Chapitre 1



Dans le Bunker, régnait un certaine agitation : depuis son arrivée en milieu d'après-midi, Joy subissait les allusions scabreuses de Simon quant à ses "vacances", comme il se plaisait à appeler le voyage dont elle revenait, en tête à tête avec Largo. En effet, lorsque la nécessité de partir pour Singapour s'était faite sentir, Simon n'était pas à New-York, il auditait une société de sécurité qui postulait pour assurer la surveillance d'une des succursales du groupe en Suède. C'était la partie qu'il aimait le moins dans son boulot. Il était obligé de faire preuve de discipline et de rigueur, or il est clair que ni l'une ni l'autre n'étaient ses points forts. Mais bien entendu, quand le problème s'était posé, ses deux "subordonnés" n'avaient pas manqué de lui faire remarquer qu'il était impensable qu'un responsable de la sécurité de sa qualité ne vérifie pas la fiabilité des sociétés travaillant pour la compagnie ! Alors, comme Largo ne s'était même pas porté à son secours, il s'était résigné, non sans se plaindre et maugréer, à faire ses valises. Largo était donc parti seul à Singapour avec Joy puisque, comme à son habitude, Kerensky avait préféré les surveiller de loin, dans la pénombre du bunker. Bref, Simon, oscillant entre curiosité, malice et une pointe de jalousie, ne se privait pas de cuisiner une Joy rendue moins réactive et moins dangereuse par 12 heures de décalage horaire.

- "Voyons, Joy, tu peux bien nous dire ce que vous avez fait de vos vacances. Ne me dis pas qu'il vous à fallu dix jours pour négocier ce contrat ? Dix jours…, Kerensky, dis moi si je me trompe, dix jours, ça fait bien 240 heures… Il peut s'en passer des choses en 240 heures !"
- "Ca fait même 14400 minutes, soit 864000 secondes" Renchérit le russe sans même lever les yeux de son écran mais sans l'ombre d'une hésitation et avec un demi-sourire qui équivaudrait chez n'importe qui d'autre à un éclat de rire.
Joy était à bout, cela faisait plusieurs heures qu'elle les supportait et elle n'arrivait rien à faire de correct, et puis, il était tard et elle était fatiguée, elle devait l'admettre.
- "Très bien, je renonce, j'arrête pour ce soir, je passe voir si Largo a terminé avec sa réunion et si tout va bien, je file. A demain. J'espère que vous serez calmés !" A l'instant où les mots franchissaient ses lèvres, elle se rendit compte qu'elle venait de tendre le bâton pour se faire battre. Effectivement Simon réagit au quart de tour :
- "Tu passes voir Largo… Qu'est ce que tu peux bien avoir de si important à lui dire ? On dirait que partager un bol de riz cantonnais, ça rapproche! Quand vous en aurez fini, tu pourras lui demander qu'il daigne descendre son auguste personne jusqu'à nous… Je conçois qu'à nous deux réunis, nous ayons moins d'attrait que toi seule mais…"
- "La ferme Simon !" Lâcha Joy avant de claquer la porte.
Elle parcourut le couloir poursuivie par un double éclat de rire qu'elle aurait préféré ne pas entendre.

Dans l'ascenseur, elle repensa à ce voyage. Honnêtement, elle devait reconnaître que ça avait plus été des vacances qu'un voyage de travail : il ne s'était rien produit de fâcheux et, bien qu'elle fût restée attentive à tout ce qui concernait la sécurité de Largo, elle avait largement profité des multiples atouts de Singapour. Ils avaient eu le temps de faire les boutiques, de tester les bons restaurants de Little India et du quartier chinois, de se promener, même si au bout du compte, ni l'un ni l'autre n'était vraiment tombé sous le charme de cette ville trop propre et trop bien organisée, presque aseptisée. Elle se trouvait ainsi assez démunie pour remettre Simon à sa place puisqu'elle était consciente qu'il avait partiellement raison. Mais ce qu'il pouvait être fatigant et agaçant avec ses sous-entendus d'une légèreté éléphantesque ! L'ascenseur s'arrêta, la tirant de ses songes.

