Le Carrousel Oublié


Joy faisait souvent le même rêve.
Elle rêvait qu’elle était sur un manège, elle était très jeune, peut-être avait-elle trois ou quatre ans. Elle voulait à tout prix monter sur un de ces immenses chevaux blancs, à la crinière sculptée dans le vent, elle voulait s’accrocher à ces fines colonnes dorées et torsadées et puis monter et descendre, galoper tout en rond, galoper jusqu’à l’infini. Dans ses souvenirs très lointains, son père le lui interdisait toujours parce que c’était trop dangereux, ou parce qu’elle n’avait pas le droit de jouer.
Pourtant elle était presque certaine qu’un jour elle était montée sur l’un de ces chevaux. Elle se rappelait avoir accroché de ses petites mains la colonne torsadée, froide et rugueuse, entre ses doigts qui n’arrivaient pas à en faire le tour. Elle se rappelait qu’un adulte était monté avec elle, pour qu’elle ne tombe pas. Elle se rappelait de ses immenses bras blancs qui la serraient autour de la taille, très fort, pour qu’elle ne s’envole pas au loin, galopant dans ces pairies imaginaires, qui tournaient, tournaient toujours en rond. Elle se rappelait d’un parfum à la vanille, des rires des enfants, de longs cheveux roux qui lui chatouillaient les joues.
Mais quand Joy se réveillait, elle était toujours dans une chambre sombre et froide. Le gentil chaos du manège disparaissait. Il n’y avait plus aucune trace de l’étalon qui l’emmenait très loin, vers des contrées peintes en doré, en rose ou en bleu, des contrées où les gens dansaient, riaient, des contrées où la musique accompagnait la vie et où les friandises poussaient dans les arbres. Elle comprenait alors que les contrées où les enfants naissent toujours heureux n’existaient pas.
Et elle ne voyait plus que les murs blancs de sa minuscule chambre, plongée dans l’obscurité inquiétante de la nuit.

***



“ Il t’est déjà arrivée d’avoir l’impression que ta vie ne t’appartenait pas ? ”
Joy regarda Largo avec stupeur.
“ Pardon ? ”
Le jeune homme esquissa un sourire mêlant lassitude et amusement.
“ Donc tu ne m’écoutais pas. C’est toujours bon de savoir qu’on a une amie prête à ne pas écouter ses états d’âme ...
- Excuse-moi, j’étais ailleurs. Je dors mal en ce moment. Que disais-tu ?
- Oh, rien, je râlais comme d’habitude. En fait, je me demandais ce que je ferais si par chance j’arrivais à nuire à la Commission Adriatique. Tu crois que je plaquerais le Groupe W ? Que je me dirais, ça y est, j’ai accompli mon sacerdoce, et que je tournerais le dos à tout, pour retrouver ma vie d’antan ?
- Elle te manque à ce point cette vie ?
- Disons que je l’avais choisie. De toute façon, ma tâche représente la tâche de toute une vie, je vais finalement régler mon pas sur le pas de mon père. ”
Joy hocha la tête. Elle ne répondit rien, coupée par l’arrivée d’un serveur qui leur apportait deux cappuccinos, sur leur table en terrasse de café. Le soleil brillait, le ciel se parait de bleus du plus clair au plus foncé, et au milieu de la place se tenait une fête foraine. Un manège rouge et blanc, étincelant, tournait à plein régime, emportant une myriade d’enfants, leurs rires, leurs cris et leurs pleurs, vers de jolis rêves sans nuages. Joy les regardait et ne pouvait pas s’empêcher de se sentir triste.
“ Ca ne va pas ? s’inquiéta Largo.
- Si ... mentit-elle sans détourner son regard du manège dont quelques notes de musiques gaies et enfantines s’échappaient pour venir les narguer jusqu’à leur terrasse de café si adulte.
- Pourquoi tu n’arrêtes pas de regarder ce manège ? Tu veux retomber en enfance ? ”
La jeune femme reporta son attention sur son ami, et prit le temps de boire une gorgée de son cappuccino avant de lui répondre.
“ Si seulement. Dis-moi Largo, quand tu étais un petit garçon, que voulais-tu faire quand tu serais grand ?
- Drôle de question, de ta part ... rit-il doucement. Euh je voulais faire tout un tas de choses quand j’étais gamin. Mais je me rappelle que j’ai eu une fixation sur l’aviation pendant deux ou trois ans. Oui, c’était ce que je voulais faire, aviateur. Bon, je n’ai jamais eu de brevet de pilote, mais j’ai un jet privé, ça fait l’affaire.
- Pourquoi ? ”
Largo haussa largement les épaules, accompagnant ce geste d’un sourire innocent.
“ J’avais vu un film, un vieux film en noir et blanc. On voyait un héros de la guerre qui atterrissait dans un aérodrome, des tas de journalistes et de femmes bien coiffées, dans des robes fleuries l’attendaient au bas de l’appareil. Et lui il descendait tranquillement, sûr de lui, fier dans sa veste en cuir d’aviateur, avec son écharpe blanche au vent. Je le trouvais fascinant, je voulais être comme lui. Et puis j’aimais l’idée de pouvoir monter dans un avion, et fuir au loin, parcourir le monde entier. Je ne le savais pas encore à cette époque _ je vivais chez les Glieber _ mais je devais sentir que j’étais prisonnier d’une sorte de cage. Je n’avais aucune idée des dangers qui me guettaient et dont voulait me protéger Nério, et pourtant, c’était comme si inconsciemment je le savais. Parce que je voulais prendre un avion et voler au-dessus de tout le monde, dans un ciel blanc, caché entre les nuages. C’était la liberté qui m’attirait.
- Ca te ressemble tellement ce que je viens d’entendre. Je n’ai pas l’impression que le gamin qui rêvait de ça ait disparu. Au contraire, je l’ai devant moi tous les jours.
- Touché. Et toi, tu voulais faire quoi quand tu étais petite ? ”
Joy jeta de nouveau son regard vers le manège, qui repartait pour un nouveau tour.
“ Être une enfant. ”
Largo vit perler une larme le long de sa joue, une larme unique, qui coulait lentement, silencieusement sur la joue de son amie. Elle brillait et glissait, importune. Joy ne faisait rien pour arrêter sa course, c’était presque comme si elle ne la sentait pas. Peut-être était-elle trop triste pour la sentir. Largo rapprocha sa chaise de son amie et posa sa main sur son visage, lui essuyant au passage cette horrible larme.
“ Joy, dis-moi ce qui se passe. Tu te comportes d’une manière étrange depuis hier. ”
La jeune femme baissa la tête, dissimulant la moue malheureuse qui la prenait, tentant de retenir de nouvelles larmes.
“ Dis-moi. ”
Elle secoua la tête. Les larmes s’échappaient de ses yeux, de plus en plus abondantes, elle n’y pouvait plus rien, impossible de les arrêter.
“ Ma mère est morte ... ” avoua-t-elle finalement, la voix tremblante.

