Assise sur les marches du perron de Kathy Smith, une bonne amie de sa mère, Joy était songeuse. Depuis quelques jours sa vie était devenue un véritable enfer. Sa mère était morte, son père lui avait menti, sa famille ne l’avait jamais vraiment été. Joy avait toujours vécu sa vie en se sentant étrangère parmi les siens. Maintenant, elle apprenait qu’elle en était véritablement une. Et, bien qu’elle ne l’admettrait devant personne, ce qui arrivait depuis les derniers jours la blessait réellement. C'était oppressant et étouffant de ne pas savoir d’où l’on venait.
Largo, qui regardait la jeune femme depuis quelques minutes de l’intérieur de la maison, sortit la rejoindre. Il s'assit sur les marches après l'avoir gratifiée d'un petit sourire.
" Vous n’étiez pas obligés de venir ici toi et Simon, tu sais.
- Je ne voulais pas te laisser seule à un moment pareil. Avec tout ce qui se passe … Tu n’es pas contente de nous voir ? "
Joy lui sourit. Bien sûr qu’elle était heureuse qu’ils soient là, tous les deux.
" Simon n’est pas avec toi ?
- Oh, tu le connais, il a sûrement déniché une jolie fille à qui faire la cour.
- Oui, je le connais bien. S'il n'existait pas ... Il faudrait certainement l'inventer ce cher Simon ! "
A l’intérieur, Beth errait l’âme en peine. Elle se sentait nostalgique, dépassée par les derniers événements, et, du coup, avait une terrible envie de boire un verre. N’importe quoi, pourvu que ce soit assez fort pour qu’elle oublie l’état dans lequel elle se trouvait présentement. Elle savait qu’elle devait se retenir, elle n’était pas seule, encore moins chez elle, mais c’était difficile. Depuis qu’elle avait replongé quelques jours plus tôt, elle ne se sentait plus très forte pour combattre le démon qu’était l’alcool …
Perdue dans ses pensées, elle ne vit pas la personne qui arrivait en sens inverse, et entra en collision avec quelqu’un.
" Oh, excusez-moi, je ne vous avais pas vu.
- Ce n’est pas bien grave, l’important c’est qu’il n’y ait eu aucun blessé. "
Beth sourit à l’homme qui se tenait devant elle. Il avait l’air sympathique. Cependant, le sourire de la femme disparut lorsque son regard entra en contact avec un des jouets du fils de Kathy, un carrousel. C’était reparti ! Elle allait encore souffrir à cause de ce satané objet. Cette histoire allait-elle la hanter toute sa vie maintenant ? Et puis, pourquoi cet objet l’obsédait à ce point depuis la mort de son amie ? Elle avait été capable de refouler ses émotions durant toutes ces années, pourquoi perdait-elle le contrôle à nouveau ? L’homme aperçut le visage grave de Beth, et il se sentit triste pour elle.
" Vous … Vous voulez vous asseoir un peu avec moi ? Ça me ferait vraiment plaisir d’avoir un peu de compagnie. Les amis avec lesquels je suis venu ici m’ont lâchement abandonné.
- Je ne pense pas être de très bonne compagnie monsieur, désolée.
- Juste dix minutes, pour vous reposer un peu. "
Devant le sourire sincère du jeune homme, Beth accepta de s’asseoir à côté de lui. Ca ne lui ferait aucun mal de discuter un peu avec cet homme qui semblait des plus charmants ! Et puis il fallait se changer les idées, il fallait oublier …
" Je m’appelle Beth Miller.
- Enchanté, moi c’est Simon. Simon Ovronnaz.
- Ovronnaz ? Vous ne travaillez pas pour le Groupe W, par hasard ?
- Oui, tout à fait.
- Vous devez connaître la fille de Mary alors, Joy. Joy Arden.
- Mais oui. Je la connais bien. C’est une de mes amies ! C'est pour elle que je suis ici. "
Simon se souvint alors avoir aperçu la femme au cimetière, un peu plus tôt dans la journée.
" Vous étiez au cimetière cet après-midi n’est-ce pas ? Je vous ai vue parler à Joy.
- Oui, c'était moi. La pauvre enfant. Ce n’est pas facile de perdre quelqu’un que l’on aime, vous savez. C’est une épreuve si difficile à vivre. On veut souvent mourir … "
Simon regarda la femme, surpris. Le ton de sa voix, lorsqu’elle lui avait dit cette dernière phrase, était mélancolique. Elle avait les yeux remplis de larmes. Il ne savait pas pourquoi, mais, à cet instant précis, le Suisse eut un élan de compassion envers elle. Peu importait qu’elle soit une pure étrangère, la détresse que Beth dégageait était trop grande pour qu’il la laisse seule. Simon se rapprocha d’elle, et déposa une main réconfortante sur l’épaule de Beth, pendant que celle-ci, tout en se reprochant sa faiblesse de se laisser ainsi aller devant un inconnu, se mettait à pleurer la perte de Mary, et celle de sa petite fille. Beth pleurait la perte de cette vie qui lui avait été volée, quelques années plus tôt …
***
Candy qui déambulait dans les rues de Londres, regarda sa montre, il allait être l’heure. Bientôt, elle allait devoir accomplir sa mission. Elle sourit. Dire que personne ne la croyait assez intelligente pour accomplir de grandes choses … Mais, ce n’était pas l’avis de tout le monde. Elle mit la main dans sa poche pour s’assurer que l’objet était encore là. Bien. Il ne restait plus qu’à l’approcher maintenant. Et, le tour serait joué. Jack serait content.
Elle n’avait pas l’habitude de rendre des services aux hommes avec lesquels elle couchait, mais pour cet homme, elle faisait une exception. Il avait été tellement gentil avec elle, l’avait traitée comme une vraie femme. Elle avait ressenti autre chose qu’un simple désir passager pour lui. Jack était différent des autres. Un homme bien. Elle avait toujours mal jugé les hommes, mais, cette fois elle ne se trompait pas, elle en était certaine. Elle avait eu raison de l’approcher cet après-midi. Oui, elle avait eu raison …
Tout en marchant, la jeune femme fut soudain envahie d’un rire de gorge profond. C’était toujours comme ça quand elle était excitée, ou bien nerveuse. Certains vomissaient, d’autres avaient mal au ventre ou à la tête, elle, elle riait. C’était sans doute génétique, sa mère était comme ça aussi …
Candy décida d’aller retrouver quelques autres filles dans ce café, où elles allaient toutes pour se réchauffer quand elles ne travaillaient pas. Après avoir vérifié une dernière fois qu’elle avait bien la boîte à musique, elle avança parmi la foule qui déambulait dans cette rue, et disparut au coin de la rue …
***
" Puisque je vous dis que je ne l’ai pas tué ! Pour qui me prenez-vous, pour un imbécile ?
- Écoutez, Mr Arden, j’essaie de vous croire, mais c’est difficile, nous avons quand même votre ADN sur le corps de Mr Finch.
- Il n'y a rien de plus facile que de laisser des traces d'ADN sur les lieux d'un crime pour faire acccuser quelqu'un d'autre. J’ai vu Finch hier après-midi, et oui le ton a monté un peu entre nous deux, mais je ne l’ai pas tué voyons ! C’est un piège !
- Un piège ? Que voulez-vous dire un piège ? Tout ça n’aurait rien à voir avec un certain Ted Bartlett par hasard, Mr Arden ? "
Le visage de Charles se ferma.
" Bartlett ? Mais non ! Qu’est-ce que ce type vient faire là-dedans ? "
Charles ferma les yeux, ils ne devaient pas savoir pour lui et Bartlett, il était capable de s’occuper de ce fou tout seul. Mais il devait trouver quelque chose pour sortir d’ici rapidement. Oui, mais quoi ?
" Je … Écoutez, vous semblez être un excellent policier monsieur. Vous allez devoir me croire quand je vous dis que je n’ai rien à voir dans ce meurtre.
- Vos belles paroles ne sont pas suffisantes Mr Arden. Les gens disent tous ça quand on les arrête vous savez. Ce n’est pas pour cette raison qu’ils sont blancs comme neige. "
Charles se tourna alors vers Kenneth, qui était demeuré silencieux depuis le début de l’entretien.
" Vous me croyez, n’est-ce-pas ? Vous savez que je n’ai rien fait ! "
Kenneth soupira. Oui, il le croyait sincère. Mais sans aucune autre preuve pour le disculper, Charles Arden se retrouverait en prison pour une longue, très longue période … Un homme qui cognait légèrement à la porte de la salle d’interrogatoire interrompit les pensées du policier.
" Kenneth ? Tu peux venir une minute ?
- Oui. Andrew, tu restes avec Mr Arden. "
A l’extérieur de la salle d’interrogatoire, Kenneth et Sam Black, médecin légiste, discutèrent un moment.
" Tu as du nouveau ?