Elle parcourut d'un pas vif le couloir qui menait à la salle du conseil et entrouvrît la porte. La pénombre régnait dans la pièce : aucune lampe n'avait été allumée, pourtant, elle entendait distinctement le souffle d'une respiration. Sans faire un seul mouvement mais sur le qui-vive, elle attendit, silencieuse, que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Alors un sourire remplaça l'expression tendue de son visage : elle venait de reconnaître Largo. Il dormait, la tête posée dans ses bras croisés sur le bureau. Apparemment, cette réunion l'avait achevé. Elle s'approcha de lui et posa la main sur son épaule, le secouant doucement. Le jeune homme n'eut aucune réaction, il dormait profondément. Alors, sans que Joy eût conscience de décider quoi que se soit, sa main glissa en une caresse sur sa joue. Il sursauta en se réveillant et attrapa cette main. Gênée, Joy tenta de la libérer mais Largo eut le temps de poser un baiser sur ses doigts avant de la laisser s'échapper.
- "Merci." Fit-il dans un sourire tandis que la jeune femme reculait d'un pas.
- "Il n'y a pas de quoi. Je n'allais pas te laisser dormir là, tu te serais réveillé avec des courbatures et on aurait eu droit demain à ton humeur de dogue des mauvais jours ! C'est déjà assez…"
- "Je ne parlais pas seulement de ça." L'interrompit Largo amusé par ce flot de paroles "je n'ai pas encore pris le temps de te remercier pour Singapour : j'ai passé dix jours très agréables. Tu es une compagne de voyage charmante."
- "C'est juste mon boulot, Largo !" Répondit-elle d'un ton un peu sec et sans appel.
Décidément, le charme de cette seconde d'intimité était rompu. Largo soupira et se leva.
- "Bon, très bien, comme tu voudras… Je fais un saut au bunker dire bonjour aux autres et je vais me coucher. J'ai rendez-vous demain matin à 9h avec Sullivan pour parler du projet de Cardignac."
- "C'était pour ça cette réunion urgente et indéplaçable ?" Demanda-t-elle, moqueuse et beaucoup plus à l'aise depuis que la conversation avait repris un ton plus professionnel.
- "Et bien oui et figure toi que je n'ai absolument aucune idée de ce dont Cardignac a parlé pendant plus d'une heure et demi ! J'ai tout au plus saisi qu'il s'agit d'un projet d'ouverture de lignes sur l'Amérique du Sud."
Alors qu'ils sortaient de la pièce et descendaient au bunker, Largo lui raconta comment, une fois de plus, Sullivan l'avait sorti du pétrin avec son intervention.

Lorsqu'ils poussèrent la porte de la pièce, deux paires d'yeux se levèrent :
- "Et bien, vous avez fait vite !" Lança Simon en regardant ostensiblement sa montre."Ravi de te revoir Largo, mais… tu m'as l'air fatigué, ne me dis pas que tes vacances t'ont épuisé ? Ou alors, peut être as tu mal ou trop peu dormi ? Où c'est la nourriture… Ca doit être ça… Trop de restaurants, trop de sorties... Non, j'y suis… tu as encore fait des folies de ton corps, hein, c'est ça ? Une vraie vie de débauche ! On voit bien que je n'étais pas là pour te raisonner… Et est-ce que…"
- "Stop !" Fit Largo en riant. "Oui, je suis crevé. Oui, moi aussi je suis content d'être rentré. Non je ne me suis pas dévergondé et pour finir, dans 10 minutes je dors, donc s'il s'est passé quoi que se soit d'important, vous avez 5 minutes pour me faire un topo !"
- "Rien de dramatique. L'événement le plus marquant, c'est le serveur de la comptabilité qui a planté la semaine dernière. J'ai récupéré ça en deux heures et en cherchant le pourquoi, j'ai découvert que cette chère Alicia Del Ferril avait tenté de s'introduire dans le système pour vérifier quels étaient les dividendes touchés par Cardignac sur ses actions. Décidément, le degré de bassesse de tes actionnaires m'étonnera toujours… Enfin, bon, ça m'a permis de détecter une faille dans le système de protection. Maintenant, à la prochaine intrusion, c'est l'ordinateur de l'indésirable qui devrait en pâtir." Intervint Kerensky d'une voix posée et neutre.
- "Parfait… Rien d'autre ?"
- "Non, la routine." Lâcha-t-il, laconique.
- "Bon alors, je vous abandonne. Bonne nuit tout le monde." Termina Largo avant de tourner les talons et de se diriger vers la porte.
- "Hep, attends moi, il faut que je te raconte… J'ai découvert un bar super sympa… Ben, oui, je ne fais pas non plus QUE travailler, il faut bien que je…"
La porte se referma sur les deux amis.
- "Je vais y aller aussi si tu n'as pas besoin de moi." Dit Joy d'une voix lasse.
- "Hé, c'est bien un truc de la CIA que de se croire indispensable !" Railla Kerensky d'un ton sarcastique que démentait la lueur amicale de ses yeux bleus." File, va, je te trouverai du boulot demain !"
- "Je ne répondrai pas à ça parce que je suis trop fatiguée, mais tu ne perds rien pour attendre… Bonne nuit."
- "A demain."