***



Largo regardait Joy, assise dans le canapé de son penthouse. Les yeux rougis d’avoir trop pleuré, elle semblait perdue dans ses pensées. Non, pas perdue. Plutôt assommée, sous le choc. Tout comme lui.
Il avait de la difficulté à bien saisir ce qu’il se passait avec sa garde du corps, elle lui avait dit que sa mère était morte, puis elle avait éclaté en sanglots. A travers ses larmes, elle lui avait raconté une drôle d’histoire : elle avait tué sa mère, son père lui avait toujours caché la vérité, les mensonges, toujours ces mêmes foutus mensonges, elle n’en pouvait plus ... Ses phrases étaient incohérentes, elle parlait d’une voix aiguë, semblait nerveuse. Ce n’était plus du tout Joy Arden que Largo voyait devant lui.
Son ami n’avait plus vraiment su quoi lui dire, déstabilisé de la voir si fragile, elle qui était si forte d’habitude. Il ne comprenait pas grand-chose à tout ceci, mais pour qu’elle réagisse aussi fortement, ça devait être grave. Alors Largo s’était dépêché de rentrer au Groupe W avec elle.
Après avoir contacté John, pour annuler son rendez-vous de cet après-midi là, il vint s’asseoir auprès de Joy avec une tasse de chocolat chaud espérant que le breuvage puisse lui apporter un semblant de réconfort, qu’il puisse arriver à quelque peu apaiser sa détresse.
Joy prit la tasse des mains de son ami, et avala son contenu d’un trait. Elle semblait si vulnérable, assise les jambes repliées sous elle, les mains croisées sur sa poitrine, on aurait dit une petite fille perdue. C’était la première fois que Largo la voyait ainsi. Et il n’aimait pas voir son amie aussi démunie.
“ Merci Largo. Excuse-moi pour ce qu’il s’est passé au café. Je ne voulais pas faire une telle scène.
- Ne t’excuse pas, j’ai trouvé ça plutôt amusant quand le serveur s’est dépêché de nous apporter l’addition. Et puis, ça faisait longtemps que je n’avais pas fait parler de moi dans les journaux. ”
Joy regarda son patron un moment, incrédule : il n’était pas sérieux là ! Celui-ci lui fit un clin d’œil. Bien sûr qu’il ne l’était pas, et elle lui sourit.
“ Tu peux te moquer tant que tu voudras, tu trouveras ça moins drôle quand les membres du Conseil te reprocheront de sortir avec ta garde du corps qui ne sait pas se contrôler en public.
- Le Conseil n’a pas à se mêler de ma vie privée. Je sors avec qui je veux, où je veux. De toute façon, le contrat important que nous devons signer dans quelques semaines, avec une des plus grandes compagnies de Boston, occupera le Conseil encore pour un bon moment : personne n’est d’accord depuis le début. Alors je suis certain que ta présence de ce midi, au café, passera plutôt inaperçue à leurs yeux. ”
A l’évocation de l’incident du café, Joy redevint sérieuse, lointaine. Largo s’approcha un peu plus d’elle, et mit une main réconfortante sur son épaule.
“ Tu veux parler de ce que tu m’as dit tout à l’heure ?
- Je ne sais pas ...
- Ca pourrait te faire du bien, tu sais. ”
Joy regarda Largo. Il semblait véritablement sincère. Cependant, elle ne savait pas vraiment si elle avait envie de lui dire. Enfin, elle avait voulu tout lui raconter au café, mais maintenant elle n’était plus certaine que son patron devait connaître la vérité, sa vérité. C’était si récent tout ça, et elle ne voulait pas le mêler à toute cette histoire. D’un autre côté, tout ceci était tellement énorme à porter. Partager son secret avec quelqu’un d’autre, une personne en qui elle avait une confiance totale, pourrait sûrement l’aider. Elle ferma les yeux, prit une grande respiration pour se donner un peu de courage. Après un moment, elle commença son récit ...

***



Charles Arden tournait en rond dans sa maison, il était très nerveux. Il avait du mal à croire ce qu’il venait d’apprendre par le biais des infos. Son pire cauchemar, ce à quoi il rêvait certaines nuits depuis une vingtaine d’années, était en train de prendre vie à nouveau : cette fois-ci cependant, ce n’était pas un rêve. C’était bel et bien réel.
Il n’avait pas l’habitude d’être aussi énervé par quelque chose, mais la situation était grave. Qu’allait-il faire ? Après une hésitation, il essaya de téléphoner à sa fille.
“ Allez Joy, décroche ce foutu combiné, c’est important. ”
Quand il entendit la voix de sa fille lui dire qu’elle était absente, il raccrocha sèchement. Mais à quoi il pensait là ? Il ne devait pas lui parler de ça. Ca ne marchait pas comme ça dans sa famille. Et puis, jusqu’à maintenant, il avait tenu Joy à l’écart de cette situation, il n’allait pas tout compliquer maintenant que les choses se corsaient un peu, ce n’était pas lui ...
Charles prit le journal, posé sur la table de salon, comme pour se convaincre que toute cette histoire était vraie, puis, le lança à travers la pièce. Il n’avait pas besoin de relire ce papier, le titre de sa manchette était gravé dans sa mémoire à jamais : “ Après avoir passé un peu plus de vingt ans en prison, Ted Bartlett libéré sur parole. ”
Charles soupira. Il fallait qu’il se prépare car les jours à venir ne seraient pas faciles pour lui. Mais il ferait tout en son pouvoir pour effacer l’obstacle qu’il sentait poindre sur sa route. Il savait que cet homme ne se contenterait pas de refaire sa vie, en oubliant ceux qui l’avaient mené derrière les barreaux ... Après tout, ne l’avait-il pas averti de faire attention à ce qui pourrait arriver quand il serait à nouveau libre ? Charles n’avait guère porté attention à ces mots, lancés sous le coup de la colère. Jamais au grand jamais il n’aurait pensé voir ce jour où cet homme serait libre. Rien que d’y penser lui donnait des frissons. Il ne savait pas par quel miracle Bartlett sortait de prison, les avocats pouvaient être tellement convaincants parfois, mais ce n’était pas bien grave, c’était maintenant le temps de réagir. Il fallait qu’il la protège car ce fou était en liberté ...
Joy. Il l’avait toujours élevée de façon sévère, stricte. Il voulait qu’elle sache se défendre contre les aléas de la vie. Souvent, elle avait mené ses combats seule. Mais cette fois tout serait différent. Pour une fois, il allait se battre pour elle. Et ce combat, il devait le mener seul. Il allait tout arranger, comme quand sa petite fille avait quatre ans ...

***



“ Et tes parents ne te l’avaient jamais dit ?
- Mon père honnête avec moi ? Tu rêves. ”
Largo fronça les sourcils. Il avait écouté attentivement le récit de Joy, confus, emmêlé, hésitant. Visiblement la jeune femme ne savait pas grand-chose : trop de trous dans l’histoire. Sans compter le choc émotionnel provoqué par la révélation que Mary Arden avait faite à sa fille.
Mary Arden.
Pas sa mère, une inconnue.
Il effleura la main de Joy, celle qui tremblante, tenait encore la lettre.
“ Je peux la lire ? ”
La jeune femme haussa les épaules.
“ Si tu la comprends mieux que moi, n’hésite pas. ”
Largo saisit doucement la feuille blanche, noircie de l’écriture tremblante et irrégulière de Mary. Elle ne faisait que trois paragraphes.

Joy, ma chérie,

Je sais que nous ne nous voyons plus beaucoup depuis que je suis retournée vivre en Grande-Bretagne. Tu as toujours cru que je t’en voulais d’avoir suivi la route qu’est la tienne, de m’avoir séparée de ton père. Mais c’est faux. Je sais qu’il aurait été plus facile de te prendre dans mes bras et de te murmurer que tu n’y étais pour rien. Mais je suis loin d’avoir ta force. Je suis lâche.
La lâcheté a toujours été prédominante dans ma vie. Trop lâche pour quitter ton père, trop lâche pour m’opposer à l’éducation qu’il t’a donnée, trop lâche pour te dire que je t’aimais. Et trop lâche pour t’avouer la vérité.
Je ne suis pas ta mère Joy.
Je l’aurais voulu de toutes mes forces, mais c’est un mensonge.
Un mensonge parmi tant d’autres. Je sais que cette nouvelle va te bouleverser, et je sais que tu seras folle de rage contre ton père et moi. Sache que nous avons simplement pensé à ton bien. Ta véritable mère biologique est décédée en accouchant de toi et tu es devenue ma fille.
Pardonne-moi.

Largo releva la tête.
“ Rien de plus ?
- J’ai reçu ce courrier hier. J’ai essayé d’appeler ma mère toute la nuit, mais ça ne répondait pas. Tu te rends compte ? Elle m’écrit que je ne suis pas sa fille, que ma véritable mère est morte et c’est tout. Aucune explication, et impossible de la joindre. Tu peux le croire ça ?
- Vous êtes du genre laconique dans la famille ... tenta de sourire Largo.
- Largo, je t’en prie.
- Excuse-moi. A défaut d’avoir pu joindre ta mère ... Enfin Mary Arden, as-tu essayé d’appeler ton père ?
- Non. ”
Le ton de la jeune femme était sec, cinglant. Ce non sonnait comme une sentence de jury d’assises, une condamnation avant procès.
“ Il doit connaître toute l’histoire. Qui était ta mère biologique, ses relations avec elle, la décision que lui et Mary ont prises ...
- Je ne veux parler qu’à ma mère.
- Tu es de nouveau de froid avec Charles ?
- C’est pas ça.
- Alors parle-lui !
- Pour qu’il m’abuse avec de beaux mensonges ? Mon père a des qualités, mais dire la vérité sans équivoque, il ne sait pas. ”
Joy reprit des mains de Largo la lettre, la plia et la glissa dans sa poche de veste.
“ Ne parle de ça à personne. Je vais m’absenter quelques temps, pour régler tout ça. Tu voudras bien dire à Simon de me remplacer ?
- Attends Joy, ne t’emballe pas ! Déjà il est hors de questions que tu t’en ailles sans que je sache où tu es. Ensuite, Simon ne remplacera personne parce que je pars avec toi. ”
Joy baissa la tête fit signe que non.
“ Ca ne peut pas fonctionner comme ça. Je te remercie de m’avoir écoutée, je ne voulais pas affronter cette incertitude seule. Mais le reste du chemin, je dois le parcourir moi-même. Tu ne peux pas m’accompagner.
- Tu as besoin de moi ... murmura-t-il doucement, légèrement hésitant.
- On m’a menti toute ma vie, tu ne sais pas ce que c’est ...
- Bien sûr que je le sais.
- Avec Nério, c’était différent. Tu ne connais pas ma famille. Laisse-moi. ”
Largo prit la main de son amie.
“ Si c’est ce que tu veux, je resterai sur la touche. Mais un jour ou l’autre, je me lasserai de ne pas avoir le droit de faire partie de ta vie. ”
Joy retira sa main, sans le regarder. Ce n’était pas le moment de flancher. Elle devait savoir.