- Ca se pourrait. En effectuant un examen sommaire du corps de Mr Finch, j’ai découvert d’infimes gouttes de sang qui n’appartiennent ni à Charles Arden, ni à Gordon Finch. Il est évident, que ce sang n’était pas supposé être là, sûrement une légère blessure à un doigt qui a saigné à nouveau. Comme tu avais un doute sur un certain Bartlett, j’ai comparé l’échantillon avec celui que la prison a obtenu de Ted juste avant qu’il ne sorte pour sa libération, et tu ne devineras jamais.
- Les groupes sanguins concordent ?
- Tout à fait. O négatif tous les deux.
- Sam, tu es un génie !
- Je sais, je sais.
- Merci !
- Bon, j’y retourne. Je vais tenter de savoir la cause exacte de la mort de Gordon Finch. A plus tard ! "
Kenneth regarda le médecin légiste s’éloigner. Pour un peu, il l’embrasserait ! Goren en était certain maintenant, c’était bien Ted qui était derrière tout ça ! Son sang l’avait trahi. Bon, maintenant il ne restait plus qu'à convaincre le patron de le laisser chercher ce Bartlett de malheur !
***
Au bunker, Kerensky était fébrile. Jusqu’à maintenant, ses recherches ne lui avaient pas appris grand chose au sujet de Joy et de cette Opération Carrousel. Mais, l’information qu’il venait de découvrir valait bien son pesant d’or.
Kerensky avait réussi à trafiquer les ondes radio de la police de Londres. Il entendait tout ce qui se disait sur le sujet qui l’intéressait. Mais, il écoutait d’une oreille distraite, ne pensant pas qu’il y aurait du nouveau sur l’affaire. Quand il avait appris que Gordon Finch, le compagnon de Mary avait été tué, il avait voulu en savoir un peu plus. Cependant, le Russe ne pensait pas que son souhait se réaliserait si vite. C’était pourtant ce qui était arrivé.
En effet, Betty Laughton, la veuve de Joss, un des associés de Ted Bartlett, apprenant la sortie de Bartlett de prison, avait téléphoné aux policiers pour se plaindre de cette situation. Bien entendu, les policiers l’avaient poliment fait taire en lui disant de se mêler de ses affaires, qu’ils avaient la situation bien en main. Kerensky avait été intrigué. Si cette femme ne se faisait pas prendre au sérieux par les forces de l’ordre, ça serait bien différent pour lui. Après avoir cherché pendant des heures, il avait fini par trouver le numéro de téléphone de la dame. Betty Stanford. Elle était devenue la femme du député Fred Stanford. Alors retrouver sa trace s’était avéré un jeu d’enfants.
Quand il avait fini par lui parler, elle n’avait pas voulu lui dire quoi que se soit de prime abord. Elle ne connaissait aucun membre d’organisations criminelles, elle était clean. Mais, Kerensky ne s’était pas démonté pour autant. En lui disant que son mari ne serait pas heureux de connaître son passé, les crimes de son ex, la dame s’était montrée plus coopérative. Elle lui avait dit certaines choses très intéressantes. Ted avait eu une fille avec une femme du nom de Beth, et il voulait s’enfuir avec l'enfant en laissant Beth derrière. Elle ne savait pas pourquoi tout ne s’était pas réalisé comme prévu, mais son compagnon de vie, et les deux autres associés avaient été arrêtés. Et, elle n’avait jamais plus eu de nouvelles de Beth ou encore de son enfant.
Kerensky s’était senti avoir des ailes. Avec ce qu’il venait d’apprendre, il pourrait exécuter d’autres recherches. Et, celles-ci lui apprendraient sûrement beaucoup plus sur tout ce qui n’était encore qu’un mystère. L’ex-agent de KGB savait qu’il n’avait vu que le sommet de l’iceberg …
***
" La pauvre femme, elle doit souffrir. Elle t’a raconté toute son histoire ?
- En partie. Elle m’a dit qu’on lui avait enlevé sa fille quand elle était petite, et qu’elle ne l’avait jamais revue depuis ce jour. Je crois qu’elle avait besoin d’en parler à quelqu’un. C’est pour cette raison que je ne suis pas rentré à l’hôtel directement avec vous. J’étais incapable de la laisser seule. Je l’ai raccompagnée chez elle. J’étais bouleversé. Habituellement, je ne fais pas ça, mais je lui ai même laissé mon numéro de portable au cas où elle aurait besoin de parler …
- Simon le bon samaritain ... Je te comprends, j’aurais fait pareil.
- Et Joy, ça va ?
- Oui, enfin je pense. Elle est dans sa chambre et elle dort. Elle en a drôlement de besoin avec les épreuves qui lui sont tombées dessus dans les derniers jours …
- Heureusement qu'elle a un sacré tempérament.
- C’est vrai mais elle ne mérite pas ça. Enfin, changeons de sujet. Je commence à avoir terriblement faim moi ! Ca te dit qu’on se fasse un petit resto ?
- Bonne idée mon pote ! Je te suis.
- Avant, je vais aller voir Joy. M’assurer qu’elle va bien.
- Largo, tu devrais la laisser se reposer.
- Je sais, mais il faut que je m’assure que tout va bien.
- Si c’est pour te rassurer sur le sort de ta belle …
- Et ça veut dire quoi ça Simon ?
- Rien, mon pote, rien. On y va ! "
Les deux hommes sortirent de la chambre de Largo et prirent l’ascenseur pour se rendre quatre étages plus haut où se trouvait la chambre de leur amie. Arrivés à l’étage de Joy, le portable de Simon sonna.
" Il est mort ! Gordon est mort ! Ils meurent tous !
- Beth, c’est vous ?
- Aidez-moi, je crois que c'est à cause de moi ... Il m'a menacée, je ne veux pas mourir aussi !
- Beth, calmez-vous !
- Simon, protégez-moi je vous en supplie ! Je n'ai plus confiance dans les autorités, plus depuis ce qu'ils m'ont fait il y a vingt ans ... Je n'ai personne vers qui me tourner ...
- Beth, attendez ! Beth ? "
Elle avait raccroché le combiné. Simon se tourna alors vers Largo.
" C’était Beth. Elle semblait totalement hystérique, irrationnelle. Et j'ai l'impression qu'elle sait des choses sur la mort de Mary et de Gordon Finch.
- Comment ?
- Je l'ignore. Ca te dérange si on oublie le resto ? Je crois que je vais aller la voir.
- Je pense que je vais même y aller avec toi. Je laisserai un message pour Joy à la réception. C’est sans doute mieux de ne pas la déranger, il faut bien qu’elle récupère un peu.
- D’accord, allons-y ! "
***
Joy arriva devant l’entrepôt de la Main Street. Vu de l’extérieur, cet endroit donnait des frissons dans le dos. Les murs semblaient tenir par on ne savait quel miracle, l’odeur qui se dégageait était nauséabonde, ce n’était pas le genre d’endroit qui attirait les badauds habituellement. Mal fréqeunté, isolé. Joy se dit que la personne avait bien choisi son endroit, on ne risquait pas de les déranger ici ! L’ex-agent ouvrit la porte de la bâtisse qui tombait pratiquement en ruines, et entra.
A l’intérieur, il faisait noir, c’était sombre, vide et froid. Un peu comme sa vie à l’heure actuelle, pensa Joy. C’est seulement à cet instant précis que la jeune femme se rendit compte à quel point elle n’avait pas été prudente en venant ici toute seule, sans avoir informé personne. Elle qui ne cessait de reprocher ce genre de comportement à Largo et Simon, elle n’était guère mieux qu’eux ! Joy jeta un regard sur ce qui l’entourait : une vieille voiture qui avait depuis longtemps rendu l’âme, de vieilles pièces métalliques, une radio qui avait sans doute servi au temps de la guerre … Que des vieilleries ! Pourquoi l’inconnu l’avait-il attirée ici ? Ils auraient pu facilement se voir dans un endroit neutre après tout … Cette histoire était ridicule ! Elle ne savait pas qui avait voulu lui jouer cette comédie, mais ce n’était plus important, elle ne pouvait plus rester dans cet entrepôt. Elle fit alors demi-tour pour retrouver l’air de la ville. C’est à ce moment qu’elle entendit une voix s'élever.
" Tu es finalement venue ? Je suis content. Je n’étais pas certain que cette petite idiote te transmettrait le message. "
Joy se retourna, aperçut une ombre.
" Qui êtes-vous ? Et pourquoi nous sommes ici ? C’est quoi toute cette mascarade ?
- Détends-toi ma belle. Les réponses t'attendent, mais une question à la fois. Si je t’ai fait venir ici, c’est que je voulais qu’on soit tranquille tous les deux. Ce moment est important pour moi. Il le sera pour toi aussi. "
Joy tentait d’apercevoir le visage de l’inconnu, mais la noirceur de l’endroit lui permettait seulement d’entrevoir une ombre.
