Ishta
BOSTON
Elle était calme, sereine, beaucoup plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer, étant donné tous les sentiments furieux qui la ravageaient. Elle allait appuyer sur la gâchette et abattre Yago. Mais elle s’arrangerait très bien avec sa conscience. C’était une tueuse professionnelle. Et elle exerçait cette profession avec talent depuis des années à présent. Elle s’était taillée une réputation en or. Elle attisait la curiosité et la fascination de ses commanditaires, comme de ses victimes.
Elle, Ishta, dont personne ne connaissait la vraie nature. Dont tout le monde ignorait la véritable identité. D’ailleurs, elle-même avait oublié depuis longtemps le nom qu’elle portait, enfant. Elle n’était plus que cette tueuse.
Jusqu’à ce qu’elle le rencontre. Il avait changé sa vie. Mais il n’était plus.
Ishta repensa à la mort, à son corps froid qu’elle serrait contre le sien. A la liste, qu’elle avait prise dans l’une des poches de sa veste en cuir avant de s’enfuir en courant pour prendre le premier avion pour Boston.
Yago était le premier nom de la liste. Il y en avait bien d’autres.
Le soleil du mois d’avril lui tapait contre la nuque, avec une assourdissante violence, accentuée par le fait qu’elle se tenait postée sur le toit d’un immeuble de trente étages. C’est pour ça qu’elle aimait les grandes villes américaines, avec tous leurs gratte-ciels : des lieux de siège idéaux pour abattre ses proies. Sa proie allait arriver d’un instant à l’autre. Elle oublia les rayons du soleil qui léchaient sa peau de leurs picotements et se concentra. Elle chargea son fusil à vue d’une seule balle : ce serait bien suffisant.
Elle attendait, vidant son esprit de toutes ses pensées nauséeuses qui la peinaient terriblement, tentant d’oublier le sang séché qui maculait encore son chemisier car elle n’avait pas pris le temps de se changer après l’assassinat dont elle avait été le témoin muet. Une douleur silencieuse hurla en elle et elle ne put empêcher une larme salée de couler le long de son visage. Elle ne pourrait pas faire son deuil tant qu’elle n’aurait pas assouvi sa vengeance. Ils devaient payer.
Elle se vengera.
Elle tuera Yago.
Et elle tuera tous les autres.
Tous jusqu’au dernier, ils paieront.
Au bas de l’immeuble d’en face, une longue limousine se gara. C’était sa voiture. Elle régla la vision de sa lunette et l’attendit patiemment. Yago quitta la voiture, après ses deux gardes du corps. Ceux-ci ne pourraient rien faire pour leur patron. Elle appuya sur la gâchette. Et une soixantaine de mètres plus bas, Yago s’écroula. Elle rangea son fusil et s’enfuit par la porte de service menant au toit de l’immeuble. Personne ne la verrait. Mais elle avait laissé une carte de visite, bien en évidence, sur la corniche du toit, près de la douille. Sa vengeance avait sonné son premier coup.
NEW YORK
GROUPE W
Simon éclata de rire devant la mine défaite de Largo. Le jeune milliardaire s’en offusqua et lança un regard malveillant vers son ami.
- “ Je ne vois pas du tout ce qui te fait rire ! marmonna-t-il.
- Toi voyons ! expliqua le Suisse en riant à gorge déployée. On dirait un gosse !
- C’est sûr que tu t’y connais dans ce domaine, Simon ... intervint Kerensky.
- Ne me gâchez pas mon plaisir, les mecs ! bouda Largo. Je connais la vraie date de mon anniversaire depuis peu, alors, laissez-moi en profiter et le fêter dignement !
- Ce n’est pas une raison pour torturer Joy ... se moqua Simon.
- Personne ne me torture, ok ? protesta Joy. Je suis une grande fille. ”
Largo prit les mains de Joy et la fixa droit dans les yeux.
- “ Ne les écoute pas, ils sont idiots ! Vas-y, dis-moi !
- Non.
- Allez, Joy, s’il te plaît ... la supplia-t-il.
- Hors de question.
- Tu peux oublier ton augmentation alors ... mentit Largo.
- Augmentation ? Quelle augmentation ? sourit Joy, soudainement intéressée.
- L’appât du gain ... Quelle atroce cruauté que la réalité capitaliste ... soupira Kerenski.
- Je te l’avais dit Largo ! s’amusa Simon. Les femmes, il n’y a que l’argent qui les intéresse ! Ce qui explique que tu aies plus de copines que moi !
- Moi, je peux te trouver une dizaine d’autres raisons ... le cassa Kerenski.
- Tu me brises le cœur Georgi ... ”
Joy quitta son bureau et se leva, faisant quelques pas dans la pièce et lançant un regard de défi à Largo.
- “ Je regrette, mon petit Largo, mais tu auras ton cadeau quand JE le déciderai !
- Donne-moi au moins un indice ? Des billets pour un concert ?
- Un strip-tease gratuit ? ” plaisanta Simon.
Pour toute réponse, il reçut un vilain regard noir de la belle.
- “ Ouh ... C’était la blague de trop aujourd’hui ... siffla-t-il, embarrassé.
- Et encore, il n’est que dix heures du matin, soupira Kerenski.
- Bon, peu importe le cadeau que tu me feras ... les coupa Largo dans leurs chamailleries. L’important, c’est que tu viennes faire la fête avec nous vendredi soir et que tu m’accordes une danse ... ”
Joignant le geste à la parole, Largo prit Joy par la taille et la fit valser avec lui, évitant les meubles avec dextérité et adresse, la faisant tournoyer d’une manière aérienne dans l’étroit bunker. Il termina son petit numéro en la renversant en arrière pour plonger son regard dans le sien. La jeune femme riait et il lui rendit son sourire tout en la redressant. Il garda la main sur sa hanche mais fit tout de même une petite révérence sous les applaudissements de Simon devant sa prestation.
- “ Y a pas à dire, t’as de beaux restes pour un mec de trente-cinq ans ! ”
Largo eut un air outré.
- “T’es fou ? Je vais en avoir 30 !
- Mouais, c’est ce qu’on dit ! Coquet, va ! ”
Les amis éclatèrent de rire et n’entendirent même pas le téléphone sonner. Kerenski s’y colla et fit un petit signe à Joy au bout d’une minute.
- “ Joy, c’est le standard du Groupe. Quelqu’un qui t’appelle, une dénommée Rachel Leery. Tu prends ? ”
Joy haussa un sourcil, étonnée.
- “ Euh... Oui. ”
La garde du corps saisit le combiné en fronçant les sourcils, attirant alors l’attention totale de ses amis.
- “ Allô Mme Leery? Cela faisait très longtemps ... dit-elle. Comment va Will ? ”
Joy écouta son interlocutrice et son visage perdit toutes ses couleurs. Elle hocha la tête, bredouillant de vagues mots de condoléances d’une voix rauque. Elle avait l’air vraiment peinée par ce qu’elle entendait. Ses trois amis de l’Intel Unit prirent un air grave, comprenant qu’une personne à qui elle tenait vraisemblablement venait de décéder. Elle marmonna à l’autre bout du fil qu’elle arrivait le plus vite possible et raccrocha.
Elle affronta le regard de ses amis. Ses yeux brillaient, les larmes lui venaient.
- “ Je viens d’apprendre qu’un ami à moi est décédé ... ” leur apprit-elle, la voix légèrement tremblante.
Largo s’approcha d’elle et posa sa main sur son épaule.
- “ Ca ira ? demanda-t-il.
- Je ne réalise pas bien ... ”
Elle prit une chaise et s’y installa, pour reprendre ses esprits.
- “ De qui s’agit-il ? s’enquit Simon.
- William Leery ... Will ... répondit-elle tristement. C’était mon ami d’enfance, il vivait dans la maison voisine quand j’ai grandi à Washington ... ”
Elle fit une pause, laissant les souvenirs l’envahir.
- “ On a fait les quatre cents coups ensemble ... poursuivit-elle en souriant. C’est mon meilleur ami.
- Tu ne nous as jamais parlé de lui ? fit Largo.
- Oui, je sais ... Mais on s’était un peu perdus de vue ... Quand on a fini le lycée, il est entré à l’Université de Berkeley, en Californie. Et moi, avec la CIA, j’ai coupé le contact avec tous mes anciens amis ... Il est devenu journaliste, aux dernières nouvelles il bossait pour le Sun de Los Angeles ... ”
Joy lâcha un profond soupir.
- “ D’après sa mère, il venait de se réinstaller à Washington, depuis un mois ...
- Comment est-il mort ?
- Un crime crapuleux. On a voulu lui voler son fric et sa voiture, le braqueur a perdu son sang-froid et il l’a abattu ...
- Je suis désolé Joy ... ” souffla Largo.
Elle hocha la tête et se leva.
- “ Je ... Je vais aller à l’enterrement ... Il a lieu après-demain, mais j’aimerais parler à sa mère alors ... ”
Elle stoppa et lança un regard triste vers Largo.
