GROUPE W
BUNKER

Simon ouvrit le porte du bunker et s’installa à son bureau, sifflotant joyeusement, de fort bonne humeur. Kerensky n’avait pas daigné lever un sourcil vers lui.
- “ Salut Simon, comment vas-tu ? commença à monologuer le Suisse. Moi ? Mais très bien mon cher Georgi. Et toi ? Tout va très bien ... Merci de me le demander ...
- Tu as fini ? ” tonna sévèrement Kerensky.
Simon, faillit sursauter. C’était vrai qu’il agaçait souvent Kerensky, mais la plupart du temps, lorsqu’il soliloquait, le Russe l’ignorait. S’il le rembarrait aussi brusquement, cela devait signifier qu’il était préoccupé.
- “ Bah qu’est-ce qu’il y a Kerensky ? T’as un truc à me dire ? Quelque chose qui va entamer ma bonne humeur ? Parce que j’ai rencontré deux superbes étudiantes et qu’on a rencard tout à l’heure avec elles Largo et moi ...
- Alors il va sans doute falloir que tu annules.
- Oh. ”
Simon, se rapprocha du Russe, de plus en plus intrigué.
- “ Dommage ... Ca aurait fait une superbe soirée d’anniversaire pour Largo ... Elles étaient vraiment canons ces deux filles ... Alors, que se passe-t-il ? ”
Kerensky prit son temps pour parler, à la fois parce que le sujet était délicat et qu’il n’était pas sûr à 100% de ce qu’il avançait.
- “ Je faisais des recherches sur ce double meurtre, à Boston et à Washington, signés Ishta. ”
Simon fit la moue.
- “ Encore cette affaire ? Je croyais qu’on avait abandonné ce truc ?
- Oui mais j’ai préféré continuer, par curiosité, comme je ne suis pas débordé de travail en ce moment.
- Et qu’as-tu trouvé de si alarmant ?
- Il y a eu un troisième mort, un dénommé Octave Caret, un industriel français en voyage d’affaires pour plusieurs semaines en Virginie.
- Bon, et après ? De riches industriels se font décimer, la belle affaire ? Tu as peur que Largo soit le prochain sur la liste ou quoi ? ”
Kerensky lança un regard noir à Simon. Le Suisse pâlit.
- “ Non ne me dis pas que ...
- Non, rassure-toi.
- Alors explique-toi ! ”
Kerensky remit un peu d’ordre dans ses idées et dans ses réflexions avant de se lancer. - “ Comme tu l’as si bien remarqué tout à l’heure, Simon, les trois victimes étaient des hommes d’affaires immensément riches et puissants. Largo ne connaissait que Dadan Yago, mais il y avait fort à parier qu’il aurait fini par rencontrer les autres tôt ou tard.
- Ouais, ils boxent dans la même catégorie que lui en gros ? résuma Simon.
- J’ai voulu déterminer un profil type des victimes d’Ishta, alors je me suis penché sur le CV de Yago, Santo et Caret ... poursuivit Georgi. Et j’ai découvert un autre point commun entre les victimes.
- Lequel?
- Rien. ”
Simon eut un air abruti.
- “ Comment ça rien?
- Il n’y avait rien sur ces types. Tout ce que j’ai trouvé, ce sont leurs actes de naissance, et certains documents officiels liés aux constitutions de leurs sociétés, et de faux comptes en banque déclarant des revenus ridicules par rapport à ce qu’ils doivent gagner en réalité.
- Blanchiment d’argent ? proposa Simon.
- Ca va bien plus loin que ça Simon. Ces mecs sont de vrais fantômes, impossible de percer à jour ce mystère ...
- Tu essaies de me dire quoi au juste Kerensky ? s’inquiéta Simon, sentant venir le coup fourré.
- Voyons voir, des hommes immensément riches et puissants, dont les activités sont occultes et dont tout ce qui les touche de près ou de loin est entouré d’un plus profond secret ? Ca ne te rappelle rien ? ”
Simon se mordit la lèvre, soudain pris de lassitude.
- “ La Commission Adriatique ? ”
Le Russe se contenta de hocher la tête.
- “ Alors je t’écoute ? On fait quoi ?
- On enquête. Les cadavres ainsi que les indices ont tous “ mystérieusement ” disparu après le premier examen post mortem et avant que la police scientifique ait eu le temps de faire correctement son boulot. Des hommes de l’ombre se débarrassent des traces trop gênantes. Nous devons nous rendre sur les lieux du dernier meurtre pour espérer en apprendre plus par nous-même.
- Nous ? ” s’étonna Simon.
Kerensky confirma.
- “ Il est encore trop tôt pour prévenir Largo. On n’est sûrs de rien et tu sais comme il prend les choses trop à cœur dès qu’on lui parle de la Commission ... Et puis c’est son anniversaire, non ?
- Et Joy ? On la fait revenir ?
- Idem, elle n’a pas que ça en tête. ”
Georgi dévisagea Simon, d’un petit regard à la fois amusé et sadique.
- “ Il me semble qu’on va passer un petit moment en tête à tête Simon ... ” déclara-t-il.
Simon grimaça.
- “ Pouah, tu m’excuseras, mais niveau grande blonde, j’ai vu mieux Kerensky !
- Tu devras faire avec, alors ... ”



BANLIEUE DE WASHINGTON
BAR LE BLUE MOON

Joy se sentit vaciller alors qu’un jeune barman, aux sourcils froncés, lui versait le contenu de sa bouteille de whisky dans son minuscule verre.
- “ Vous ne pensez pas avoir assez bu, mesdemoiselles ? demanda-t-il d’un air réprobateur en versant un verre à Gail à son tour.
- Nooooooooooon ! J’aurai assez bu quand je ne sentirai plus aucun poids là ! rétorqua Joy désignant son ventre, en soulevant son pull pour étayer sa démonstration, découvrant ainsi son nombril.
- Il se pourrait que vous tombiez dans un profond coma éthylique avant d’en arriver là ... marmonna-t-il.
- Allons, allons ! Tu ne vas pas perdre bêtement de futures clientes assidues, hum ? Un grand sourire, on fête un mort ! ” articula Gail sur un ton bizarre, à mi-chemin entre l’amertume et une insouciance artificielle créée de toute pièce par les vapeurs d’alcool.
Le barman prit un air grave. Il avait l’habitude de ce genre de clients ponctuels, qui venaient de perdre quelqu’un. Pourquoi se sentaient-ils tous le besoin de boire pour essayer d’oublier l’être cher disparu ? Il n’avait aucune réponse, pas assez de métier derrière lui ... Mais la consigne était claire, il fallait les servir puisqu’à défaut, ils finiraient dans un autre bar, et au moins là, il pourrait les surveiller.
- “ C’est peut-être une raison de plus pour reposer vos verres et rentrer chez vous ... tenta-t-il tout de même de les moraliser.
- Ne fais pas ton rabat-joie, euh ... Jack ... tenta de lire Gail sur le badge du serveur.
- Jett ! rectifia celui-ci en étouffant en soupir.
- Oui, c’est ce que j’ai dit !
- Vous me laisserez au moins vous appeler un taxi quand vous aurez fini ? s’assura-t-il.
- Tout ce que tu voudras mon cœur ! ” promit Joy.
Jett haussa les épaules et retourna vers ses autres clients, tout en surveillant du coin de l’œil ces deux jolies jeunes femmes bien déprimées. Gail oublia Jett aussitôt qu’il eut tourné les talons et saisit son verre en direction de Joy.
- “ Bon ... Mon amie, buvons à Will ! ”
Joy pouffa de rire en essayant de prendre à son tour son whisky de sa main tremblante. - “ On a déjà porté un toast pour Will les quinze autres fois !
- On n’est plus à un près ! ”
Joy confirma avec force d’un signe de tête et les deux femmes, se maintenant du mieux qu’elles le pouvaient raides et droites sur leurs tabourets de bar, portèrent un toast.
- “ A Will ! commença Joy d’un ton plus ou moins solennel dans les circonstances. Qui était le meilleur et le restera pour toujours !
- A Will, le premier qui m’ait fait croire en la nature humaine ! ” approuva Gail.
Les deux amies gravement éméchées engloutirent alors cul sec le contenu de leur verre. Elles les reposèrent en même temps, à grand renfort de bruit, et grimaçant sous le goût amer de l’alcool fort, plus par habitude que par réel effet de répulsion.
- “ Joy ... J’ai une question personnelle à te poser ... fit Gail.
- Vas-y, étant donné mon état, aucune chance pour que je te réponde pas ... s’amusa Joy. - Vous étiez très proches Will et toi, hein ? Vous avez couché ensemble quand vous étiez ado et tout ? Avec les pulsions hormonales qui vous chamboulaient le crâne, hein ? ”
Joy pouffa de rire.
- “ Ah non, on n’a rien fait ! D’ailleurs j’y ai même pas pensé, au lycée, je croyais que j’étais lesbienne ! ”
Gail roula des yeux.
- “ Hein ? ”
Joy étouffa un grognement ironique.
- “ Ouais, en fait j’ai cru ça pendant pas plus de trois jours ... ” rectifia Joy.
Gail éclata de rire.
- “ Et t’es allée vérifiée ?
- Naaaaan ! T’es folle ! En fait, j’étais tellement méfiante envers les hommes à cause de ... Euh ... Merde ... Je sais plus ce que je voulais dire ... Ah si ! Voilà, à cause de mon pôpa je me méfiais de tout ce qui avait un rapport avec le mâle et je rembarrais tous ceux qui me draguaient ... Et c’est cet idiot de Will qui m’a fait la réflexion, un jour, direct, comme ça, il m’a dit “ t’es pt’être lesbienne Joy ! ”. Le con, il m’a vraiment fait peur à l’époque ! ”
Gail riait de plus belle, à tel point qu’elle s’était écroulée sur le comptoir du bar, marquant le rythme de ses gloussements en frappant régulièrement dessus son verre dans un clinquement sonore.
- “ Et ... Et comment tu t’es sortie cette idée de la tête ? demanda finalement Gail en se calmant momentanément.
- Ben ... À mon club de sport, où je m’entraînais à la boxe à l’époque, j’ai croisé un mec, mais un meeeeeeec ! Musclé et tout, sexy ! Il m’a fait du rentre-dedans, et j’ai craqué ! Il s’appelait Jerry ou Jimmy je crois ... Le premier qui ait réussi à briser ma carapace de glace ... Et qu’est-ce que c’était agréable ...
- T’es sortie longtemps avec ce type ?
- Euh ... Environ une vingtaine de minutes, dans les vestiaires du club ... ”
Gail fit la moue.
- “ Je vois ... Pas très romantique pour une première fois ... ”
Joy haussa les épaules.
- “ Dans mon métier, j’ai rarement rencontré de mecs “ romantiques ”. Tu t’imagines, à la CIA, le nombre de fils à sa maman qui s’y tassent ?
- Ouais, j’imagine très bien ... Tous des brutes ou des égoïstes !
- Chez les profs d’université aussi ? ” s’étonna Joy.
Gail la transperça du regard.
- “ Nan, je ne m’accouple pas avec les miens ... Trop de problèmes ... fit-elle sur un ton ambigu.
- Et Will ? On m’a dit que vous vous étiez rencontrés dans une sorte de séminaire ?
- Oui ... marmonna Gail. Il faisait un article sur une conférence à laquelle j’assistais à San Diego ... Et il s’ennuyait comme un rat mort le pauvre ... Je crois qu’un journaliste d’investigations de sa trempe supportait mal d’avoir à écrire des articles d’une banalité aussi déconcertante ... A l’époque il avait des problèmes avec son rédacteur en chef au Sun de L.A. ... Jalousie, un truc comme ça ... Will songeait déjà à démissionner ... Il attendait une bonne occasion ... Et on s’est rencontrés ... Pendant une longue période on se voyait les week-ends et les vacances ... Très rapidement, on n’en pouvait plus de devoir se quitter. C’était un peu tôt, mais nous étions sûrs de nos sentiments ... Il a quitté L.A. et s’est installé ici, avec moi ... ”
Gail se mua dans une profonde expression de tristesse, et Joy, lui prit le bras, en la regardant avec compassion et cherchant des mots réconfortants, comme si elle avait déssoûlé d’un coup.
- “ Tout s’est terminé par une balle. Une seule balle de revolver ... Un mec qui s’est pointé devant lui, lui a demandé son argent et sa voiture. Puis qui a tiré ... J’ai tout vu ... Il sortait de Georgetown, où il m’avait rendue une petite visite surprise ... On avait déjeuné ensemble, et je le raccompagnais à sa voiture ... Je n’ai rien pu faire pour tout arrêter, je n’ai pu que le regarder mourir ... Je n’ai même pas eu la force de courir après ce ... Cet espèce d’enfant de salaud qui s’est enfui, sans prendre le temps de saisir ni l’argent, ni la voiture ... Tout ça pour rien ... ”
Joy pensa à ce qu’elle avait découvert, sur les circonstances suspectes de la mort de Will et l’idée d’en parler à Gail lui traversa l’esprit, comme pour apaiser sa douleur. Pour la justifier. Mais elle se retint bien vite en entendant ces mots dans la bouche de son amie :
- “ Si je le retrouvais, je le tuerais. Je lui ferais sa fête, sans la moindre hésitation ... ”
Joy se sentit glacée sur place. Elle avait entendu toute l’amertume et la haine dans la voix de Gail. Elle savait qu’elle pensait ce qu’elle disait, et plus inquiétant encore, elle la prenait au sérieux. Consciente du silence soudain de Joy et du petit mouvement de recul qu’elle avait perçu un instant plus tôt de sa part, Gail tenta de se détendre et esquissa un mince sourire, qui n’avait rien de spontané.
- “ Je dis ça comme ça ... Je suis paumée ... J’ai dû trop boire ... ”
Joy hocha la tête mais ne répondit rien. Ce n’était pas l’alcool qui lui avait fait dire ces quelques mots.