***



Kenneth Goren sonna de nouveau à la porte. Il renifla légèrement, son nez rouge ne se remettant toujours pas de son rhume carabiné. Il se tourna vers son co-équipier Andrew Waters.
“ Bien, il semblerait que Mme Arden ne soit pas chez elle.
- Nous rentrons faire un rapport ? proposa Waters.
- Négatif. Je dois un service à sa fille, je crois qu’elle s’inquiète de ne pouvoir la joindre.
- Peut-être est-elle au marché.
- Par ce temps ? Entrons.
- Par effraction ? ”
Goren éternua violemment, faisant trembler le parapluie rouge qu’il tenait entre ses doigts glacés.
“ Mme Arden ne nous en tiendra aucune rigueur. Vas-y. ”
Tandis que Goren se saisissait d’un mouchoir pour se moucher, son partenaire s’appliqua à crocheter le verrou du pavillon de banlieue qu’habitait Mary Arden, sa tâche n’étant pas facilitée par les gouttes d’eau de pluie glaciale qui tombaient sur ses mains et battaient contre la porte.
“ Voilà. ” dit Waters, d’un air ennuyé.
Goren hocha la tête et tourna la poignée de la porte. Les deux policiers pénétrèrent dans le corridor, accompagnés par une bourrasque de vent et de pluie mélangés. Une fois à l’intérieur, Goren secoua son parapluie rouge des gouttes qui perlaient le tissu et le replia tandis que Waters s’essuyait consciencieusement les pieds sur le paillasson.
“ Quel mauvais temps. Réflexion faite, Mme Arden doit certainement s’en être allée en voyage dans un pays chaud où le temps lui sera plus clément, dit Waters.
- Mme Arden ? Mary Arden ? ”
Le pavillon silencieux ne lui fit écho d’aucune réponse, seuls le vent et la pluie se manifestaient, tambourinant contre les portes et fenêtres, soufflant par la cheminée.
“ Fouille le rez-de-chaussée, je monte à l’étage. ” décida Goren.
Andrew hocha la tête et vérifia que son pantalon ne dégoulinait plus avant de fouler la moquette du salon, continuant à appeler l’absente. De son côté Kenneth Goren gravissait lentement les marches menant à l’étage unique de la petite demeure. Chaque pas faisait grincer le bois de l’escalier. Il passa devant le bureau, dont la porte était grande ouverte. Rien n’était disposé sur le bureau, l’ordinateur portable était fermé. Seuls se trouvaient sur la table de travail une rame de papier blanc et un stylo à encre noire. Il continua sa progression et aperçut la salle de bain, également ouverte.
Au fond du couloir une porte entrouverte. Il s’y dirigea d’un pas tranquille et mesuré, mais sa voix tremblait lorsqu’il appela une dernière fois Mary Arden par son nom. L’instinct du policier. Il poussa la porte de la chambre. Celle-ci était plongée dans l’obscurité, les volets étaient fermés, comme pour la nuit. De légers filets de lumière perçaient tout de même la pièce et Goren vit une femme allongée dans ses couvertures.
“ Andrew, monte ! ” cria-t-il.
Sa voix étranglée voulait tout dire, et bientôt il entendit les pas précipités de son collègue gravir les escaliers à toute allure. Goren se fraya un chemin dans la chambre sombre où régnait un silence de mort. Il était déjà au chevet du lit lorsque Waters le rejoignit et poussa la porte en grand. Le jour du couloir vint frapper de plein fouet la pièce d’une pâleur sans nom.
Sur le lit, Mary Arden était morte et froide. Une ligne de sang lui parcourait la gorge, ses yeux étaient révulsés, sa bouche semi-ouverte, comme si elle tentait encore même à travers la mort de reprendre un souffle de vie.
“ Étranglement, énonça Goren à voix haute. Probablement par une lanière en métal ou en nylon, peut-être une corde à piano ... La mort doit remonter à une dizaine d’heures. Appelle une équipe médicale, veux-tu ?
- Tu vas appeler ton amie pour lui dire ?
- Je préfère qu’elle m’appelle. Je ne sais pas quoi lui dire. ”
Kenneth fronça les sourcils.
Encore une journée de fichue.

***



Charles fut estomaqué.
Il raccrocha le combiné, d’un geste rageur.
De plus en plus, il sentait le poids de la culpabilité l’engourdir. Cette voix qui répétait sans arrêt dans sa tête : “ tout est de ta faute Charles, tout est toujours de ta faute ... ”. Tour à tour, cette voix était railleuse, déchirante, triste, enragée, désenchantée. Elle appartenait à Joy, à Mary, à Bartlett, à Beth.
Cette voix, c’était aussi un peu la sienne.
Ce que sa conscience essayait de lui dire, c’était qu’il lui fallait trouver une solution, au plus vite.
Mais par quoi, ou plutôt par qui devait-il commencer ?
C’était en tout cas trop tard pour Mary. Lorsqu’il s’était décidé à appeler son ex-femme, un homme lui avait répondu. Il avait cru d’abord qu’il s’agissait de Burton, ou Alfred _ peu importait son nom _ l’actuel compagnon de Mary.
Mais en réalité, il s’agissait d’un policier anglais qui lui annonçait gravement que son ex-épouse avait été retrouvée assassinée dans sa chambre.
La nouvelle avait glacé le sang de Charles. Habitué à compartimenter ses émotions, il avait mis de côté le chagrin et la détresse que lui inspirait le décès de cette femme que, même s’il ne l’avouerait jamais, il aimait encore tendrement. Aussitôt, il avait pensé à Joy : il devait tout prendre sur lui, lui épargner au maximum la moindre répercussion de l’histoire.
Il avait alors annoncé au policier qu’il prendrait un vol pour Londres afin de s’occuper de son identification, du retour de sa dépouille aux USA, ainsi que de ses funérailles.
Il ne s’était pas dit une seule seconde que le compagnon de Mary voudrait se charger de tout cela, Charles pensait que c’était légitimement son rôle. Dans un sens, Mary était destinée à lui appartenir toute sa vie.
Il effectua les démarches nécessaires afin de prendre le premier avion pour l’Angleterre. Il devait y être pour tout contrôler, et pour remonter la trace de Bartlett.
Ses mains se crispèrent et ses poings frappèrent la table où était disposé le téléphone. Le meuble trembla. Bartlett. Cet espèce de salopard aurait dû y passer mais au lieu de cela la CIA lui avait promis l’immunité contre des informations. Et aujourd’hui, il était libéré pour bonne conduite.
On lui avait troqué la mort contre la perpétuité, la perpétuité contre vingt ans. Vingt ans, il était libre, mais Charles décida qu’il se chargerait bien de le refaire passer par la case Mort.
Et il devait faire vite. Cette fois-ci, le faire arrêter ne suffirait pas. Car Bartlett connaissait son secret. Il ne devait pas rester en vie suffisamment longtemps pour le révéler.
Joy ne devait jamais savoir que sa mère avait été assassinée, ni par qui, et surtout pas pourquoi. Si elle découvrait la vérité, il la perdrait à tout jamais.