- “ Je suis désolée, Largo, je ne serai pas là pour ton anniversaire ... ”
Le jeune homme lui fit signe que ça n’avait aucune importance.
- “ Laisse tomber Joy, lança-t-il, ce n’est pas grave. Tu veux qu’on vienne avec toi ? ”
Elle esquissa un sourire.
- “ Non, je te remercie, mais ça ira ... J’ai besoin d’y aller seule ... ”
Joy prit sa veste et l’enfila.
- “ Écoutez les gars, si je veux prendre le prochain avion pour Washington, j’ai intérêt à partir faire mes bagages maintenant. Vous vous débrouillerez sans moi ?
- Bien sûr, allez file ! ”
La jeune femme salua ses amis et quitta le bunker. Simon lâcha un soupir.
- “ La vache ! La pauvre, pourquoi il lui arrive toujours des trucs aussi tristes ? demanda-t-il.
- J’aurais dû insister pour l’accompagner ... marmonna Largo.
- Sans vouloir te vexer, Largo, l’interrompit Kerenski, tu n’aurais pas été à ta place avec elle, là-bas. Tu ne connaissais pas Will Leery ... Et ça fait partie de son enfance ...
- Ouais, t’as peut-être raison ... soupira le milliardaire. En tout cas, je n’ai plus envie de faire la fête sans elle dans les parages les gars ...
- Moi non plus. .. renchérit Simon. J’espère que ça se passera bien pour elle, là-bas ... ”
WASHINGTON
DOMICILE DE CHARLES ARDEN
Le taxi de Joy stoppa devant l’allée menant à la maison de son père. Elle laissa un billet de dix dollars au chauffeur et quitta le véhicule, son sac de voyage en bandoulière. Elle gravit l’allée rapidement, et eut à peine le temps de sonner à la porte qu’elle s’ouvrit. Son père se tenait sur le seuil, le visage impassible.
- “ Entre ... ” dit-il.
Joy s’exécuta. Elle posa son sac de voyage dans l’entrée et se débarrassa de sa veste en quelques mouvements d’épaules. Elle l’accrocha négligemment au perroquet et eut un sourire mince en direction de son père.
- “ Merci de m’héberger ... Avec tous les congrès qu’il y a dans la région, jamais je n’aurais trouvé de chambre dans un hôtel ... ”
Charles hocha la tête.
- “ Je suis désolé pour le petit Leery. ”
Joy eut un vague rire étouffé.
- “ Le petit Leery ? Il doit ... Devait avoir mon âge ... ”
Charles haussa les épaules.
- “ Pour moi, il restera toujours ce petit gamin trop curieux avec qui tu jouais à m’espionner dans mon bureau ... ”
Joy se mordit la lèvre.
- “ Tu étais au courant de ça ?
- Bien sûr. Je le savais aussi, quand tu te faufilais par la fenêtre de ta chambre, même en consigne, pour grimper au chêne de la maison d’à côté pour aller chez lui et jouer jusque tard dans la nuit.
- Et tu ne m’en empêchais pas ? ”
Charles haussa les épaules.
- “ Essayer de vous séparer tous les deux ? Autant essayer de détruire le rideau de fer à coups de cuillère ... Vous voir toujours traîner ensemble et faire toutes ces bêtises, ça nous désespérait, le Major et moi. ”
Joy sourit à l’évocation du père de Will, un vaillant gaillard de l’armée de terre américaine, ainsi qu’au souvenir de cette époque d’insouciance auprès de Will.
- “ Will et moi étions inséparables ... se remémora-t-elle. Je n’arrive pas à croire qu’il ne soit plus là ... C’est injuste ... Il était si jeune ... Et c’était un homme extra ... ”
Elle leva un regard curieux vers son père.
- “ Tu n’as rien appris sur sa mort ? ”
Charles parut surpris.
- “ Non... J’aurais dû ?
- Je ne sais pas ... Sa mort est si soudaine ... hésita-t-elle. Et il était journaliste, je me rappelle avoir entendu parler d’une affaire où une série de ses articles avait aidé le FBI à démanteler un trafic de matériel électronique de la mafia sud coréenne il y a quatre ans ... Peut-être que ...
- Joy, c’était il y a quatre ans. ”
Joy hocha la tête.
- “ Je sais ... J’ai besoin d’une raison, c’est tout. Il ne méritait pas de mourir. ”
Charles émit une sorte de grognement étouffé.
- “ Si tu es si sûre que sa mort est suspecte, tu n’as qu’à demander à tes chers amis de l’Intel Unit de t’aider à te renseigner. ”
Joy perçut dans le ton de son père une certaine amertume. S’ils avaient fait la paix, il avait toujours du mal à accepter qu’elle ait quitté la CIA et qu’elle travaille pour le Groupe W au lieu de servir son pays.
- “ Papa, je n’ai pas envie de me disputer avec toi ... Pas maintenant alors s’il te plaît ... ”
Charles hocha la tête.
- “ D’accord. Tu connais la maison, je te laisse t’installer. ”
Joy acquiesça, mais avant de se diriger vers son ancienne chambre d’enfant, elle jeta un coup d’œil vers la fenêtre pour observer la petite maison voisine dans laquelle vivait Will et sa famille auparavant. Le grand chêne sur lequel elle grimpait pour le voir en cachette était toujours là, immobile, imposant. Mais Will n’était plus. Tout avait changé.
NEW YORK
GROUPE W
Largo débarqua dans le bunker, la mine fatiguée, regardant sa montre. Il semblait soucieux.
- “ La vache, ils m’on tués ... soupira-t-il.
- Je croyais que la réunion du Conseil devait s’achever à dix-sept heures ? demanda Simon en regardant sa montre qui indiquait dix-huit heures vingt.
- Je le croyais aussi ... répondit Largo d’un air sombre. Et on n’est pas en avance Simon, on a rendez-vous avec Yago tout à l’heure et jamais on n’arrivera à traverser New York en moins d’une demi-heure.
- Yago ? s’étonna Simon.
- Oui, je devais y aller accompagné de Joy, mais comme elle n’est pas là, tu la remplaces ...
- Non, ce n’est pas ce que je voulais dire ... l’interrompit Simon. T’es pas au courant ?
- De quoi je devrais être au courant ?
- Dadan Yago a été assassiné devant son immeuble particulier de Boston ce matin, expliqua Kerenski. Réjouis-toi, ça te fait un trou dans ton emploi du temps ...
- Merde. ”
Largo se laissa tomber sur le fauteuil.
- “ Assassiné ? Mais par qui ? s’interrogea le milliardaire.
- Je te pirate le rapport de police si tu veux ... annonça Kerenski en joignant le geste à la parole.
- Il avait des ennemis Largo ? demanda Simon.
- Je n’en sais rien, je ne lui ai parlé que deux ou trois fois, au téléphone. Il n’avait pas l’air particulièrement sympathique ... Je me méfiais de lui.
- Pourquoi ?
- Il m’a assuré être un ami de Nério.
- Ah dans ce cas, t’as bien fait de te méfier ! s’exclama Simon.
- Ca y est, je suis entré ... les prévint Kerenski. Le rapport ne dit pas grand-chose ... Le tueur était posté sur le toit de l’immeuble d’en face, il n’a tiré qu’une seule balle, du beau calibre. Sans doute un tueur professionnel.
- Des indices sur son identité ?
- Il n’a laissé aucune empreinte, aucune trace d’ADN ... Aucun doute, c’était un pro...
- Un rapport avec le Groupe W, tu crois ? ”
Kerenski haussa les épaules. Puis il fronça les sourcils, intéressé par un détail du rapport.
- “ En tout cas, ce n’est pas un contrat ... marmonna-t-il.
- Qu’en sais-tu ? s’enquit Largo.
- Le tueur a signé son oeuvre : une carte de visite laissée sur les lieux du crime, signée ISHTA.
- Ishta ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Ishta était une déesse sous la civilisation primitive mésopotamienne, expliqua Simon d’un air serein. C’était la Déesse de la Justice, une vengeresse. Le Roi de Babylone, Hammourabi, en créant le premier Code criminel de l’histoire de l’Humanité dans les années 1700 avant Jésus Christ, a fait graver un hommage à cette Déesse sur une stèle, qu’on peut aujourd’hui trouver au Louvre, et où il lui dédie la création de ces lois. ”
Kerenski et Largo scrutèrent Simon d’un air à la fois surpris et interrogatif. Le Suisse haussa les épaules.
- “ J’ai eu une insomnie, l’autre soir. J’ai regardé la Chaîne du Savoir ... expliqua-t-il.
- Une Déesse de la Justice ? reprit Largo d’un sourire en disant long sur son ami qui le surprendrait toujours.
- Ce serait une vengeance contre Yago alors ... réfléchit Kerenski pour lui-même.
- Enquête là-dessus Georgi, décida Largo.
- Hein ? protesta Simon. Larg’, tu trouves pas que tu dramatises parfois ? On ne va pas se mettre à enquêter sur tout ce qui a un rapport avec le Groupe W, on n’en finit pas ! Ton Groupe a des ramifications sur le monde entier ! Et puis en plus, Joy n’est pas là, et je me sens tout nu, moi, quand je vais sur le terrain sans elle ... ”
Largo éclata de rire et eut un geste de compassion pour son ami.