" Écoutez je … Je voudrais voir votre visage. Je n’aime pas beaucoup parler à quelqu’un sans le voir. S’il vous plaît, montrez-vous !
- Joy Joy, Joy, tu es trop impatiente, dit l'inconnu d'une voix amusée, presque tendre. On se demande de qui tu tiens ce trait de caractère ? Ah oui, je le sais. "
Il eut un petit rire, un rire chaud et effrayant à la fois.
" Chaque chose en son temps voyons ! reprit-il. Tout d’abord, ton passé. J'imagine que la boîte à musique a attisé ta curiosité ? Oui, évidemment, sinon tu ne serais pas venue, méfiante comme tu es. Tu vois, je te connais par coeur, bluffant après si longtemps ? Réponds à cette question Joy, tu es vraiment intéressée de savoir le prénom de ton père naturel ? Ou de ta mère ? Ou bien les deux ? Allez, je veux t'entendre me dire comme tu aimerais le savoir ... "
Non mais cet homme était complètement fou ! Joy sentait la moutarde lui monter au nez. Elle oublia bien rapidement qu’elle était dans un endroit sinistre, que c’était peut-être dangereux pour elle, et elle explosa.
" Bon, ça suffit ! J’en ai assez ! Vous allez immédiatement sortir de votre cachette. Sinon je pars immédiatement. Vous avez bien compris ?
- Oh, tu as tout un caractère Joy. D’accord, d’accord, comme je ne serais jamais capable de rien de refuser, tu vas pouvoir enfin me voir. "
L’inconnu sortit de derrière la pile de pneus usagés qui lui servait de cachette, et se présenta à Joy. Il souriait, un sourire maladroit, à la fois intimidant et intimidé. L'homme avait l'air dangereux et pourtant, une sorte de joie folle brillait dans ses yeux.
" Becca. Que c’est bon de te revoir après toutes ces années ! "
Joy ne répondit rien, glacée. Elle reconnaissait cette homme. Elle réentendait cette même voix l'appeler Becca dans un passé lointain. Non, cela ne pouvait pas ...
" Dis quelque chose au moins ! Becca ? Parle-moi. "
Mais Joy était en état de choc, incapable d’émettre le moindre son, incapable de bouger. Elle ne tiqua même pas en l'entendant répéter le nom de Becca. Ca ne pouvait pas être vrai ! Cet homme, n'était pas qu'un fantôme de son passé. Son visage, son visage. Dans les journaux. Cet homme c’était Ted Bartlett.
***
Charles arrangea le col de sa veste qu’il venait d’enfiler. Après des heures d’interrogatoire futiles qui n’avaient servi qu’à le ralentir, les policiers londoniens avaient enfin consenti à le relâcher, confisquant tout de même son arme. Son cher pays natal où les citoyens pouvaient porter une arme, droit scrupuleusement respecté, commençait sérieusement à lui manquer. Tant pis, avec son expérience, il avait mille et une façons de se procurer une arme. Il devait abattre Bartlett. Il savait que c’était lui qui avait monté ce coup contre lui, sans doute pour avoir le temps d’approcher Joy. Peut-être savait-elle à l’heure où il y pensait.
Tout cela n’avait plus d’importance à présent. Il n’avait plus aucun secret à préserver, alors tant pis. Il abattrait Bartlett par plaisir. Il le ferait pour Joy, pour son enfance perdue. Pour ce que Bartlett lui faisait subir quand elle était enfant. Ce genre de salauds ne devrait même pas être autorisé à faire des gosses.
“ Monsieur Arden ! Attendez-moi ! ”
Charles se retourna, et vit venir l’Inspecteur Goren qui courait le long du trottoir pour le rattraper.
“ Vous êtes parti vite. Je voulais vous parler ...
- J’ai déjà perdu suffisamment de temps comme ça. ”
Charles voulut se détourner de lui, mais le jeune policier le retint par le bras.
“ Attendez, soyez raisonnable. Je crois que Joy me contredirait, mais moi je suis persuadé que vous avez pour unique intérêt de protéger votre fille. Et ça tombe bien, je l’aime moi Joy, et je veux la protéger, comme vous.
- Vous avez quelque chose à me dire ? s’impatienta Charles.
- Pourquoi avoir nié l’implication de Bartlett ? Il serait tellement plus facile de collaborer avec nous.
- Je n’ai rien à vous dire sur ce sujet.
- C’est parce que vous voulez sa peau seul c’est ça ? Pourquoi ? Qu’a-t-il fait ? Pourquoi vouloir cacher la vérité à Joy si c’est juste un ancien ennemi qui veut se venger de l’époque où vous l’avez arrêté ? Que se trame-t-il en réalité ?
- Vous êtes trop curieux Goren.
- On devrait collaborer ensemble.
- Je n’ai besoin de personne. ”
Goren se pinça les lèvres.
“ Vous savez qu’il est avec Joy en ce moment ? ”
Charles se figea sur place, pétrifié.
“ Et vous savez où ils se trouvent ? ”
L’ex-agent de la CIA dévisagea le policier.
“ Parce que vous, vous le savez naturellement ?
- J’ai appelé à son hôtel, pour prévenir Joy que vous aviez été lavé de tout soupçon. La réceptionniste m’a dit qu’elle n’était pas là. Elle est partie de son hôtel précipitamment il y a une heure. En s’en allant, un morceau de papier est tombé de sa poche, la réceptionniste a tenté de la rattraper pour le lui donner, mais elle avait déjà disparu. Sur le papier il y avait une adresse, quelqu’un lui donnait rendez-vous.
- Où ça ?
- Donnant-donnant Monsieur Arden. Dites-moi. Parlez-moi de Ted Bartlett. ”
Charles hocha la tête, agacé. Il voulait retrouver Joy au plus vite, et puisque Bartlett avait déjà dû révéler la vérité à Joy, le secret qu’il gardait n’était plus qu’un secret de polichinelle. Il haussa les épaules.
“ J’ai arrêté Bartlett, il y a vingt ans. Il avait une fille. Une fille que j’ai recueillie. Et maintenant qu’il est sorti de prison, il veut récupérer ce qu’on lui a pris et se venger de moi.
- Vous voulez dire que ...
- Oui, Ted Bartlett est le père de Joy. ”
Goren écarquilla les yeux, soufflé par cette révélation.
“ Mais mais ... Elle le sait ?
- Si ce n’est pas encore le cas, cela ne va pas tarder. Alors ? Où est-elle ? ”
***
Joy se sentait glacée, pas par le froid régnant dans ce vieil entrepôt, mais par la vérité nue et froide qui se présentait à elle.
“ Vous. Ted Bartlett. Vous êtes Ted Bartlett. ”
Il hocha la tête, et sourit.
“ Comme ça il est inutile que je me présente. Je sais comment tu vas réagir Joy, tu es une jeune femme très bien, et tu as des tas de principes je le sais. Mais à ta place, j’éviterais de ne voir en moi qu’un meurtrier. Ca gâcherait tout.
- Vous avez abattu ma mère. Et son compagnon. Et une jeune femme qui ... ”
Elle ne put finir sa phrase, prise d’un élan de dégoût. Bartlett compléta sa phrase.
“ Qui vendait de jolies boîtes à musique. Je ne pouvais pas faire les choses à moitié. Il fallait attirer ton attention. Et surtout je devais te voir seul.
- Et vous avez fait accuser mon père du meurtre de Gordon Finch ... ”
Le regard de Bartlett se fit menaçant, il s’approcha de la jeune femme à la vitesse d’un félin et attrapa son menton pour le saisir, menaçant.
“ Ne l’appelle pas comme ça. Charles Arden n’est pas ton père. Ce n’est qu’un enfant de salaud.
- Et moi ? Je suis une enfant de meurtrier ? C’est ça que vous essayez de me dire ? Que vous êtes mon père ? ”
Bartlett sourit et caressa lentement le visage de Joy, très tendrement.
“ Oui, tu es ma fille. Mon adorable et si belle enfant.
- Vous mentez. Vous dites ça pour faire le mal. Je sais que mon père est responsable de votre arrestation. Vous voulez vous venger de lui.
- Ca aussi je l’avoue. Mais je n’ai pas besoin de mentir pour assouvir ma vengeance. Il me suffit de dire la vérité. Et cette vérité, c’est que ton père Joy, ça a toujours été moi.
- Prouvez-le.