VIRGINIE FORET DE CAVERN COVE
LE LENDEMAIN MATIN

Simon refermait pour la énième fois sa veste en cuir violette, se croisa les bras pour se réchauffer et commença un va-et-vient en claquant des dents.
- “ Non mais t’es pas fou Kerensky ? Me lever à cinq heures du matin pour aller faire une balade en forêt ! T’es malade, il doit faire moins huit mille degrés ici ! ”
Kerensky eut un regard vaguement amusé vers son turbulent collègue.
- “ Toi, en Sibérie, tu serais un véritable esclave ...
- Ouais, ben fais pas le mec qui a tout vu et tout enduré, parce que blotti vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans ton bunker climatisé l’été et chauffé à bloc l’hiver, je ne crois pas que tu ferais ton fier dans un Goulag ! ”
Kerensky sourit intérieurement. On pouvait penser ce qu’on voulait de Simon, mais au moins il avait un sens de la répartie très sûr ...
- “ Arrête un peu de bavarder pour ne rien dire ... Et puis si tu ne cesses pas ce va-et-vient immédiatement, tu vas finir par effacer les maigres pistes qu’il nous reste ... ”
Simon eut un regard sombre.
- “ J’ai du mal à croire que les flics aient déjà tout mis sous scellés ... Ils ont été rapides, le corps d’Octave Caret n’a été retrouvé qu’il y a six heures ...
- Sept ! Et c’est amplement suffisant pour que des pontes roulant leur bosse pour la Commission fassent disparaître toutes ces précieuses preuves sous scellés ...
- ... que les flics qui ont refusé de nous les transmettre ne pourront jamais utiliser pour mener l’enquête ... compléta Simon. Du coup le FBI se met sur l’affaire ...
- ... Et comme la Commission compte énormément des siens dans leurs rangs, tout sera foutu ... ”
Simon étouffa un grognement ironique.
- “ On finit nos phrases maintenant ... Je crois qu’on passe trop de temps ensemble ... Cette symbiose d’esprit commence à être inquiétante ...
- Désolé de te faire de la peine, mais jamais MON esprit n’accepterait d’entre en symbiose avec l’esprit de qui que ce soit, et surtout pas le tien !
- Les faits sont là Kerensky !
- Et bien MON esprit fait signe au tien d’arrêter d’effacer les traces de pneus si tu ne veux pas qu’il commande à MON poing de s’écraser sur ta petite figure ... ”
Simon leva les mains en signe de rappel au calme.
- “Ok, ok, je ne bouge plus ... Mais la prochaine fois, rappelle-moi d’emmener avec nous une bouillotte ou bien un radiateur portatif ... ”
Kerensky ignora sa dernière remarque et s’accroupit sur le sol, fixant des traces de pneus à moitié effacées dans la boue. - “C’était la voiture du tueur ... déclara-t-il en prenant des photos des empreintes. Une Jeep, pour la marque, il faudra attendre que mon programme l’identifie ... - Comment tu sais que c’est cette voiture ? - Facile, toutes les autres traces de voitures sont celles des patrouilles de police du coin et elles évitent ces traces, ils n’ont pas voulu les effacer ... - Tu peux en apprendre quelque chose d’intéressant ? ”
Kerensky haussa les épaules.
- “Ca nous aidera à identifier la bagnole qui a servi au meurtre de Caret ... Après de deux choses l’une, soit Ishta l’a abandonnée, et dans ce cas il faudra prier pour qu’elle ait laissé des traces de son passage à l’intérieur, empreintes, traces d’ADN ou autre réjouissance de ce style, ou alors, beaucoup plus improbable, elle a gardé la voiture et ça nous mène directement à elle ...
- Je ne comprends pas cette fille, s’il s’agit bien d’une femme, reprit Simon. Pourquoi elle tue les uns après les autres des membres présumés de la Commission Adriatique ?
- Le savoir n’a aucun intérêt pour l’instant Simon ... Tout ce qui m’intéresse chez cette fille, c’est que si elle les élimine les uns après les autres, ça signifie qu’elle les connaît ...
- Et ça pourrait nous aider à les arrêter alors ?
- A condition de la retrouver ... ”
Kerensky se redressa, et constatant que les lieux du crime, boueux et ravagés par la pluie battante tombée pendant la nuit ne leur ferait rien découvrir de plus, il prit son téléphone portable de sa veste.
- “ Il est temps d’appeler Largo ... annonça-t-il. Il doit être réveillé et s’apprête à mon avis à entrer au bunker. Je crois que notre absence va le surprendre ... ”
Simon eut une grimace.
- “ Il va sacrément nous engueuler quand on lui dira qu’on est partis à la chasse sans lui ...
- Raison de plus pour que son meilleur ami le lui dise ... rétorqua Kerensky en lançant le portable vers Simon.
- Merci pour le cadeau ! grommela-t-il en composant le numéro du bunker. Et après ça se dit Russe Implacable au sang-froid alors que ça craint son patron capitaliste ... ”
Après deux sonneries, le téléphone fut enfin décroché et Simon entendit la voix de son ami.
- “ Allô Largo ?
- Simon ? Mais où es-tu ? Et Kerensky ? s’exclama le jeune milliardaire à l’autre bout du fil.
- Euh ... On est à Cavern Cove, en Virginie Occidentale ... On suit une piste concernant l’affaire Ishta ...
- Pardon ? Je croyais qu’on avait laissé tomber ? Vous avez découvert un lien avec le Groupe W finalement ?
- Non ... Mais on a trouvé un lien avec la Commission Adriatique ...
- QUOI ? ? ? ? ” hurla Largo.
S’ensuivit une tentative d’explication relativement maladroite de la part de Simon, slalomant avec un certain savoir-faire entre la livraison d’informations, et les reproches que lui faisaient son ami.
- “ Bon, je vous rejoins en Virginie ... soupira finalement Largo.
- Quoi ? Tu nous priverais de notre tête-à-tête en amoureux Georgi et moi ?
- Simon, ce n’est pas le moment de plaisanter ...
- Mais je ne plaisante pas ! Écoute, on n’est sûrs de rien pour l’instant, et si la Commission Adriatique est mêlée à tout ça, leurs membres doivent être bien nerveux ... Tu t’imagines, il y a une sorte de règlement de compte - massacre à grande échelle dans leurs rangs, s’ils s’aperçoivent que tu te mets sur l’affaire, ils vont devenir carrément hystériques ... Tu devrais rester à l’écart, du moins jusqu’à ce qu’on en sache plus, parce que tu attires trop l’attention ...
- Simon, tu sais très bien que rester à l’écart, c’est un truc que je ne sais pas faire ...
- Alors fais-le pour moi ! En souvenir de notre bonne vieille amitié, parce que si Joy apprend que je t’ai laissé te frotter à la Commission en son absence, sans qu’elle soit là pour te protéger, et bien c’est bien simple, elle me tuera ! Tu ne veux pas que je meure, pas vrai Largo ?
- Il y a des jours où je me le demande ... marmonna Largo. Bon, c’est d’accord ... Mais dès qu’il y a du nouveau, j’arrive, je vous préviens !
- Marché conclu ! soupira Simon en raccrochant enfin le téléphone sous le regard amusé de Kerensky. Qu’est-ce qui te fait rire toi ? fit-il à l’intention du Russe.
- Rien, j’admire ta technique pour dompter le capitaliste en action ...
- C’est qu’il est dur en affaires le Largo ... Ca doit être de famille ... ”