- “ Allez, t’inquiète, elle va revenir ... le rassura-t-il. De toute façon, pas de terrain pour l’instant : on se contente de faire des recherches. Et on verra bien où ça nous mènera, si jamais ça nous mène quelque part ... Quant à moi, je vous laisse, je vais profiter de mon répit inopiné pour éviter les membres du Conseil et faire une petite sieste ... ”
Largo quitta le bunker sous le sourire amusé de Simon.
- “ On ne pourra pas dire qu’il se foule celui-là ...
- C’est toi qui dis ça ? ” le gronda Kerenski.
Simon fit une moue boudeuse et se remit au travail.
WASHINGTON
RESTAURANT “ LE PALERME ”
Francesco déglutit péniblement. Le jeune cadre supérieur napolitain, bardé de diplômes, avait beaucoup de mal à soutenir le regard de son patron, le grand homme d’affaires italien Ghuiglielmo Santo. Celui-ci le toisait sévèrement.
- “ Eh bien Francesco ? Aurais-tu perdu ta langue ? tonna la voix sévère de Ghuiglielmo.
- C’est juste que ... Je me demandais si c’est bien légal de faire ça ... hésita le jeune homme.
- Dadan Yago est mort. Personne ne nous en voudra de nous occuper de certaines de ses affaires.
- Mais monsieur, vous n’avez aucun droit de ... C’est son bras droit qui doit se charger de son entreprise le temps que son successeur soit désigné.
- Son bras droit ? sourit cyniquement Ghuiglielmo. Ne t’inquiète pas pour lui ... Mes hommes de la sécurité sauront bien le persuader d’interférer en ma faveur ...
- Monsieur, comptez-vous le menacer ? s’affola Francesco.
- Petit, tu as encore beaucoup à apprendre sur les affaires. Et je te conseillerais de ne pas poser trop de questions ... poursuivit Ghuiglielmo d’un ton sans appel. Ce serait dommage que tu perdes cette place ... Je crois que ta chère maman handicapée est à ta charge, non ? Contente-toi de suivre mes ordres et il ne lui arrivera rien. Capice ?
- C’est très clair, Monsieur, articula le jeune homme, effrayé.
- Bien ... Excuse-moi. ”
Ghuiglielmo se leva de table pour se diriger vers les toilettes afin d’y satisfaire des besoins naturels. Il referma sa braguette et s’apprêtait à laver ses mains au-dessus du lavabo, lorsqu’il perçut une présence tout autour de lui. Il esquissa un sourire.
- “ Depuis combien de temps êtes-vous là ? demanda-t-il.
- Suffisamment longtemps pour avoir eu le temps de vous tuer trois fois ... ” lui répondit une voix de femme.
Il se tourna vers elle. Il émit un sifflement d’admiration en constatant que la jeune femme qui le tenait en joue avec un revolver à silencieux resplendissait d’une beauté saisissante.
- “ E molto pericoloso ... s’amusa-t-il. Jeune fille, vous pourriez vous blesser avec une arme de ce calibre ...
- Vous ne me prenez pas au sérieux ? dit-elle tranquillement.
- Signorina, vous êtes aux toilettes des hommes à me menacer d’une arme ... Si vous souhaitez qu’on vous prenne au sérieux, peut-être devriez-vous à l’avenir choisir une meilleure technique d’approche.
- Vous ne savez donc pas qui je suis ? sourit la jeune femme.
- Non, et ça m’est complètement égal. ”
La jeune femme retira le cran d’arrêt de son arme.
- “ Si vous comptez sur vos hommes de main pour venir vous sauver, j’ai le regret de vous informer que je me suis déjà occupée d’eux.
- Vraiment ? Vous êtes une menteuse très culottée, je dois l’admettre. Mais mes hommes sont infaillibles, reprit Ghuiglielmo avec assurance.
- Là, c’est vous qui êtes culotté.
- Et bien jeune demoiselle, si l’idée de me tuer vous plaît tant, pourquoi ne le faites-vous pas tout de suite ?
- Pour une raison très simple, mon cher Ghuiglielmo, expliqua la jeune femme. C’est que la vengeance est un plat qui se mange froid ... J’ai envie de savourer ce moment, de voir la peur dans vos yeux. ”
Ghuiglielmo ricana, ne la prenant pas du tout au sérieux.
- “ C’est ce qui m’a le plus manqué, poursuivit-elle, de ne pas voir la peur dans ses yeux, quand j’ai tué Yago. ”
L’italien cessa de rire. Son visage s’était marbré d’une expression de stupeur lorsque la jeune femme avait prononcé le nom de son ancien “ami”. Il écarquilla les yeux.
- “ Vous êtes Ishta ? ” hachura-t-il.
La jeune femme éclata de rire. Elle avait réussi son coup : la terreur luisait dans le regard froid de Ghuiglielmo. Elle ne répondit pas et se contenta d’appuyer sur la gâchette. Le coup partit sans bruit. L’italien tomba sur le sol, tentant de se rattraper au lavabo mais glissant sans y parvenir. Ishta laissa sa carte de visite se poser négligemment sur la veste du mort et se faufila par la fenêtre des toilettes. Un de plus.
WASHINGTON
DOMICILE DE RACHEL LEERY
Joy se rendit chez Rachel Leery, la mère de Will, le lendemain matin de son arrivée à Washington, pour lui présenter ses condoléances. Après la mort de son époux, le Major Leery, et le départ de son fils en Californie, celle-ci avait vendu leur maison familiale, voisine de celle des Arden, pour s’installer dans un appartement à l’autre bout de la ville. Lorsque Rachel ouvrit la porte de chez elle et reconnut Joy, son visage oscilla entre joie et tristesse. Elle prit la jeune femme dans ses bras.
- “ Oh Mon Dieu, Joy ...
- Bonjour madame Leery ... souffla la garde du corps. Je suis vraiment navrée pour Will.
- Vous vous aimiez beaucoup ... Les inséparables ... sourit la mère de Will.
- Oui ... soupira Joy, l’air ailleurs. Mais on ne s’était pas vus depuis si longtemps ... Je pensais souvent à le rechercher, mais avec mon travail ... Et je me répétais sans arrêt que j’avais tout le temps pour ça ...
- Will me parlait souvent de toi ... Lui aussi aurait voulu te recontacter.
- C’est injuste ... ” murmura Joy, la voix rauque.
Rachel Leery acquiesça et bientôt, elle eut les larmes aux yeux. Elle éclata en sanglots, se cachant le visage entre ses deux mains tremblantes. Joy eut l’air navré.
- “ Oh ne me faites pas ça, moi aussi je vais pleurer sinon ... ”
Rachel voulut sourire mais ses larmes reprirent le dessus. Patiemment, Joy la prit par les épaules et la conduisit à son salon où elle l’installa sur son canapé. Elle s’assit près d’elle, tentant de la réconforter.
- “ Je sais que ça doit être très pénible pour vous ... Vous aimiez tellement votre fils ...
- Il avait toute la vie devant lui ... gémit Rachel. Il ne méritait pas de nous quitter si tôt.
- Je comprends ... ”
Joy étreignit la mère de son ami, et celle-ci finit par se calmer, doucement. Elle sécha ses larmes et esquissa un faible sourire.
- “ Oh j’ai une drôle de manière de t’accueillir ... déclara-t-elle d’un air confus.
- Je vous en prie ... Je comprends tout à fait votre peine Madame Leery ... ”
Rachel lui prit la main.
- “ Madame Leery c’était bon pour la petite Joy timide que j’ai connu dans son enfance. Appelle-moi Rachel maintenant, tu veux ?
- Tout ce que vous voudrez Rachel. Alors ? Comment ça se passe ? Ca doit être terriblement dur ? ”
Rachel acquiesça en silence.
- “ C’est dur aussi pour Gail, affirma-t-elle.
- Gail ?
- Sa fiancée. ”
Joy haussa les sourcils.
- “ J’ignorais qu’il allait se marier ...
- Will et Gail se sont rencontrés lors d’un séminaire. C’était pour elle qu’il avait décidé de revenir vivre sur la côte Est. Il venait de lui faire sa demande ... Ils étaient si heureux ... ”
Le regard de Rachel se perdit tristement dans le vide.
- “ Will était fou de bonheur, et il voulait à tout prix te retrouver pour t’annoncer la bonne nouvelle ... Il voulait retrouver ses racines, son amitié avec toi, que tu rencontres Gail et que vous deveniez amies ... Il avait commencé à faire des recherches sur l’endroit où tu avais disparu ... Il m’avait dit que tu étais employée au Groupe W et c’est comme ça que j’ai pu te joindre hier ... ”
Rachel fit une légère pause.
- “ Il avait si bon cœur ... Gail est méconnaissable depuis sa mort. J’ai tellement peur pour elle, elle est désespérée. ”
Les deux femmes furent interrompues dans leur conversation par un bruit provenant de l’entrée. Elles se levèrent et allèrent à la rencontre d’une jeune femme qui entrait dans l’appartement.