- Que penses-tu de mon présent ? La boîte à musique. Elle ne te rappelle rien ? Je vais te rafraîchir la mémoire. Une belle journée d’automne, tu devais avoir quatre ans. Nous étions à Paris, j’y avais quelques affaires en ce temps. Ta mère nous avait rejoint. C’était sans doute la deuxième ou la troisième fois que tu la voyais, mais tu la reconnaissais. Tu étais très intelligente, et précoce pour ton âge. Tous les matins, quand nous quittions notre appartement, nous passions devant cette petite place avec ce superbe manège, orné de chevaux de bois. A chaque fois tu mourais d’envie d’y monter mais tu n’osais pas me le demander. Tu étais une petite fille si timide. Et quand ta mère était venue te rendre visite, elle t’y avait emmenée, sans même que tu aies à le demander. On pouvait dire ce qu’on voulait d’elle, elle savait y faire avec toi. Enfin quand elle n’était pas ivre morte. Tu vois Joy, tu vas sans doute vouloir que je te dise qui était ta mère, mais cela n’a pas grand intérêt pour toi de le savoir. Elle était incapable de s’occuper de toi. Elle avait des problèmes d’alcool et de dépression. C’est moi qui t’ait élevée. Tu étais mon trésor. Ma chair et mon sang. Mon seul amour.
- C’est impossible. Comment ? ”
Bartlett eut un sourire tranquille.
“ Tu étais bien trop jeune pour t’en souvenir. Nous vivions seuls toi et moi. Après ta naissance, nous avons décidé avec ta mère qu’il valait mieux que je t’emmène avec moi. Elle n’était pas capable de s’occuper de toi. Ce n’était qu’une ivrogne. Lamentable et pitoyable. Je me suis occupé de toi. Mais j’avais quelques ennuis avec la CIA, je suppose que tu sais quelles étaient mes affaires en ce temps-là ?
- Terrorisme, vente d’armes, meurtres. Un vrai salaud.
- Je le reconnais. Parmi les agents de la CIA qui me couraient après, il y avait ce Charles Arden. Jeune marié, qui ne pouvait pas avoir d’enfant avec sa cruche de jeune épouse. L’équipe qu’il dirigeait nous avait mis sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J’avais besoin de temps pour réunir de quoi subvenir à nos besoins jusqu’à la fin de nos jours, je voulais t’élever comme une Princesse. J’avais une ou deux dernières affaires à conclure avant de pouvoir raccrocher. C’était devenu dangereux pour toi, alors j’ai convoqué ta mère, je vous ai loué un appartement à Londres, et elle était censée s’occuper de toi. La garce m’a vendu, nous a vendus à la CIA, à ce vieux pourri de Charles Arden. Il ne s’est pas contenté de me mettre en prison. Il t’a volée. Il m’a pris mon enfant.
- Je ... Je ne peux pas vous croire ... Je ne peux pas. Vous êtes un meurtrier. Vous avez abattu ma mère.
- Celle que tu crois à tort être ta mère.
- Depuis que vous êtes sorti de prison vous avez semé les cadavres autour de vous, et je suis sûre que vous faites ça pour continuer votre vengeance. Ce n’est pas moi qui vous intéresse, mais mon père.
- Non. Becca, ma chérie, mon amour, je suis sorti pour toi. Tu es ma fille, et on t’a arrachée à moi ! cria-t-il, les lèvres crispées. A-t-on le droit de faire ça à un homme ? Je suis un criminel, c’est vrai. J’ai tué des gens, des tas de gens, sans le moindre remord Becca. C’était mon business. Mais personne n’avait le droit de m’enlever ma fille, de changer son nom, de la confier à une famille qui lui mentirait sur ses origines. J’ai peut-être été enfermé pendant vingt ans parce que j’étais un terroriste mais qui a puni Charles Arden pour avoir volé un enfant ? Personne. C’est donc moi qui vais le faire.
- C’est pour ça que vous avez semé des cadavres ? C’est pour ça que vous avez osé tuer ma mère ?
- Ta mère ? Quelle mère ? Une étrangère. Qu’est-ce qu’elle a fait pour toi ? ”
Joy secoua la tête, d’un air horrifié.
“ Elle m’a élevée et m’a aimée. Vous, vous n’êtes qu’un monstre. Vous ne savez que détruire.
- Ne me dis pas ça Becca. Rappelle-toi. Rappelle-toi comme j’étais un bon père pour toi, comme je t’aimais. Tu étais toute ma vie, tout ce que je faisais, je le faisais pour toi. Je voulais tout ce qu’il y avait de mieux. Regarde-moi et ose me dire que tu ne sens pas tout mon amour ? ”
Joy grimaça.
“ Je ne sens que de la haine et du dégoût. ”
Bartlett hocha la tête résigné, presque triste.
“ Oui, je sentais que tu allais prendre les choses comme ça Becca. Tu es une femme de caractère, et tu vas m’en vouloir encore un moment. Mais après tu verras, les choses iront bien mieux. On sera réunis toi et moi.
- Vous êtes fou. Vous n’êtes rien pour moi.
- Pas encore.
- Jamais.
- Essaie de comprendre ma chérie. Je suis ton père. Tu es faite pour m’aimer. Quoi que j’aie fait dans le passé, ou quoique je sois susceptible de faire, tu m’aimeras. C’est dans ton sang. Je suis capable d’abattre tous les obstacles qui se dresseront entre nous. Il me reste encore à me débarrasser de Charles, et aussi de ta mère biologique, au cas où elle déciderait de venir faire des siennes. Après tu viendras avec moi. On se mettra au vert, et on rattrapera le temps perdu.
- Il faut vous faire soigner. Vous n’arriverez à rien comme ça. Vous ne pouvez pas forcer quelqu’un à vous aimer.
- Mais je ne te forcerai pas. Tu m’aimeras, comme moi je t’aime. C’est écrit. Et ce serait déjà le cas si Charles Arden ne s’en était pas mêlé. Que crois-tu qu’il serait arrivé s’il ne t’avait pas volée ? On t’aurait confiée à ta mère, ou plus probablement à une série de foyers. Tu aurais grandi seule, haineuse, n’ayant que moi, moi ton père dont on t’aurait séparée à cause de la prison. Que serais-tu devenue ? Tu aurais probablement suivi le même chemin que moi. J’ai pu apprendre tout ce que tu avais fait ces dernières années, tireuse d’élite à la CIA n’est-ce pas ? Tu serais peut-être devenue tueuse professionnelle toi qui es si douée avec un revolver dans les mains. Peut-être que tu aurais abattu les mêmes gens pour lesquels tu travailles. Peut-être qu’en ce moment tu m’aiderais à abattre ceux qui m’ont mis en prison.
- Sauf que ce n’est pas ce qui est arrivé. Vous n’y changerez rien.
- Tu es une enfant butée, et tu as du caractère. J’aime ça. ”
Bartlett sortit un revolver de sa veste, Joy eut le réflexe de dégainer le sien, mais il le lui avait déjà pris sans qu’elle ne s’en rende compte. Son père lui sourit.
“ Moi aussi tu vois j’ai une certaine habileté avec les armes. Maintenant tu vas bien sagement venir avec moi.
- Où ça ?
- Je vais trouver un endroit où te garder, jusqu’à ce que tu deviennes un peu plus raisonnable.
- Ca ne marchera jamais. Vous serez obligé de m’abattre.
- Non, jamais je ne te ferai le moindre mal. Jamais tu m’entends ? Je préférerais mourir.
- Alors crève. ”
Bartlett allait empoigner sa fille quand un bruit attira son attention.
“ Ted Bartlett, vous êtes en état d’arrestation ! ” cria la voix de Kenneth Goren dans son dos.
L’assassin se contorsionna et visa le policier avec son revolver. Goren se coucha sur le sol et fit plusieurs roulades afin d’éviter les coups de feu et de se mettre à couvert. Joy profita que l’attention de son père soit détournée pour lui donner un coup dans le ventre. Surpris, il se courba en deux, et Joy allait de nouveau fondre sur lui pour le frapper quand elle aperçut Charles Arden, armé, qui visait Bartlett. Elle s’écarta et l’ancien directeur de la CIA fit feu. Ted poussa Joy sur le sol, et plongea sur le côté pour éviter le tir. Il dégaina un second revolver et lâcha des salves dans les directions de Charles et de Goren. Puis, profitant de la panique, il courut comme un diable vers la sortie pour s’enfuir. Goren se mit aussitôt à sa poursuite, tandis que Charles se penchait vers Joy pour s’assurer qu’elle allait bien.
“ Joy ? Ca va ? Tu n’es pas blessée ? ”
Elle se frotta le bras, qui avait été secoué lorsqu’elle avait été poussée sur le sol, puis hocha la tête signe que tout allait bien. Dehors, des coups de feu étaient échangés, un moteur de voiture se fit entendre. Charles aida Joy à se relever en la prenant par le bras, mais dès qu’elle fut debout, elle s’arracha sèchement à l’étreinte de son “ père ”.
“ Lâche-moi. ”
Elle était froide, dure. Puis, elle prit des mains de son père le revolver et courut au dehors pour prêter main forte à Goren. Celui-ci resta quelques secondes sous le choc, pas surpris, mais désemparé par le ton glacial et méprisant de sa fille. Puis il se reprit et la rejoignit. Lorsqu’il parvint au dehors, il aperçut Joy aider Goren, étendu au sol, qu’une balle avait frôlé à l’épaule.
