Joy & Mr B.



Aveugle
Comment j’en suis arrivée là ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Ce n’est pas que je le regrette ... Oh non, je suis heureuse, vraiment heureuse. J’ai tout ce dont toute femme rêve : un homme dont je suis folle et un enfant à naître. Pourtant je me sens un peu perdue, comme si j’allais sauter dans le vide sans élastique. J’ai peur, je l’admets. Mais c’est une peur si délicieuse ...
Je frappe à la porte de l’appartement de Largo. Aussitôt, j’entends sa voix douce et légèrement éteinte par son éreintante journée de travail s’élever et les battements de mon cœur s’accélèrent. Mon Dieu comment va-t-il le prendre ? Ce n’est pas le genre de nouvelle qu’on peut annoncer comme ça, simplement, entre une tasse de café et une note à signer pour sa secrétaire. Je crains aussi les répercussions sur la petite famille qu’on forme avec Kerenski et Simon. Un congé de maternité prolongé risque de créer un fossé entre nous, avec en conséquence un flottement dans nos liens si particuliers.
Je prends mon courage à deux mains et j’entre. Largo ne lève même pas les yeux vers moi. Charmant. S’il me fait encore la tête, ça ne va pas être facile de lui dire. Tandis que je m’approche de lui, d’un pas faussement assuré et détaché, je ne me pose déjà plus la question de sa réaction. Il le prendra forcément mal.
- “ Largo ? ”
Tiens, il me regarde. Il ne fait plus semblant de ne pas me voir, c’est déjà ça.
- “ Bonsoir. ” dit-il.
Je me détends un peu. Il n’a plus seulement l’air en colère. Il parait un peu triste, gêné. Peut-être se sent-il mal à cause de notre dispute.
- “ J’aimerais te demander quelque chose. ”
Il semble surpris. Il devait s’attendre à ce qu’on reparle de “ ça ”.
- “ Bon, qu’est-ce que tu veux ? trace-t-il en soupirant.
- Je voudrais prendre un congé. ”
Largo me fusille du regard. Apparemment, ma désinvolture face aux événements le met en boule. Je le comprends, j’aurais été pareille à sa place, bouillonnante, folle de rage.
- “ Cette semaine sera calme. Prends-la.
- En fait, j’aurais besoin de plusieurs mois. ”
Là, je crois que je suis passée en tête de sa liste noire en une fraction de seconde. Si je n’y étais pas déjà avant. Alors avant de voir la cocotte-minute Winch exploser, je me décide enfin à être directe et à m’exposer à la foudre. Quitte à prendre un coup de tonnerre, autant y aller carrément.
- “ Largo, je pars en congé de maternité. ”
Grand silence. Je crois que son cœur a manqué un battement. C’eut été dommage qu’il fasse un arrêt car je ne me sens moi-même pas assez d’énergie pour aller le ranimer.
- “ Tu ... Tu veux dire que tu ...
- Oui, je vais avoir un enfant. ”
Je le coupe dans son élan. Bizarrement, je ne veux pas l’entendre le dire. Ca ne lui appartient pas.
- “ Je suis désolée de te planter comme ça, pour la sécurité, je veux dire. Simon pourra assurer l’intérim le temps que tu prennes un nouveau garde du corps. Cela dit, si ça peut t’aider, je connais des noms de personnes très compétentes qui pourraient reprendre mon poste. Mais il est impératif que je parte dès maintenant, je fais un métier à hauts risques et c’est dans les premiers mois de grossesse que je cours le plus de risques de fausse couche.
- Joy, arrête ça ! ” crie-t-il soudain.
Son éclat de voix ne me surprend pas. J’attends la suite des événements.
- “ Joy ... a-t-il dit plus doucement. Tu te rends compte de ce qu’il t’arrive ?
- Je ne sais pas. Ca m’arrive en tout cas.
- Et tu comptes faire quoi ?
- Tu ferais quoi à ma place ? ”
Il ne dit rien. Je crois qu’il est mort de trouille. Et finalement, il me défie du regard et me dit ces trois mots :
- “ Joy, je t’aime. ”
Alors tout s’obscurcit. Je me sens si mal tout d’un coup ... Je ne sais pas si c’est le choc, l’accumulation des émotions fortes ou les hormones qui en ont été à l’origine, mais je suis tombée dans les pommes, purement et simplement.


*********



Le retour de Baker L’histoire a commencé il y a six mois. C’était un mardi, je crois, une journée banale, qui ressemblait à toutes les autres journées. Je ne m’attendais pas du tout à ce qui m’est finalement tombé dessus.
A neuf heures, je suis arrivée au Groupe W, j’ai débarqué dans le bunker où j’ai dit bonjour à Kerenski, qui comme d’habitude, a à peine daigné faire attention à moi, attablé devant son ordinateur. Je m’étais lancée à mes tâches quotidiennes, recherches, recherches, toujours et encore. La routine.
Vers 10 heures, Largo était passé en coup de vent, entre deux réunions, pour nous dire bonjour et boire un café. Il nous a raconté en riant la mésaventure de Simon lors de leur sortie de la veille au soir, dans une de ces boîtes branchées de Soho, où notre pauvre petit Suisse avait pris le râteau de sa vie en essuyant les foudres d’une donzelle déjà conquise l’an passé et qu’il avait par mégarde oubliée dans un des recoins de son esprit désordonné.
Résultat: un bon gros cocard à l’œil, l’arcade sourcilière ouverte par le verre que la furie lui avait écrasé sur la tête et un mal de crâne carabiné, pour une fois, non imputable à l’alcool. Seul point positif de l’histoire : Simon avait pu se faire porter pâle pour rester bien au chaud au fin fond de son lit. Pauvre petite chose ...
Largo, lui, avait passé de son côté une bonne soirée. Sans qu’il ait besoin de donner les détails, j’ai compris : jolie fille - nuit d’ivresse - draps de soie. Depuis le temps, ça m’énervait toujours mais je préférais ne plus y penser. Après tout, j’avais dit stop et je devais assumer les conséquences de ma décision.