***



Londres était pluvieuse et grise à cette époque de l’année. L’air était à la tristesse, des gens aussi gris que les vêtements qu’ils portaient, allaient et venaient, rapides, se faufilant entre les gouttes d’eau glacées. Les parapluies se frôlaient dans les rues fréquentées moyennement, les flaques d’eau se paraient de cercles concentriques et parfois giclaient lorsqu’un passant imprudent y mettait par mégarde les pieds.
Les vêtements humides ou boueux, les yeux rivés sur leurs montres ou vers le ciel dégoulinant de larmes qui s’assombrissait, les derniers passants, bougons et fatigués, recherchaient leur voiture, attendaient leur bus ou descendaient dans les entrailles du métro afin de rentrer chez eux, pour retrouver avec hâte la chaleur de leur foyer.
Un homme n’était pas pressé.
Debout dans la rue, laissant la pluie ruisseler sur ses vêtements déjà trempés, il les regardait, un rictus sur les lèvres.
Courez ... Courez chez vous. Vous, vous avez une famille qui vous attend. Courez avant que quelqu’un comme moi ne vienne vous détrousser, et vous assassiner dans un coin d’une ruelle sombre, vous laissant crever dans la flaque d’eau qui peu à peu se teinte en rouge sang.
Sa vie est grise, plus grise que les rues de la ville, plus grise que le ciel londonien, plus grise que les visages des gens se pressant à rentrer chez eux.
Sa vie est même d’une noirceur si opaque que lui-même n’en voit pas le bout.
Qu’importe, aujourd’hui pour lui est une journée magnifique, parce qu’il a accompli ce dont il avait rêvé chaque nuit depuis vingt ans. Il sait que ce n’est encore que le début et ressent ce pouvoir comme un délicieux frisson dans chaque centimètre carré de sa chair. Le pouvoir qui brûle entre ses mains. Le pouvoir de changer (de briser) toutes ces vies par sa simple volonté. Le pouvoir, non moins délectable, d’avoir l’opportunité de se faire Justice lui-même en se vengeant pour ce qui lui a été pris.
Il poussa la porte de ce petit magasin dont il avait admiré la vitrine. Une petite clochette tinta et la vendeuse, une jolie brune dont le large sourire blanc lui dessinait de merveilleuses fossettes, le salua aussitôt.
Il eut l’impression d’avoir changé d’univers. De la pluie froide qui balayait de son déluge les rues grises et sales de la métropole, il découvrait un asile chaud, sec et coloré. Un magasin de jouets spécialisé dans les antiquités. Tout autour de lui était vif, beau, spécial, travaillé, ciselé, et respirait la douce naïveté d’une enfance perdue, très loin, dans un passé sans centres commerciaux, ni petits soldats à la chaîne.
Le magasin allait fermer mais il savait qu’il n’en aurait pas pour longtemps. Il avait vu par la vitrine l’objet de ses désirs. Il s’agissait d’une magnifique boîte à musique, datant des années quarante, en forme d’un manège blanc et rouge étincelant. Il était décoré de petits chevaux blancs sculptés finement qui dansaient en rond, portés par des colonnes dorées torsadées. Lorsqu’on tournait la manivelle, le manège se mettait à tourner, clinquant, les chevaux blancs galopaient, au son d’une comptine doucereuse.
Ce serait le cadeau idéal à lui faire.
Visiblement ravie de finir sa journée par une si belle vente, la jolie vendeuse aux fossettes s’empressa de lui faire un magnifique paquet bordé de rubans aux couleurs du manège.
Avec un sourire elle lui tendit le paquet tout en lui énonçant le prix du chef-d’œuvre qu’il venait d’acquérir. Il lui dit qu’il n’avait pas d’argent. La jolie vendeuse eut à peine le temps d’exprimer sa surprise qu’il surgissait sur elle avec la rapidité d’un félin, son couteau à la main.
La lame traversa son ventre. Le souffle coupé par la douleur l’empêcha d’émettre le moindre hurlement, tout juste put-elle couiner d’horreur et gémir lentement tandis qu’il enfonçait l’opinel à dix centimètres dans l’abdomen.
D’un coup sec il retira la lame et la vendeuse s’écroula sur le sol de la boutique comme l’une des poupées de porcelaine désarticulées dont elle faisait commerce. Elle ne tarderait pas à mourir et agonisait déjà dans son sang. Il rangea son couteau dans sa veste, et sans plus se soucier de sa victime saisit entre ses mains larges et brutales la boîte à musique avec un sourire contemplatif.
Puis Ted Bartlett s’engouffra dans l’air pluvieux de Londres, son magnifique présent sous le bras.

***



Joy était assise dans son salon. La nuit était tombée depuis longtemps mais elle n’avait pas pris la peine d’allumer et seules les lumières combinées de la lune, des étoiles et des réverbères de sa rue lui permettaient de distinguer ses meubles dans l’obscurité.
Elle n’était plus capable de faire le moindre geste depuis qu’elle avait téléphoné à Kenneth Goren. D’ailleurs, son téléphone portatif était resté entre ses mains glacées. Sa mère _ celle qu’elle avait cru être sa mère toutes ces années _ avait été assassinée, emportant avec elle tous ses secrets.
Joy se sentait trop triste pour pleurer, trop frustrée pour hurler, trop fatiguée pour dormir. Voilà, c’était fini. Elle n’avait plus de mère, biologique ou pas, présente ou pas, lâche ou pas, aimante ou pas.
Que lui restait-il ? Un père froid, calculateur, menteur et manipulateur.
Il l’aimait, et elle aussi, mais la vie avait été trop compliquée pour eux deux, et avait malmené leurs rapports. Bref, tout ce qu’il lui restait ne représentait qu’une mince chance de pouvoir combler le vide qui grignotait son cœur, le menaçant de ne plus devenir qu’une vague cavité sans raison d’être.
Largo l’avait prévenue à demi-mots qu’elle allait le perdre. N’était-ce pas déjà fait ? N’était-elle pas destinée à perdre toutes les personnes de sa vie, sans qu’ils ne sachent jamais, sans qu’il ne le sachent ?
La sonnerie du téléphone la surprit dans ses sombres pensées. Elle regardait le combiné qui émettait sa sonnerie stridente au creux de sa main encore tremblante.
“ Allô ? ”
Sa voix était tout aussi tremblante que sa main. La jeune femme ne se comprenait pas, ne se ressentait pas, elle avait l’impression de regarder cette femme de l’extérieur. Une femme qui grelottait de chagrin, alors qu’elle, de l’intérieur, se sentait juste impuissante et démunie.
“ Joy c’est ton père. ”
Elle continua à trembler, ne dit rien.
“ Je suis dans un avion pour Londres. Joy, ta mère a eu un accident. ”
Il pensa ses mots à l’autre bout du fil, trop absorbé par ce qu’il disait pour se préoccuper du silence de sa fille.
“ Ta mère est morte. Je suis désolé. ”
Il pouvait l’être.
“ Morte ? dit-elle finalement, sa voix tremblante changée en rauque méconnaissable.
- Un accident de voiture apparemment. J’en saurai plus à mon arrivée. Ne te soucie de rien, je prends tout en charge, et je te tiendrai au courant. ”
Un accident. Goren lui avait clairement expliqué au téléphone que sa mère avait été assassinée, par strangulation. Pourquoi son père lui mentait-il ?
“ Joy ? Tu es toujours là ?
- Oui, parvint-elle à articuler finalement.
- Je suis navré Joy. Le choc est terrible, je le sais. ”
Pourquoi lui mentir ? Pourquoi ? Pourquoi ?
“ Est-ce que ça ira ? ”
Menteur. Hypocrite. Pourquoi lui faire mal ainsi en lui mentant, alors que plus que jamais, elle avait besoin de lui ?
“ Je ... hachura-t-elle, écœurée et malade de chagrin. Je ne sais pas ... Je ...
- Tu es sous le choc, je comprends. Je te laisse, je te rappellerai quand je serai à Londres, tu veux ?
- Oui ... Ca ira.
- Je suis là si tu veux parler. ”
Hypocrite. Menteur. Qu’a-t-il encore à cacher ?
“ Courage, Joy. ”
Il raccrocha.
La jeune femme sentit une rage sans nom gagner son cœur pour en chasser la tristesse. Elle lança son téléphone à travers la pièce, et il vint s’écraser contre le mur, se déboîtant.
“ Pourquoi est-ce que tu me mens encore ? ” cria-t-elle aux ombres fantômes de son appartement.
Elle reprit avec difficulté son souffle saccadé rageur et oppressé. Cette fois-ci, elle ne se laisserait pas faire. Quoiqu’il lui cache, elle découvrirait la vérité.