- “ C’est Gail ... expliqua Rachel. Viens je vais vous présenter ... ”
Joy suivit Rachel et détailla rapidement Gail : grande, brune et élancée. Elle avait le teint et les traits typés, probablement dus à des origines hindoues. C’était une très belle femme, qui aurait pu être un ange radieux si cette lueur de profonde tristesse et de découragement ne brillait pas au plus profond de ses yeux noirs. Joy sourit en se rappelant son ami, qui réussissait toujours à séduire les plus belles filles lorsqu’ils étaient au lycée ensemble. Il avait autant de succès avec la gent féminine que Largo.
- “ Gail, je te présente Joy Arden. ”
La jeune femme transperça de son regard profond la garde du corps et se força à lui sourire tout en lui serrant la main.
- “ Bonjour ... Will m’avait si souvent parlé de vous et de votre enfance ... ”
Joy hocha la tête.
- “ Toutes mes condoléances. Vous alliez vous marier d’après ce que Rachel m’a dit ? ”
Gail acquiesça d’un signe de tête. La douleur lui tiraillait le visage. Joy en profita pour la scruter plus en détails. Cette femme lui rappelait quelqu’un, une sorte de familiarité étrange. Quelque chose dans sa voix, dans ses gestes, dans son allure générale. Les deux jeunes femmes échangèrent le même regard mêlant attraction, familiarité, colère, haine, désespoir. Peur. Et Joy comprit qui Gail lui rappelait : elle-même.
QUELQUE PART A NEW YORK
Le téléphone sonna. Une jeune femme aux cheveux mi longs blonds platine décrocha et écouta en silence l’interlocuteur. Puis elle se tourna vers un homme installé dans un fauteuil luxueux confortable et plongé dans la lecture du Herald. Agé d’une cinquantaine d’années, ses traits vieillissants ne gâchaient en rien ce qu’il restait de sa séduction, et au regard canaille qu’il lançait à la belle jeune femme, il devait en être parfaitement conscient.
- “ Mr Blair. C’est Rodrigue. ” annonça la jeune femme d’une voix sensuelle.
Mr Blair quitta son fauteuil après avoir négligemment délaissé son exemplaire de journal, pour répondre au téléphone.
- “ Allô Rodrigue ? Que me vaut le plaisir de t’entendre sur ma ligne privée ?
- Ghuiglielmo est mort. Abattu dans son restaurant préféré. ”
Le visage de Blair se voila légèrement.
- “ C’est très regrettable.
- Ca en fait un de plus Blair ! s’énerva la voix de Rodrigue au téléphone.
- Oui, je comprends ton angoisse, Rodrigue. La menace devient sérieuse.
- Cette Ishta devient un problème. Qui plus est, un problème plus important que prévu. Et elle nous connaît. ”
Blair se tut une seconde, réfléchissant calmement à la situation, et lançant de temps à autres des oeillades connaisseuses sur la plastique parfaite de sa charmante assistante.
- “ Comment peut-elle nous connaître ? reprit-il finalement.
- La liste a disparu. ”
Les yeux intelligents de Blair passèrent de la quiétude à la fureur.
- “ Elle s’est procurée la liste ? Pourquoi n’en ai-je pas été informé plus tôt ?
- Nous estimions le risque négligeable ... fit Rodrigue.
- Une fois encore, vous avez très mal estimé ! s’emporta Blair. Il faut nous charger tout de suite d’Ishta, et au plus vite ! Mettons tous nos meilleurs hommes sur l’affaire ! Une tueuse de sa trempe ne passe pas inaperçue ! Et dénichez-moi des réponses, si vous ne voulez pas qu’on vous retrouve suspendu au bout d’une corde ! ”
Blair raccrocha avec violence son téléphone.
- “ La garce ... répéta-t-il. La garce ... ”
WASHINGTON
DOMICLE DE CHARLES ARDEN
Joy nettoyait une assiette, au-dessus de l’évier de la cuisine, songeuse. Après sa brève rencontre avec Rachel Leery et Gail Withers, elle s’était baladée des heures durant dans Washington, dans l’ancien quartier qu’elle avait habité, enfant. Elle avait même fait un crochet par son école maternelle et n’avait pu s’empêcher de sourire en observant deux gamins, leur ressemblant à Will et elle petits, qui s’amusaient dans la cour de récréation. Puis elle était rentrée chez son père, pour dîner. Ils avaient peu parlé. Et plongée dans ses souvenirs, elle faisait la vaisselle, ça l’occupait.
- “ A quoi penses-tu ? demanda Charles, qui l’observait depuis un moment, debout sur le seuil de l’entrée.
- A Gail Withers. Que sais-tu d’elle ? ”
Charles haussa les sourcils.
- “ Rien. Qui est-ce ?
- La fiancée de Will. Je ne lui ai pas parlé longtemps, elle m’a dit qu’elle était Professeur à Georgetown.
- Pourquoi veux-tu de moi des renseignements sur elle ? Tu la suspectes de quelque chose ?
- Non ... bredouilla-t-elle. Non, bien sûr que non ... reprit-elle avec plus de force. J’ai juste eu une impression bizarre en la rencontrant. Comme si ... Comme si elle avait vécu des choses que j’ai moi-même vécu ... Comme si on était pareilles dans un sens ... ”
Charles eut un mouvement de recul.
- “ Vous avez sûrement été les deux femmes les plus proches du petit Leery. Sans vous connaître, vous avez dû vivre des choses similaires avec lui. ”
Joy hocha la tête et son père la laissa seule avec ses pensées. Distraitement, elle rangea les derniers couverts lavés et vida de son eau savonneuse l’évier de la cuisine. Tandis qu’elle essuyait ses mains avec un torchon qui traînait près des armoires de rangement, on sonna à la porte de la maison. Son père étant monté dans sa salle privée pour boire son traditionnel verre de Brandy post dîner, elle se présenta à la porte, jouant les hôtesses occasionnelles. Elle faillit avoir un mouvement de recul, de surprise, en reconnaissant Gail Withers sur le seuil, hésitante, tremblante de froid. Ou de chagrin.
- “ Gail? murmura Joy. Bonsoir, mais vous ...
- Je suis désolée de vous importuner ... la coupa Gail d’une voix déchirante. Mais je ne sais plus où aller ... J’essaie de rester forte devant Rachel mais je n’y arrive plus ... C’est trop dur à supporter seule ... Vous l’avez si bien connu ... Je n’ai personne d’autre à qui en parler ... ”
Joy eut le cœur brisé par la détresse et la fragilité de la femme qui se tenait devant elle, à la fois terriblement embarrassée par ce qu’elle faisait et en demande quasi vitale de soutien et de réconfort.
- “ Entrez ... ” dit simplement Joy en la prenant par les épaules et en refermant la porte derrière elle.
DOMICILE DE CHARLES ARDEN
DEUX HEURES PLUS TARD
Joy servit une nouvelle tasse de thé à Gail. Celle-ci, les yeux rouges d’avoir pleuré et cernés par la fatigue nerveuse, regardait fixement le filet d’eau bouillante infusée qui venait remplir une grande tasse de porcelaine. Elle et Joy avaient parlé. Très longtemps. Gail avait pleuré, s’était excusée, s’était emportée contre ce monde injuste qui lui avait pris l’homme de sa vie, avait à nouveau éclaté en sanglots. Et le tout devant la patience angélique d’une Joy qui se sentait prête à craquer elle aussi.
- “ Je te remercie Joy. Tu as fait plus pour moi que j’en aurais fait en retour ... déclara-t-elle de sa voix rauque brisée par les sanglots qu’elle avait versés.
- T’en fais pas, c’est ma BA. Je ne suis pas habituée à avoir ce genre d’échange avec quelqu’un que je connais à peine ...
- Tu sais, Will m’avait tellement parlé de toi, que j’ai l’impression de te connaître ...
- C’est vrai ? sourit Joy, touchée que son ami ait continué à penser à elle aussi souvent malgré la séparation.
- Oui, il m’a souvent dit que son enfance avait été la période la plus heureuse de sa vie. Et tu en étais un de ses éléments clés. ”
Joy hocha la tête, en signe de compréhension.
- “ Oui, le père de Will les a quittés quand il avait 15 ans. Il l’avait très mal pris à l’époque. Ce jour-là, je m’en rappellerai toute ma vie. On avait un examen en Histoire sur les Pèlerins et comme on avait passé la semaine à ne rien faire et à se passer des vidéos, on n’était pas prêts. Au lieu de se taper une sale note, on avait décidé de faire l’école buissonnière. Le proviseur de notre lycée nous avait fait chercher toute la journée. Et c’est finalement un policier qui nous avait retrouvés. On mangeait des gaufres près d’un stand, en riant, en se racontant des plaisanteries stupides ... Le policier nous avait alpagués, on le connaissait bien, il faisait des patrouilles dans notre quartier lorsque nous étions enfants. Il avait annoncé gravement à Will que sa mère le faisait chercher depuis le matin. Il lui avait demandé de l’accompagner mais Will voulait savoir tout de suite. Il avait fait une crise, comme s’il savait déjà ce qu’on voulait lui annoncer. Et puis il avait serré très fort ma main, pendant que le policier se décidait à lui annoncer la mauvaise nouvelle. Son père avait eu un accident de voiture en rentrant de Virginie où il s’était rendu pour le départ en retraite d’un quelconque Général qui l’avait eu sous ses ordres. Will était tellement malheureux. Ce jour-là, c’est toute son enfance et toute sa joie de vivre qui se sont brisés. ”
Gail, les larmes aux yeux, reposa sa tasse de thé.
