorte de danse entre lui et moi, je veux - je ne veux pas, je ne veux plus - je veux, je veux - je veux mais pas comme ça, etc. Ce qu’il pouvait être obstiné et bouché parfois ... Et sérieusement, ça commençait à m’agacer.
Après une nouvelle journée à le suivre dans tous ses déplacements, où entre deux rendez-vous d’affaires, on se retrouvait seuls à seuls, embarrassé par un lourd silence chargé de toute cette tension sexuelle, je rentrais chez moi, frustrée et de mauvaise humeur. Je n’ai pas vu la grosse cylindrée garée devant mon immeuble, et même si j’y avais fait attention, je n’aurais pas pensé que c’était de la visite pour moi.
Mais quand je suis arrivée à mon palier, j’ai bien vite reconnue cette grande dame habillée avec goût, très bien conservée pour son âge, qui m’attendait en me toisant d’un air pincé.
- “ Ca alors, quelle très agréable et surprenante visite ! ai-je souri d’un air moqueur. Gloria ! Dans mes bras mon ex belle-mère par procuration !
- Croyez-vous que ce soit l’heure pour de pareilles insolences ? a-t-elle répliqué d’un ton sec.
- Vous n’avez pas changé, Gloria. Toujours aussi chaleureuse. ”
J’ai ouvert la porte de mon appartement et y suis entrée. Gloria m’y a suivie sans que je l’invite à le faire.
- “ Mais ne vous gênez surtout pas, entrez !
- Je vais être directe mademoiselle Arden. Je refuse que vous vous approchiez de mon fils. ”
J’ai fait la moue, à la fois parce que notre future conversation m’ennuyait déjà et que je voulais le lui faire savoir, mais aussi par fatigue réelle.
- “ Écoutez Gloria, j’ai eu une très longue journée de travail, alors ...
- Alors contentez-vous de me dire que vous ne reverrez pas Brent et je vous laisserai.
- Brent ! Pouah ! Vous n’aviez pas un goût des plus sûrs pour choisir les noms de vos enfants ...
- Mademoiselle Arden ! s’impatienta Gloria.
- D’accord, je vous le promets!
- Vous mentez.
- Et vous avez trouvé ça toute seule comme une grande ? Bravo Gloria.
- Ce n’est pas un jeu. Vous savez ce qui a coulé Bill Clinton?
- Hum... Voyons voir ... ai-je fait semblant de réfléchir. Peut-être le fait que dans notre très cher pays, personne ne peut accomplir plus de deux mandats présidentiel d’affilée ? Ah mais oui, c’est ça ! Mais je suppose que vous parliez de Monica je-ne-sais-plus-qui ...
- Vous ne devriez pas prendre cette affaire à la légère ! a grondé sèchement Gloria. Vous êtes une plaie, un parasite, et je veux que vous ôtiez votre visage du paysage visuel de Brent.
- Vous n’en avez pas assez de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ? Baker est un grand garçon qui peut se débrouiller sans sa maman. Quant à moi, je le respecte, et je ne ferai rien qui nuirait à sa carrière ou à ses ambitions. Cela m’arrangerait bien moi aussi en ce moment de ne plus le voir, mais vous voyez Gloria, c’est lui qui revient.
- Vous prendriez combien pour lui fermer la porte au nez lorsqu’il reviendra ? ”
J’ai eu un rire nerveux.
- “ La corruption ne marchait pas quand nous étions ensemble. Elle n’aura pas plus d’effet sur moi maintenant. Allez-vous-en !
- Vous n’êtes qu’une putain ! ”
La colère commençant à bouillonner en moi, j’ai préféré prendre le parti de la mettre à la porte, plutôt que celui de laisser exploser mon courroux, qui en certaines occasions, pouvait se révéler dévastateur.
- “ Si j’étais une putain, j’aurais pris l’argent voyez-vous ? Maintenant dehors ! ai-je tonné d’un air sans appel.
- Je vous jure qu’un jour je vous aurai ! s’est contentée de grogner Gloria.
- Bien sûr, essayez toujours, ça pourrait être drôle. Mais pas trop d’acharnement je vous prie. Je n’ai pas pour habitude de frapper les vieilles dames !”
Je lui ai claqué la porte au nez. J’étais tremblante de rage. S’il y avait une chose que je détestais, c’était qu’on me donne des ordres et qu’on me prenne pour ... ce type de personnes, lâche, corruptible, égoïste. C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. La petite tentative minable de Gloria pour m’éloigner de Baker avait eu l’effet contraire sur moi. Au lieu de renoncer à lui, j’avais de moins en moins envie de l’abandonner, de le laisser seul à son sort, pris dans les tentacules géantes de ce système, dont il était prisonnier malgré lui depuis des années. Et je me rappelais avec tendresse qu’à une époque, j’étais sa bouffée d’air frais, celle qui le faisait sourire à la vie.
Il a fallu que je me fasse violence pour ne pas l’appeler et lui dire de venir.
J’étais prête à craquer.


*********