“ C’est rien ... disait-il, en se tordant le cou pour examiner son bras. C’est juste une éraflure, la blessure est superficielle. Je vais appeler des renforts, il y a des patrouilles dans le coin qui peuvent encore l’arrêter avec une description de son véhicule. ”
Le policier se releva et se dirigea vers son véhicule tandis que Joy croisait une nouvelle fois le regard de Charles.
“ Tout est de ta faute. J’imagine que tu es fier de toi. Bravo. ”
***
Simon frappa encore à la porte, puis secoua la tête d’un air navré vers Largo.
“ Ca ne sent pas bon.
- Prudence ?
- Prudence. ”
Les deux amis échangèrent un coup d’œil entendu et dégainèrent leurs revolvers pour entrer par effraction dans la demeure de Beth Miller. Simon crocheta savamment la serrure puis les deux hommes s’enfoncèrent dans la pénombre, pas à pas, lentement, alertes. Le parquet grinçait et craquelait sous leur pas, troublant la quiétude de l’endroit, silencieux, vide, marqué par les tic tac réguliers de l’horloge du salon. Largo commença à grimper les marches de l’escalier menant à l’étage tandis que Simon passait au peigne fin le rez-de-chaussée.
Après avoir fait chou blanc dans la cuisine et le salon, il finit par trouver l’interrupteur et éclaira la demeure. Un soupir le fit sursauter, et il se tourna brusquement et aperçut Beth Miller, accroupie dans un recoin du mur de son salon, à moitié dissimulée par un buffet imposant. Elle était immobile, la tête baissée, ses longs cheveux roux lâchés qui pendaient autour de sa nuque.
“ Largo ! ” appela sommairement Simon.
Il se précipita vers elle, de plus en plus inquiété par la tournure glauque que prenait l’histoire.
“ Beth ? Vous allez bien ? Vous êtes blessée ? ”
Il la força à lever la tête vers lui, et découvrit son visage las, encore meurtri par le sillon de larmes abondantes qui l’avait dévasté. Elle ne semblait pas souffrir, et Simon ne découvrit aucune blessure. Dans ses mains, elle serrait le goulot d’une bouteille de whisky.
“ Vous avez bu ? ”
Elle secoua la tête et lâcha la bouteille qui roula sur le parquet, s’arrêtant aux pieds de Largo qui venait de les rejoindre. Il la ramassa et constata qu’elle était à peine entamée.
“ J’aurais bien voulu picoler. C’est ce que je fais d’habitude ... C’est facile d’oublier avec l’alcool. Et puis je me suis dit que s’il lui venait l’idée de me tuer, je lui rendrais la tâche trop facile en étant saoule. Je ne veux pas crever comme ça.
- Vous parlez de Ted Bartlett ? ”
Beth tourna la tête vers Largo, effarée d’entendre ce nom de la bouche d’un inconnu.
“ Comment vous ... ?
- Les présentations n’ont pas été faites ... fit Simon en aidant Beth à se lever, la prenant par les épaules. Voici mon ami et patron, Largo Winch. Joy a enquêté sur la mort de sa mère, et nous lui avons donné un modeste coup de main. Nous savons que son meurtrier n’est autre que Ted Bartlett.
- Alors il disait vrai, ce ... Ce salaud ... ”
Simon conduisit Beth vers son sofa, sur lequel elle s’assit, épuisée.
“ Racontez-nous tout. Vous lui avez parlé ?
- Oui. Il m’a appelée pour me narguer. Il m’a appelée pour me parler de Becca, il disait qu’il l’avait retrouvée ...
- Becca ? reprit Simon. Vous voulez parler de votre fille ?
- Et celle de Bartlett. ”
Largo et Simon échangèrent un regard estomaqué.
“ Le père de votre enfant est Ted Bartlett ? Le terroriste ?
- C’est à cause de moi que la CIA l’a arrêté il y a vingt ans. Je l’ai vendu. L’agent qui m’avait parlé avait l’air si gentil, je pensais vraiment qu’il était de mon côté. Mais c’était un salaud lui aussi. Tous des salauds.
- De quel agent parlez-vous ? demanda prudemment Largo, se doutant qu’il s’agissait de Charles Arden.
- Je n’ai jamais su son nom. Mais je n’oublierai jamais son visage. Il ... Il a gâché ma vie. Je ne fais plus confiance aux autorités, ça non, jamais plus on ne m’y reprendra. Je me refuse à appeler la police. D’ailleurs qu’ont-ils fait la dernière fois ? Ils ont arrêté Ted, pour qu’il sorte aujourd’hui, et voilà. Tout ce gâchis en vies humaines. A cause de moi.
- Vous pensez que Ted Bartlett veut se venger de vous ? Parce qu’autrefois vous avez aidé la CIA à l’arrêter ?
- Il a tué mes deux meilleurs amis, Mary Arden et Gordon Finch. Il me l’a dit. Il m’a téléphonée pour me dire que ce serait bientôt mon tour ... Et pour me faire du mal, il m’a dit qu’il avait retrouvé notre enfant. J’ai tellement peur de ce qu’il pourrait lui faire. ”
Simon eut le cœur serré et se tourna vers Largo qui hocha la tête d’un air entendu. Les pièces du puzzle se rassemblaient. Alors qu’ils étaient en route pour la demeure de Beth Miller, Kerensky les avaient appelés pour leur apprendre ce qu’il avait découvert sur l’Opération Carrousel. Alors que Charles Arden et son équipe de la CIA étaient chargés d’appréhender par tous les moyens Ted Bartlett et ses comparses, il avait procédé à une extraction illégale pour la compagne de l’époque du terroriste et pour leur jeune enfant de quatre ans. C’était grâce aux informations de la femme que Bartlett avait été attrapé et son réseau démantelé.
Et cette mystérieuse femme qui avait disparu, avec son enfant, dont Kerensky ne parvenait pas à découvrir l’identité soigneusement cachée par la CIA, n’était autre que Beth Miller. Et elle avait sûrement les réponses qu’il leur manquait pour comprendre l’étrange comportement de Charles Arden depuis la sortie de prison de Bartlett.
“ Tout ça, c’est de ma faute ... se désespérait Beth.
- Vous n’êtes pas responsable des agissements de Bartlett, Beth. Ce qui arrive aujourd’hui n’est pas de votre faute, jamais il n’aurait dû sortir de prison, tenta de la consoler Simon.
- Oh si c’est de ma faute. Vous ne connaissez pas toute l’histoire.
- Racontez-la nous. Cela vous soulagera. ”
Beth arrangea maladroitement ses longs cheveux roux qui lui chatouillaient le visage et commença son récit, l’air hagard.
“ Je n’avais que dix-huit ans quand j’ai connu Ted. J’étais seule, et j’avais toujours vécu avec ma mère. Nous avions une relation de “ ravage ”, ce n’était pas très sain. Et cela me faisait peur pour tout dire. Je voulais quitter ma mère et la demeure familiale, mais je n’avais pas d’argent, aucun talent, je n’étais pas particulièrement maligne. Et j’ai rencontré Ted. Il me flattait, me disait que j’étais belle et douce. Je l’ai cru aveuglément, et quand il m’a demandé de partir avec lui, je n’ai même pas hésité avant de lui répondre oui. J’ai mis du temps avant de découvrir qui il était, mais je suis restée avec lui. A la fois parce qu’il me faisait peur et parce que je l’aimais. Je me disais que ce n’était pas si grave. Que continuer à être sa compagne ça ne voulait pas dire que j’étais une criminelle. Et puis il était bon avec moi. Je le croyais sincère. Et comme j’ai commencé à boire, j’ai fini par oublier qui il était. Mais quand je suis tombée enceinte, tout a changé. Il a commencé à mal me traiter. Il ne me touchait pas, ça non, il avait trop peur que je perde notre enfant. Mais j’avais l’impression de le dégoûter. Il me surveillait pour que je ne boive pas, il avait engagé un médecin qui était à mes côtés vingt quatre heures sur vingt quatre. Au bout de quelques mois de grossesse, je ne le voyais plus. Quand il venait, il ne faisait que poser des questions au médecin sur l’évolution de la grossesse, et il touchait mon ventre, espérant sentir les coups de pieds de Becca. C’est lui qui a choisi son nom, moi je n’avais plus le droit à la parole. Après l’accouchement, il a réaménagé dans le même appartement que moi, mais nous faisions chambre à part. Il a pris Becca avec lui dans sa chambre et moi je ne pouvais la voir que pour l’allaiter, ou m’occuper d’elle quand il n’était pas là. Il disait qu’il faisait ça pour sa sécurité, qu’il n’avait pas confiance en moi. Pour m’humilier, il me parlait des relations fusionnelles que j’entretenais avec ma mère, il disait que j’étais malsaine pour un enfant. Et il me traitait comme une alcoolique pitoyable. Alors j’en suis devenue une. Au bout de quelques mois, il m’a mise dehors. Il m’a donné un logement et une rente, sans doute pour m’avoir sous son contrôle et ne pas risquer que je le donne aux flics. J’avais le droit de voir Rebecca de temps à autre, avec sa permission, et sous sa surveillance. Moi je n’ai pas protesté. J’étais faible, lâche, et je croyais tout ce qu’il me disait. Je croyais que je n’étais pas capable d’élever un enfant. Pourtant je l’aimais. C’était ma fille. Quatre années ont passé. Je buvais de plus en plus. Rebecca me manquait atrocement, mais je n’osais pas affronter Ted. Un jour il m’a appelée pour me donner rendez-vous à Londres. Là il m’a expliqué que la CIA lui courait après, et qu’il devait mettre au point un plan pour s’en sortir avec Becca. Il me l’a confiée, le temps d’arranger ses affaires. En me donnant un moyen de le contacter en cas de problème. C’est là que j’ai été contactée par ce salopard de la CIA.
