Les deux oiseaux se disputaient âprement un morceau de pain, sur le rebord d'une des fenêtres. L'un d'eux avait dû le ramasser auprès d'une de ces vieilles dames qui passaient leurs après-midi assises sur les bancs de Central Park à nourrir toutes les bêtes à poils et à plumes passant auprès d'elles. Le moineau de gauche avait l'air particulièrement décidé à protéger son butin et se jetait sur l'autre à chaque fois qu'il faisait mine d'approcher le bec du précieux trophée. Décidément, quelle que soit l'espèce considérée, la notion d'intérêt personnel passait avant celle de partage. Après quelques instants d’accalmie, l'oiseau attaqua son rival de manière aussi rapide que violente : un coup de bec, un coup d'aile… L'autre renonça. Il se laissa tomber de l'appui de fenêtre avant d'ouvrir les ailes et de se laisser porter par la brise d'été… Au moment où il vit l'oiseau s'envoler, Largo eut une pensée pour Tamara, la première fois qu'il l'avait vue, se jetant du toit puis l’ouverture de son parachute, les pics d'adrénaline qu'elle avait été capable de déclencher chez lui avant que tout ne tourne au cauchemar, qu'elle n'aille trop loin… Il sentit la morsure amère de la nostalgie et du remord lui étreindre le cœur et contraignit son esprit à revenir dans la pièce où la réunion avait lieu. Il était temps, Cardignac terminait sa prestation
- … Je peux ainsi vous garantir que le développement de la Winch Air passe par ce projet sur lequel j'ai énormément travaillé et auquel j'apporte un soutien aussi total qu’inconditionnel.
"Comme si c'était un argument valable pour que je donne mon accord" pensa Largo en lui-même "Ca aurait plutôt tendance à m'inciter à la méfiance !"
Mais n'ayant absolument rien écouté des tirades pompeuses et ampoulées de Cardignac, il s'abstint sagement de tout commentaire.
Depuis plusieurs minutes, Sullivan observait le jeune milliardaire et, contrairement à Cardignac très occupé par sa petite personne, il avait remarqué le vagabondage mental de son patron. Il se doutait que Largo devait avoir du mal à se concentrer : il était rentré le jour même d'Asie où il avait passé dix jours pour renégocier un important contrat et il souffrait manifestement du décalage horaire. Sullivan savait pertinemment que le président de la Winch Air était au courant et avait volontairement placé cette réunion en début de soirée pour contrarier Largo. Cet homme était vraiment une crapule, capable de toutes les mesquineries qui devenaient risibles d'être si basses et prévisibles. Le silence s'était installé dans la pièce. Sur l'écran, lorsque Cardignac coupa la connexion de sa présentation, le logo du groupe W remplaça le pompeux "Winch Air, Cap au Sud" qui servait de titre au projet. Sullivan soupira et, sentant que Largo n'allait pas être très brillant pour commenter la proposition de Cardignac, prit les choses en main.
- "Merci beaucoup pour cette présentation Michel, ce projet paraît effectivement viable. Je suppose que vous allez prendre le temps de l'étudier, Largo. Je pense que nous pouvons nous retrouver après-demain pour en discuter. Est-ce que cela vous convient ?"
Largo lança un regard reconnaissant à Sullivan et avant que Cardignac puisse faire mine d'ouvrir la bouche pour donner son point de vue, répondit en se levant :
- "Tout à fait, après-demain ce sera parfait. Rendez-vous jeudi à 14h."
Cardignac, comprenant que cette dernière phrase le congédiait, sortit sans un mot…
Bon sang, il détestait ce petit con qui menait en dilettante un des plus grands conglomérats au monde… et ce qui l'ulcérait le plus, c'est que ça réussissait plutôt bien ! Les actions du groupe étaient encore à la hausse avec la signature de ce nouveau contrat en Asie.
Largo s'étira, ce qui fit fugacement sourire son bras droit. Décidément, malgré les efforts du jeune homme, le naturel revenait au galop : rien dans sa posture, ses attitudes ou ses mimiques ne laissait transparaître son statut social.