Et la journée a continué. Ca s’est seulement gâté le soir, vers 20 heures. Simon s’étant fait porter pâle à cause de sa fierté de mâle bafouée, j’ai dû accompagner Largo à une de ces stupides soirées mondaines qui m’insupportent, et auxquelles il est convié sans arrêt.
Avec Simon, on a un accord tacite pour se partager la garde et la surveillance de notre enfant (comprendre Largo) : je prends tout ce qui est zones de haute tension à sécurité exacerbée, patauge dans la boue, psycokillers et terroristes chevronnés, et Simon prend la jet-set, les soirées mondaines, les boîtes de nuit et les longues débauches avec des jeunes filles en fleur. C’est un partage équitable, même si ça n’en a pas l’air, car Largo prend autant de risques dans les deux situations et Simon et moi avons nos sphères de compétences dans ces domaines respectifs. Ca marche bien, généralement.
Mais pas ce soir-là.
C’était une stupide fête sur un bateau, champagne, caviar, milliardaires, mannequins, actrices, jet-setters et chroniqueurs mondains à la pelle, réunis pour une grande manifestation cérémoniale de décadence. Largo ne se sentait pas pleinement à l’aise dans ce milieu, mais il s’y faisait depuis le temps, à la demande de Monique, de John ou des membres du Conseil, et passait le temps en draguant généralement, ou en faisant le gamin avec Simon.
Simon n’était pas là.
Donc il draguait. Vous avez déjà essayé d’éviter de suivre les péripéties érotiques de votre ex petit ami tout en ne le perdant pas de vue une seule seconde ? Exercice périlleux ... Loué soit le jour où j’ai eu la brillante idée d’accepter d’être garde du corps ... Si j’avais été sa secrétaire ou un truc comme ça, ça aurait été plus facile. Pour lui aussi d’ailleurs : il sentait mon regard qui pesait sur lui et ça l’handicapait sérieusement. Si j’avais eu un regard de furie possessive, ça l’aurait gêné. Et si au contraire, j’avais eu un regard triste de petite fille perdue, ça l’aurait culpabilisé. Je m’étais donc essayée au regard détaché et neutre, mais ça ne fonctionnait pas non plus parce que, mine de rien, Largo tenait à moi et l’absence de réaction le glaçait sur place. Bref : voie sans issue.
Contre mauvaise fortune bon cœur, j’essayais de m’y faire tout en testant un nouveau regard : le “ je vais tuer Simon pour m’infliger ça ! ”. Je me revois encore, marcher de long en large, le regard mauvais, la main crispée sur la bandoulière de mon sac contenant mon précieux revolver et maudissant tout ce que je voyais autour de moi, voire plus. Ce plus est apparu devant moi, au beau milieu de la fiesta, une coupe de champagne à la main et son sourire suffisant aux lèvres.
Baker.
Un de mes pires cauchemars. Charmeur, enjôleur. Dangereux, vaniteux. Mais indispensable. Une vraie drogue : s’attacher à lui entraînait une dépendance, une spirale infernale. J’en avais guéri il y avait longtemps. Du moins le croyais-je. Il a paru surpris de me voir là. Surpris et mal à l’aise. A peine m’avait-il aperçue qu’il jetait un regard paniqué et coupable tout autour de lui, sans doute cherchant à savoir si sa femme était là et avait surpris cet échange de regards. Mais sa femme, Victoria, n’avait rien remarqué et papotait avec l’une de ses amies à l’écart, dans le fond du bateau.
Baker s’est alors risqué à m’approcher, sans me regarder, en venant se servir une assiette de gambas sur le buffet près duquel j’étais postée, dans mon rôle de garde du corps, silencieuse, à l’écart.
- “ Salut ... a-t-il dit, le nez dans ses gambas. Ca va, toi ?
- Ca t’intéresse ? Dernière nouvelle. ”
Il m’a lancé un regard perdu. Il ne s’attendait sans doute pas à un accueil aussi réfrigérant de ma part car de l’eau avait coulé sous les ponts. Et il était tellement maladroit avec les gens ... A se demander comment sa carrière politique ne s’était pas cassée la gueule ... - “ Oh ? s’écria-t-il. Je ... Euh ...
- Oui, ça va ! l’ai-je coupé finalement. Je suis de mauvaise humeur et tu ne cadres pas dans mon paysage, c’est tout.
- Je vois. Il y a donc des choses qui ne changeront jamais. ”
Il s’est tu, ne sachant quoi faire, raide comme un piquet et s’enfournant ses gambas les unes après les autres.
- “ Euh ... Moi ça va ... rajouta-t-il d’un air vaguement perdu et perplexe. Enfin, si ça t’intéresse.
- Pas du tout.
- Ok. ”
Il a hoché la tête et a regardé une nouvelle fois dans la direction de sa femme. J’ai eu une soudaine envie de sourire intérieurement: il était toujours aussi névrosé ...
- “ Et comment va Victoria ? l’ai-je provoqué.
- Très drôle. J’ai toujours adoré ton inénarrable sens de l’humour, il m’a manqué ces cinq dernières années. ”
Touché. Son esprit de répartie s’est réveillé. Cinglant, vif, efficace. B8, en plein dans un de mes vaisseaux de guerre.
- “ Oui, elle va bien, répondit-il finalement. Vic est ... pareille à elle-même, enfin elle est ... Vic.
- En résumé, tu ne peux toujours pas la supporter mais tu restes avec elle. ”
H3. Jolie torpille dans son porte-avion.
- “ J’aime bien ma femme ! a-t-il protesté.
- Moi j’aime bien le chien du voisin, mais je ne l’ai jamais demandé en mariage !
- Tu devrais, ce serait le compagnon idéal pour une chienne comme toi. ”
Regard noir. Il a coulé mon torpilleur, l’enfoiré.
- “ Donne-moi une seule raison pour ne pas prendre mon revolver et te tirer une balle entre les deux yeux qui grillerait ta petite cervelle ?