- Il vous a persuadée de contacter Bartlett ?
- Oui, et c’est comme ça qu’ils l’ont arrêté. Au début je ne voulais pas le donner, et puis j’ai réfléchi. Je me disais que si Ted allait en prison, je pourrais retrouver ma fille. Je pourrais vivre sans crainte, peut-être même arrêter de boire. Je sais que j’aurais eu la force de le faire pour elle. Mais je n’ai même pas eu le temps de changer d’avis. Ils m’ont forcé la main. Une nuit, des hommes armés ont fait irruption dans l’appartement de Londres. Rebecca pleurait et moi je ne pouvais pas aller la consoler car ces salauds de flics m’avaient menottée et braquaient leurs armes contre ma tempe. J’ai vu ce type, celui de la CIA, leur chef. Il a pris ma fille par la main, et il l’a emmenée. On m’a ensuite forcée à donner Ted, si je voulais la revoir un jour.
- Et que s’est-il passé ? demanda Largo, la voix légèrement rauque.
- J’ai fait ce qu’ils mont dit. J’ai été plus que coopérative, je vous le jure. Je les ai aidés, j’ai risqué ma vie pour qu’ils arrêtent Ted. Mais je n’ai jamais revu ma fille. L’agent de la CIA, après le procès de Ted, m’a annoncée que j’allais désormais vivre sous le programme de protection des témoins, au cas où Bartlett et ses complices auraient encore des contacts à l’extérieur susceptibles de les venger. Il m’a donné une nouvelle identité, dans une nouvelle ville. J’ai voulu ... Au début j’étais soulagée, je me disais que le cauchemar était fini et que j’allais pouvoir enfin vivre ma vie, avec ma fille. Mais quand j’ai voulu revoir ma fille pour l’emmener avec moi, il m’a dit que c’était impossible.
- Comment ça ? Qu’est-il arrivé à votre fille ?
- Je l’ignore. Mais l’agent de la CIA m’a annoncé que des juges avaient décidé que je n’étais pas capable d’élever mon enfant. Que j’étais dangereuse, et alcoolique, et ... Il m’a juste dit qu’elle avait été confiée à une bonne famille qui s’occupait bien d’elle. Et c’est tout. J’ai eu beau insister, demander des recours partout où je le pouvais, mais personne n’a jamais rien fait pour moi. A la CIA, je parlais dans le vide, on me traitait comme si je n’avais jamais existée. J’ai sombré dans la dépression, j’ai même fait une tentative de suicide. On m’a enfermée dans un asile, pendant deux ans. On me gavait de médicaments, et puis quand ils ont jugé que je n’étais plus un danger pour moi-même, je suis sortie. Après la CIA m’a trouvé une autre couverture, et je suis venue vivre à Londres. Et depuis vingt ans, je suis seule. Sans ma fille. ”
Largo déglutit avec difficulté et chercha le soutien dans les yeux de Simon. Il comprit que son ami pensait la même chose que lui. Ted Bartlett ne voulait pas se venger de Beth Miller, mais de Charles Arden. Jusqu’à présent ils avaient cru que son mobile était son arrestation il y avait plus de vingt ans, mais après le récit de Beth, ils voyaient l’affaire sous un jour nouveau. Bartlett avait un mobile bien plus profond pour en vouloir à Charles. Sa haine venait du fait qu’on lui avait pris son enfant, un enfant qu’il semblait aimer désespérément d’après Beth.
Une enfant qui aurait aujourd’hui l’âge de Joy.
***
Joy mit une touche finale au bandage, puis recula légèrement, comme pour admirer son travail.
“ Tu saignes peu. Ca va aller. ” déclara-t-elle.
Kenneth Goren eut un petit rire.
“ C’est ce que je te dis depuis une heure ... ”
Elle haussa les épaules et le policier enfila rapidement sa chemise, tâchée de sang frais au bras gauche, frissonnant de froid. D’une oreille distraite, il prêtait oreille aux grésillements de sa radio, écoutant les voitures de patrouille de secteur qui étaient à la recherche du véhicule de Ted Bartlett depuis une heure. Tous faisaient chou blanc.
“ Il est loin maintenant ... fit Joy, sombre.
- On a sa description, il n’ira pas loin.
- Peut-être. ”
Goren ferma avec hâte sa veste et se saisit de son manteau, avant que le froid glacial de la nuit ne le paralyse jusqu’aux os.
“ Alors Ted Bartlett est ton père ? ”
Joy reposa son regard sur son ami, assis sur la place du passager de son véhicule.
“ Charles Arden te l’a dit ?
- Je ne lui ai pas laissé le choix.
- Parfait. Il est plus honnête avec un parfait inconnu qu’avec moi. Cet homme n’a jamais rien eu d’un père pour moi. Finalement, ça ne me surprend pas plus que ça de savoir que j’ai été adoptée. Ca explique même des choses.
- Et pour Bartlett ? ”
Joy détourna le regard, visiblement gênée et dégoûtée.
“ C’est un criminel comme un autre.
- Je sais mais ... Ca doit te faire bizarre de savoir qui est ton véritable père. Surtout sachant ce que tu sais de son passé.
- Je sais, c’est pas glorieux. Je préfère oublier que ce type est mon père.
- C’est pas une chose à faire Joy.
- Je m’en fiche. ”
Goren hocha la tête, sa radio grésilla, on appelait le matricule de sa voiture.
“ Ici Goren, j’écoute ... marmonna-t-il en décrochant sa radio.
- Ici la patrouille du secteur 13. On vient de retrouver la voiture correspondant à votre description. Elle est vide, le mec s’est envolé.
- Bien, avis de recherche à Ted Bartlett, la cinquantaine, un mètre quatre-vingt, environ quatre-vingt kilos, caucasien, brun, les yeux noirs. Faites diffuser son portrait le plus rapidement possible. Transmettez, pour plus de détails, contactez l’inspecteur Andrew Waters.
- Compris. ”
La communication fut interrompue et Goren eut un geste impuissant envers Joy.
“ A ton avis que va-t-il faire maintenant ? Se terrer jusqu’à ce que cela se calme ?
- Ca m’étonnerait. Il a une vengeance à accomplir. Et il doit le faire avant que les personnes de sa liste soient mises sous la protection de la police.
- Qui devons-nous chercher à part toi ou Charles ?
- Ma mère. ”
Sans attendre de réaction de la part de Goren, elle le quitta pour rejoindre Charles, qui immobile et pensif, se trouvait dans la voiture de location de la jeune femme. Il était assis sur la banquette arrière et examinait l’objet se trouvant entre ses mains. Une boîte à musique en forme de carrousel. Il remontait sans cesse le mécanisme pour en écouter la douce comptine, et laissait les notes se diffuser dans l’air froid inlassablement depuis une heure. Joy avait jusque là préféré l’ignorer, mais il était temps d’affronter son passé. La vie de quelqu’un était en jeu.
“ J’exige des réponses. ”
Il leva la tête vers elle et lui désigna la boîte à musique.
“ C’est lui qui t’a fait parvenir ça ? Pourquoi ? ”
Joy la lui arracha des mains pour la reposer sur la plage de la banquette arrière.
“ Souvenir d’enfance. Un carrousel que j’avais dissimulé quelque part au fond de ma mémoire, comme tout le reste. Comment j’ai pu ne pas me souvenir toutes ces années ?
- Au début tu réclamais souvent ton père, et parfois ta mère. Puis de moins en moins. Tu as fini par oublier. Quand tu avais des souvenirs d’eux, on te disait qu’il s’agissait de cousins éloignés ou de baby-sitters qui t’avaient eu à garder. Le reste s’est effacé progressivement.
- Raconte-moi. Je veux tous les détails.
- Que voulais-tu que je fasse ? Tu aurais préféré avoir un criminel pour père ?
- J’aurais préféré savoir la vérité !
- Je t’ai caché l’identité de tes parents pour te protéger.