- "Vous pourrez me briefer sur ce merveilleux projet Cardignaquesque qui doit, si j'ai bien compris, sauver le monde, valoriser la Winch Air et surtout rapporter beaucoup d'argent à son président ?" Demanda Largo, sarcastique.
- "Et bien je n’ai pas l’impression que vous ayez écouté grand chose mais apparemment, vous avez saisi l’essentiel." Répondit Sullivan "On peut voir ça quand vous voudrez. Vous avez déjà eu le temps de jeter un œil sur votre planning de demain ?"
- "Oh, le problème, ça n'est pas vraiment d'avoir eu le temps, mais plutôt d'en avoir eu le courage ! Je suppose que je dois m'attendre à des réunions avec des banquiers pour le petit déjeuner, des actionnaires pour le déjeuner et je ne sais quelle autre variété de rapaces pour le dîner, avec entre temps des piles de dossiers hautes comme deux fois l'Himalaya à lire et à commenter. C'est bien cela ?" Demanda le jeune homme faussement désespéré.
- "Ne soyez pas si défaitiste Largo, avec un peu de chance, vous aurez été épargné pour cause de décalage horaire. Je suppose qu'on ne vous a rien programmé avant 10h puisque vous rentrez du bout du monde… Nous pouvons donc prévoir d'étudier le dossier Winch Air vers 9h demain matin ! Une heure, cela devrait suffire, à moins que, par sécurité, vous ne préfériez qu'on prenne rendez-vous pour 8h30 ?"
- "John, vous êtes un monstre ! Je finis par me demander si vous n'êtes pas pire que Cardignac ! Lui, au moins, c'est un âne, et en flattant son ego, on peut l'amener où on veut !"
- "Oh, quelle piètre opinion vous avez de vos collaborateurs !" Fit Sullivan avec un demi-sourire. "Nous disons donc demain, 9 heures ?"
- "Parfait, ça ira. Bonne soirée, John".
- "Bonne nuit à vous Largo. Vous devriez vous coucher tôt, on ne peut pas dire que vous ayez l'air parfaitement en forme." Termina Sullivan en franchissant la porte.
Largo se rassit dans son fauteuil, ou plutôt, s'écroula dans celui-ci. Il se sentait vidé, épuisé. Il ne savait plus trop à quoi il devait cette fatigue, le décalage horaire y était pour quelque chose, à l'évidence, mais il devait également reconnaître que les discours de Cardignac avaient le don de venir à bout des meilleures volontés…
- "Je m'accorde un quart d'heure de pause, et je descends au bunker faire le point de ce qui s'est passé depuis dix jours avec Georgi et Simon." Fit-il à voix haute.
Il bascula la tête en arrière contre le dossier de son fauteuil et ferma les yeux.
Il faisait une chaleur effrayante dans la cimenterie. La poussière recouvrait tout : le sol, les murs, le mobilier mais aussi les hommes. Tout était uniformément gris. Derrière le bruit des machines, on distinguait le ronronnement d’un système d’aspiration poussif, d’une utilité dérisoire. La lumière entrait à flots par les verrières du toit et contribuait à alourdir l'atmosphère à peine respirable. Pourtant, malgré ces conditions difficiles, des hommes s'activaient sans relâche, allant et venant tels des fourmis sans volonté propre mais accomplissant leur tâche. Certains transportaient des sacs en direction d'un camion sous les yeux du chauffeur pressé de repartir, d'autres surveillaient l'alimentation des fours. Tous avaient l'air épuisé et transpiraient abondamment. Brusquement, une alarme résonna dans l'atelier. Immédiatement, les ouvriers se précipitèrent en direction du lieu de l'alerte et le contremaître sortit de son bureau. Lorsque les premiers arrivèrent, ils n'eurent que le temps d'attraper un de leurs collègues dont un bras avait été happé par le concasseur. L'homme saignait abondamment et gémissait, les yeux fermés. Alors que la panique s'emparait de certains, un homme réagit avec sang froid :
"Allez chercher de la glace. Appelez une ambulance. Trouvez moi des linges propres pour faire des compresses et poussez-vous de là, bon sang !"
Aussitôt plusieurs personnes se détachèrent du groupe de badauds et s'éparpillèrent. Les autres reculèrent de quelques pas. Sans plus s'en préoccuper, l'homme s'était agenouillé près du blessé et lui parlait d'une voix posée et rassurante, sans cesser de comprimer la plaie.