- Voyons voir ... Les remords, la culpabilité, l’affection pour moi ?
- Essaie encore.
- L’humanité, la loi, la prison ... A défaut, éviter de tâcher de sang et d’éclats de cervelle ta jolie robe hors de prix ... Au fait, depuis quand un agent de la CIA a les moyens de se payer de la haute couture ?
- Je ne suis plus à l’Agence.
- Ah, tu as écouté mes conseils ?
- Je n’ai pas besoin de toi pour savoir ce qui est bon pour moi ...
- Ok, ok ... Pardon, tu es une grand fille, une femme indépendante ... Bla bla bla ... Alors, tu fais quoi dans la vie maintenant, poule de luxe ?
- Je suis la garde du corps de Largo Winch.
- Oui, c’est ce que je disais, poule de luxe. ”
Si j’avais eu sur moi une épée, je l’aurais bien décapité ce sale petit putois arrogant.
- “ Continue, et je me mets à hurler que j’ai couché avec toi quand tu étais un jeune député, déjà marié.
- Tu ne le ferais pas ... sourit-il d’un air suffisant.
- Tu veux parier ? ”
Il m’a souri. Un sourire simple et léger, dénué d’hypocrisie, de provocation, de cynisme. Le genre de sourire qui m’avait fait craquer, au début. Il y avait très longtemps. Un malaise soudain s’est emparé de moi alors que je me rendais compte qu’on se fixait dans le blanc des yeux depuis un moment, sans rien dire, sans faire attention aux paires d’yeux qui pouvaient se braquer sur nous. Hors de question de replonger là-dedans.
- “ On nous regarde ... ai-je marmonné entre mes dents, discrètement, reprenant mes distances.
- Ah oui ? Rien à faire ... a-t-il simplement répondu, en me pénétrant du regard.
- Baker ... ai-je repris d’un ton sévère et froid. Retourne vaquer à tes occupations, avant que je t’étouffe avec ton assiette de gambas. ”
Il a eu un regard très tendre, qui a failli me faire craquer, et il a souri.
- “ D’accord ... a-t-il cédé d’un souffle. Je prends mes distances ... ”
Et il est parti.
Je crois qu’il a quitté la soirée parce que je ne l’ai pas croisé du regard par la suite, ni lui, ni Victoria. J’étais un peu déçue, j’aurais aimé pouvoir l’observer encore une fois, à la dérobée, histoire de me rappeler ce qui avait bien pu me plaire chez lui, au point de me rendre complètement folle. Mais finalement, c’était mieux ainsi, mieux valait que je ne le revoie plus jamais. Il appartenait à mon passé. Et mon présent c’était ...
- “ Joy, tu rêves ? ” Je me suis tournée brusquement vers Largo, assis à côté de moi, au fond de la limousine. A ma grande surprise, il avait décidé de rentrer avec moi à la fin de la soirée et non pas avec la poupée qui lui avait tenu la grappe toute la soirée. Sans doute une hystérique obsédée par son compte en banque à rajouter à la longue liste. Bah, il ne pouvait pas tomber sur une perle à chaque sortie ...
- “ Qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas dit un mot depuis qu’on est parti ?
- Je n’ai rien de particulier à dire ... Tu veux qu’on discute de quelque chose qui t’ennuie ?
- Non, non ... Ca va aussi de mon côté ...
- Bien ... Tant mieux alors ... ”
Largo me fixait dans le noir. Apparemment, il mourrait d’envie de me demander de quelque chose mais n’osait pas, pour une obscure raison.
- “ Tu n’es pas trop ennuyée, ça va ?
- Tu n’es pas resté longtemps, ça a passé vite ...
- Hum. ”
Il a hoché la tête, pas vraiment convaincu par ma réponse. Puis, il a tenté de prendre un air détaché ... (Oh vous ai-je dit que Largo est le pire comédien que je connaisse ? C’est sans doute pour ça qu’il est foncièrement honnête: il ne sait ni mentir, ni cacher ses émotions ... ) Bref, il a tenté de prendre un air détaché et a enfin lancé le sujet de conversation qui l’intéressait.
- “ Je t’ai vue parler avec un type pendant la soirée ... Un ami à toi ? ”
Ah nous y étions ! La raison de sa soudaine nervosité, c’était l’œuvre de cette bonne vieille madame jalousie qui depuis des siècles et des siècles accomplit sa tâche avec une étonnante promptitude et un perfectionnisme à toute épreuve ... En temps normal, sa réaction m’aurait flattée, ou du moins un peu vengée pour toutes les petites nanas qu’il faisait défiler sous mes yeux, mais bizarrement, ce soir-là, j’étais très loin de tout ça, mélancolique, plongée dans les souvenirs.
- “ Non, c’était un type comme ça ... Jamais vu de ma vie. Il m’a draguée et comme il a vu que ça ne marchait pas, il est parti.
- Ah. ”
Je ne sais pas du tout pourquoi je lui ai menti ... Ah si je sais : parce que pendant toute la période où j’avais été la maîtresse de Baker, je n’avais fait que ça, sans arrêt, mentir sur tout, à tout le monde ... Baker était égale à mensonge, CQFD, alors quoi de plus normal que de continuer à mentir ? Bien sûr, Largo n’en aurait pas parlé à sa charmante épouse, pas plus qu’il n’en aurait parlé à la presse pour nuire à sa réputation au sein de son parti, mais je l’ai quand même fait. Je l’ai protégé encore et toujours. Est-ce inscrit dans mes gènes de toujours vouloir protéger les hommes dont je tombe amoureuse ? N’ai-je aucune fierté ?
Peut-être que je ne suis pas assez indépendante après tout. Peut-être qu’en plus de mentir aux autres, je me mens à moi-même. Oui, sûrement, le mensonge m’est tellement familier depuis que je suis toute petite. Le mensonge et la dissimulation des émotions, voilà comment j’ai toujours vécu, comment je vivrai toujours. Et voilà pourquoi je me coltine toujours des histoires d’amour impossibles avec des Brent Brubaker ou des Largo Winch. Pauvre fille ...