***



Kenneth Goren enleva ses chaussures, et se laissa lourdement tomber dans son canapé. Le policier se préparait à regarder une partie de foot à la télévision. Il avait vraiment besoin de décompresser après l’horrible journée qu’il venait de passer.
Mary Arden venait de mourir. Bien qu’il ne l’ait pas connue personnellement, Joy lui avait toujours louangé sa mère, qu’elle considérait comme un cadeau du ciel. Et pour qu’une femme aussi réservée que Joy en parle avec autant de tendresse, c’était qu’elle devait forcément être une femme bien. Il avait eu mal pour son amie lorsqu’il avait été obligé de lui apprendre la nouvelle : même s’ils ne se voyaient plus depuis plus de quatre ans, ils étaient restés proches l’un de l’autre. Ils se téléphonaient, s’écrivaient de longues lettres, s’envoyaient des e-mails stupides qui les faisaient bien rire ... Joy était une amie vraiment importante pour lui, il savait qu’il pourrait toujours compter sur elle. Maintenant, c’était de son soutien qu’elle avait besoin et Kenneth ne savait pas comment il pourrait l’aider. Il avait toujours été maladroit quand les sentiments entraient en jeu. Le téléphone, qui semblait sonner depuis quelques minutes déjà, sortit Kenneth de ses réflexions.
“ Goren ?
- Bonjour, c’est Andrew. Qu’est-ce que tu fais en ce moment ?
- Je m’apprête à regarder un match à la télé. Pourquoi, tu veux venir voir ton équipe perdre ?
- Ca serait avec plaisir mais je ne supporte pas quand tu enlèves tes chaussures ... Juste penser à l’odeur qui se dégage de tes pieds ... Non, sérieusement, je crois que le match va se jouer sans toi.
- Que se passe-t-il ? On a du nouveau sur l’affaire Arden ?
- Je ne pense pas, mais ce n’est pas pour ça que je t’appelle. Il y a eu un autre meurtre.
- Un autre ! ”
Kenneth soupira. Décidément, cette journée ne se terminerait jamais.
“ Bon donne-moi les coordonnées de l’endroit, j’arrive dans un peu moins de dix minutes. ”

***



Beth Miller sanglotait doucement dans son canapé. Elle venait de voir les nouvelles télévisées. Ce qu’elle venait d’y apprendre l’avait complètement bouleversée. Une femme venait de se faire assassiner. C’était triste. D’autant plus triste que Beth connaissait très bien cette femme. C’était Mary Arden. Son amie. Beth ne connaissait pas Mary depuis très longtemps, mais ce n’était pas nécessaire. Elle savait que Mary était une personne bien.
Elles s’étaient rencontrées à l’église quand les deux femmes s’occupaient d’une oeuvre de charité. Elles s’étaient rapidement liées d’amitié. Ce n’était pas habituel, ni d’un côté, ni de l’autre, et pourtant ... Beth s’était surprise à parler à cette femme, comme si elles se connaissaient depuis toujours.
Elles semblaient avoir vécu les mêmes choses. Toutes les deux avaient souffert à cause d’un homme, elles avaient dû affronter une famille hostile à ce qu’elles étaient. Et le plus important, toutes les deux avaient un enfant. Elles n’en avaient pas beaucoup parlé, Mary étant une femme assez secrète mais les deux femmes avaient une fille. Cette situation avait considérablement rapproché les deux amies. Comme si un lien invisible, puissant, les reliait l’une à l’autre. Après tout, elles se comprenaient. Du peu qu’elle avait appris, Mary semblait avoir une enfant formidable. Sa fille Joy. C’est tout ce qu’elle savait de l’enfant de son amie, son prénom. Joy qui était maintenant orpheline de mère ...
La pauvre famille de Mary. Elle devait souffrir énormément. Gordon, son compagnon, et Joy. Pauvre petite. La femme pouvait aisément se mettre à sa place.
Elle savait ce qu’on ressentait lorsqu’on perdait une personne importante. Elle avait vécu cette situation plusieurs années auparavant ...
Le regard de la femme accrocha un carrousel qui traînait sur la table basse de son salon. Un carrousel blanc et rouge, avec des chevaux à crinières dorées, qu’elle lui avait donné en cadeau lors de cette journée à la foire, il y avait si longtemps. Elle n’avait jamais pu se débarrasser de cet objet. Il lui faisait penser à son bébé. Becky. C’était tout ce qu’elle possédait pour lui rappeler des temps plus heureux ...
Rebecca Miller. Elle n’était plus une petite fille désormais. Mais quand Beth pensait à elle, c’était une enfant souriante qu’elle imaginait. Une jolie princesse grimpée sur un cheval blanc cet après-midi d’automne ... Elle s’en souvenait encore comme si c’était hier ...

Beth était assise sur un cheval blanc, une petite fille assise entre ses jambes. Le manège tournait encore et encore. Les cheveux roux de Beth flottaient librement dans le vent d’automne. C’était une journée magnifique.
“ Tiens bien le manège Becky chérie, tu pourrais tomber.
- Regarde maman comme je vais vite ... Je t’aime maman.
- Moi aussi ma puce, je t’aime.
- Tu m’aimes gros hein maman ?
- Oui mon chaton, gros comme la terre, la lune et les étoiles réunies ...
Sa petite fille éclatait de rire en répétant je t’aime, je t’aime, je t’aime ...

Lorsqu’elle revint à la réalité, Beth pleurait. Sa fille. Elle ne savait même pas où elle se trouvait dans le monde, ou si elle en faisait encore partie ... Ca faisait tellement longtemps que son petit chaton lui avait été enlevé. Beth ne savait plus très bien comment elle avait pu se séparer de sa chair, de son sang. Elle était si jeune, si vulnérable quand elle avait eu son bébé. Et quand elle avait laissé les autres décider de son sort, de leur sort à toutes les deux. Si seulement elle pouvait revenir dans le passé, rien que quelques minutes, elle changerait tout.
Non, non, non ! Il ne fallait plus y penser. Ce n’était plus la peine maintenant ...
La femme regardait le cabinet où elle rangeait l’alcool. C’était tentant, très tentant, mais elle devait résister. Toutes ces pensées qui passaient et repassaient en boucle dans sa tête : elle ne reverrait plus jamais son enfant, son amie était morte, elle était désormais seule au monde ...
Il ne lui restait que le vin, la vodka, le rhum pour lui tenir compagnie, pour soulager ses souffrances. Pour tout oublier. Ca lui faisait tellement de bien. Rien qu’un verre, un tout petit verre. Ca ne pouvait pas lui faire de mal. Et puis elle se sentirait beaucoup mieux après ...

***



Couchée sur le dos, dans son lit, Joy regarda sa montre, il était trois heures de l’après-midi. Elle ne s’était pas rendue au Groupe W aujourd’hui. Elle avait téléphoné à Kerensky pour lui dire qu’elle gardait le lit : elle avait un puissant rhume. Le Russe ne l’avait pas crue un instant, elle serait venue travailler avec plus que ça, mais ne lui avait pas posé de question. Il savait qu’elle avait une bonne raison de rester chez elle.
Elle lui avait demandé de prévenir Largo s’il posait des questions.
Surtout dis-lui bien qu’il serait inutile qu’il se déplace, je ne répondrai pas s’il vient cogner à ma porte.
Elle savait que c’était ce qu’il ferait. Et elle ne voulait pas. Elle appréciait quand son ami venait la voir, elle aimait énormément sa compagnie, trop peut-être certaines fois, mais pas maintenant. Elle avait besoin d’être seule. Largo ne comprendrait pas ça. Il s’inquièterait pour elle. Comme à son habitude. Surtout avec ce qu’elle lui avait révélé la veille. Mais encore une fois, il s’en ferait pour rien. Ca allait passer ...
Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Comment aurait-elle pu de toute façon ? Sa mère, enfin celle qu’elle avait toujours considérée comme telle, venait de mourir, et son charmant père recommençait ce qu’il faisait presque tout le temps, lorsqu’elle était petite : le jeu des mensonges, des semi-vérités, des non-dits. Charles était le meilleur à ces jeux. Un véritable champion. Il lui avait menti et caché des choses toute sa vie. Tout ça, dans le but de mieux la contrôler. Il ne lui avait jamais rien laissé décider par elle-même, il fallait l’accord de Charles pour tout. Que ce soit la CIA, avec Donovan, sa véritable mère, et quoi d’autre encore ! Joy en avait plus qu’assez de cette attitude. Mary était morte, par strangulation, et il lui sortait des sornettes à propos d’un accident de la route ...
Pourquoi lui avait-il dit que sa mère avait eu un accident ? Peut-être voulait-il la ménager ? Non, ça ne pouvait pas être ça, ça n’était pas son genre. Quelque chose se tramait. Quelque chose de gros. Joy le sentait. Et, comme la veille, elle fut animée de cette détermination qui la caractérisait si bien. Elle allait découvrir la vérité.
Si seulement elle avait un moyen de savoir ...
Mais oui ! Pourquoi n’y avait-elle pas pensé avant ? Il existait effectivement un moyen de savoir. La maison de Charles. Elle avait la clé. Il devait garder un tas de choses qu’il ne voulait pas qu’elle voie.
Elle ne ferait pas ça en temps normal, mais il s’agissait d’une urgence. Et puis, avec tout ce que son père lui avait fait, elle ne se sentait pas vraiment coupable de vouloir aller fouiller sa maison. Joy prit ses clés de voiture, et sortit en courant de son appartement.