- “ Il ne me l’avait jamais raconté.
- Will n’aimait pas parler de ses propres blessures. Il passait des heures à écouter les miennes, quand je lui parlais de ce que mon père me faisait vivre. Mais jamais il ne parlait de ce qu’il ressentait lui. Il me répétait toujours qu’il n’avait pas à se plaindre. Mais je sais que la mort de son père l’avait profondément choqué, comme s’il avait grandi tout d’un coup. C’est à ce moment là qu’on a commencé à s’éloigner l’un de l’autre. Je n’avais jamais eu d’enfance et lui venait de perdre la sienne. On découvrait tristement le monde des adultes et ça ne nous enchantait pas vraiment de le partager. A la fin de nos études, il est parti sur la côte Ouest, à la fois pour s’éloigner de tous ses souvenirs de son père et aussi parce qu’on ne voulait pas vivre notre misérable expérience d’adultes ensemble. Comme pour préserver intacte la période dorée de notre enfance commune. Le lien qu’on avait partagé.
- C’est vrai ... murmura Gail. C’est quand on grandit que la vie devient dégueulasse. Regarde-moi, j’ai à peine trente ans et je viens de perdre le seul homme que j’ai jamais aimé. Et je sens qu’on ne me laissera pas l’occasion d’en aimer un autre. D’ailleurs je n’en ai pas envie ...
- Tu as un regard étrange, Gail. Si triste. J’ai l’impression d’y lire la même chose que dans mes yeux à moi.
- Oui, j’ai eu la même impression quand je t’ai vue chez Rachel ce matin. J’ai eu une longue route, difficile, parsemée d’embûches avant d’en arriver là où je suis. J’ai perdu beaucoup. Pour pas grand-chose. Et Will avait changé tout ça chez moi. Mais c’est fini. Il ne me reste que l’abîme dans lequel j’étais en train de sombrer avant ce jour où il est entré dans ma vie ...
- De sombres abysses ... Froides et pesantes ... compléta Joy, qui ressentait parfois la même chose. Il y a encore deux ans je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie. D’ailleurs je n’avais rien envie d’en faire. Et puis j’ai rencontré des personnes qui m’ont fait remonter la pente, sans même le savoir. Je forme une vraie petite famille avec eux ...
- Eux ?
- Des amis de mon travail. Je bosse comme garde du corps de Largo Winch au Groupe W. ”
Gail avala une gorgée de thé sans rien dire, mais son regard perçant détailla Joy d’un air étrange. Curiosité mêlée d’une certaine colère. Puis, elle reposa sa tasse et tenta de sonder l’âme de sa nouvelle amie.
- “ Ca t’est déjà arrivé, Joy, d’aimer un homme au point d’être prête à mourir pour lui ?
- Oui, répondit Joy sans hésiter.
- Et comment ça s’est terminé entre lui et toi ?
- Mal.
- Alors on a encore plus de points communs que je ne le pensais ... ”
Joy sourit. Mais son cœur pleurait à l’intérieur, tout comme celui de Gail.
GROUPE W
BUNKER
Simon entra dans le bunker, une boîte de beignets tous frais sous le bras. Il eut un sourire en apercevant Largo, installé près de Kerensky, scrutant les informations défilant sur les écrans d’ordinateurs.
- “ Ah Larg’ t’es là ! Tu veux un beignet ?
- Non merci ... Avec Kerenksy, là, on est en train d’éplucher des rapports d’autopsies, alors ...
- Pouah ! ” marmonna Simon d’un air de dégoût.
Il s’installa un peu à l’écart et s’empiffra.
- “ Alors ? T’as eu Joy au téléphone ? demanda-t-il la bouche pleine.
- Pas encore.
- Elle exagère ! gronda Simon. Elle pourrait au moins nous passer un coup de fil pour nous dire qu’elle est bien arrivée, qu’elle va bien ! Cinq minutes au téléphone, ça ne fait de mal à personne ! Comme si on ne s’inquiétait pas pour elle nous ! ”
Largo eut un sourire en coin.
- “ On croirait l’entendre quand elle nous gronde pour nos bêtises !
- Si tu comptes la remplacer, Simon, tu perds ton temps !
- Ah ah ah ! se contenta de répliquer le Suisse. Bon qu’est-ce que vous faites, là, tous seuls à plancher dans le noir, en amoureux ?
- L’affaire Ishta, expliqua succinctement Largo.
- Laissez-moi deviner, il va falloir qu’on se coltine une nouvelle enquête à la Intel Unit ? Avec action et jolies filles ?
- Pas cette fois Simon ... l’interrompit Largo.
- Après enquête, on a découvert que l’assassinat de Dadan Yago n’avait rien à voir avec le Groupe W.
- Pourquoi ? On a coincé le tueur ?
- Non, mais il y a eu un autre meurtre, signé Ishta. D’un dénommé Ghuiglielmo Santo à Washington. Ce mec n’a aucun rapport avec le Groupe W ...
- D’ailleurs, le FBI a été mis sur le dossier et d’après leur profil, il s’agirait de l’œuvre d’un tueur en série, conclut Kerensky.
- Bon, on ne s’en mêle pas alors ? résuma Simon.
- Dans le mile ! fit Largo. Je vous laisse, j’ai un déjeuner d’affaires ... ”
Largo quitta le bunker et Simon s’attela à ses tâches habituelles. Kerensky, quant à lui, l’air dans le vague, contempla les informations sur Ishta qui défilaient sous ses yeux. Cette affaire lui parlait, pour une raison qu’il ignorait. Même si ce n’était pas son boulot, il avait envie d’enquêter. Il trouverait.
LE LENDEMAIN MATIN
CIMETIÈRE WEST HILLS A WASHINGTON
Le vent fouettait le visage de Joy, tendue et mal à l’aise dans son tailleur noir serré à la taille. Elle détestait le costume du deuil, tout comme elle haïssait les cimetières. Enfant, elle avait enterré sa mère. Et depuis, la mort l’obsédait et la terrorisait. Elle voulait s’enfuir en courant, mais elle devait rendre hommage à Will. Lui dire à sa manière qu’elle pensait à lui et qu’elle le pleurait. Et s’il pouvait la voir, il aurait su quel sacrifice cela représentait pour elle de se retrouver parmi cette assemblée, dans cette terre désolée par les morts. Cela l’aurait touché.
Elle n’écouta pas les mots du prêtre. La religion n’était pas une réponse à ses tourments et ne lui avait jamais parlé. Que Will ait rejoint les plus hauts cieux où il trouverait la paix, elle voulait bien l’entendre. Mais ce n’était pas une consolation. Ce n’était rien de plus que quelques phrases abstraites dénuées de sens.
Elle regarda les visages tristes, perdus et hagards des membres de l’assistance. Des amis et proches de Will. Elle en connaissait certains qui hochaient la tête en sa direction lorsque leurs regards croisaient le sien. Mais elle paraissait très loin d’eux, coupée de ce monde-là.
Sans même s’en rendre compte, agissant par automatisme, elle jeta à son tour une poignée de terre sur le cercueil de Will, à la suite de Gail. Elle ne pensa pas à la signification de son geste. Elle n’était pas encore prête pour ça. Puis elle suivit la congrégation jusqu’à l’appartement de Rachel où avait lieu la veillée funèbre.
Une fois là-bas, elle ne sut pas quoi faire. Elle n’avait pas envie de parler, mais elle ne voulait pas s’en aller non plus. Elle détestait toute cette comédie dramatique: pourquoi ne pas laisser les morts partir tout simplement ? Ce n’était pas comme si une fois enterré ils disparaissaient à tout jamais ... Les morts nous parlent quand on veut les entendre. La mère de Joy lui parlait parfois. Et Will viendrait à son tour.
Pour ne pas rester inactive, et s’empêcher de trop réfléchir, elle aida Rachel Leery à accueillir les convives, parlant pour elle lorsque celle-ci se faisait défaillante et ne supportait plus les regards compatissants. En faisant les allers et retours de la cuisine au salon pour y emporter les hors-d’œuvre soigneusement préparés par un traiteur, elle passait à chaque fois devant un portrait de Will ... Il lui semblait que sur ce cliché pris des années auparavant, il souriait pour elle. Et elle se sentait moins triste.
- “ Joy ... ”
Gail venait de poser la main sur son épaule.