- “ C’est bizarre, le visage du mec qui t’a parlé me dit quelque chose ... J’ai l’impression de le connaître ... a continué Largo sur sa lancée.
- Peut-être. Je ne me rappelle plus de son nom. ”
Encore un mensonge. Décidément. En y réfléchissant, je crois bien que c’était la première fois depuis que je connaissais Largo que je lui mentais ... Oui, c’est vrai tiens. La première fois. Il faut dire que contrairement à lui, je suis très douée pour ça: à la CIA, j’en avais même fait ma réputation et j’avais été à bonne école avec mon cher papa. Le mensonge est mon talent caché alors pourquoi hésiter à m’en servir ? Parce que Largo me respecte et a confiance en moi ? Oui, c’est une bonne raison, mais quand on est paumée, on n’a pas besoin d’avoir des raisons pour ce qu’on fait ou ce qu’on dit, ça vient et c’est tout. Et si je décevais Largo, et bien tant pis, c’était fait.
- “ C’est chez moi ... ai-je déclaré alors que la limousine se garait devant mon immeuble. A demain au boulot, Largo !
- Oui, à demain. ”
J’ai quitté la limousine et je suis rentrée chez moi.
Là, vous allez me dire, c’est tout ? C’est à cause de cette soirée de rien du tout que tu as des ennuis jusqu’au cou maintenant Joy ?
Non, en fait il y a eu autre chose.
Une fois chez moi, je me suis changée pour enfiler un boxer et un caraco. Je suis allée me coucher mais j’ai tout de suite compris que c’était une très très mauvaise idée alors pour me détendre, me changer les idées, j’ai décidé d’aller regarder un DVD. Celui du film le Journal de Bridget Jones. Un bon petit film pour célibataires trentenaires désespérées qui ne rencontrent que des déboires sentimentaux avec des salauds pas du tout faits pour elles. L’histoire de ma vie, quoi ! Enfin, à la différence près que Largo, lui au moins, n’était pas un salaud, mais juste un irresponsable volage. Nuance.
Donc, je me suis plongée dans mon film, riant aux facéties de la pauvre Bridget qui débarquait à un brunch, déguisée en prostituée, croyant à tort qu’il s’agissait d’une soirée à thème “ Catins et Curés ” mais qui avait été annulée finalement pour un thème classique, et mon téléphone a sonné. Il était trois heures du matin. J’ai mis la main sur mon téléphone, en faisant rapidement la revue des gens qui pouvaient m’appeler à cette heure du matin. Ca ne pouvait être que le boulot. Pas Simon, parce qu’il tient à la vie, pas Largo parce que je venais de le quitter, donc sûrement Kerenski pour un problème grave.
- “ Allô Kerenski ? Que se passe-t-il ? ”
J’ai entendu un rire à l’autre bout du fil. Pas celui de Kerenski. D’ailleurs il ne rit jamais.
- “ Kerenski, ce n’est pas le nom de ton petit ami j’espère ? ”
Baker.
- “ Comment tu as eu mon numéro de téléphone ?
- Je te signale que je serai le futur gouverneur de la région, j’ai des relations ...
- C’est pas drôle, qu’est-ce que tu veux ? ”
Grand silence. Je crois qu’il ne le savait pas lui-même.
- “ Tu ne m’as pas répondu, Kerenski, c’est ton petit ami ?
- Tu crois que j’appellerai mon petit ami par son nom de famille ?
- Pourquoi pas ? Toi ... Comment tu m’appelais déjà ? Baker ? ”
J’ai eu un sourire, bref, mais je l’admets, je l’ai eu.
- “ Oui, quand on se voyait, tu devais rentrer tôt chez toi, au petit matin, avant le réveil de ta femme. Mais avant de partir tu allais me chercher des croissants chauds chez un boulanger français en bas de chez moi ... Alors je t’appelais Baker. Il fallait bien que je te trouve un nom, tu as toujours détesté ton prénom. Et les “ mon chéri ” ou “ mon cœur ” appartenaient à ta femme. ”
Il y eut un long silence, au cours duquel chacun pensait à ce qui avait été fait et dit pendant la période qu’on était en train d’évoquer. Je n’entendais que sa respiration saccadée à l’autre bout du fil et ça me rappelait les longues heures que je passais à le regarder dormir et à écouter sa respiration et son cœur battre en attendant qu’il se réveille et parte chez lui. Chez eux. Et comme c’était dur ...
- “ Joy ? Tu es toujours là ?
- Oui. ” ai-je répondu.
Ma voix tremblait. J’essayais de le cacher mais j’y avais toutes les peines. D’ailleurs même mes mains qui tenaient le combiné tremblaient.
- “ Qu’est-ce que tu veux ? ai-je réitéré.
- Je voulais t’entendre ... Je ne sais pas pourquoi ... Ca a ressassé pas mal de souvenirs de t’avoir revue ... Je suis parti aussitôt après pour ne pas trop y penser mais ...
- Quoi ? l’ai-je incité à continuer, même si je n’aurais pas dû.
- Mais j’y arrive pas. ”
J’ai fermé les yeux. Mon cœur avait tremblé en l’entendant dire ces simples mots. Et pourtant ce n’était pas grand-chose.
- “ Raccroche. Si ta femme t’entendait ...
- Je ne suis pas chez moi ... Je devais travailler à mon bureau tard ce soir, pour ma campagne. Mais je n’arrivais pas à me concentrer ...
- Mais où es-tu ? ”
Il ne m’a pas répondu. Mon cœur se mit à battre plus fort encore.
- “ Baker, arrête tes conneries, dis-moi où tu es ?
- Je ... Je suis devant ta porte. ”
J’ai lâché le téléphone. Puis, sur la pointe des pieds, je me suis approchée de la porte afin de m’y coller et de regarder par le judas. Il était là, dans le couloir, et poireautait, la mine défaite, hésitant, fébrile, rangeant son portable dans la poche de sa veste. Il a senti que j’étais contre la porte et s’y est collé à son tour, de l’autre côté.