- C’est faux. C’est seulement toi que tu as voulu protéger. Tu voulais me contrôler, tu ne supportais pas l’idée que je n’étais pas réellement ta fille. Tu as toujours été égoïste, Charles.
- Comme toujours tu te trompes Joy. Tu me prends pour le Diable. Mais tu oublies ta mère. Elle aussi t’a caché toutes ces années que tu n’étais pas sa fille.
- Mais savait-elle d’où je venais ? ”
Charles garda le silence.
“ Non n’est-ce pas ? A elle aussi tu as menti ? Et comment se fait-il qu’il n’existe aucun acte d’adoption sur moi ? Car figure-toi que j’ai cherché. Mon adoption était illégale pas vrai ? La CIA t’a couvert ?
- Pour service rendu à la nation. L’extraction à laquelle j’avais procédé de Grande Bretagne pour toi et ta mère biologique était illégale. Comme la CIA ne voulait pas de problèmes avec le gouvernement britannique et les services du MI6, ils ont préféré que toi et ta mère disparaissiez. Quand je t’ai prise avec moi, ils m’ont laissé faire et m’ont délivré un faux certificat de naissance antidaté. Tu es devenue notre fille à ta mère et moi.
- Comment a réagi Mary quand tu m’as ramenée à la maison la première fois ?
- Elle était heureuse. Nous ne pouvions pas avoir d’enfant. Nous parlions adoption depuis longtemps. Elle ne m’a demandé que des jours plus tard d’où tu venais. Je lui ai expliqué que tu étais une orpheline, que tes parents avaient été tués lors d’une mission secrète de la CIA et que pour des raisons de sécurité je n’avais pas le droit de lui en dire plus. Elle s’est toujours contentée de cette explication. Nous n’en avons jamais reparlé après. Tu étais sa fille, et elle ne voulait pas entendre qui que ce soit lui dire le contraire. A cette époque j’ai été muté pour Washington, nous avons recommencé une nouvelle vie, dans un nouveau voisinage. Le reste, tu le connais.
- Et ma vraie mère ? ”
Le visage granitique de Charles parut comme traversé par une mince faille.
“ Elle nous a aidé à attraper Ted Bartlett. Puis elle a bénéficié du programme de protection des témoins. ”
Joy resta estomaquée.
“ Et c’est tout ? Elle n’a rien dit quand tu m’as emmenée ? Elle t’a laissé nous séparer ?
- Elle n’avait pas le choix.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? ”
Charles parut vouloir se réfugier dans le mutisme ce qui poussa Joy dans une colère folle.
“ Qu’est-ce que tu veux dire ? hurla-t-elle.
- Elle n’était pas une bonne mère pour toi. Elle était dépressive et alcoolique. Elle n’était pas capable d’élever un enfant. Je ... Je lui ai dit qu’un juge avait ordonné à ce que tu sois placée dans une famille. Je ne lui ai jamais dit que c’était moi qui t’avais adoptée, et d’ailleurs elle n’a jamais su mon nom.
- Elle ... Elle n’a pas cherché à me revoir ?
- Elle n’en avait pas les moyens. Joy, cette femme était fragile, elle buvait, et a même été internée pendant deux ans suite à une tentative de suicide. ”
Joy écarquilla les yeux.
“ Et tu ne t’es jamais dit qu’elle était peut-être malheureuse parce qu’on l’avait privée de son enfant ?
- Je ne pensais qu’à ton équilibre. ”
Joy sentit son estomac se soulever de dégoût. Charles Arden était là, et il lui expliquait calmement et froidement comment il lui avait lavé le cerveau quand elle était enfant, sans le moindre remord. A ce moment précis, elle éprouvait de la haine pour lui, et sans parvenir à se maîtriser plus longtemps, elle mit toute sa rage dans son bras et leva la main sur lui. Son coup de poing le frappa de plein fouet. Il perdit l’équilibre, glissa vers la droite, et se retint aux sièges avant du véhicule pour ne pas tomber.
“ Salaud ... ” siffla Joy entre ses dents.
Il se redressa et tint sa mâchoire endolorie, avant d’essuyer un mince filet de sang qui coulait de sa lèvre, ouverte contre ses dents.
“ Je comprends ta colère.
- Va te faire voir. Je ... Je te hais pour avoir fait ça. Je te hais pour m’avoir menti, pour, pour ... ”
Joy fulmina et essuya d’un geste rageur les larmes timides qui mouillaient ses yeux. Elle se sentait totalement désaxée et pour tout dire ne savait plus très bien si elle était en colère contre Charles à cause de ce qu’il avait fait ou parce qu’il n’était pas son vrai père, la laissant assumer une filiation répugnante avec un assassin cinglé.
“ Qui est-elle ?
- Je crois que tu as eu suffisamment d’émotions pour ce soir, et ...
- Bartlett veut la tuer, si tu ne veux pas avoir sa mort sur la conscience en plus de tout le reste, donne-moi le nom de ma mère. ”
Charles rendit les armes.
“ Tu la connais. Tu l’as rencontrée à l’enterrement de ta mère. Elles étaient amies, je n’avais pas prévu ça mais j’ai préféré ne pas intervenir. Ni l’une ni l’autre n’a jamais su la vérité. ”
Joy regarda son père, incrédule. Sans qu’il ait besoin de préciser d’avantage elle comprit. Une femme aux longs cheveux roux, dont le visage lui paraissait familier. Une femme qui était montée avec elle sur les chevaux blancs d’un manège quand elle avait quatre ans. Sa mère.
Beth Miller.
Aussitôt elle fit signe à Charles de quitter la banquette arrière de sa voiture de location, et s’installa au volant.
“ Je t’accompagne.
- Sûrement pas.
- Joy ...
- Goren ! ”
Le policier, qui était en communication avec son partenaire, se mit en stand-by et s’approcha d’elle à petites foulées.
“ Qu’y a-t-il ?
- Bartlett va tenter d’abattre Charles. Il a besoin d’être protégé, mais comme il n’est pas très coopératif, tu devrais le mettre aux arrêts ...
- Joy que se passe-t-il ?
- S’il te plaît, contente-toi de le faire, je ne le veux pas dans mes pattes. ”
Goren et Charles eurent à peine le temps de protester qu’elle démarra et leur faussa compagnie.
***
Joy était sur le perron de la maison de Beth Miller depuis quelques minutes. Elle savait que le temps pressait, et que sa vie était peut-être en danger, mais elle hésitait. D’un instant à l’autre elle allait se confronter avec sa vraie mère. Et elle avait peur.
Prise d’un élan de courage, elle ferma les yeux, et sans se laisser réfléchir un instant de plus, frappa à la porte. Celle-ci s’ouvrit quelques instants après et Joy rencontra avec stupeur le regard de Largo. Elle allait ouvrir la bouche pour lui faire part de son étonnement, mais celui-ci lui fit signe de se taire, gravement, et referma la porte derrière lui, la poussant sur le perron.
Elle le laissa faire, le visage ridé par l’inquiétude. Elle tenta de percer les secrets de son regard et sentit d’une manière ou d’une autre qu’il savait. Elle fit quelques pas et s’appuya à la balustrade de la véranda.
“ Que fais-tu ici ?
- Simon s’est lié d’amitié avec Beth Miller lors de l’enterrement de ta mère. Elle a reçu des menaces aujourd’hui, des menaces de Ted Bartlett et nous a appelés, terrifiée. Depuis nous sommes avec elle. Et toi ? Que fais-tu ici ? ”
Joy baissa la tête.
“ Il s’est passé des choses cette nuit. J’ai rencontré mon véritable père. ”
Largo fut glacé par le ton dégoûté qu’elle avait employé en parlant. Ses soupçons se confirmaient malheureusement.
“ Et j’ai appris que Beth Miller était ... ”
Elle se tut, incapable de poursuivre. Largo fit quelques pas vers elle et passa tendrement sa main dans ses cheveux.
“ Je sais. ”
Joy le laissa lui exprimer son affection, apaisée par sa présence.
“ Beth nous a raconté son histoire. Comment elle est devenue la compagne de Ted Bartlett, comment ils avaient eu une enfant. Et comment un agent de la CIA l’avait séparée de sa fille. Simon et moi, on a compris. ”
Joy hocha la tête.
“ Bartlett m’a donné rendez-vous ce soir. Je sais que c’était imprudent d’y aller seule, mais je ne m’attendais pas à ça. Il m’a annoncé froidement, comme ça, que j’étais sa fille. Il m’a glacé le sang. J’ai peur de lui. Et je suis folle de rage ... Contre Charles, contre Bartlett, contre moi ... Je ne sais plus où j’en suis Largo. Je n’arrive plus à savoir qui je suis ... Comment ai-je pu être entourée de toutes ces horreurs toute ma vie sans rien voir ? ”
Largo prit sa tête entre ses mains et la força à soutenir son regard.