- “ Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Joy en scrutant le regard humide de sa nouvelle amie.
- Je n’ai pas la force de rester ... Il faut que je prenne l’air ...
- Tu veux que je t’accompagne ? ” s’enquit Joy en fronçant les sourcils.
Gail étouffa un rictus tordu.
- “ Ne t’en fais pas, je ne vais pas me foutre en l’air. Je vais juste essayer de faire le point. J’étouffe. ”
Joy hocha la tête, signe qu’elle comprenait.
- “ Tu restes pour Rachel s’il te plaît ? lui demanda-t-elle.
- Bien sûr. Je serai là jusqu’à la fin. ”
Gail lui murmura un mot de remerciement et s’en alla, prenant son sac, l’air ailleurs. Joy n’y pensa plus, et comme promis, elle demeura près de Rachel jusqu’à la fin.
GROUPE W
PENTHOUSE
Largo se frotta la nuque en étouffant un profond soupir. Il était tout simplement éreinté, il avait rarement connu de journées plus longues et décourageantes. Comme si tous les membres bien aimés de son adorable conseil d’administration s’étaient entendus pour lui faire vivre un enfer en une seule journée de travail. Lorsque le téléphone sonna, il décrocha et faillit hurler à son interlocuteur de se barrer. Mais il préféra réunir ce qu’il lui restait de diplomatie pour répondre aimablement.
- “ Oui ? Ici Largo Winch.
- Salut Largo. ”
Le jeune milliardaire esquissa un sourire et se réinstalla confortablement dans son fauteuil, tout en lâchant son stylo plume qu’il triturait nerveusement sur son plan de travail.
- “ Joy ... Ca me fait plaisir de t’entendre ... s’exclama-t-il, réellement satisfait.
- Hum ... Si je sais toujours lire entre les lignes, ça signifie, “ je croule sous le travail, j’ai besoin d’aide, au secours ” ?
- Touché ! Tu es la meilleure ... ”
Il l’imagina sourire à l’autre bout du fil.
- “ Alors ? Est-ce que ça va ? s’enquit-il sur un ton plus sérieux.
- L’enterrement a eu lieu cet après-midi. Je viens de rentrer de la veillée funèbre, j’ai aidé la mère de Will à tout ranger et à prendre congé des invités.
- Ca n’a pas dû être facile ...
- Je ne réalise pas sa mort. ”
Un long silence s’installa entre eux deux, perdus dans leurs pensées.
- “ Je pense que je vais rester quelques temps à Washington. Mais si tu as besoin de moi, je comprendrais, je ...
- Prends ton temps Joy, la rassura-t-il d’une voix tranquille. Dis-lui au revoir.
- Merci. ”
Largo se mordit la lèvre, puis ne put s’empêcher bien longtemps de lui dire ce à quoi il pensait.
- “ Je suis inquiet pour toi Joy ... Je n’aime pas te savoir toute seule ... Avec cette épreuve ... Tu ne veux pas que je te rejoigne ? ”
Joy étouffa un rire.
- “ Ce n’est pas à toi de me protéger Largo, c’est l’inverse, tu te rappelles ?
- Joy, s’il te plaît, je veux être là pour toi.
- Tu fais beaucoup, crois-moi. Et je ne suis pas seule. Ne t’inquiètes pas pour moi, tu as déjà bien assez de choses à penser ...
- Tu sais que tu peux toujours compter sur moi ? Si tu as besoin de parler ou n’importe quoi ...
- Oui, je le sais. ”
Elle se tut une minute. Largo pouvait percevoir de temps à autres sa respiration régulière à l’autre bout du fil.
- “ Et comment ça se passe pour vous ? Vous ne faites pas trop de bêtises en mon absence ?
- Rien à signaler ... sourit-il. Mais Simon fait la tête : je te jure, il est pénible, tu lui manques ...
- Que ferions-nous sans Simon ? ... murmura-t-elle pour elle-même.
- Et à moi aussi tu me manques.
- Je ne suis pas à l’autre bout de la planète, pourtant ... s’amusa-t-elle.
- Tu vois ce que je veux dire ...
- Au fait, joyeux anniversaire ... ”
Largo fronça les sourcils.
- “ C’est demain, Joy ...
- Non, il est minuit passé. Techniquement c’est aujourd’hui. ”
Largo jeta un coup d’œil à sa montre qui indiquait minuit passé de quatre minutes.
- “ Alors je suis plus vieux d’un an.
- Tu vois ? Même à une centaine de kilomètres de distance, je suis la première à te le souhaiter ... Record battu ! ”
Largo émit un petit rire et ferma les yeux. Il lui semblait qu’elle était tout près de lui, et que s’il ouvrait les paupières, il la retrouverait assise sur son bureau, à le dévisager avec malice, comme elle le faisait si souvent. Il se demandait ce qu’il ferait s’il l’avait sous les yeux, juste devant lui, à quelques centimètres d’écart. Et il esquissa un sourire.
- “ Largo ? Tu es toujours là ?
- Oui. Je suis un peu fatigué. Je crois que je vais aller me coucher et faire de beaux rêves.
- Moi aussi. A bientôt Largo.
- Joy ? Tu me rappelles ?
- Bien sûr. ”
Un petit clic lui fit comprendre qu’elle avait stoppé là la conversation. Il raccrocha le combiné et se dirigea vers sa chambre, tout en s’étirant, et s’écroula sur son lit, épuisé.
QUELQUE PART EN VIRGINIE
AU MEME MOMENT
Les phares de la voiture éblouirent les ombres inquiétantes et monstrueuses des arbres de la forêt. Ishta quitta le siège du conducteur et jaugea un instant la clairière où elle s’était arrêtée. Cet endroit serait parfait. Une jolie forêt de conte de fées pour les enfants qui se racontent des histoires le jour, et la scène idéale pour le petit théâtre des horreurs dont elle voulait jouer un acte ce soir-là, sous la nuit froide sans étoile qui rendait le bois si inquiétant.
- “ Un bel endroit pour mourir ... ” murmura-t-elle, un rictus tordant son visage.
Elle se dirigea vers le coffre de sa voiture et donna quelques coups de poing sur le capot.
- “ Pas vrai Octave ? ”
Elle ouvrit son coffre et resta un long moment, inquisitrice, penchée au-dessus de la vision jubilatoire d’Octave, ligoté et bâillonné dans sa voiture. Elle eut un regard satisfait à la contemplation de la terreur qui luisait dans le regard de son ennemi.
- “ Vous paierez tous ... ” expliqua-t-elle, comme pour justifier auprès d’Octave sa mort prochaine.
Elle lui arracha son bâillon, un mouchoir enfoncé dans sa gorge qui l’empêchait de crier et de respirer.
- “ Alors Octave ? Prêt pour ta dernière destination ? ”
Octave regarda autour de lui, pris de panique. Il se rendit compte que personne dans cette forêt effrayante ne viendrait l’aider.
- “ J’ai de l’argent, beaucoup d’argent ! Je suis immensément riche ! Je vous donnerai tout mais ne me faites pas de mal ! ” la supplia-t-il en pleurant de terreur.
Ishta eut une moue réprobatrice.
- “ Non ça ne marche pas comme ça Octave. Pour la première fois, ton argent adoré, celui qui t’a fait si puissant, celui par lequel tu as pu imposer ta loi, ne te sera d’aucune utilité. Non Octave. La vengeance n’a pas de prix.
- Je ne vous ai rien fait ! geignit-il.
- Tu as fait bien plus que tu peux te l’imaginer. Tu as créé un monstre. Un monstre qui a besoin de déverser sa fureur à présent. Et tu es le troisième nom sur la liste.
- La liste ? Je vous en prie ... pleura-t-il de plus belle. J’ai peur de mourir ...
- Et l’atrocité de ta mort sera à la hauteur de ta terreur, Octave. ”
Elle renfonça le bâillon dans la bouche de sa victime et l’assomma, afin de s’assurer un peu de tranquillité dans son travail. Elle prit la pelle qu’elle avait déposé dans le coffre, à côté d’Octave, et commença à creuser. Le trou ne devait pas être trop profond, il fallait qu’on retrouve son cadavre, qu’on montre qu’elle s’était vengée et que viendrait le tour des autres. Il fallait qu’on sache qu’ils avaient déchaîné sa rage et son désespoir. Une fois le trou creusé, elle traîna Octave, inerte, à l’intérieur, et le reboucha.
Après l’avoir enterré vivant, elle rangea ses outils dans son coffre, sans plus y penser. Plus elle tuait, plus les sensations qu’elle ressentait il n’y avait pas si longtemps, avant d’abandonner cette vie pour lui, lui revenaient. Le sentiment de puissance, d’immortalité à pouvoir prendre la vie des autres en toute impunité. Elle avait cru pendant un temps s’être dégoûtée d’elle-même mais ce sentiment, elle l’aimait toujours autant, à l’instar de ce goût du sang dans sa bouche, qui la prenait, chacune des fois qu’elle ôtait la vie à quelqu’un, bon ou mauvais. Elle était née dans le sang, quoi de plus normal que de l’aimer ?