- “ Joy ... Tu veux m’ouvrir ?
- Non ... ” ai-je répondu.
Je l’ai entendu rire.
- “ J’ai traversé le tout New York pour venir ici ...
- C’est pas mon problème ... Et puis, tu es riche, c’est pas un petit trajet en taxi qui va te ruiner ...
- Touché. ”
Quelques instants se sont écoulés, sans que le moindre mot ne soit échangé.
- “ T’as toujours un aussi foutu caractère ... a-t-il finalement soupiré en s’asseyant par terre, dos contre la porte.
- Et toi, tu es toujours aussi arrogant et vaniteux ... ai-je répondu en l’imitant.
- Peut-être, mais tu m’aimais quand même avec mes défauts !
- Tu avais certaines qualités, mine de rien ... ai-je admis.
- Lesquelles ?
- Tu veux pas que je flatte ton ego, non ?
- Joy, tu es la seule femme que j’ai vraiment aimée et qui m’ait vraiment aimé, tu peux me le dire ?
- Hors de question. Je préfère que tu restes seul dans ton malheur ... ”
Baker a éclaté de rire. C’était assez rare chez lui, tout comme moi.
- “ Mais je ne suis pas seul dans mon malheur ma chère ... J’ai une femme, très affectueuse, avec qui je fais l’amour tous les vendredis ...
- Pitié ! l’ai-je interrompu.
- Et puis d’excellents amis ... a-t-il poursuivi. Le sénateur Kingsley, par exemple, j’ai joué au golf avec lui ce matin ...
- Quand comprendras-tu que ta vie est totalement artificielle Baker ? Tu as toujours fait ce que ta mère voulait, sans discuter : ta femme, tes amis, ta carrière politique ...
- Tu oserais me le reprocher ? Toi tu as passé ta vie à obéir à ton père !
- Je me suis émancipée, tu vois ...
- Ah oui ? Tu as quitté une prison pour en rejoindre une autre c’est ça ? Garde du corps ... s’est-il moqué ... Toujours à jouer les gros bras, Joy ...
- Je suis un gros bras ... ai-je protesté.
- Non, moi je te connais, Joy ... T’es qu’un petit bout de femme très vulnérable qui rêverait que quelqu’un prenne soin d’elle. Mais comme tu ne veux pas l’avouer, tu joues les dures ...
- Peu importe ... Tu ne seras jamais celui qui prendra soin de moi. Tu ne l’as jamais été.
- Comment je pouvais l’être ? Tu ne me laissais pas faire ...
- Normal, tu avais déjà une femme, tu te rappelles ? ”
Il ne m’a rien répondu.
- “ Et rien n’a changé. Tu n’as personne dans ta vie ...
- Qu’est-ce que tu en sais ? ai-je aboyé, écœurée qu’il sache toujours lire en moi après tout ce temps.
- S’il y avait quelqu’un, il aurait défoncé cette porte depuis longtemps pour me casser la gueule. ”
J’ai souri. Il avait raison. J’étais là, plantée comme une conne, adossée contre une porte, discutant avec la voix étouffée de Baker, à trois heures du matin. La comédie avait assez duré.
- “ Rentre chez toi, Baker.
- Je pourrais te revoir ?
- Non.
- Alors laisse-moi entrer pour te dire adieu ?
- Non plus.
- Tu es dure avec moi ...
- C’est tout ce que tu mérites.
- Je suis si mauvais ?
- Non, l’ai-je rassuré. Mais tu es un homme faible.
- Ca, c’est faux. De toute ma vie, aussi loin que je m’en souvienne, tu as été ma seule faiblesse, mon seul accident de parcours.
- Merci du compliment. ”
Je l’ai entendu se relever à son tour, dans le couloir de mon immeuble.
- “ Alors je m’en vais ... ”
Une seconde de silence.
- “ Pas même un petit baiser ?
- Baker ! l’ai-je grondé.
- D’accord, d’accord ... Je vais chercher un autre taxi ... Et m’en aller ... ”
J’ai entendu des bruits de pas. Ils s’éloignait de la porte. J’ai collé mon oreille contre celle-ci, et avec un sourire, je l’ai entendu revenir faire demi-tour.
- “ Dis Joy ?
- Quoi ?
- Tu voteras pour moi le mois prochain ?
- Non.
- Quoi ? a-t-il crié, feintant l’indignation. Tu votes républicain maintenant ?
- Ne dis pas de bêtises ...
- Tu sais, a-t-il insisté, je suis peut-être un très mauvais petit ami, mais je suis un excellent politicien ... Et je tiens mes promesses !
- Je sais ... T’as une bonne réputation ... Ok ... Je voterai pour toi. Tu t’en vas maintenant ?
- Oui ... J’ai perdu une amie, mais j’ai gagné une voix. Finalement cette soirée n’a pas été si catastrophique.
- T’es ignoble, ai-je souri. Pars.
- A bientôt.
- Adieu. ”
Puis, plus un son. Il est parti. Soupçonneuse, j’ai à nouveau regardé dans le couloir, plus la moindre trace de lui. Mais il avait laissé quelque chose sur le palier. Je suis sortie, pour ramasser l’objet, son portefeuille. Je me suis relevée et me suis trouvée nez à nez avec lui. Il avait un sourire en coin sur le visage.
- “ Ooops. Je crois que j’ai oublié mon portefeuille.
- Tu n’es qu’une racaille. ”
Il a souri, m’a repris son portefeuille des mains et m’a embrassée. Je ne l’ai pas repoussé. Je ne lui ai pas rendu son baiser non plus. Puis il s’est écarté de moi, un sourire triomphant sur les lèvres.
- “ Voilà, je suis peut-être une racaille, mais j’ai gagné. ”
Je n’ai rien dit. Il a fait demi-tour et il est parti. Il ne s’est rien passé de plus ce soir-là, mais je sentais, en écoutant mon cœur battre la chamade, qu’il s’était déjà en fait passé bien plus.