QUELQUE PART A NEW YORK
HOTEL PARTICULIER

Blair avait du mal à dissimuler son sourire. Mieux que ça, il avait envie d’éclater de rire et retenait du mieux qu’il pouvait les tremblements nerveux qui parcouraient son corps. Il ne le haïssait pas ... En fait, il avait un certain respect pour ce qu’il avait accompli au nom et pour la Commission. Il avait cette arrogance inhérente à chacun de leurs membres. Ca ne le dérangeait pas foncièrement, puisque lui-même se savait ainsi. Pourtant les deux hommes ne s’appréciaient pas. C’était une fin tragique pour lui et Blair se félicitait de ne pas avoir son nom mentionné sur la liste : il était à l’abri, les autres devaient compter sur lui, coûte que coûte. La mort de Rodrigue lui laissait le champ libre.
- “ Messieurs, mesdames ... commença-t-il. Je crois que vous connaissez tous la raison de notre réunion ... Rodrigue Cardwell a été retrouvé par sa femme de ménage, électrocuté dans sa baignoire.
- Ishta ? ”demanda l’un des leurs avec naturel.
Blair acquiesça.
- “ Nous nous retrouvons au point de départ ... Et tous nos efforts pour l’arrêter ont été vains. Il faut se rendre à cette évidence, que, sans notre précieux anonymat, nous ne sommes pas aussi puissants que nous l’aurions souhaité.
- Comptez-vous essayer à nouveau de nous convaincre de demander de l’aide à Largo Winch ? l’interrompit une femme.
- Bien entendu. A moins que vous n’ayez une meilleure solution à me proposer Catherine ? Je vous rappelle que votre nom est sur la liste, pas le mien ... Si vous tenez à mourir, ne faites rien ... Sinon, laissez-moi agir pour vous ! ”
La dénommée Catherine le fusilla du regard. Elle avait soutenu Rodrigue contre sa proposition et le détestait, profondément, depuis leur première conversation, des années auparavant. Et accepter de reconnaître qu’il avait raison devait sûrement être très pénible pour elle. Mais à sa grande surprise, elle esquissa un sourire.
- “Très bien Blair, je me range à votre opinion. Votre proposition est donc adoptée ... Et puisque vous en êtes l’instigateur, je crois adéquat de vous nommer vous-même intermédiaire entre la Commission et le Groupe W ... ”
Blair n’eut aucune réaction. Il savait que Catherine était une vraie garce, mais il ne s’était pas encore imaginé à quel point. Elle l’avait pris à son propre piège. Et jamais il ne dominerait la Commission, c’en était fini pour lui.
- “ D’accord ... murmura-t-il d’une voix rauque. Je m’en occupe personnellement. ”
Blair aurait pu choisir de fuir, de disparaître, il n’avait rien à craindre d’Ishta, ni des autres membres de la Commission. Mais il avait le devoir de le faire car l’organisation n’était pas pour lui, à l’instar des autres, une simple manière d’acquérir plus de pouvoir et plus d’argent. C’était sa vie. Et il devait se sacrifier pour elle, en remerciement de tout ce qu’elle lui avait déjà donné.
S’il allait voir Largo Winch à visage découvert, dès lors que sa mission serait arrivée à son terme, ils le tueraient.
Qu’ils le fassent.
La Commission devait perdurer.



DOMICILE DE RACHEL LEERY
AU MÊME MOMENT

Joy se réveilla péniblement, la bouche pâteuse et un mal de crâne la taraudant douloureusement. En une fraction de seconde, elle se souvint de la raison pour laquelle elle ne buvait jamais: la gueule de bois ...
Elle cligna des yeux et se redressa sur le canapé confortable dans lequel elle s’était assoupie. Elle regarda tout autour d’elle et reconnut avec stupeur l’appartement de Rachel Leery. Perplexe, elle commença à passer ses mains dans ses cheveux pour les ébouriffer, histoire de s’aérer les idées. Lorsqu’elle eut fini et que sa chevelure brune coupée à la garçonne ne ressemblait plus qu’à un amas de cheveux rebiquant dans tous les sens, elle s’aperçut enfin de la présence de Rachel, qui lui tendait une tasse de café et un grand verre d’eau dans lequel jouaient deux aspirines en effervescence.
Elle soupira et saisit le tout, reposant le café sur la table basse et conservant précieusement le verre dans sa main, attendant le moment pour le boire.
- “Merci Rachel ... marmonna-t-elle, regrettant aussitôt d’avoir parlé car les mots résonnaient dans sa tête comme des coups de marteaux. Qu’est-ce que je fais ici ?
- Le Barman du Blue Moon vous a ramenées en taxi ... Gail a donné mon adresse, elle ne voulait pas te ramener chez ton père dans cet état ... ”
Joy esquissa un sourire et but d’une traite ses deux cachets d’aspirine en grimaçant.
- “Oh oui, papa Arden n’aurait pas trouvé ça très digne de sa fille ... approuva-t-elle. Et Gail ?
- Elle a aussi dormi ici ... ”
Joy jeta un coup d’œil circulaire à l’appartement et fronça les sourcils.
- “ Elle n’est plus ici ?
- Non, la faculté de Georgetown l’a appelée ... Ils avaient besoin d’elle pour une urgence tôt ce matin ...
- Une urgence ? s’étonna Joy. Quel genre d’urgence existe-t-il pour un professeur en Histoire des Civilisations Anciennes ? ”
Rachel ne lui répondit que d’un sourire.
- “ Aucune idée ... Mais ce n’est pas parce que tu es garde du corps que ta vie est plus palpitante que celle des autres ... ”
Joy se mordit la lèvre. Elle venait de se rappeler qu’elle devait joindre Largo ... Tant pis, dans son état, elle, n’était pas capable d’entretenir une conversation civilisée avec lui ... Avec Rachel non plus d’ailleurs ...
- “ Rachel ... commença Joy en mouillant ses lèvres dans la tasse de café. Je vais devoir vous laisser ... Je vais rentrer chez mon père me doucher et me changer ... Et j’ai des coups de fil à passer après ...
- Naturellement. ”
Joy reposa la tasse de café et sourit à la mère de son ami.
- “ Merci de votre patience ... Ca ne doit pas être drôle de voir débarquer en pleine nuit deux filles ivres mortes ...
- Je ne trouvais pas le sommeil ... Vous ne m’avez pas dérangée ...
- Tant mieux. ”
Joy se leva, tentant de passer outre à ses étourdissements et s’étira légèrement.
- “Je vais t’appeler un taxi ... déclara Rachel. Je t’aurais bien raccompagnée moi-même, mais Gail m’a empruntée ma voiture pour aller à Georgetown ...
- Elle n’a pas récupéré sa voiture au Blue Moon ?
- Elle est à la fourrière ... Et la Jeep de Will a été volée hier dans la journée ... ”
Joy fit une grimace bizarre.
- “ Elle ne me l’a pas dit ...
- Elle a dû oublier ... Laisse-moi deux minutes, je t’appelle ton taxi ! ”
Rachel disparut pour téléphoner, laissant Joy perplexe. Elle ignorait pourquoi, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de trouver des événements anodins en rapport avec Gail importants, comme si ... Elle ne savait pas très bien l’expliquer. Mais elle pressentait devoir se poser des questions.