Enterré vivant. Oui, c’est une belle mort. Elle n’écoutait plus sa conscience. En avait-elle vraiment eue ? Ou bien s’en était-elle créée une par amour ? Peu importait, la voix de sa conscience s’était tue en même temps que lui.
Oui, ces hommes avaient créé un monstre. Ils devraient payer. Et après, après seulement, elle accepterait le châtiment pour ses crimes.
RÉDACTION DU WASHINGTON POST
LE LENDEMAIN MATIN
Joy tapotait des doigts nerveusement sur le comptoir de l’accueil du Washington Post où elle attendait patiemment que la standardiste ait fini de l’annoncer. Au bout d’un instant, la jeune femme, probablement une étudiante se faisant un peu d’argent à mi-temps, lui indiqua l’ascenseur et le cinquième étage où l’accueillerait Scott Hawkins, le stagiaire de Will Leery au célèbre journal d’investigations.
Elle s’exécuta, repensant à la conversation qu’elle avait eue avec Rachel Leery, la veille au soir, à l’issue de la cérémonie funèbre. Le journal pour lequel Will travaillait depuis à peine quelques semaines les avait prévenus qu’ils avaient rassemblé les affaires personnelles du jeune journaliste et que sa famille pouvait passer les récupérer. Joy s’était proposée spontanément, sachant que Rachel ne se sentirait pas la force de le faire. Et puis la jeune femme avait envie de s’immerger dans l’univers de son ami, comme pour pouvoir le retrouver, tracer sa piste, ses derniers jours, savoir qui il était devenu vraiment.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et presque aussitôt, elle fut abordée par un jeune homme, assez peu sûr de lui, grand et squelettique, au regard fuyant. Il tenta de lui sourire mais n’y parvint pas totalement et Joy remarqua qu’il passait son temps à jouer avec ses mains. Soit il les passait dans ses cheveux roux foncés, soit il se triturait les doigts, ou encore il croisait les bras devant son ventre. Cet homme était probablement un angoissé ou un cyclothymique ...
- “ Venez mademoiselle, je vais vous emmener à son ancien bureau ... ”
Joy le suivit, tout en continuant à se poser des questions sur lui. Elle ne prêta nullement attention aux regards des autres employés du journal, fixés sur elle, mélangeant sympathie et pitié. Le stagiaire s’arrêta près d’un petit bureau en ferraille, au design très moderne, sans âme, et sur lequel trônait un PC à écran plat. Joy l’examina en fronçant les sourcils. Excepté un petit carton rempli d’affaires et de documentations personnelles liées à Will, rien ne laissait présager de ce bureau qu’il avait été occupé par son ami, rien qui ne soit familier, que du néant.
- “ Je ... Vraiment ... Je suis désolé pour Will. Je ... Je vous présente mes sincères condoléances ... ” murmura gravement le stagiaire.
Joy crut percevoir certaines fausses notes dans la voix cérémonieuse de circonstances qu’avait pris le jeune homme. Elle fronça les sourcils et le désarma du regard, comme elle savait si bien le faire.
- “ Rappelez-moi votre nom ?
- Scott. Scott Hawkins madame.
- Vous connaissiez Will depuis quand ? Hum ? Vous êtes un jeune stagiaire, et Will travaillait au Post depuis un bon mois ... Alors ?
- Euh ... Ca faisait une dizaine de jours, m’dame ... ”
Joy hocha la tête. Elle avait tout de suite deviné que quelque chose clochait chez ce type.
- “ Pourtant vous avez l’air bien affecté par sa mort ... ”
Scott pâlit à vue d’œil. Le va et vient de ses mains affolées reprit de plus belle.
- “ On dirait même que quelque chose vous effraie. ” asséna-t-elle, directe, pour jauger sa réaction.
Celle-ci ne se fit pas attendre. Il croisa son regard. Le fait de garder son sang-froid en toutes circonstances lui donnait un avantage certain sur des biens des gens : elle savait lire la peur en eux. Et Scott respirait la peur. Elle prit appui sur le bureau et toisa tranquillement le jeune homme.
- “ De quoi avez-vous peur ?
- Mais ... De ... De rien ... ” balbutia-t-il en regardant autour de lui dans toutes les directions, comme s’il était surveillé par quelque ombre invisible.
Joy hocha la tête.
- “ Sur quoi travaillait Will avant de mourir ? ”
Scott perdit ce qu’il lui restait de couleurs.
- “ Il a eu un accident madame. ”
Le cœur de Joy se serra. Cette simple phrase lui fit comprendre en une fraction de seconde que le décès de son ami n’avait au contraire rien d’accidentel.
- “ Ce n’était pas la question que je vous posais. Mais merci tout de même de l’avoir dit ... ” dit-elle froidement.
Elle savait quel effet elle pouvait avoir sur les gens influençables lorsqu’elle arborait cette attitude. Et elle savait aussi comment l’exploiter au maximum.
- “ J’ai des dizaines de moyens de savoir ce sur quoi il travaillait avant sa mort, alors dites-le moi maintenant, ça m’éviterait de perdre du temps et de devenir désagréable. ”
Scott admira un long moment ses chaussures, et articula quelques mots inintelligibles. Joy fit la sourde oreille.
- “ Pardon ? Je n’ai pas très bien entendu.
- Je regrette madame ... fit-il. Je ne veux pas en parler ...
- Quelqu’un vous l’a fait promettre ?
- En quelque sorte madame. ”
Joy soupira et prit Scott par le bras.
- “ Dites-moi ce qu’on ne vous en voudra pas d’avoir révélé ... murmura-t-elle d’une voix plus douce, plus sensuelle qui le déstabilisa.
- Le ... Will ne m’a pas donné les détails ... On ne se connaissait pas très bien ... Je n’étais qu’un assistant, je faisais des recherches banales pour lui, c’était lui qui était censé en faire des scoops après ... Je ne savais de lui que ce que sa réputation en disait : il savait comment utiliser les informations, leur faire dire ce que personne ne voyait ... Il avait un sacré flair.
- Mais encore ?
- Je sais juste qu’il enquêtait sur une société fictive, qui selon lui, blanchissait de l’argent sale ... Je ne sais rien de plus madame, je vous le promets, même Will ne voulait pas que je m’en mêle ...
- C’était dangereux ? ”
Scott ne répondit rien et se raidit soudainement.
- “ Je ne veux rien dire madame ... C’est tout ce que je sais ... Je ne veux plus en parler ...
- On vous a menacé ?
- Je ne veux plus en parler ! s’obstina Scott, s’empourprant légèrement. Laissez-moi ... ”
Il s’écarta violemment de Joy et traversa la salle de rédaction à grands pas, comme s’il voulait fuir un démon. Le cœur de Joy se mit à battre plus fort. Elle prit le carton d’affaires personnelles de Will et quitta le bâtiment du Washington Post. Tout ne faisait que commencer.
QUELQUE PART A NEW YORK
AU MEME MOMENT
Mr Blair lissa soigneusement la veste de son costume de haute couture hors de prix. Préserver les apparences était nécessaire pour lui, il s’agissait de son dernier bastion de protection lorsqu’il traversait une crise. Et la crise qu’il devait aujourd’hui gérer était particulièrement délicate, l’une des plus délicates à vrai dire. Mais il restait maître de lui-même, laissant ses associés s’affoler à sa place. Il se contentait d’hocher la tête par moments à leurs piques et éclats de voix qui trahissaient leur colère et leur peur. Faussement détendu, préoccupé par son allure, extérieur à ces douloureuses palpitations qui traversaient chacun des membres de l’Assemblée, il attirait tous les regards. On attendait de lui des réponses. Jusqu’à ce jour, jamais leur organisation n’avait vraiment connu de chef, de leader imposant son autorité. Mais s’il les sortait de cette sombre histoire, qui sait, peut-être deviendrait-il le premier, celui qui imposerait sa loi.
- “ On ne peut plus faire confiance à personne ! s’écria Rodrigue. Yago, Ghuigliemo, et maintenant Octave. Tous étaient protégés par nos meilleurs éléments. Et nos enquêteurs n’ont rien trouvé !
- Vous pensez à des fuites Rodrigue ? Au sein même de l’organisation ? demanda une femme.
- Ishta peut être n’importe qui ! Nous n’avons jamais vu son visage ! rajouta un autre homme, gros et rouge, qui avait desserré sa cravate pour mieux respirer, tant cette situation lui pesait.
- Encore une brillante idée que d’avoir fait appel à Ishta la première fois ... Nous n’avions pas besoin des services d’une tueuse non dévouée à notre cause ... ” lança Rodrigue, d’un ton acerbe.
Il paraissait vouloir déstabiliser Mr Blair, jalousant probablement son parfait stoïcisme.
- “ Évidemment que c’était une excellente idée, reprit Blair, placide. Elle a été d’une redoutable efficacité ces dernières années. Et c’est parce qu’elle est la meilleure qu’elle nous élimine les uns après les autres aujourd’hui, sans être inquiétée ...