*********



Soirée à la Convention démocrate
Ma vie a repris son cours. Je n’ai pas eu de nouvelles de Baker. Je ne m’en plaignais pas : tant qu’il ne rappelait pas, tant qu’il ne revenait pas chez moi, ça me simplifiait la vie. Mais je vivais dans la certitude qu’à un moment ou un autre, il reviendrait. Et que se passerait-il alors ?
Largo était particulièrement attentif avec moi, comme s’il sentait que mon esprit était occupé par un autre homme que lui. Il pouvait être tellement déroutant parfois ... J’avais du mal à le suivre ... Notre relation était bien trop compliquée. Au début nous étions proches l’un de l’autre. Trop proche ? Je m’en suis persuadée et j’ai repris mes distances, en bonne professionnelle. Il m’avait laissée faire, sachant qu’essayer de me faire changer d’avis ruinerait notre amitié ou me forcerait à démissionner.
C’était une des questions mystères de ma relation avec Largo. Jusqu’à quel point avait-il envie de moi ? Car il en avait envie, c’était certain. Mais il désirait tout autant que je reste près de lui, au sein de l’Intel Unit. Il oscillait avec hésitation entre sa famille artificielle constituée de Simon, Kerensky, Sullivan et moi, et cette relation insaisissable qui existait entre nous deux. Était il prêt à gâcher l’une pour l’autre ? Non, sûrement pas. Moi non plus d’ailleurs, et c’était la raison pour laquelle on poursuivait notre petit bonhomme de chemin, l’un près de l’autre, entretenant l’ambiguïté de nos rapports, mais ne cherchant jamais à les clarifier.
J’ai toujours été habituée à ne pas écouter ce que me soufflait mon cœur, je me faisais très bien à cette situation. D’ailleurs je l’avais provoquée en allant le séduire après l’incident de Montréal pour me séparer de lui presque aussitôt. Bizarrement le flou total régnant entre nous deux depuis me rassurait : avant j’étais juste folle amoureuse de lui, sans réserves, prête à tout et peinant à camoufler ma jalousie envers ses conquêtes. J’étais très mal à l’aise parce que je n’avais jamais été habituée à subir une quelconque forme de domination. Mais là, tout était différent. Nous étions sur un pied d’égalité, je pouvais même me vanter d’avoir repris l’avantage car je savais pertinemment que si je changeais d’avis sur nous deux, il serait partant pour retenter l’expérience.
Tout dépendait de moi. Cependant, je n’arrivais pas, ou plutôt je n’arrivais plus, à m’imaginer sortir avec lui. Peut-être avais-je pris trop de distances sur notre relation pour ça ou peut-être parce que je savais qu’il n’était pas prêt. Allais-je attendre indéfiniment ? Ou est-ce que je me préparais déjà à en aimer un autre ?
Et c’est comme un signe du destin que Largo a débarqué dans le bunker en nous annonçant à Simon et à moi qu’on devait l’accompagner : il était invité à une soirée au parti démocrate pour soutenir officiellement le candidat Brent Brubaker au poste de Gouverneur de l’État. Et comme Largo appréciait les propositions de mon ancien amant-fantôme en matière de développement, de santé et d’environnement, il comptait bien lui apporter sa voix. Sans mot dire, je suis rentrée chez moi pour me préparer, tentant de ne pas penser à lui, de me concentrer uniquement sur la tache qui serait la mienne au cours de cette soirée. Mais je savais déjà, en enfilant ma robe de soirée bordeaux, que j’allais avoir des problèmes.
Quand nous sommes arrivés à la soirée donnée par la Convention démocrate, j’ai voulu rejoindre tout de suite mon poste de chienne de garde : un coin isolé de la salle de réception, d’où j’aurais une vue panoramique qui me permettrait de veiller sur Largo tout en me faisant la plus discrète possible. Mais Largo m’a retenue par le bras.
- “ Reste près de moi, s’il te plaît ... Je ne suis pas habitué au milieu politique, j’ai besoin d’une présence amie ... ”
J’ai jeté un coup d’œil vers Simon, mais constatant que celui-ci, collé aux basques d’une charmante directrice des relations humaines, ne serait probablement pas pendant cette soirée la présence amie réclamée par notre patron milliardaire, je me suis résignée. Alors j’ai souri à Largo et ai hoché la tête, signe qu’il n’y avait aucun problème. Pour me remercier, il m’a embrassée sur le front, et mon sourire s’est encore élargi. Et oui, ce type d’attention me faisait toujours frissonner un peu partout ...
Un homme grand et élancé, très dynamique, est venu alpaguer Largo, déblatérant un petit discours inintéressant, fait de formules choques, de gimmicks et de mots savants destinés à impressionner Largo, mais qui en réalité n’étaient que du vent. Il s’est présenté comme le directeur de campagne et tenait “ ab-so-lu-ment ” à ce que Largo sympathise au plus vite avec le premier étalon de son écurie ... Comprendre le candidat Brubaker qui avait le vent en poupe dans les sondages.
Largo a hoché la tête à chacune des phrases du trop empressé homme politique, un léger sourire en coin, et m’a proposé son bras galamment tandis que Mr Speedy Gonzalez le guidait à travers la foule vers “ Le ” candidat. J’ai pris une grande respiration et j’ai saisi son bras, me laissant emporter par les mouvements de foule. Dans ma ligne de mire, Baker, un martini à la main, qui discutait avec le porte-parole du parti démocrate, sa charmante femme Victoria faisant le pied de grue à ses côtés, feintant de s’intéresser à ce qui se disait autour d’elle. A une époque, je souhaitais que Baker quitte sa femme pour pouvoir l’épouser. Mais en y repensant, jamais je n’aurais supporté tout ce cirque.