GROUPE W
PENTHOUSE

Largo replongea avec découragement dans son dossier. Depuis qu’il avait reçu ce coup de téléphone de Simon il se sentait très nerveux, bouillonnant et tournait au sein du Groupe W comme un fauve en cage. La Commission Adriatique, toujours et encore eux, cette menace qui lui pesait depuis le jour où il avait décidé de reprendre les rênes du Groupe W. En y réfléchissant bien, ces salauds avaient bouleversé sa vie depuis le début : le jour même de sa naissance, Nério avait su que son fils ne survivrait pas bien longtemps avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête et s’était résolu à se séparer de lui. Que serait devenu Largo si son père n’avait pas été contraint de l’abandonner ? Quel homme serait-il ? Et qu’auraient été ses relations avec Nério ? Aurait-il été pour lui le père dont il rêvait ?
Largo ferma les yeux et se frotta énergiquement le visage. Ce n’était pas le moment de penser à tout ça, personne ne pouvait plus revenir en arrière. Une chose seule était sûre : son père avait pris ses responsabilités en décidant de l’éloigner de lui, tout comme lui l’avait fait aussi en acceptant cet héritage. La seule ligne commune entre leurs histoires, entre ces deux hommes diamétralement opposés qui malgré les liens du sang n’avaient été que des étrangers l’un pour l’autre, c’était cette organisation : la Commission Adriatique.
Qui était-elle ? Quel était son but ? Depuis quand existait-elle ? Avait-elle bouleversé le destin de si nombreuses personnes, de différentes manières, à l’instar de Largo et de son père ? De quoi étaient-ils capables au juste ? Et, lui qui voulait lutter contre eux, à quoi était-il prêt pour les arrêter ? Si tant est que quelqu’un pouvait les arrêter !
Largo préféra stopper net ses réflexions. Deux ans qu’il connaissait l’existence de la Commission, deux ans que ses questions incessantes s’incrustaient en lui sans que jamais il ne trouve de réponse satisfaisante. Il avait parfois le cruel sentiment d’être un pantin au milieu d’un jeu dangereux qui le mènerait à sa perte mais dont il ne connaîtrait peut-être jamais les règles. Ca ne servait à rien de se torturer les méninges ainsi ... D’ordinaire, il arrivait à éviter d’y penser, mais cela lui paraissait beaucoup moins facile, isolé au sommet de sa Tour d’ivoire, sans aucun de ses amis à ses côtés pour faire taire se doutes, que ce soit grâce au stoïcisme raisonnable de Kerensky, à la bonne humeur communicative du loyal Simon ou encore à la sage compassion de Joy.
Il referma alors le dossier qu’il était censé étudier et quitta son bureau pour aller chercher quelque chose à grignoter dans sa cuisine, histoire de le forcer à penser à autre chose. Génial comme lendemain d’anniversaire : tout seul, au bord de la crise de nerfs, à bosser ..
. Largo émergea de sa cuisine quelques instants plus tard, la bouche pleine d’une part de pizza froide, un grand verre de lait à la main et s’arrêta net, estomaqué. Un homme avait réussi à pénétrer à l’intérieur de son appartement et se tenait tranquillement assis à son bureau, au fond de son propre fauteuil. Il s’était versé un verre de Bourbon et le dégustait silencieusement, souriant avec dérision au jeune homme interloqué qui le dévisageait, jetant un petit coup d’œil aux alentours, histoire de s’assurer qu’il était venu seul.
- “Rassurez-vous, il n’y a personne d’autre. ”
Largo ne répondit rien. Il avala sa dernière bouchée de pizza, posa n’importe où son verre de lait et se dirigea, sûr de lui, mais prudemment vers l’intrus.
- “ Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ? Comment êtes-vous entré ? ”
L’inconnu étouffa un rire et but une nouvelle gorgée de bourbon.
- “ Vous voulez que je réponde à quelle question au juste ?
- Qui êtes-vous ? poursuivit froidement Largo, sans se laisser démonter.
- Je m’appelle Mr Blair. ”
Largo ne parut pas rassasié par sa réponse.
- “ Je regrette, mais vous ne faites pas partie de la liste de personnes autorisées à accéder à ce niveau du Groupe W ...
- Ca me déçoit ... sourit Blair. Moi qui était si proche de votre père à une époque ... ”
Toujours méfiant, Largo releva tout de même sa remarque.
- “ Vous étiez un ami de Nério ? ”
Blair acquiesça.
- “ Oui, nous avons eu de nombreuses discussions fascinantes ... expliqua-t-il. A une lointaine époque, où tous deux faisions partie d’une certaine Commission ... ”
Largo demeura immobile. Il toisait sévèrement Blair du regard mais parvint à se maîtriser.
- “ Allons donc ... ironisa-t-il Au moment même où je pensais à la Commission Adriatique, voilà qu’ils m’envoient l’un des leurs ...
- Vous pensiez à nous ? s’amusa Blair. Très touché de le savoir ...
- C’est que vous m’avez fait une très forte impression ces deux dernières années ...
- Mais vous aussi, mon cher Largo ... Vos méthodes pour nous mettre des bâtons dans les roues sont plus grossières que celles qu’utilisait Nério, mais elles fonctionnent.
- Là, c’est moi que vous voyez très touché de le savoir. ”
Les deux hommes se défiaient du regard, en silence. Dans les yeux de Largo, la haine et l’impétuosité de son âge semblaient vouloir terrasser sur place son ennemi, un homme qui dans l’ombre avait dû ordonner sa mort plus d’une dizaine de fois ... Dans les yeux de Blair, juste de la suffisance et de la détermination : il était là pour une seule raison bien précise et il était hors de question d’avoir mis sa vie dans la balance pour rien.
- “ Bien ... déclara finalement Largo, rompant le silence. Vous n’êtes sûrement pas un tueur chargé de m’éliminer, sinon je serais déjà mort. Alors que me voulez-vous ? ”
Blair sourit intérieurement. Largo semblait mieux disposé à l’entendre qu’il ne l’aurait cru. Sans doute le désir de savoir, de percer le mystère de ceux qui avaient un droit de regard sur sa vie et sa mort.
- “ Bonne question. Avez-vous entendu parler des décès de Dadan Yago, Ghuiglielmo Santo, Octave Caret et de Rodrigue Cardwell ?
- Des trois premiers oui. ”
Blair acquiesça.
- “ C’est normal, Rodrigue, le pauvre Dieu ait son âme, est décédé voilà deux bonnes heures seulement. Et jamais la police ne le saura ...
- C’est intéressant, gronda cyniquement Largo. Les vôtres meurent les uns après les autres, j’ai l’impression. Le panier serait-il percé ?
- Ce n’est plus une brèche, c’est un gouffre.
- Vous m’en voyez navré ...
- Tant mieux, ça me soulage de savoir que vous le prenez comme ça ... ironisa Blair. Parce que nous aurions besoin de votre aide. ”
Largo le scruta un long moment, pour s’assurer qu’il ne plaisantait pas, et finit par éclater de rire.
- “ Quoi ? Vous voulez que moi je vous aide ? Vous n’êtes pas sérieux ?
- Je le suis, assura calmement Blair.
- Alors vous êtes fou. Jamais je n’aiderai la Commission Adriatique, de quelque manière que ce soit !
- Il va pourtant falloir que vous vous forciez ... ”
Le ton si confiant de Blair commença à l’inquiéter. Et s’il avait les moyens de l’obliger à les aider ? S’ils détenaient Joy, Simon ou Kerensky ?
- “ Vous semblez bien sûr de vous ... lâcha finalement Largo pour avoir un semblant de réponse.
- Je sais que vous allez avoir du mal à l’accepter, mais j’ai des arguments très convaincants à vous soumettre.
- Comme ?
- Vous le saurez en temps et en heures ... ”
Largo croisa les bras contre sa poitrine.
- “ Vous pourriez être un peu plus clair ? ”
Blair perça Largo de son regard intelligent.
- “ Un de nos jouets se retourne contre nous. Elle veut tous nous détruire. Je crains que la fin de la Commission ne soit programmée. Ils ont tous peur de mourir.
- En quoi ça me concerne ? s’enquit Largo durement.
- Parce que pour être honnête, vous aussi, devriez avoir peur. ”