"Ca va aller, Andrés, tu vas voir l'ambulance va arriver très vite. Ecoute moi ! Reste avec moi, vieux frère ! On va te soigner…"
Ses mots alternaient entre espagnol et mapudungun, un des dialectes indiens du sud du pays. Il ne voulait à aucun prix laisser son collègue s'évanouir. Un des ouvriers arriva avec plusieurs longues bandes de tissu. L'homme s'en saisit et s'empressa de confectionner un pansement compressif.
"Elle arrive cette ambulance, Bon Dieu ?"
"Ils seront là dans dix minutes." répondit quelqu'un qui venait de revenir.
Le contremaître, jusque là resté silencieux, intervint.
"Bon, c'est inutile de rester tous là autour de lui, ça ne changera rien ! Maintenant tout va bien, les secours vont arriver. Llanquileo, vous restez avec lui, les autres au travail, le camion doit partir dans une demi heure !"
Une vague de colère s'éleva parmi les ouvriers. Les visages se fermèrent, des poings se serrèrent, des yeux étincelèrent de rage. La rumeur enflait peu à peu. L'homme répondant au nom de Llanquileo releva la tête, l'air mauvais.
"Vous ne croyez pas que ça suffit ! C'est le troisième accident grave depuis deux mois ! Vous nous prenez pour quoi ? Du bétail qu'on peut remplacer d'un claquement de doigts ? Pour un d'amoché, dix attendent à la porte pour avoir la place, c'est ça ? Vous croyez qu'on va continuer à se laisser faire comme ça ? On a des droits ! Quoi que vous en pensiez et quels que soient vos moyens de pression ! Oui, on a tous besoin de boulot. Oui, on a des familles à nourrir. Seulement si on y reste, il va falloir que nos proches se débrouillent tous seuls, alors le jeu n'en vaut pas la chandelle !"
Durant cette tirade, le groupe d'ouvriers s'était distinctement scindé en deux. Il y avait ceux qui opinaient du chef, fiers de voir qu'enfin, l'un d'entre eux osait dire tout haut ce qui se répétait à voix basse. Et puis, il y avait les autres, majoritaires, qui craignaient pour leur emploi. Après tout, si le travail n'était pas fait, le patron n'hésiterait pas à tout tenter pour les renvoyer et ils savaient qu'ils avaient bien peu de chance d'avoir gain de cause face à un homme riche, instruit et blanc de surcroît. Ils ne pouvaient pas se permettre de prendre ce risque : bien qu'ils fussent pour la plupart assez jeunes, ils avaient presque tous une famille à charge. Dans leur communauté, la pauvreté était un mal héréditaire, un cercle vicieux difficile à briser, qui les maintenait dans un état de dépendance difficilement supportable.
D'un ton odieusement paternaliste où perçait cependant la menace, le contremaître reprit :
"Voyons, ne soyez pas idiots, vous savez très bien que si nous prenons du retard, nous n'aurons d'autre choix que de ponctionner vos salaires proportionnellement aux sommes perdues. Par ailleurs, nous avons des clients importants. S'ils ne nous font plus confiance, qui vous fournira du travail ?"
Alors, les poings se desserrèrent, sur les visages, la résignation et l'abattement succédèrent à la colère, les épaules se voûtèrent et lentement, un à un, les hommes reprirent leurs postes. Le contremaître fut le dernier à quitter le lieu de l'accident. Aucune parole ne fut prononcée avec le jeune métisse resté accroupi près du blessé, mais le regard qu'ils échangèrent traduisait parfaitement la haine et le mépris qu'ils avaient l'un pour l'autre. Outre ces deux sentiments, dans les yeux de l'homme resté debout, on distinguait clairement un certain triomphalisme. Une fois encore, il avait étouffé dans l'œuf le risque de révolte qui couvait dans l'entreprise. Cet affrontement aussi muet qu'explicite prit fin lorsque l'homme tourna les talons pour regagner son bureau.
"Lo voy a matar" murmura le jeune Mapuche avec une rage froide et contenue.
GENERIQUE