Mr Speedy Gonzalez a déclamé à nouveau un long discours apprêté et inutile pour présenter Largo à Baker. Mes pulsations cardiaques se sont accélérées. Baker, dans son rôle de “ chasseur de voix ”, très à son aise (c’était son domaine) prit un ton enjoué et sympathique : il fallait séduire ce potentiel soutien très important. Il ne m’a prêtée aucune attention. Quand son directeur de campagne lui avait fait part de la liste des invités à la soirée et qu’il avait vu le nom de Largo, il avait tout de suite su que je serai là et s’était préparé à cette rencontre. Mais, moi, en une demie-journée pour m’y faire, ce n’était pas le cas. Et je sentais qu’il profiterait de son avantage sur ce terrain.
La réaction de Largo en serrant la main du “ futur ” Gouverneur ne s’est pas faite attendre. Avec un étonnant sens de la physionomie, il avait tout de suite reconnu en lui le “ type ” qui m’avait draguée pendant cette soirée sur le bateau une semaine auparavant. Il n’a pu feindre le détachement, ce n’était pas le genre d’un homme aussi entier et vrai que Largo, et son regard s’est teinté d’une certaine dureté. Lorsque Baker lui a présenté son épouse Victoria, s’est ajouté à son regard une forme de mépris, de répréhension. Étonnant de la part d’un homme qui ne se gênait pas pour draguer devant moi, sachant pertinemment que j’étais amoureuse de lui.
Avec une légère pointe d’agacement dans la voix, il m’a présentée à Baker et sa femme (ironique, non ? ), comme une amie. J’étais étonnée par le terme “ amie ” au lieu de son “ garde du corps ” usuel ... C’était peut-être sa manière à lui de prévenir toute nouvelle tentative de la part de Baker d’essayer de me séduire. Ca m’a fait sourire, mon regard s’est voilé de quelques étincelles malicieuses.
Des étincelles qui ont fortement déplu à Baker. Il m’a regardée furtivement, m’interrogeant, comme s’il voulait que je lui confirme qu’il y avait bien plus entre Largo et moi qu’une relation professionnelle. Comme pour le défier, j’ai agrippé le bras de Largo et me suis rapprochée de quelques centimètres. J’ai senti Largo se détendre sous ce contact. Il était très tendu depuis le début de cette soirée, et ma présence l’apaisait visiblement.
Baker s’est contenté d’avaler d’une traite ce qu’il demeurait de son verre de martini. Son visage s’était totalement fermé. Il était jaloux.
Victoria était très amicale. Cette femme, je ne l’avais jamais connue autrement qu’à travers ce qu’en déblatérait Baker : une petite fille à papa, trop riche, trop gâtée, trop naïve. Il me répétait tout le temps qu’il l’avait épousée par intérêt, mais je savais qu’il me mentait, pour ne pas me faire trop de peine. Je savais à l’époque où j’étais la maîtresse de Baker, que s’il ne la quittait pas, lui dont la fortune et la réputation étaient déjà faites, cela signifiait qu’il l’aimait un peu, à sa manière. Tout ce que j’avais entendu de leur passé commun, c’était qu’ils avaient grandi ensemble et fréquenté les mêmes écoles privées, les mêmes prestigieuses Universités. Baker ne l’aurait jamais avoué, trop absorbé par son jeu de faux prétentieux cynique, mais j’étais presque certaine qu’il l’avait aimée, à un moment ou à un autre de leur vie, post ou pré mariage.
- “ Alors, depuis combien de temps êtes-vous ensemble ? ” a demandé Victoria d’un ton neutre, mais le sourire aux lèvres.
Réalisant qu’elle parlait de nous, Largo et moi avons échangé un regard mi sérieux, mi amusé, et nous sommes un peu éloignés l’un de l’autre.
- “ Nous sommes amis ... ” ai-je tout simplement répondu.
J’ai jeté un coup d’œil vers Baker. Ma clarification quant à mes rapports avec mon “ patron ” ne le rassurait vraisemblablement pas et ses yeux continuaient à me brûler toute entière. Il s’est tourné vers sa femme.
- “ Vic, tu danses avec ton cher mari ? Le parti nous paie un fabuleux orchestre, pourquoi n’en profiterions-nous pas ? ” lui a-t-il dit.
Elle a souri et ils se sont excusés auprès de nous pour rejoindre les danseurs sur la piste, se fondant peu à peu dans la foule. Mais le regard enfiévré de Baker me hantait toujours.
- “ Quel faux-jeton ... ” a commenté Largo.
Mon visage s’est couvert d’une expression interrogative.
- “ Pardon ?
- Tu ne te rappelles pas de lui ? a-t-il poursuivi. C’est lui qui t’a draguée lors de la soirée sur “ le Princesse ” la semaine dernière.
- Ah oui ? Je ne l’avais pas reconnu ...
- Quand je pense qu’il est marié ... ”
J’ai haussé les épaules.
- “ Tu sais, il avait un coup dans le nez ... Et il n’a pas l’air bien méchant ..
. - Moi ça me met mal à l’aise pour sa femme ... ”
J’ai avalé le contenu de ma coupe de champagne en baissant les yeux, mais ma gorge nouée a difficilement accueilli le breuvage pétillant. Moi qui n’avait jamais fait de cas de ce qu’aurait pu ressentir Victoria en découvrant que j’avais eu une liaison avec son cher et tendre, voilà que c’était la personne la plus inattendue, Largo, qui me faisait la morale sans le savoir.
- “ Oui ... Elle n’a pas l’air d’être au courant des écarts de son mari ...
- Hey ? Je croyais que tu ne buvais jamais pendant ton service ? ” a souri Largo, changeant de sujet.
Perplexe, j’ai examiné ma coupe de champagne. Cela faisait la deuxième que je m’envoyais en moins d’une heure. Grimaçant avec désapprobation pour ma propre conduite, je l’ai déposée sur la plateau d’un serveur qui me frôlait et me suis redressée, signe que je reprenais le contrôle.
- “ J’avais la tête ailleurs.