MOTEL DU GAI PINSON
CAVERN COVE

Simon, penché près de Kerensky, lisait patiemment le résultat des recherches de ce dernier sur l’écran de son ordinateur portable. Il fronça les sourcils.
- “ Mouais ... murmura-t-il finalement. Ca va être gai ...
- Tu appelles Largo ? Moi je continue à rechercher la Jeep d’Ishta ... ”
Simon hocha la tête pour acquiescer et passa un coup de fil à Largo.
- “ Salut Largo, on a du nouveau ... annonça-t-il fébrilement dès que son ami eut répondu. On a identifié Ishta, et d’après Kerensky c’est une tueuse à gages, très connue dans la profession. Depuis quatre ans elle ne donnait aucun signe de vie, on la pensait morte, mais en réalité, elle travaillait pour le compte de ...
- La Commission Adriatique, répondit un Largo très sûr de lui.
- Comment le sais-tu ? s’interrogea Simon.
- On me l’a dit ... ”
Largo, installé dans son bureau au penthouse, jeta alors un petit coup d’œil vers Mr Blair, qui était confortablement installé face à lui, affichant un sourire tranquille. Le jeune milliardaire entreprit alors d’expliquer la venue chez lui de ce haut membre de la Commission Adriatique qui réclamait de l’aide. Kerensky, la tête collée contre Simon pour pouvoir participer à la conversation, fronça les sourcils.
- “ Tu n’es pas sérieux Largo ? Je sais que tu es du genre grand seigneur, mais tu ne vas quand même pas les aider ? intervint-il.
- J’en n’ai pas très envie, mais il y a un détail d’importance à l’histoire : Ishta en veut aussi à ma peau. ”
Simon et Kerensky échangèrent un regard surpris.
- “ Le fait est qu’elle ne connaît pas les membres de la Commission Adriatique ... Et eux-même n’ont jamais vu son visage ... Ishta ne connaît même pas l’existence du fameux manuscrit de la Commission ...
- Alors comment les retrouve-t-elle pour les tuer ? s’enquit Simon.
- D’après Blair, il existe une liste. La Commission Adriatique utilise plusieurs grosses sociétés fictives ici, aux États-Unis, pour blanchir l’argent sale de la drogue ou de la prostitution ... L’une de ces sociétés, “ Karoma Inc. ” a fait l’objet depuis quelques semaines d’une enquête par un journaliste du Washington Post ... Ce journaliste a dressé une liste de tous les détenteurs d’actions sociales de Karoma Inc., désignant une dizaine des hauts dirigeants de la Commission. Et malheureusement, mon nom y figure ...
- Comment est-ce possible ?
- Quand Nério a liquidé toutes ses affaires attenantes de près ou de loin à la Commission, certains de ces biens, qu’il estimait pouvoir encore lui servir, comme des actions sociales d’une société fictive, sont passés par les mailles du filet. En acceptant l’héritage du Groupe W, j’ai conservé certains de ces biens ... Sans même le savoir ...
- Donc Ishta pense que tu fais partie de la Commission Adriatique ? résuma Kerensky. Et elle va te tuer.
- Oui, cela étant dit, je préfèrerais éviter de mourir si possible ... tenta de plaisanter faiblement Largo. Bon gré, mal gré, il va falloir collaborer avec ceux de la Commission. Ils ne se font pas confiance entre eux, un vrai panier de crabe, d’autant plus que Ishta faisait partie des leurs il n’y a pas si longtemps ... Ils sont donc à sa merci ... D’après Blair, il n’y a que nous qui ayons les mains libres pour la retrouver ...
- Génial ... marmonna Simon. Le problème c’est qu’on n’a pas grand-chose sur cette fille ... On a identifié sa voiture, une Jeep Cherokee, mais impossible de la retrouver ... Et dans le coin, il y en a des centaines en circulation... D’ailleurs elle a peut-être quitté l’État de Virginie ...
- Ton nouvel ami de la Commission n’aurait pas une idée pour lui mettre la main dessus ? broncha cyniquement Kerensky.
- Non mon “ nouvel ami ” est à côté de la plaque ... marmonna Largo. Mais ... ”
Largo hésita, peu sûr de lui.
- “ Quoi ? l’incita à poursuivre Kerensky.
- D’après moi, Joy pourrait peut-être ...
- Qu’est-ce que Joy a à voir là-dedans ? s’étonna Simon.
- J’y viens ... expliqua Largo. Vous vous rappelez du journaliste du Post qui a découvert par hasard la liste d’associés de Karoma Inc. ? Eh bien ce journaliste n’était autre que William Leery.
- L’ami de Joy ? répéta le Suisse. Celui qui ... ”
Simon s’arrêta net.
- “ La Commission l’a fait taire en l’assassinant c’est ça ? comprit-il. Sa mort n’avait rien à voir avec un braquage ...
- La Commission pensait avoir fait effacer toutes les preuves derrière lui, et récupéré tous ses documents, mais je pense que Leery avait toujours une copie de la liste sur lui, reprit Largo. Ce qui expliquerait que Ishta la détienne.
- Donc ce serait sur le corps même de Leery que Ishta aurait récupéré cette liste ?
- Ce qui signifierait qu’elle était près de lui lors de sa mort ... réfléchit Kerensky. Et que ce n’est sûrement pas une coïncidence ... ”
Chacun marqua une pause, laissant les mots résonner en eux.
- “ Joy devait me rappeler, elle ne l’a pas fait, s’inquiéta Largo. J’essaie de la joindre depuis que Blair m’a tout raconté, sans succès.
- Tu crois qu’elle a des problèmes ? demanda Simon.
- Je l’ignore, mais vous êtes plus proches de Washington que moi alors ...
- On y court ! ” s’exclama Simon avant de raccrocher précipitamment le téléphone.



DOMICILE DE GAIL WITHERS
WASHINGTON

Joy restait installée au volant de sa voiture, nerveuse. Avait-elle le droit de se trouver là ? Avait-elle le droit de soupçonner ainsi son amie ?
Elle secoua la tête, se disant qu’elle n’avait pas le choix. Elle devait savoir tout ce que cela signifiait. Pour Will.
Elle quitta alors la voiture qu’elle avait emprunté à son père et se dirigea lentement vers la petite maison que Gail et Will avaient loué lorsqu’ils s’étaient installés tous les deux dans la région. En avançant, elle se remémora ce qu’elle avait découvert, en étudiant la fameuse disquette qu’elle avait retrouvée parmi les affaires de Will, dissimulée dans un roman de Philip K. Dick.
Avant sa mort, son ami enquêtait sur une société dénommée Karoma Inc., une société écran dont elle avait eu la surprise de découvrir que Largo en détenait des parts. Les rouages s’étaient aussitôt imbriqués les uns dans les autres. Elle savait Largo foncièrement honnête, elle en avait donc conclu qu’il avait hérité de ces titres sociaux par Nério. Toujours Nério et ses magouilles. Celles avec la Commission Adriatique.
Le pauvre Will, d’après les notes laissées sur la fameuse disquette, ignorait tout de l’organisation secrète, mais il en frôlait tellement la découverte que Joy n’avait eu aucune peine à reconnaître leurs méthodes derrière les maigres indices et preuves qu’il avait rassemblés sans pouvoir tous les lier. Si la Commission lui avait laissé deux jours de plus pour faire le rapprochement, il aurait fini par comprendre. Et son papier l’aurait fait passer dans les légendes journalistiques, un coup bien plus énorme que le scandale du Watergate par Woodward et Bernstein ...
Mais il était mort bien avant de pouvoir postuler pour le Pulitzer ...
Et Joy se posait de plus en plus de questions, redoutant d’en deviner les réponses. Elle avait lu la presse ces derniers jours, même préoccupée, elle avait prêté un minimum d’attention à l’affaire du meurtre de Dadan Yago, puisqu’elle le savait en relation d’affaires avec Largo.
Son nom faisait partie de la liste que Will avait constituée. Une liste incomplète, mais qui pouvait s’avérer presque brûlante tant elle signifiait entre les mains de quelqu’un qui en savait autant qu’elle sur la Commission. Puis d’autres noms suivaient: Ghuiglielmo Santo, assassiné, Octave Caret, assassiné, Rodrigue Cardwell, disparu.
Elle avait frissonné en lisant le cinquième nom : Largo Winch.
Dans les notes de Will, il avait rajouté un point d’exclamation près de son nom, sans doute parce qu’il devait déjà savoir que Joy travaillait pour lui, pour un des noms de cette sombre liste.
Joy avait eu un pincement au cœur en réalisant que Will, son ami Will, avait dû être persuadé qu’elle s’acoquinait avec des truands.
- “ Bon sang, si j’avais été là Will ... Si j’avais eu une seule idée de ce que tu faisais ... ” pensa-t-elle, d’un air coupable.
Puis elle avait eu un haut-le-cœur en comprenant ce qu’il se passait. Quelqu’un faisait disparaître les noms de la liste les uns après les autres. Sa première pensée s’était automatiquement dirigée vers Largo qu’elle savait en danger. Elle avait aussitôt posé la main sur son téléphone avant de s’abstenir de l’appeler.
Un éclair de lucidité.
Elle avait tout compris.
Et voilà pourquoi à présent devant la porte de Gail. Elle avait appelé Georgetown. Gail Withers n’était pas là. D’ailleurs elle avait pris un congé depuis une semaine. Encore un mensonge ...
Joy savait que Gail était là, dans la maison où elle s’apprêtait à entrer, chez elle, mais elle désirait cette confrontation. Sans qu’elle ait eu à frapper, la porte s’ouvrit sous le sourire contrit de Gail, qui l’avait entendue arriver en voiture et observée pendant tout le temps qu’elle était restée au volant avant de se décider à venir. Elle se doutait de quelque chose.
- “ Joy ? l’accueillit-elle poliment. Entre. ”
Joy hocha la tête et entra, tandis que Gail fermait la porte derrière elle. Joy s’imprégna de l’atmosphère régnant dans la maison, froide, sombre, comme respirant le deuil et la tristesse. Gail se posta en face d’elle, le visage impassible.
- “ Tu dois te demander pourquoi je ne suis pas à Georgetown ? dit-elle d’un ton anodin.
- Oui, mentit Joy.
- J’ai raconté des bobards ... J’avais envie d’être un peu tranquille. Je suis sûre que tu comprends.
- Bien sûr que je comprends. ”
Gail la dévisagea.
- “ Alors que fais-tu ici si tu me croyais là-bas ? Tu n’as pas l’air surprise ...
- Je ne le suis pas. J’avais appelé à ton bureau ... Il faut qu’on parle toi et moi. ”
Joy crut la percevoir tressaillir.
- “ De quoi ?
- De la mort de Will. J’ai découvert des documents dans ses affaires, expliqua Joy mécaniquement, d’un ton froid. Il semblerait qu’il se soit frotté aux mauvaises personnes. On l’a assassiné.”
Gail hocha la tête. Cela lui paraissait évident maintenant : Joy en savait beaucoup plus que ce qu’elle croyait possible.
- “ Je vais faire du thé ... ” se contenta-t-elle de dire, en disparaissant dans la cuisine.
Joy frissonna et mit sa main sur son revolver, bien au chaud dans son holster accroché à son jean et ce contact la rassura. Pendant que Gail avait le dos tourné, elle se dirigea à pas de loups vers le couloir, espérant trouver un bureau ou mieux encore. Elle aperçut un filet de lumière glissant sous la porte de la cave. C’était de là que Gail venait avant de lui ouvrir.
Sans hésiter, Joy descendit les marches de la cave froide et humide, faisant le moins de bruit possible. Ce qu’elle découvrit au fur et à mesure ne la surprit pas le moins du monde : cette pièce ressemblait étrangement à la propre cave de son père. Des armes, toute une collection de fusils, d’armes de poings ou d’armes de destruction plus puissantes. Ce n’était pas un Professeur en Histoire des Civilisations Anciennes qui utilisait cette cave.
Elle s’approcha d’un établi, près duquel étaient étalés des documents. Des photos étaient punaisées au-dessus. Dadan Yago, Ghuigliemo Santo ... Et Largo. Elle jeta un petit coup d’œil vers les documents jonchant le plan de travail de Gail : elle put y lire l’emploi du temps de Largo de la semaine, ses sorties à l’extérieur étant soulignées en rouge, et bien entendu les plans d’accès au Groupe W.
Joy perçut un grincement. Sa main, qui tout ce temps était restée collée à son revolver se crispa, et d’un geste brusque, elle se retourna vers la source du bruit, portant son revolver à bout de bras.
Gail se trouvait à l’autre bout de la cave, près des escaliers qu’elle avait descendu dans le silence le plus total. Elle aussi visait Joy de son arme. Le duel commençait.