* * * * * * *



- "Mais comment je vais faire, docteur ?"
Une jeune femme d’une trentaine d’année fixait le médecin d’un air anxieux Elle portait une longue jupe colorée, un chemisier de coton surmonté d'un gros gilet de laine. Dans ses bras dormait un bébé d'à peine un an tandis qu'une petite fille au grands yeux noirs se cachait derrière elle, apeurée.
- "Je n'y peux rien madame, je vous assure que nous avons tout tenté. Nous avons même attendu ce matin pour l'opérer, nous n'avons pas voulu le faire à chaud pour être sûrs qu'il n'y ait pas d'autre solution. Mais deux des doigts de sa main droite étaient trop écrasés pour que nous les sauvions. Nous avons pu limiter l'amputation aux deux premières phalanges de l'index et du majeur. Avec une bonne rééducation, il retrouverait une certaine mobilité et…
- "Et qui va payer ? Vous croyez que nous avons les moyens de payer des docteurs, les assurances et je ne sais quoi encore… J'ai quatre enfants, l'aînée a 13 ans et elle doit déjà travailler, le soir après l'école, pour nous aider. Si leur père perd son emploi, comment vais je faire pour nourrir mes petits ?"
Au fur et à mesure que ces paroles franchissaient ses lèvres, sa colère augmentait. Le médecin, gêné, ne savait que dire. Il connaissait la situation plus que précaire des populations qui vivaient dans les taudis qui entouraient la ville. Malheureusement, à part rogner sur les crédits de l'hôpital pour les soigner à moindre frais, il ne pouvait rien faire. Le médecin soupira profondément et releva les yeux.
- "Je suis terriblement désolé. Si jamais vous décidiez de porter plainte contre la compagnie qui employait votre mari pour obtenir un dédommagement, je vous assure que je vous soutiendrai, je suis prêt à venir témoigner s'il le faut."
- "Porter plainte, mais vous rêvez, docteur ! Que croyez vous ? Que je peux payer un avocat ? Et de toute façon, dans ce pays pensez vous vraiment que la parole des indiens pèse quoi que ce soit face à celle des Huincas ? Si c'est le cas, vous êtes vraiment naïf ou de mauvaise foi."
Sur un dernier mot d'excuse, le médecin s'éclipsa, la mort dans l'âme. Non seulement il était impuissant, mais en plus, le temps qu'il passait à essayer de raisonner la jeune femme, il le volait à ses malades ce qui était tout sauf ce qu'il voulait. Une fois seule avec ses deux enfants, l'indienne s'assit sur une chaise dans le hall froid et aseptisé de l'hôpital. Elle était désemparée et des larmes se mirent à couler sur ses joues. La petite fille qui n'avait pas perdu une miette de la scène grimpa sur les genoux de sa mère et passa ses bras autour de son cou :
- "Tu es triste, maman ? C'est parce que papa est malade ? Tu sais, il va revenir, le docteur a dit que c'est pas grave !" lui dit-elle entre deux baisers.
Un pâle sourire éclaira le visage de la jeune femme. Elle essuya ses larmes et se redressa. Elle n'avait pas le droit de se laisser aller. Les enfants comptaient sur elle. Elle allait trouver une solution, coûte que coûte. Elle allait rassurer sa fille quand un homme posa une main sur son épaule.
- "Ana, comment va-t-il ?"
- "Pas très bien. Il a perdu deux doigts de la main droite. Il ne pourra sans doute pas retravailler. Pas à la cimenterie en tout cas… Et comme il ne sait rien faire d'autre… Je ne sais pas comment on va s'en sortir cette fois, Llanquileo." Termina-t-elle d'une voix brisée.
Le jeune homme passa un bras autour de ses épaules.
- "On va tous t'aider, tu sais bien qu'on ne vous laissera pas tomber ! Et puis, on va faire ce qu'il faut pour que cette hécatombe cesse. On a des droits nous aussi. Même si nous n'avons pas fait d'études, même si nous n'avons pas d'argent…"
- "Mais qu'est ce qu'on peut faire ?" demanda la jeune mère abattue "on n'a rien. Personne ne nous écoute ! Tu crois vraiment que notre sort intéresse quelqu'un dans ce pays ?"
- "Je ne sais pas s'il intéresse quelqu'un, mais je te garantis qu'on va finir par entendre parler de nous. On va tellement déranger qu'il faudra qu'ils fassent des concessions ! Tous : les patrons, le gouvernement… On va trouver des actions plus marquantes que ces protestations qui ont lieu chaque jour en ville. Présenter notre peuple et notre culture dans les rues pour nous faire accepter, ça ne suffit pas, ça fait des années qu'on essaie et qu'on nous rit au nez. Il faut trouver quelque chose de plus frappant. Il faut que le monde entier entende parler de nous !"
Au fil de ses phrases, il s'enflammait et le ton montait. Inquiète, le jeune femme jeta un regard autour d'elle.
- "Chut, on pourrait t'entendre." Le tempéra-t-elle.
- "Tu as raison. Quand est-ce qu'Andrés sort de l'hôpital ?" demanda-t-il en baissant la voix.
- "Cet après-midi. C'est déjà suffisamment cher qu'ils l'aient gardé la nuit dernière ! C'est Alvaro qui vient le chercher avec son taxi."
- "Très bien, on se réunit tous chez moi demain soir. On parlera de ce qu'il convient de faire. Vous viendrez ?"
- "Je ne sais pas. Peut être… Ca dépendra de l'état d'Andrés."
- "Bien. Courage, Ana, ça va aller. Tu devrais rentrer maintenant, regarde, les enfants sont fatigués. Je te raccompagne si tu veux."
Mettant son projet en application, il attrapa la petite fille et la fit virevolter avant de la caler dans ses bras. Elle riait aux éclats, bruit cristallin incongru dans ce lieu. Puis ils sortirent de l'hôpital.





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