- Et qu’est-ce qui a bien pu réussir à troubler mon insaisissable garde du corps ? ” s’est enquis Largo sur un ton amusé.
Je n’ai rien répondu. Deux prunelles sombres brûlantes me dévisageaient parmi les couples de danseurs de la réception.
Plus tard dans la soirée, il a réussi à me coincer. Victoria était partie “ se refaire une beauté ” et il pouvait enfin m’aborder tranquillement.
“ Tu me déçois. ” a-t-il dit.
Bam, la bombe est lâchée. Quelle entrée en matière, pas même un petit bonsoir, charmante soirée n’est-ce pas ?
- “ Moi ? Je te déçois ? J’avoue que je serai assez curieuse de savoir pourquoi ...
- Coucher avec son patron n’est pas ce que j’appelle une attitude professionnelle ...
- Qu’est-ce qui te fait croire que je couche avec lui ? ”
Il m’a dévorée du regard.
- “ A une époque je t’ai regardée de la même manière que lui ... Sauf que tant que tu bossais pour moi, tu n’as jamais cédé à mes avances.
- Je ne travaillais pas pour toi Baker, mais pour la CIA qui m’avait exceptionnellement détachée à ta protection rapprochée. Ensuite, si je n’ai pas cédé à tes avances, c’était parce que je te savais marié.
- Ce n’est pas ça qui t’a retenue longtemps.
- Que veux-tu ? J’étais jeune, faible, influençable et ma relation avec toi rendait mon père fou de rage. ”
Il s’est approché dangereusement, encore plus près de moi.
- “ Je veux savoir ce qu’il y a entre toi et Winch ... a-t-il articulé bien clairement pour que je sente toute la tension et la détermination qui se bousculaient en lui.
- Pour te dire la vérité, je n’en sais absolument rien. ”
Il a souri.
- “ Oui, tu n’as jamais rien su dans tes relations avec les hommes. Tu voulais tout et rien à la fois. ”
J’ai interpellé un serveur qui passait près de nous et lui ai pris un verre de martini pour l’offrir à Baker.
- “ Bois ça, mon grand, je te sens un peu tendu.
- Joy, Joy, Joy ... a-t-il marmonné d’un ton réprobateur.
- S’il te plaît, contentons-nous d’avoir une conversation amicale, ai-je répliqué sur un ton amusé. Ca nous changera. Alors ? Tu es bien placé dans les sondages ?
- J’ai trois points d’avance sur mon principal adversaire si tu veux tout savoir.
- Toute mes félicitations ... Tu n’as donc pas besoin du soutien de Largo ?
- Non mais une fois que je serai élu, il pourra m’être utile. Et moi aussi d’ailleurs. - Pas de chance, il ne t’aime pas.
- Tu lui as parlé de notre passé commun ? s’est-il enquis en fronçant les sourcils.
- Oh non, il est juste beaucoup plus malin qu’il en a l’air et a flairé tout autour de toi une odeur de pourriture ... Le sens de l’honneur est très important pour lui. Et un homme marié qui drague d’autres femmes sur des bateaux ... Tsst tsst tsst ...
- Je vois. ”
A ce moment là, comme s’il avait flairé les problèmes, Largo est arrivé, comme un cheveu sur la soupe.
- “ Joy, je te cherchais ... a-t-il lancé en jetant une oeillade suspecte à Baker.
- Je n’étais pas loin. Nous parlions de toi avec Mr Brubaker.
- Vraiment ?
- Oui, il se trouve que vous avez beaucoup de points communs ... ”
Ils m’ont tous les deux fixé d’un air ahuri, comme si je parlais de leur intérêt pour moi.
- “ En matière de politique sociale, je veux dire ... ”
Et un sourire forcé pour la route ...
- “ Joy me disait qu’elle était votre garde du corps ... C’est pour ça que j’envie les milliardaires, ils ont toujours les plus belles femmes, mais je ne savais pas qu’en plus elles se chargeaient de veiller jalousement sur leur sécurité ... a poursuivi Baker sur le ton du “ diplomate qui cherche à se faire des relations ”.
- J’ai de la chance de l’avoir. Mais moi ce que j’admire chez les politiciens, c’est qu’on leur offre une chance d’améliorer la vie de leurs concitoyens ... a décoché Largo sur le même ton.
- Nous en faisons notre sacerdoce ... Même si malheureusement, tous n’ont pas le même dessein. Beaucoup de mes confrères cherchent le pouvoir pour le pouvoir ... ”
J’ai eu un regard affectueux vers Baker. Il avait des défauts, oh ça oui, il en avait même une pelletée. Mais sa tâche d’homme publique était vraiment importante pour lui, il la prenait très au sérieux. Quand je l’ai rencontré, la toute première fois, pour assurer sa sécurité lors des élections à l’investiture de député, je l’ai détesté. Je ne supportais pas ses airs arrogants de fils de bonne famille, trop sûr de lui, trop égoïste, trop ... “ à la Cardignac ”. Et puis j’avais craqué en l’entendant s’enflammer pour ses idées. La politique était la seule chose qu’il ait jamais prise au sérieux, la seule chose pour laquelle il était prêt à se mouiller et à s’engager. Et peu importait ce qu’on pensait de lui : c’était un domaine dans lequel il fallait lui accorder une confiance absolue. Et ses électeurs ne s’y étaient jamais trompés.
Même Largo parut s’en rendre compte. Il l’a incité à parler de ses projets pour New York et son Comté, à ses envies de réforme, et tandis qu’il développait les mesures qu’il comptait prendre une fois élu, de sa verve habituelle, sa voix perdait toute trace d’une quelconque vanité. Il était juste sincère. Et Largo l’a écouté en hochant la tête, devant songer que malgré sa méfiance envers Baker, il devait admettre partager les même opinions que lui.
Alors j’ai compris. J’ai compris qu’ils resteraient en affaire et que c’était officiel et définitif : Baker avait quitté ma vie par la petite fenêtre, et à présent il revenait fièrement, franchissant la grande porte.


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