“ Moi je sais qui tu es. ”
Les deux amis se regardèrent intensément, ils se sentaient à cet instant précis tellement proches l’un de l’autre qu’ils ne purent continuer à se raisonner très longtemps, comme ils le faisaient généralement. Pris d’un même élan, ils rapprochèrent leur visage et trouvèrent leurs lèvres instinctivement, sans même y penser. Ils échangèrent un long baiser, tendre et passionné. Une étreinte profonde et douce qui réconforta Joy, même pour un instant, et qui permit à Largo de se sentir proche d’elle, dans un moment où il désirait plus que tout au monde qu’elle accepte de se laisser aider. Elle agrippait sa nuque, cherchant à prolonger ce baiser comme si sa vie en dépendait, tandis que lui la serrait de plus en plus fort contre lui, à l’étouffer, pour rendre leur étreinte encore plus réelle.
Ils étaient tellement absorbés l’un par l’autre, coupés de la réalité pour se concentrer sur leur tendresse, qu’ils n’entendirent pas tout de suite la porte de la maison s’ouvrir. Simon, qui se demandait ce que Largo pouvait bien fabriquer, avait laissé Beth seule au salon, pour venir voir ce qu’il se tramait. Il sourit légèrement en surprenant ses deux amis s’embrasser passionnément, puis se racla la gorge fort peu discrètement, afin d’attirer leur attention.
A contrecœur, Largo et Joy se détachèrent de leur douce étreinte pour en revenir à des considérations beaucoup moins réjouissantes.
“ Désolé de vous interrompre ... dit simplement Simon, amusé.
- C’est rien. ”
Joy s’écarta légèrement d’un Largo indécis et troublé qui se demandait ce que signifiait le baiser qu’ils venaient d’échanger. La jeune femme lui lança un regard évocateur.
“ Je dois lui parler.
- Bonne chance. Simon et moi on reste ici. D’accord ? ”
Elle hocha la tête, sourit à ses deux amis, puis s’enfonça dans la maison inconnue. Elle aperçut Beth, assise dans son sofa, le regard perdu dans le vide. Cette femme-là était sa mère. Joy sentit les fondations de sa détermination s’ébranler et faillit faire demi-tour lorsque Beth l’aperçut.
“ Joy ? Entrez voyons ... ”
La jeune femme se résigna, elle ne pouvait plus faire marche arrière. Elle s’approcha de Beth qui se leva du canapé.
“ Je me demandais pourquoi Largo et Simon étaient si longs. C’est donc vous ma mystérieuse visiteuse. Je craignais qu’il ne s’agisse de ...
- Ted Bartlett ?
- Oui. Largo a pris le temps de vous raconter mon histoire ?
- Dans les grandes lignes oui. En fait, je suis ici pour la compléter. J’ai des éléments nouveaux.
- Lesquels ?
- Je ... J’ai parlé avec Bartlett ce soir. Et je sais ce qui est advenu de votre fille Rebecca. ”
Le visage de Beth s’assombrit. La femme craignait visiblement le pire.
“ Beth, votre fille a été adoptée par l’agent de la CIA qui a fait arrêter Bartlett.
- Lui ? s’écria la femme, estomaquée.
- Oui, lui. C’est en fait de lui que Bartlett veut se venger en commettant tout ces meurtres, car Mary Arden n’était autre que son épouse. Et moi, je suis l’enfant qu’il a adoptée il y a plus de vingt ans. Je suis Rebecca Bartlett. ”
Beth parut incrédule l’espace d’une seconde, puis réalisant que Joy était on ne peut plus sérieuse, son visage devint livide. Une larme silencieuse coula le long de son visage tandis qu’elle dévisageait sa fille. Gauchement, elle dirigea sa main vers son visage, pour l’effleurer, comme pour s’assurer qu’elle était réelle.
“ Becca ... ”
Joy se sentait désarmée, elle ne savait absolument pas quoi faire pour aider cette femme qui semblait l’attendre depuis si longtemps et que sa présence bouleversait. Elle aurait aimé lui rendre les choses plus faciles, mais elle n’était pas douée pour ces choses. Visiblement, Beth l’était un peu plus qu’elle, ou alors écoutait-elle seulement son instinct, car sans plus hésiter, elle enlaça sa fille retrouvée pour la serrer fort contre elle.
Joy lui rendit maladroitement son étreinte et se laissa aller, pendant une minute, rien qu’une minute, à goûter cette sérénité. Elle posa sa tête sur son épaule, sentit l’odeur de son parfum, réconfortée par la chaleur qu’elle dégageait et chatouillée par ses boucles rousses qui retombaient gracieusement sur sa nuque. Beth faisait des efforts pour retenir ses larmes de joie et sembla murmurer quelques prières inaudibles, pourvu qu’on ne lui enlève pas ce moment.
Au bout d’un instant, les deux femmes desserrèrent leur étreinte. Beth continua à caresser son visage, et les yeux emplis de larmes rebelles qu’elle retenait avec difficulté, elle posait son regard plein de tendresse sur Joy.
“ J’ai toujours imaginé que tu étais devenue une belle jeune femme. Mais je ne m’attendais pas à ça. Tu es si jolie, forte et indépendante. Mary m’avait tellement parlé de toi, et je rêvais que ma fille, où qu’elle soit, te ressemble. Je suis exaucée.
- Je ... Je ne sais pas quoi vous dire ... Enfin, te dire.
- Cela fait si longtemps. Pardonne-moi, Becca. Je ne voulais pas t’abandonner, je ...
- Je sais. On a tout le temps pour en parler. ”
Beth acquiesça, puis porta la main à son visage, comme pour le soutenir. Elle était vraiment très pâle.
“ Est-ce que ça va ?
- Je crois que je vais avoir un vertige.
- Je vais te chercher de l’eau. ”
Joy se dirigea vers une table à proximité où se trouvait un pichet d’eau, et au moment où elle se saisissait d’un verre, elle perçut un craquement du sol. Alerte, elle se retourna et n’eut que le temps de crier avant de voir Ted Bartlett, debout derrière le sofa, entré discrètement par la sortie de la cuisine, qui brandissait son revolver en direction de Beth. La mère de Joy n’avait rien remarqué, bouleversée, et lorsque sa fille poussa un cri aigu, Bartlett avait déjà tiré à bout portant.
“ Non ! Beth ! ”
Joy se précipita vers sa mère, et ne put que constater qu’elle était morte sur le coup. Elle leva un regard empli de rage vers Bartlett.
“ Espèce de salaud ! ”
Elle se jeta sur lui, mais il la maîtrisa facilement, en lui tordant le bras. Simon et Largo, que le coup de feu avait alertés, se précipitaient à leur tour dans le salon. Ils visèrent aussitôt de leurs revolvers Bartlett, mais celui-ci braquait son arme contre la tempe de Joy.
“ Je ne vous conseille pas de faire un seul pas vers moi ! ” gronda-t-il, menaçant.
Les deux amis de Joy jetèrent un coup d’œil effaré vers le cadavre de Beth, et comprirent que l’homme qui détenait Joy ne plaisantait pas.
“ Ne l’écoutez pas ! hurla Joy qui se démenait pour échapper à Bartlett. Abattez cette pourriture ! Tirez !
- La ferme ! Allez, soyez de gentils petits garçons, et laissez tomber vos armes sur le sol ... ”
Joy invectivait ses deux amis pour qu’ils n’obéissent pas, mais ceux-ci n’avaient pas l’impression d’avoir le choix. Largo posa son revolver en premier sur le sol, suivi de Simon. Aussitôt, ne leur laissant pas le temps de réagir, Bartlett tira sur eux, toucha Simon de plein fouet, puis profita de la panique pour s’enfuir avec Joy. Largo cria, et rattrapa Simon qui s’écroulait comme un pantin désarticulé en direction du sol, puis le garda dans ses bras, tiraillé entre son inquiétude pour lui et celle pour Joy. Le visage de son ami était livide, et la balle qu’il avait reçue se trouvait dangereusement près du cœur. A contrecœur, il finit par le laisser, ramassa son revolver, et courut en direction de la cuisine par laquelle Bartlett et Joy s’enfuyaient.
Lorsqu’il se rua dehors, il vit que Bartlett avait assommé sa fille qui se montrait trop résistante à leur fuite, et s’installait déjà au volant de sa voiture. Apercevant Largo sur le seuil de la porte de derrière de la maison, il tira plusieurs coups de feu dans sa direction. Le jeune homme se mit à couvert à l’intérieur, laissant à Bartlett le loisir de démarrer son véhicule. Largo se rua alors vers l’extérieur, tirant en direction des pneus, mais il était déjà trop tard. Le véhicule dans lequel Largo était venu se trouvait de l’autre côté de la rue, il n’avait pas le temps de le rejoindre, et déjà Bartlett s’enfuyait au loin, emportant Joy avec lui.
Largo étouffa un juron, puis rentra en courant à l’intérieur de la demeure de Beth, pour s’assurer que Simon était toujours en vie.
Fin.