***



Charles Arden gara sa voiture de location devant le poste de police d’un petit quartier de Londres. Il était en colère. Les policiers étaient tellement incompétents dans ce coin du monde ... Tous les même ! Il avait voulu aller dans la maison de Mary, mais ces imbéciles l’avaient empêché de passer le cordon de sécurité. C’est une scène de crime Mr Arden.
Charles tenta de parlementer avec un policier, il ne voulait que récupérer certaines choses, voir la maison, mais celui-ci restait implacable : il ne passerait pas. Alors, le père de Joy venait au poste parler à ce Kenneth Goren, le policier responsable de l’enquête pour le meurtre de son ex-femme. Et il était mieux d’écouter ce qu’il avait à dire. Il avait quelque chose à régler ici, et ne partirait pas avant de l’avoir fait.
Lorsqu’il entra dans le bâtiment, il se dirigea tout droit vers la standardiste du poste de police.
“ Mademoiselle, je voudrais parler à monsieur Goren je vous prie.
- Il est absent pour le moment. Il ne devrait pas être parti pour longtemps, puis-je lui faire parvenir un message ?
- Absent ? Non je n’ai pas fait tout ce chemin depuis les États-Unis pour m’entendre dire de retourner chez moi, et attendre sagement que quelqu’un daigne me rappeler ! Je vais l’attendre dans son bureau dans ce cas.
- Non, monsieur attendez ! Monsieur ... ”
Mais c’était trop tard, Charles entrait déjà dans le bureau de l’Inspecteur Goren. Ce qu’il vit ne lui fit pas particulièrement plaisir.
“ Burton, qu’est-ce que vous faites ici ?
- Je m’appelle Gordon. Vous faites exprès de vous tromper chaque fois que vous prononcez mon nom ?
- Mais je me fous de votre nom triple idiot ! Je veux seulement savoir ce que vous faites ici !
- Je vous retourne la question Arden, vous n’êtes pas à votre place à Londres. Rentrez chez vous.
- Non mais vous avez du culot mon cher Burton. Ma femme vient de mourir, il est normal que je vienne ici régler certains détails.
- Mary était votre ex-femme, dois-je vous le rappeler ? Et je suis ici pour m’occuper de tous ces détails justement. C’est moi l’homme de sa vie, et vous le savez très bien. Votre place est auprès de votre fille à New York.
- Laissez Joy en dehors de ça, c’est pour elle que je suis ici.
- Ah bon ? Vous cherchez encore à tout contrôler n’est-ce pas ? Mary m’a dit beaucoup de choses à votre sujet ... Oui, beaucoup de choses. ”
Charles prit Gordon par le collet de sa chemise.
“ Qu’est-ce que Mary vous a dit ? hurla-t-il sans se contrôler. Qu’est-ce que vous savez au juste ? Répondez !
- Lâchez-moi Arden, rappelez-vous où nous sommes. Je pourrais aisément porter plainte, après tout je suis au bon endroit. ”
Charles sortit du bureau dans lequel il était, avant de faire quelque chose qu’il pourrait regretter. Énervé, il exigea de la jeune standardiste de savoir immédiatement où se trouvait Kenneth Goren. La jeune fille lui répondit qu’elle n’avait pas le droit de lui dire. A ce moment, elle fut appelée dans le bureau du patron, ce qui donna quelques secondes à Charles pour chercher le renseignement qu’il voulait. Puis, il partit.

***



Joy, un dossier ouvert sur ses genoux, composa un numéro de téléphone et attendit.
“ Bunker.
- Kerensky, c’est moi .
- Alors ce rhume ?
- J’ai pris deux aspirines, je me sens beaucoup mieux. Les médicaments font des merveilles de nos jours, mais ce n’est pas pour ça que je t’appelle. Tu es seul ?
- Pour le moment.
- Alors écoute-moi. Je suis présentement dans un avion en direction de Londres, et j’aimerais que tu fasses une recherche pour moi. Essaie de trouver tout ce que tu peux sur un dossier pour lequel mon père a travaillé. Le nom de ce dossier est Opération Carrousel. Il me semble que cette opération s’est effectuée en 1983, à Londres, mais je n’en suis pas certaine.
- Je vais faire mon possible, mais tu sais que les dossiers de ton père, et ceux de la CIA, sont tenus secrets.
- Je sais, mais essaie quand même, j’ai besoin de tout ce que tu peux trouver sur ce sujet.
- Joy ? Je sais pour ta mère. Je suis désolé.
- Je ... Merci. Bon je dois y aller. Surtout pas un mot à Largo, je ne veux pas qu’il s’en mêle. S’il te demande quelque chose, je suis chez une amie qui a des problèmes.
- Il sera difficile à convaincre tu sais.
- Oui, mais je dois le tenir à l’écart, c’est important. Je te recontacte plus tard. ”
A ce moment, Largo et Simon entrèrent dans le bunker.
“ Joy n’est pas là ? demanda Simon.
- Non, elle vient juste de téléphoner, elle sera absente quelques jours. ”
Largo pensa immédiatement à ce que lui avait dit son amie la veille. Pas surprenant qu’elle ait besoin de quelques jours de repos. Il aurait quand même aimé qu’elle vienne lui en parler. Enfin ...
“ Tu sais où elle est partie ?
- Chez une amie, qui a des problèmes.
- Joy a des amis ? Première nouvelle ! plaisanta Simon. Je me demande s’il n’y a pas un homme dans cette histoire ...
- Simon, arrête, ce n’est pas le moment de plaisanter ! ” s’exclama Largo.
Lorsque le Suisse croisa le regard sérieux de son meilleur ami, il abandonna rapidement le sourire qu’il arborait. Derrière Kerensky, l’écran afficha les nouvelles de la journée.
Le meurtre violent d’une résidente américaine sème la terreur dans la région de Londres ... Mary Arden, femme d’une cinquantaine d’années, sans histoire, a été étranglée dans son sommeil. Est-ce le début d’une série de meurtres ou un crime isolé ? La police mène l’enquête. Le coupable de cet acte abominable est toujours en cavale ... Plus de détails suivront après la pause commerciale.
Largo et Simon se regardèrent un instant interdits. La mère de Joy avait été assassinée ! Largo se tourna alors vers Kerensky.
“ Elle est à Londres n’est-ce pas ?
- Je ne suis pas supposé te le dire, mais oui, elle est bien là-bas.
- Mais c’est dangereux ! Un homme est en liberté et elle est seule dans ce coin du monde ... Connaissant la famille Arden, je doute que Mary ait été tuée sans raison, qui sait ce qui peut lui arriver !
- Je crois qu’elle est capable de se défendre Largo.
- Non, dit Simon. Je suis d’accord avec mon pote, elle peut avoir des problèmes seule dans cette ville.
- Alors c’est réglé, dit Largo. Kerensky, essaie de savoir où Joy a pu aller, à quel hôtel elle peut séjourner.
- C’est toi le patron, fit Kerensky, neutre.
- Simon, fais préparer le jet, je règle certains détails et après on part pour Londres. ”
Kerensky regarda les deux hommes quitter le bunker. Joy ne serait pas contente. Mais il savait qu’il ne pourrait pas empêcher son patron d’aller la voir, de l’aider. Et ça le rassurait un peu. Car, entre la mort de Mary Arden, et cette recherche qu’elle lui avait demandé de faire, Joy s’exposait sûrement à quelques tempêtes. Il valait mieux qu’elle ne soit pas seule à les affronter. Et puis Kerensky ne la sentait pas cette histoire. Pas du tout même.