GROUPE W
PENTHOUSE

Largo, soucieux, restait le regard rivé vers le téléphone attendant avec impatience le coup de fil de Simon et de Georgi, lui donnant des nouvelles de Joy et de Ishta. Blair, qui marchait de long en large dans le penthouse, semblait beaucoup s’amuser de cette situation.
- “ Si j’étais vous, je ne m’inquiéterais pas pour votre petite copine ... Je suis bien placé pour savoir que c’est une dure à cuire ... Pas facile du tout à éliminer ... Et si Ishta a pour but de se venger de ceux qui ont tué Leery, comme vous le croyez, elle n’a rien à craindre puisqu’elle était son amie.
- Quelqu’un vous a autorisé à parler ? rétorqua sèchement Largo.
- Quoi ? Sentirais-je du mépris dans votre voix ?
- Ca vous étonne ? Vous n’admettez pas que vous êtes méprisable ?
- Tout dépend du point de vue duquel on se place ... Vous et vos leçons de morales qui ne vous mènent nulle part ... Vous ne vous êtes jamais demandé si ce n’était pas vous qui vous trompiez sur toute la ligne ?
- Jamais. Ca s’appelle avoir une conscience ... ”
Blair étouffa un rire.
- “ Bien répondu. Vous avez de l’envergure mine de rien ... Encore beaucoup à apprendre avant de pouvoir vous hisser à la hauteur de Nério, mais aucun doute à avoir, vous êtes le fils de votre père ...
- Si j’étais vous, je gommerais ce sourire suffisant de votre visage ... marmonna Largo. Vous savez que vous ne sortirez pas de ce Groupe en homme libre ?
- Oh ... soupira Blair. D’où les deux gorilles postés devant votre porte pour que je ne puisse pas m’enfuir ? Ne vous en inquiétez surtout pas Largo. Je ne compte pas m’enfuir. Je savais les risques que je courais avant de venir ici parler au nom des miens.
- Quel sacrifice ... feinta de s’émerveiller Largo.
- Je suis fier qu’ils m’aient envoyé ici pour les sauver. Quel qu’en soit le prix. ”
Blair sentit qu’il avait attisé la curiosité de Largo. Cela parut beaucoup l’amuser.
- “ Nous restons un mystère pour vous n’est-ce pas ? Vous ne comprenez pas pourquoi nous sommes prêts à mourir pour notre cause ou pour nous couvrir les uns les autres ? Pourtant, nous n’agissons pas très différemment de vous. Vos chers membres de l’Intel Unit en feraient de même pour le Groupe W. C’est incroyable comme les gens peuvent se surpasser, être capables de toutes les privations pour un intérêt général ... Que ce soit pour le bien ou pour le mal. Nous sommes une élite, semblables. Ils sont ma famille. C’est pourquoi je ne regrette pas d’être venu ici.
- Votre famille ? ironisa Largo. Vous avez conscience qu’ils essaieront de vous faire tuer en prison pour s’assurer que vous ne direz rien ?
- Bien sûr que je m’en rends compte ... Aucune famille n’est parfaite. Qu’ils me tuent si ça assure la cohérence de notre cause.
- C’est pitoyable.
- Je vous trouve bien exigeant ... s’amusa Blair.
- Non je suis juste du bon côté de la barrière, là où mes amis ne me tireront pas dans le dos parce que je me suis fait prendre et que je pourrais révéler des secrets.
- Aucune famille n’est parfaite. Et vous-même êtes mal placé pour savoir ce que c’est ...
- Parce que VOUS me l’avez prise ! s’emporta Largo.
- Non, c’est trop facile de rejeter la faute sur nous, Largo. C’est Nério qui a pris la décision de vous abandonner. Personne ne lui a forcé la main. Il aurait pu rester des nôtres et vous auriez été en sécurité. Ou alors il aurait pu décider de vous garder coûte que coûte ... C’est ce que vous feriez vous, non ? Si vous aviez un enfant, malgré notre présence menaçante, vous élèveriez vous-même votre enfant, bravant les risques ? ”
Blair émit un petit ricanement.
- “ Nério n’a pas eu ce cran.
- Vous avez fini ? le coupa Largo, agacé.
- Je ne fais que dire la vérité. Et la vérité Largo c’est que vous êtes seul face à un rouage qui vous dépasse. C’est tellement facile de vous manipuler ... Et donc de vous garder en vie ... A chacune de vos “ bonnes actions ” à la tête du Groupe W, nous en profitons pour en commettre dix plus terribles ... Vous ne gagnerez jamais face à nous ...
- Mais je peux au moins essayer. Et si à chaque génération, un nombre, même minime essaie, vous finirez bien par être détruits.
- Alors pourquoi ne pas laisser Ishta tous nous tuer ? fit Blair. Vous n’êtes pas prêt au sacrifice de votre propre vie pour ça ? Pour éradiquer le terrible mal que nous représentons ?
- Parce que vous êtes comme ce lézard à qui on coupe la queue. Vous tuer ne servirait à rien. Il y en aura toujours d’autres prêts à prendre la relève ... souffla sombrement Largo.
- Cela ressemble à un cercle vicieux Largo ... Vous devriez abandonner ...
- Vous n’êtes pas ici pour que j’entende ça Blair. Je n’abandonnerai pas. Il y a un moyen et faites-moi confiance, on le trouvera.
- Je ne vous voyais pas aussi arrogant Largo ... Vous oubliez que nous existons depuis presque six siècles ... Nous sommes tous plus ou moins des descendants de la Casa San Giorgio à Gênes, au quatorzième siècle ... Toutes ces richesses, même en ces temps reculés, dans une Europe sauvage dont les vestiges des temps passés avaient été réduits à néant par les barbares. Et c’est au nord de l’Italie que nous avons tout reconstruit. Le commerce, la richesse, la puissance, voilà comment tout a commencé, comment nous avons découvert quels sommets nous pouvions atteindre ... Comment pouvez-vous prétendre annihiler ce que nous sommes et ce que nous représentons ? ”
Largo eut un sourire tranquille.
- “ Pour la même raison que vous devez demeurer cachés, prisonniers de vos secrets. Parce que si ça se savait, vous perdriez tout. Voilà la force de ceux qui vous combattent. ”
Blair s’assit face à Largo.
- “ C’est un combat à armes égales ... sourit-il. Je ne vous aurais jamais imaginé vainqueur de cette joute verbale. ”
Largo ne releva pas la remarque, le dévisageant avec mépris.
- “ Oui ... poursuivit Blair pour lui-même. Quelle étrange situation. Nous nous haïssons et nous entraidons ... Qui l’aurait cru possible ?”
Largo ignora sa remarque et son regard se reposa sur le combiné du téléphone. Toujours aucune nouvelle.


DOMICILE DE GAIL LEERY
WASHINGTON

La main crispée sur le revolver, Joy brûlait du même regard fiévreux que celui de Gail. En une fraction de seconde, tout s’était éclairé, elle avait tout compris.
Quelqu’un se débarrassait de tous les membres de la Commission Adriatique mentionnés sur la liste de Will. Quelqu’un qui les haïssait pour lui avoir arraché la vie. Quelqu’un capable de commettre des meurtres de sang-froid, en bonne professionnelle. Et Joy avait tout de suite su, dès le premier regard, que Gail était de cette trempe de personne.
Debout face à face, immobiles, refusant de céder un seul centimètre de terrain à l’autre, se menaçant de leurs armes de poing, tout paraissait limpide.
- “ Je ne comprends pas pourquoi j’ai refusé de le voir ... marmonna Joy. Des gens comme toi j’en ai pourtant rencontré toute ma vie.
- J’en ai autant à ton service.
- Je ne suis pas une tueuse ! rectifia Joy.
- Tu as déjà tué pour ton métier, quelle est la différence ? ”
Joy préféra ne pas relever.
- “ Comment as-tu su ? s’enquit finalement Gail.
- Mon instinct. Et je me demandais qui pouvait avoir intérêt à éliminer tous ceux qui avait ordonné la mort de Will.
- Je fais mon devoir Joy ... J’ai travaillé pour la Commission Adriatique, ils m’ont engagée comme tueuse professionnelle pendant presque quatre ans. Je sais qui ils sont, et ces ordures ne méritent pas de vivre ... Et ils ont assassiné Will pour préserver leur minable petit secret ... Je suis sûre que tu les hais pour ça toi aussi ... Je peux lire en toi toute la haine et toute l’injustice que tu ressens ... ”
Joy hésita, son pouce jouant nerveusement avec le chien de son Beretta.
- “ Je ne peux pas te laisser faire Gail ... Je ne peux pas te regarder les supprimer.
- Pourtant c’est tout ce qu’ils méritent !
- Largo ne le mérite pas ... articula finalement Joy, d’une voix rauque. Tu ne sais pas tout Gail ...
- Non c’est toi qui ignore tout ! Ton cher patron, ton “ ami ” est avec eux !
- C’est faux, Largo n’a jamais fait partie de la Commission Adriatique. Et si tu veux le tuer, il faudra m’éliminer d’abord. ”
Gail commença à montrer certains signes d’impatience.
- “ Ne le protège pas ! s’emporta-t-elle. A cause de lui, Will est mort !
- Tu as tort, Gail. Et tu as tort aussi en pensant que ça te soulagera de tous les tuer ... Tout ça ne sert strictement à rien !
- Je le fais pour lui ! Je le fais par amour ! Je veux rendre justice à l’homme que j’aime ... ”
Joy déglutit difficilement mais elle ne sourcilla pas.
- “ Et moi je veux sauver un homme que j’aime. ” déclara-t-elle froidement soutenant le regard de Gail.
Celle-ci eut presque un haut-le-cœur.
- “ Cette espèce de petite enflure ? marmonna-t-elle d’un air de dégoût.
- Tu te trompes de cible Gail. Nério a fait partie de la Commission Adriatique, mais pas Largo. Il a dû hériter des parts de Karoma Inc. et s’est retrouvé sur cette foutue liste, mais crois-moi, il ne fait pas partie de la Commission ...
- D’accord ... souffla Gail, en reprenant son calme. En admettant que je te crois sur parole et que je te promette de laisser Winch en vie, tu me laisseras partir ? Tu me laisseras faire ce que j’ai à faire ? ”
Joy sentit son cœur s’accélérer. Moralement pouvait-elle laisser Gail s’en aller ? Pouvait-elle lui faire confiance ? Elle ne trouvait aucune réponse.
- “ Ne fais pas ça Gail. On a leurs noms et je te promets que c’en est fini pour eux, ils iront croupir en prison ... Tout ce que tu fais, c’est leur faire gagner du temps avant qu’ils ne disparaissent de la surface de la planète sous une fausse identité. Ce que tu fais ne sert à rien.
- C’est ce que toi tu fais qui ne sert à rien Joy. Je ne renoncerai pas. ”
Joy hocha la tête.
- “ Alors on se retrouve dans une impasse. Parce que je n’ai pas l’intention de te laisser t’en aller Gail. ”