- Mais on ne peut pas laisser la situation pourrir ! tenta de hurler l’obèse, étouffant un râle. Il faut la retrouver et l’éliminer !
- Nos agents y travaillent ... tenta Rodrigue.
- Ils n’obtiendront aucun résultat ... réfléchit sereinement Blair à haute voix. Ishta a travaillé pour nous, elle connaît nos méthodes. Elle saura les déjouer. Rendons-nous à l’évidence : nous avons besoin d’une aide extérieure. ”
Un murmure de désapprobation et d’agitation traversa leur salle de réunion. Rodrigue fut le premier à persifler.
- “ Encore cette idée insensée ! ”
Blair se mordit la lèvre. Il se savait influent sur les autres membres, mais ils hésitaient face à sa proposition plus que déroutante. Ils n’étaient pas prêts à prendre ce risque. Du moins, pas tant qu’un autre membre disposerait de toute son influence sur eux. Et c’était le cas pour Rodrigue.
- “ Je ne qualifierais pas cette idée d’insensée, Rodrigue ... décocha Blair. Mais plutôt de solution à double tranchant pour résoudre un problème délicat, qui, rappelez-vous en, pourrait tous nous détruire. Il n’existera pas de dénouement satisfaisant à cette crise, vous le savez. L’heure n’est plus à nous camoufler derrière notre confortable anonymat. Elle nous connaît. ”
Rodrigue étouffa un grondement ironique.
- “ Ce serait mettre le loup dans la bergerie, hors de question ! Et puis rien ne dit que ça marchera ...
- Il a les moyens et une équipe fiable, ce qui n’est plus assuré pour nous, vu le climat de paranoïa qui règne dans les rangs ... argumenta Blair.
- Jamais il ne nous aidera ! persista Rodrigue.
- Mais il n’aura pas le choix : lui aussi figure sur la liste ! ”
Ses derniers mots eurent un poids considérable, Blair le savait. Les plus nerveux commençaient à se dérider. Il avait gagné quelques voix. Puis, une femme stoppa d’un geste de la main les murmures qui se chuchotaient aux quatre coins de la pièce tamisée.
- “ Votons ! ” déclara-t-elle.
Sur les onze membres de la réunion, cinq votèrent en faveur de la proposition de Blair. Rodrigue fut la voix qui emporta le rejet de sa résolution.
- “ Bien ... Je crois que tout est réglé ... fit la femme.
- Ce n’est pas ce que je pense ... marmonna Blair.
- Ne discutez pas Blair ... reprit-elle d’un ton autoritaire. Notre choix s’est fixé. ”
Elle marqua une pause.
- “ Nous ne ferons pas appel à Largo Winch. ” asséna-t-elle clairement, sous le sourire triomphant de Rodrigue.
DOMICILE DE CHARLES ARDEN, WASHINGTON
LE SOIR TOMBE
En quittant la rédaction du Washington Post, Joy avait volontairement décidé de ne pas retourner chez Rachel Leery. A la fois parce qu’il commençait à se faire tard, mais aussi parce qu’elle la savait traitée aux antidépresseurs et qu’elle tentait probablement de trouver le sommeil. Et puis, cela lui permettait de pouvoir conserver quelques temps encore les affaires que Will avait laissées à son bureau. Elle feuilleta ses dossiers, espérant dénicher une bribe de commencement d’informations sur la dernière affaire de Will, sur ce qui pouvait bien effrayer autant son assistant et surtout, ce qu’elle redoutait le plus, découvrir des éléments permettant de douter de la mort “ accidentelle ” de son ami. Et si l’homme qui l’avait braqué pour le voler avait appuyé sur la gâchette uniquement parce qu’on le lui avait ordonné ? Ordonné par les même qui intimidaient Scott Hawkins ?
Joy ferma les yeux, une migraine lancinante la prenant soudain. Elle réfléchissait trop et elle avait peur de ce pourquoi elle se triturait les méninges. Sa soif de connaître le fin mot de l’histoire, de faire taire ses doutes, luttait désespérément avec son souhait de laisser Will reposer en paix. Car il le méritait, où qu’il soit au moment même où elle s’épuisait à trouver des réponses, lasse, calée sur la chaise minuscule du petit bureau de sa chambre d’enfant, demeurée intacte.
Elle soupira et feuilleta à nouveau les quelques dossiers de Will, qui n’appartenaient pas au Post et qu’elle avait emportés. Et rien. Rien d’intéressant. Des retranscriptions de conversations avec ses indics, des rapports de police qui se recoupaient, des post it sur lesquels étaient griffonnés des interrogations, des hypothèses peu convaincantes qui ne semblaient avoir été écrites que pour la forme, des noms, des adresses, des numéros, de téléphone ou d’immatriculation ou de sécurité sociale et autres. Rien que du vague, des pistes embryonnaires pour de nouveaux articles à peine germés ou encore de vieux renseignements qui n’avaient jamais abouti à rien.
Rien sur une société fictive. Rien sur du blanchiment d’argent sale. Rien indiquant que Will ait pu se mettre en quelconque situation de danger par son travail. Et si Scott avait menti ?
Joy rejeta cette idée presque aussitôt qu’elle lui était venue : elle savait faire parler les gens, il n’aurait pas pu lui mentir à elle, ce gosse était mort de trouille et mentait comme un arracheur de dents.
“ Will ... Will ... Will ... marmonna-t-elle. Un indice ... N’importe quoi ... ”
Elle regarda pour la énième fois le contenu du petit carton. Il ne lui proposait rien de neuf, hormis ces dossiers inintéressants, des crayons en vrac, une paire de lunettes de soleil cassée, un paquet de chewing-gum, un petit carnet d’adresses, sa carte de vidéo club et un vieux T-Shirt de sport marqué “ J’ai un projet : devenir fou ” ... Joy sourit à ce message, il s’agissait d’une pique acerbe lancée un jour par le grand Fiodor Dostoïevski dont Will avait lu tous les bouquins. Elle se rappelait encore le regard exalté qu’il lui avait lancé un matin, au lycée, après qu’il ait passé tout un week-end à dévorer “ Les Frères Karamazov ” : la première pierre de sa grande période russe. Il avait même appris la langue et passé un an à Moscou pendant ses études supérieures. En y repensant, ce fin joueur d’échecs qu’il était aurait très bien pu s’entendre avec Kerensky...
Puis son attention fut attirée par un livre. “ La vérité avant-dernière ” de Philip K. Dick, perdu là, parmi ses affaires. Ce livre n’avait rien à faire là, il jurait avec tout le reste, sa grosse couverture reliée, ses pages fines et blanches qui n’avaient probablement jamais été lues. Et surtout, Will détestait les romans d’anticipation ...
Joy examina le livre, sourcils froncés. Elle avait abandonné tous les autres objets pour se concentrer sur celui-là uniquement. Une salve de souvenirs de son enfance lui revint en mémoire, comme quand elle apprenait à Will ses petits trucs d’espion que l’éducation rude de son père lui avait fait découvrir très tôt. Des petits trucs d’espion ...
Elle fouilla dans l’une des poches de sa veste en cuir, laissée en vrac sur son petit lit une place, et en saisit son canif. Puis elle s’installa sur son secrétaire d’antan où elle avait tant sué à se dépêtrer de ses exercices de maths, pour poser le livre bien à plat. Elle sortit la lame de son canif, d’un petit clic, et découpa avec soin un rectangle sur les bords de la couverture, de l’intérieur, suivant des reliefs étranges qu’elle avait deviné en glissant ses doigts dessus. Une fois découpé, elle souleva délicatement le rectangle de carton et découvrit ce que Will avait dissimulé dans la reliure épaisse de ce livre. Une disquette.
Joy la saisit entre son index et son pouce, légèrement tremblante et dubitative. Elle la regarda, sur tous les angles. Aucune étiquette, aucune indication sur sa provenance. Mais elle n’en avait pas besoin : le mystère entourait déjà cet objet. Elle allait se lever pour lire la disquette sur le PC du bureau de son père lorsqu’elle perçut des bruits dans la demeure. On avait sonné à la porte, son père avait ouvert et elle reconnut bien vite la voix de Gail. Elle se dit qu’il valait mieux que la fiancée de Will, trop fragile, ne sache rien de ce qu’elle avait découvert. Elle dissimula, et la disquette, et le carton d’affaires de son ami avant de l’attendre de pied ferme, debout au milieu de sa chambre, tandis que Gail gravissait les escaliers menant à l’étage.
Un instant plus tard la jeune femme apparaissait sur le seuil, l’air hagard.
- “ J’ai besoin de faire une connerie. Je n’aimerais pas être toute seule pour la faire ... ” déclara-t-elle.
Joy haussa les sourcils, perplexe. Gail se contenta de saisir la veste de son amie, toujours sur son lit, et de la lui tendre.
- “ Enfile ça ! ” lui ordonna-t-elle.
Joy s’exécuta.
- “ Où va-t-on ? ”
Un mince sourire se dessina sur le visage triste de Gail.
- “ On va se bourrer la gueule ! ”