***



Andrew Waters et Kenneth Goren, dégoûtés, regardèrent la jeune victime du deuxième meurtre de la journée, dans un magasin d’antiquités.
“ Pauvre fille ! Elle était tellement jeune ...
- Oui, je sais. Cette ville regorge de salauds. Tu as pu l’identifier ?
- Elle se nomme Sherry Stringfield, 22 ans, étudiante en design de mode. Elle travaillait ici à temps partiel pour payer ses études. Elle a été tuée d’un coup de couteau dans l’abdomen. Sa mort a été assez rapide.
- On a l’arme du crime ?
- Non, mais le coup a été rondement mené. D’après le propriétaire rien n’a été volé, à part une boîte à musique précieuse.
- On l’aurait tuée pour ça ? ”
Waters haussa les épaules.
“ Après la mort de la mère de ton amie, étranglée dans son sommeil, aucune raison d’avoir une foi particulière en l’humanité ... ”
Goren fronça les sourcils.
“ Je pense à quelque chose ... Nous sommes un petit district de Londres, où la délinquance est à un niveau très bas. Or deux meurtres violents viennent d’être commis la même journée, sans raison évidente, à à peine un kilomètre de distance.
- Tu penses que les deux crimes d’aujourd’hui sont liés ? s’étonna Waters.
- Je ne sais pas, mais rien n’est impossible.
- Je vais retourner au poste, tenter de trouver des indices dans le dossier Arden.
- Bonne idée. Je dois y aller moi aussi, je suis attendu à mon bureau à ce qu’il paraît.
- Si tard ?
- Hé oui ! Que veux-tu tout le monde m’aime ! Et puis il faut bien faire des heures supp’, je dois payer ma nouvelle voiture. N’empêche ça ne me dérange pas de travailler si tard. On doit arrêter cet homme avant qu’il ne fasse une autre victime ...
- Oui il faut empêcher ce ou ces fous de remettre ça ... ”
Dehors une foule compacte se dressait derrière les barricades de sécurité. Les gens n’arrivaient pas à y croire : deux meurtres en si peu de temps, dans un coin aussi paisible. Où s’en allait le monde ? Et, parmi ces personnes, il y avait Charles Arden. Il imaginait avec horreur le spectacle de ce corps froid, sans vie, dans cette boutique. Une idée s’insinuait en lui, une idée qui se faisait de plus en plus envahissante : et si c’était Ted l’auteur de cet autre crime ? Si ce fou recommençait ces jeux tordus ... A cette pensée, son sang se glaça, la tête lui tourna. Il devait arrêter avec cette histoire, c’était devenu une véritable obsession ...
Charles décida de rentrer à son hôtel pour prendre un peu de repos. Après, il parlerait à ce Goren, pour les détails de l’affaire concernant Mary. Il faudrait aussi affronter à nouveau Gordon, pour obtenir des réponses à ses questions. Mais, pour l’instant, il n’avait pas vraiment la tête à ça.
Sa priorité pour l’instant était de contacter sa fille. Elle lui manquait terriblement. Il était prêt à lui parler. Pas comme quand il lui avait téléphoné la dernière fois. Charles se sentait un peu coupable de lui cacher toutes ces choses, mais c’était mieux ainsi. C’était pour son bien. Au moins, elle était en sécurité à New York.
De l’autre côté de la rue, Ted Bartlett se tenait droit, un léger sourire aux lèvres. Long time no see Arden ... Dommage que tu partes si tôt. On va se revoir de toute façon.
L’homme jubilait. Tout se déroulait selon son plan. Ces idiots de policiers étaient bien occupés avec ces deux meurtres, Arden revenait à Londres. Que demander de mieux ? Les pions étaient maintenant en place, le jeu pouvait enfin commencer. Ted caressa le manège de ses doigts : il avait fait un excellent choix. Il était très joli, ce petit cadeau ...

***



Gordon frappa pour la troisième fois à la porte de la maison de Beth. Elle ne répondait toujours pas. Il descendit les marches du perron, et vérifia à nouveau que sa voiture était bien celle garée dans l’allée. De toute évidence, elle était là. En d’autres circonstances, il se serait dit qu’elle était peut-être partie se balader, mais voilà, elle devait à présent savoir que Mary avait été tuée, et il la connaissait suffisamment pour se douter que ça pourrait la faire craquer.
Il soupira. Dire qu’il était passé chez son amie, et celle de Mary, pour avoir un peu de réconfort et de soutien, il venait de comprendre que ce serait à lui de l’aider. Il balaya d’un soupir la tristesse immense qui gagnait son cœur, refusa de penser à sa compagne et se concentra sur Beth. Il remonta le perron et trouva un double de la clé de sa maison sous le paillasson. Il ouvrit et pénétra dans l’obscurité de la demeure.
Il put quasiment percevoir tout de suite l’odeur de l’alcool et soupira, de déception, de frustration et de colère. Il fit quelques pas dans le salon, et comme il s’y attendait, il découvrit Beth, affalée dans un fauteuil, une bouteille à la main.
“ Oh non Beth ... ” murmura-t-il.
La voir dans cet état lui enfonça un coup de poignard dans le cœur. Il n’avait vraiment pas besoin de ça en ce moment, pas avec tout ce qui arrivait, la mort de Mary, l’arrivée de Charles Arden, et surtout ce qu’il avait découvert sur leur fille, Joy. Il secoua la tête et ravala un soupir d’indignation en pensant à l’ex-mari de sa compagne. Dire qu’il existait des gens suffisamment cruels pour manipuler ceux qui les aimaient le plus. Il n’arrivait pas à le comprendre.
Il fut tiré de ses sombres rêveries par un gémissement de Beth qui semblait émerger peu à peu de son délire éthylique.
“ Rebecca ... Rebecca, mon ange où es-tu ? Ne pars pas ... ” marmonnait-elle de manière peu intelligible.
Gordon fronça les sourcils. Il l’avait déjà entendue parler d’une Rebecca lors de sa dernière cuite, il y avait plus de huit mois. Elle n’en parlait jamais mais il avait toujours supposé qu’il s’agissait de sa fille. Sans plus hésiter, il s’approcha d’elle et la prit par la main.
“ Beth, Beth reprends-toi, c’est moi, Gordon. ”
Beth continuait à secouer la tête et à délirer, comme si elle revivait un souvenir douloureux. Pour la faire revenir à elle, il continua à presser son bras tandis que de son autre main il lui donnait de légères tapes sur les joues. Au bout d’un instant, elle ouvrit à moitié ses yeux vitreux et jaunis.
“ Gordon ? bafouilla-t-elle, la voix pâteuse.
- Oui c’est moi. ”
Beth baissa la tête, son visage grimaça et quelques larmes perlèrent sur son visage.
“ Je suis désolée ... Je voulais pas faire ça ... J’ai pas la force pour ... Pour résister ... Je ...
- Ne t’en fais pas, tu dois te remettre ... ”
Il passa doucement sa main sur son front dont il écarta quelques mèches collées à sa peau par la sueur.
“ Tu sais pour Mary ? ” dit-il tout simplement.
Beth acquiesça d’un signe de tête, et se remit à pleurer de plus belle. Elle eut un geste pour porter la bouteille qu’elle tenait encore à sa bouche, mais Gordon l’en empêcha pour l’en dessaisir.
“ Non Beth. Ce n’est pas comme ça que tu y arriveras ...
- Et comment alors ? ”
Gordon sentit son cœur se serrer. Il n’avait aucune réponse à lui apporter. Lui aussi avait mal, et lui aussi savait parfaitement ce que ressentait Beth. Il avait été comme elle. Lorsque Mary l’avait présenté à Beth, plus d’un an auparavant, il avait presque immédiatement compris qu’elle avait un problème avec l’alcool : son physique, ses mots, ses gestes, son attitude générale. Il avait lu en elle comme dans un livre ouvert parce que lui-même était un alcoolique repenti.
Un soir, après qu’ils aient commencé à bien se connaître, et assuré d’avoir sa confiance, il l’avait poussée à se confier, lui avouant quel avait été son problème. Il lui avait dit qu’il allait aux réunions des Alcooliques Anonymes depuis plus de quatorze ans, et qu’il n’avait pas touché à une bouteille d’alcool depuis. Il avait réussi à la convaincre d’y assister et pensait sérieusement qu’elle était sur la voie de la guérison. La voir rechuter lui brisait le cœur.
Mais il la comprenait.
Il regarda la bouteille presque vide qu’il lui avait confisquée et sentit son cœur se pétrir d’angoisse. Oh oui, comme il la comprenait.