DOMICILE DE CHARLES ARDEN
Charles Arden dévisageait gravement Simon et Kerensky, porteurs de mauvaises nouvelles, qui paraissaient tendus et nerveux. Kerensky ne laissait presque rien paraître, mais sa mâchoire était crispée et ses yeux lançaient des éclairs étranges dont il valait mieux ne pas être la cible. Simon, quant à lui, gigotait nerveusement sur place, à la fois par inquiétude face aux événements, mais aussi par intimidation devant Charles Arden, l’homme qui avait “ fait ” Joy.
- “ J’ai vu Joy il y a une heure, déclara-t-il d’un ton démesurément calme. Elle avait passé la nuit dehors et en rentrant, elle s’est précipitée vers mon bureau pour y lire ceci ... ”
Charles tira alors de sa poche la disquette que Joy avait retrouvée parmi les affaires de Will. Les yeux de Kerensky se mirent à briller d’intérêt et le Russe la prit des mains du père de Joy.
- “ Que contient-elle ? s’enquit-il.
- Une série d’informations sur une société du nom de Karoma Inc. Des noms d’hommes et de femmes impliqués dans des histoires de blanchiment d’argent sale. Le nom de votre patron y figure. - On est au courant ... affirma Simon. Et Joy ?
- Tout ce que je sais c’est qu’après l’avoir lue, elle m’a pris mes clés de voiture et s’en est allée précipitamment.
- Vous avez une idée de l’endroit où elle est ?
- Aucune. ”
Simon et Kerensky échangèrent un regard embarrassé.
- “ Elle a des problèmes ? s’enquit alors Charles.
- Peut-être que oui, peut-être que non. Nous pensons que son ami William Leery était en liens avec une tueuse à gages qui se fait appeler Ishta. ”
Charles l’arrêta d’un hochement de tête, signe qu’il connaissait.
- “ Oui, j’en ai entendu parler ... Très douée, à la CIA personne n’arrivait à la coincer. Elle a tué deux de mes hommes.
- Et bien apparemment, elle s’est retournée contre ses employeurs, les hommes listés par Will Leery, mais on ignore pourquoi ... marmonna Simon.
- Vous savez comment la retrouver ? articula Charles d’une voix bizarre, rauque.
- Non, on a eu une maigre piste qui n’a mené nulle part, sur sa voiture, une Jeep Cherokee ... Mais là, on est dans une impasse.
- William Leery avait une Cherokee ... ” déclara alors Charles sur un ton bizarre.
Simon et Kerensky se turent, attendant avec intérêt la suite de ce qu’allait leur révéler Charles.
- “ C’est sa fiancée qui la possède à présent ... poursuivit l’ex fantôme de la CIA. Gail Withers.
- Vous croyez que ça a un rapport ? s’enquit Simon, tout en connaissant déjà la réponse.
- La première fois que Joy m’a parlé de cette mademoiselle Withers, ça a attisé ma curiosité. Elle avait eu une impression étrange en la rencontrant, et j’ai appris à ma fille à développer son intuition. Je me suis permis de faire des recherches sur cette femme.
- Elle est Ishta ? ” supposa Kerensky.
Charles haussa les épaules.
- “ En tout cas, Gail Withers est morte le 11 janvier 1970, à trois jours. Un bébé prématuré. Cette femme est une usurpatrice. ”


DOMICILE DE GAIL WITHERS Gail commençait à sentir ses mains trembler sous la pression de la situation. Elle n’avait pas envie de tuer Joy, parce qu’elle savait que Will ne le lui aurait jamais pardonné. De plus, elle se trouvait dans un état d’épuisement nerveux tel, entre les meurtres, l’enterrement, et les va-et-vient incessants des derniers jours entre Boston, New York, Cavern Cove et Washington, que son neuf millimètres, porté à bout de bras, pesait de plus en plus lourd entre ses doigts crispés.
- “ Gail tu sais très bien qui de nous deux gagnera ce duel ... murmura Joy, qui s’était aperçue des faiblesses de celle qu’elle tenait en joue.
- Et alors ? Je me battrai jusqu’au bout. J’ai un but à atteindre.
- Regarde-toi ... fit tristement la garde du corps. Will savait qui tu étais ? Ce que tu faisais ? ”
Le regard de Gail se voila.
- “ Non ... finit-elle par répondre. Il ne savait rien. Il a tout gobé, ma couverture de professeur d’université, ma famille qui vivait encore à Calcutta ... Je lui ai menti sur tout ...
- Pourquoi lui as-tu fait ça Gail ? s’emporta soudain Joy. Tu étais une tueuse à la solde de la Commission ! Tu savais très bien que te fréquenter aurait pu le tuer !
- J’avais pris toutes mes précautions ! se justifia Gail. Tout comme Will ignorait tout de ma double vie, la Commission n’a jamais su qui j’étais ... Il ne courait aucun risque Joy ! Je l’aimais ! Et j’ai tout arrêté pour lui ... Du jour au lendemain, j’ai cessé de répondre aux appels, je n’ai plus exécuté un seul contrat. Il me traitait comme une humaine, comme une femme. Alors que personne n’avait jamais fait ça pour moi ... Je n’ai jamais été qu’une meurtrière ... Je suis née dans un bain de sang, mon père a balancé ma mère par la fenêtre de son appartement à Brooklyn, et il m’aurait aussi tuée si les flics n’avaient pas rappliqué. Je n’étais qu’une enfant ... Je n’ai jamais supporté les foyers, alors j’ai vécu, selon mes lois, selon mes principes et ça m’a plutôt bien réussi. Je ne m’étais jamais sentie coupable. Je n’avais pas de conscience ... Mais Will ... Il a tout changé ... Je ne savais même pas que je pouvais éprouver des sentiments avant qu’il ne m’adresse la parole la première fois. Il est devenu ma raison de vivre sans même que je m’en aperçoive, et il est hors de question, tu entends, que ceux qui me l’ont pris s’en tirent !
- Gail, si c’est vraiment ton nom, tu sais que Will haïssait la violence, tu sais qu’il aurait haï ce que tu veux faire ...
- Je t’interdis de dire ça !
- Tu sais que sa vocation c’était de se battre pour la vérité, pour la Justice ... poursuivit tout de même Joy.
- Je ne veux pas entendre ça !
- Il va quand même falloir que tu m’écoutes ! Will savait que la haine ne menait nulle part ! Tu penses qu’il voudrait voir ce que tu fais ? Tu penses qu’il pourrait encore te regarder droit dans les yeux avec tout ce sang sur tes mains ?
- Joy ... hachura Gail, les larmes aux yeux. Je n’ai rien trouvé d’autre pour apaiser ma souffrance ... Je ne sais faire que ça ... Je n’ai plus rien d’autre ... Je ... ”
Gail s’arrêta, la voix coupée par les larmes qui à présent coulaient abondamment le long de ses pommettes saillantes.
- “ Je me sens tellement mal ... J’avais le pouvoir de le sauver ... J’aurais pu tout arrêter ... Je savais tout, tu entends Joy ? Je savais sur quoi il enquêtait, il m’en avait parlé. Je savais qu’il allait attirer les foudres de la Commission Adriatique. Mais j’ai préféré ne rien lui dire ... Je pensais que jamais il n’en découvrirait suffisamment pour être en danger ... Mais j’ai eu tort ...
- Tu aurais dû le forcer à arrêter son enquête ... lui reprocha Joy.
- J’en avais pas le courage ... Si je lui avais dit, j’aurais été obligée de lui révéler qui j’étais... Et je l’aurais dégoûté ... Je ne voulais pas le perdre ... Mais j’ai déjà tout perdu ... ”
La main de Gail commença à se décrisper sur son revolver au fur et à mesure qu’un torrent de larmes dévastait son visage. Elle aurait lâché son revolver, Joy était prête à le parier, elle en était certaine. Mais un bruit attira leur attention, du haut des escaliers de la cave. Il s’agissait de Kerensky et de Simon, qui venaient au secours de Joy. Par réflexe, Gail se ressaisit et braqua de son revolver les nouveaux arrivants, qui, pensant qu’elle allait tirer, la devancèrent.
Le revolver glissa sur le sol. Le souffle coupé, Gail eut tout juste le temps de lancer un regard exorbité, encore rouge de larmes, vers Joy avant de s’écrouler à son tour sur le sol. La garde du corps n’avait pas vu qui avait tiré, elle se contenta de s’approcher lentement de Gail pour s’accroupir près d’elle. Elle passa sa main dans ses cheveux, le sourire figé dans une expression mêlant pitié et rage.
- “Voilà ... Mon châtiment pour ... Lui ... ” hachura-t-elle avec difficulté sans que Joy ne comprenne totalement ce qu’elle pouvait bien penser, au fin fond d’elle-même.
Après quelques ultimes respirations faibles et saccadées, elle mourut, la main sur son ventre d’ou s’écoulait le sang rouge vif de sa plaie. Joy ne savait pas si elle devait être triste ou soulagée, mais elle versa tout de même quelques larmes silencieuses, en souvenir de Will, de Gail, ou peut-être de leur bonheur furtif. Puis elle regarda Kerensky et Simon qui avaient descendu les marches de la cave pour la rejoindre. Ils paraissaient mal à l’aise, comme s’ils savaient qu’il s’était passé bien plus dans cette affaire qu’ils en avaient pu être les témoins.
- “ Elle ... Elle n’avait plus aucune raison de continuer ... balbutia Joy. Elle a juste été ce qu’ils ont provoqué ... Un monstre de douleur. ”