***



On conduisit Charles Arden vers le bureau de l’officier chargé de l’enquête sur le meurtre de son ex-femme. Même s’il avait enfin réussi à obtenir cet entretien, il se sentait terriblement frustré. Il avait l’impression de tourner en rond depuis qu’il était arrivé, impossible d’aller sur les lieux, impossible de mettre la main sur Gordon Finch, aucune piste sur Bartlett, et surtout il n’arrivait pas à joindre Joy chez elle, aux abonnés absents.
On annonça la présence de Charles à Kenneth Goren, et il put enfin se présenter dans son bureau. Le jeune policier, environ trente-cinq ans, très grand, roux, pas très séduisant mais au charisme indéniable sourit d’un air compatissant au père de Joy et vint lui serrer la main.
“ Monsieur Arden, bonjour. Toutes mes sincères condoléances pour votre ex-femme. ”
Charles hocha la tête et prit place sur le fauteuil que Goren lui désignait.
“ On m’a dit que vous aviez essayé de me joindre toute la journée d’hier ?
- Effectivement. Je tiens à être tenu au courant des moindres détails de l’affaire et de l’évolution de votre enquête.
- Nous tenons toujours informées les familles des victimes. Mais ne me mettez pas dans une position délicate. Nous avons une procédure à respecter, et le fait que vous ayez été une ponte de la CIA n’y change rien. ”
Charles haussa un sourcil, étonné.
“ Comment savez-vous que j’ai fait partie de la CIA ? ”
Cette fois, ce fut au tour de Goren d’être surpris.
“ Par Joy voyons.
- Vous connaissez ma fille ?
- Oui, j’ai vécu quelques temps aux États-Unis avant de revenir vivre dans mon pays d’origine. C’était une très bonne amie. Mais je suis surpris, elle ne vous a pas dit que j’étais chargé de l’enquête sur le meurtre de sa mère ? ”
Le visage de Charles se ferma. Les paroles de Goren lui avait glacé le sang. Joy en savait déjà plus que ce qu’elle était censée savoir. Pire que tout, elle devait à présent savoir qu’il avait tenté de lui cacher que sa mère avait été assassinée. Elle allait se poser des questions, et n’abandonnerait sûrement pas avant d’avoir trouvé les réponses.
“ Quelque chose ne va pas Monsieur Arden ?
- Vous ne devez plus parler à Joy.
- Pardon ?
- Elle ne doit rien savoir sur cette affaire, en tout cas le moins possible. Elle n’aurait pas dû savoir que sa mère a été assassinée, j’étais venu ici pour contrôler cette information le plus longtemps possible. Il est très important qu’elle ne découvre pas qui a tué sa mère. ”
Le regard de Goren se fit sombre. Son amie lui parlait assez peu de son père et au ton froid et cassant qu’il venait de prendre, il comprenait pourquoi.
“ Je crois au contraire que c’est son droit de connaître la vérité.
- Vous ne savez rien. Cette affaire est de la plus haute importance.
- Est-ce que ça concerne votre passé à la CIA ? Aurait-on tué votre ex-femme par votre faute ? ”
Charles pétrifia Goren d’un regard sans faille.
“ J’ai beaucoup de relations, Monsieur Goren. Notamment au sein de votre Ministère de l’Intérieur. Vous tenez sans doute à votre carrière ?
- Me menacez-vous ?
- Est-ce que j’ai dit ça ?
- Vous voulez que j’abandonne mon enquête ...
- Joy ne doit rien savoir.
- Vous êtes fou. Ou stupide. Vos menaces ne me font pas peur.
- Bien. Comme vous voudrez Goren. Vous le regretterez. ”
Charles se leva alors de son fauteuil et quitta le bureau de Goren en claquant la porte. A peine fut-il parti que Waters, le partenaire de Kenneth, entra dans son bureau par la porte communicante au sien.
“ Pas commode le mec ... dit-il simplement.
- Tu as tout entendu ?
- Je sais c’est vilain d’écouter aux portes.
- Mais non, c’est rien, t’es juste le portrait craché de ta petite maman.
- Tu prends au sérieux ce qu’il a dit ? ”
Goren haussa les épaules.
“ Je ne le connais pas. Mais il a été directeur de la CIA. Donc il a sûrement les relations qu’il prétend avoir. Je suis surtout inquiet pour Joy. Il veut lui cacher quelque chose de suffisamment important pour tenter de lui faire croire que sa mère n’a pas été assassinée. C’est sûrement malsain.
- Les américains sont tous plus ou moins malsains.
- Très drôle.
- Qu’est-ce que tu vas faire ? ”
Goren jeta un coup d’œil à sa montre.
“ L’avion de Joy ne va pas tarder à atterrir. Elle m’en dira plus. Tu me couvres ?
- Encore ?
- Tu veux quoi en échange ?
- Bah, tu n’auras qu’à me payer notre prochain resto ...
- Décidément. Tu aimes qu’on se fasse des resto, je vais finir par croire que tu es amoureux de moi ...
- Que veux-tu Goren, personne n’est capable de résister à ta tignasse rousse ... ”
L’Inspecteur Goren partit dans un petit éclat de rire puis débarrassa le plancher, s’envolant pour l’aéroport.

***



Aucun sens. Tout cela n’avait aucun sens.
Kerensky vérifia une nouvelle fois les données qu’il avait pu recueillir sur l’Opération Carrousel, mais il revint à la même conclusion.
Même si le projet Carrousel avait le goût et la forme d’une opération de la CIA, il n’en s’agissait pas d’une mais d’une initiative personnelle de Charles Arden qui par ailleurs lui avait valu un blâme de ses supérieurs à l’époque.
11 octobre 1983. Charles Arden alors jeune agent de terrain, travaillait en coordination avec trois équipes des fleurons de l’Agence de l’époque, sur un dossier appelé Lima Bravo Victor. D’après les minces informations que le Russe avait pu réunir sur cette affaire, il s’agissait d’une enquête à grande échelle visant à démasquer un réseau terroriste très actif à la fin des années soixante-dix. Ce réseau était mené par trois hommes, Joss Laughton, Ted Bartlett et Richard Viszcenski.
A l’époque, et sans explication, alors que le dossier semblait sur le point d’être clos, Charles avait mobilisé une équipe d’intervention pour un appartement modeste de Londres afin de procéder à l’extraction d’une femme et de sa fille en bas âge. L’appartement appartenait à Ted Bartlett qui, deux jours plus tard, fut arrêté. Il dénonça ses deux comparses, Laughton et Viszcenski, et le dossier Lima Bravo Victor avait été clos. Aucune trace de la femme ni de l’enfant enlevés par Charles Arden. Le dossier ne mentionnait pas leur noms, pas plus que le programme de protection des témoins.
Elles s’étaient volatilisées, tout simplement. Tout ce qu’il avait pu retrouver à leur sujet, était un mémo de la direction de l’Agence décidant d’une sanction disciplinaire à l’encontre de Charles pour cette extraction non autorisée. Rien de plus et pourtant, ces informations vagues et presque sans consistances sentaient dangereusement le souffre.
En lançant des recherches croisées sur les noms mentionnés dans les informations qu’il avait pu regrouper au sujet du dossier Lima Bravo Victor, il avait découvert que Laughton et Viszcenski avaient été condamnés à mort puis exécutés, tandis que Bartlett, pour sa coopération avec la CIA à démanteler leur réseau terroriste, avait été simplement condamné à perpétuité pour ses exactions.
Ce qui avait le plus interpellé le Russe, c’était que le dénommé Bartlett avait été libéré pour bonne conduite quelques jours auparavant. Il était libre, et le fait que Joy lui demande des renseignements au même moment sur cette affaire n’était de toute évidence pas une coïncidence. Tout cela avait-il un rapport avec l’assassinat de Mary Arden ? Le sixième sens du Russe lui indiqua que oui, et c’est inquiet pour son amie, qu’il contacta Joy par téléphone pour lui apprendre ce qu’il venait de découvrir.







Joy