GROUPE W
PENTHOUSE

Quelques heures plus tard, Largo recevait un coup de fil de Kerensky, lui expliquant tout ce qu’il s’était passé. Ishta était la fiancée de William Leery. Elle avait tué par vengeance. Et elle n’était plus. Fin de l’histoire.
En raccrochant, Largo eut un dernier regard vers Mr Blair. Il sut à son regard brillant de malice qu’il avait compris aux bribes de la conversation le dénouement de l’histoire.
- “ Bien ... sourit Blair en quittant le fauteuil dans lequel il patientait, bénéficiant du plus grand confort. Je pense qu’il est temps pour moi de tirer ma révérence.
- Vous savez que vous n’allez pas vous en sortir comme ça ! le menaça Largo.
- Oh je vous en prie Largo. Pas de discours moralisateur du représentant du Bien à l’encontre du représentant du Mal. Ce serait mal venu après nous être entraidés. Et puis, ça ne vous irait pas. Concluons avec plus d’élégance, voulez-vous ? ”
Largo hocha la tête.
- “ Je crois que je vais vous accompagner moi-même devant la police où vous répondrez de vos actes ... dit Largo. Vous-même, aurez-vous l’élégance de passer aux aveux ?
- Nous verrons, nous verrons ... ”
Largo, escortés de deux agents de la sécurité, raccompagna donc lui-même Mr Blair jusqu’à la sortie du siège du Groupe W. Une voiture, noire, sobre et luxueuse, les attendait devant l’entrée, pour conduire Blair vers son dernier voyage. Un des agents de la sécurité ouvrit la portière arrière pour l’y faire monter. Mais Mr Blair n’entra pas tout de suite, préférant accrocher du regard Largo.
- “ Cette expérience a été enrichissante Largo. A ma manière je vous respecte.
- Je ne pourrais pas en dire autant. ”
Blair hocha la tête d’un air entendu.
- “ Adieu. ”
Une détonation.
Des cris.
Les agents de la sécurité se jetèrent sur Largo pour le protéger des tirs du sniper. Aucun des passants ne fut touché, car la cible avait été atteinte du premier coup. Tandis que la foule se dispersait en criant et que les agents de Largo appelaient du renfort, leurs revolvers pointés en direction du toit de l’immeuble d’en face d’où provenaient les coups de feu, le milliardaire s’était accroupi près de Blair.
Le haut dirigeant de la Commission Adriatique souriait. Il cracha du sang et regarda Largo.
- “ C’est une bien belle journée ... ” murmura-t-il.
Ce furent ses derniers mots.


CENTRAL PARK
DEUX JOURS PLUS TARD

Le soleil brillait. Ses rayons doux et tièdes jouaient à chatouiller le visage de Joy, qui tentait de se relaxer et de se changer les idées, avachie sur un des bancs publiques. Son regard vagabondait sur les passants, couples, familles ou touristes qui se bousculaient à cette heure d’affluence de Central Park, en plein après-midi, un dimanche.
Ce matin même avait eu lieu l’enterrement de Gail. Ou Ishta. A vrai dire, d’après les recherches de Kerensky, son véritable nom, celui qu’elle avait porté enfant mais qu’elle-même ne connaissait probablement pas, était Janice Bakerfield. Mais ça n’avait aucune importance.
Rachel Leery avait été passablement surprise lorsque Joy lui avait appris la veille au soir, par téléphone, qu’elle ne se rendrait pas à l’enterrement de Gail. La garde du corps avait jugé préférable de ne pas éveiller les soupçons, ni sur la mort de Gail, ni sur celle de Will. Cela valait mieux d’une part pour les proches de Will et pour ceux qui pensaient connaître Gail. Mais jouer cette comédie devant la mère si tristement endeuillée de son fils, elle ne se sentait pas la force de le faire.
Deux jours après sa mort, Joy ignorait toujours si elle devait ressentir du chagrin, de la tristesse ou ne serait-ce qu’un pincement au cœur pour le sort de Gail. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle se sentait bizarre. Elle la comprenait d’une part. Et d’une autre, toute cette sauvagerie, toute cette haine ...
Pour rien.
Même après avoir récupéré la liste de Will, l’Intel Unit n’avait pu mettre la main sur les noms qui y étaient désignés. La mort d’Ishta les avait en quelque sorte “ libérés ” et la plupart avaient réussi à s’enfuir, changeant d’identité, même si pour ça ils avaient dû abandonner un certain nombre de leurs biens. Mais pour des hommes de l’ombre aussi riches et puissants, ce sacrifice ne représentait pas grand-chose. Ceux qui n’avaient pas pu s’enfuir et avaient été appréhendés, s’étaient mystérieusement “ suicidés ” dans leurs cellules.
Retour au point de départ.
- “ Hey ! ” résonna une voix familière dans le dos de Joy.
Elle se retourna et vit Largo s’avancer vers elle, les mains dans les poches.
- “ Hey ! ” répondit-elle d’un sourire.
Il le lui rendit avant d’admirer le ciel bleu foncé de cette magnifique journée de printemps.
- “ J’adore ce temps ... commenta-t-il d’un air anodin.
- Moi aussi.
- Je peux m’asseoir ?
- Bien sûr. Je m’en voudrais qu’il t’arrive quelque chose : sortir sans garde du corps ce n’est pas très prudent ... ”
Il étouffa un petit rire.
- “ J’étais persuadé que tu me ferais une remarque sur le fait que je sois venu seul, sans protection ...
- Ce n’est pas parce que tu m’as mise en congé forcé que je dois cesser d’avoir une conscience professionnelle. ”
Il hocha la tête.
- “ Tu ne t’ennuies pas trop ? demanda-t-il.
- Atrocement. Mais pour te dire la vérité, je n’ai pas non plus la tête à m’inquiéter pour ta sécurité.
- Tu y penses beaucoup ?
- Parfois. Je me sens ... vide ... dit-elle finalement, cherchant ses mots.
- Plutôt bizarre cette affaire, pas vrai ? reprit Largo. Je ne me serai jamais imaginé un jour avoir ce type de conversation avec un membre de la Commission. C’était courtois, profond ... Très déroutant.
- Idem. J’aimais bien Gail. Je la connaissais peu, mais je me sentais proche d’elle, de sa douleur ... Tu sais que je n’ai jamais eu d’amie femme ? Je pensais que le sort était conjuré. Et je commence à me poser des questions ... J’avais tellement l’impression qu’on se ressemblait elle et moi ... ”
Largo lui prit doucement la main.
- “ Joy, c’était une meurtrière. Elle aimait tuer, même si elle l’a fait par vengeance, il n’empêche qu’elle aimait ça. Tu sais très bien qu’à sa place, tu aurais agi différemment. ”
Joy esquissa un sourire.
- “ Merci. ” dit-elle simplement.
Les deux jeunes gens échangèrent un long regard affectueux, coupés du monde extérieur.
- “ Au fait ... sourit Largo malicieusement pour changer de sujet. Tu ne m’as pas donné mon cadeau d’anniversaire ? ”
Joy éclata d’un petit rire.
- “ Tu ne perds pas le nord ... En fait ... avoua-t-elle. Je t’ai fait marcher l’autre jour. Je ne l’avais pas encore trouvé, et avec les événements des derniers jours, je n’ai pas eu le temps de m’y mettre ...
- Je m’en doutais ! ” s’amusa -t-il.
Il quitta alors le banc et tendit sa main vers Joy.
- “ Viens !
- Où ça ?
- Tu m’avais promis une danse non ? Les clubs n’ouvriront pas avant ce soir, alors en attendant, on va passer l’après-midi tous les deux, à se balader ... Ca va nous changer les idées, tu ne crois pas ? ”
Joy acquiesça d’un signe de tête et se leva, prenant la main que lui tendait Largo.
- “ Sullivan n’a pas besoin de toi au Groupe ? ”
Largo leva les yeux au ciel.
- “ Bon sang, on est dimanche, il se passera de moi ! ”
Joy eut un sourire amusé et se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser affectueusement Largo sur la joue.
- “ C’est bien que tu sois là ... ” commenta-t-elle d’une voix douce.
Il ne répondit rien, et les deux jeunes gens se mirent à se promener, main dans la main, sous un soleil de printemps illuminant New York.


Fin.





Joy