- "Ecoutez, Largo, vous ne pouvez pas vous opposer sans cesse à toutes les propositions des membres du conseil. Vous allez finir par vous les mettre définitivement à dos. Vous devez être capable de lâcher du lest sur les broutilles pour mieux garder le contrôle des points importants ! On ne gère pas une entreprise de la taille du groupe W sans faire un minimum de concessions."
- "Et bien que voulez vous John, je suis nul en compromission et je crains que ça ne soit une tare difficilement corrigible !" Rétorqua le jeune homme buté.
Sullivan retint un soupir. Certains jours, il était las de devoir sans cesse répéter les mêmes arguments pour tenter de raisonner le fils de Nério. Il avait d'énormes qualités : il était habile négociateur, généreux et affable, mais il avait parfois le comportement d'un sale gosse. Ce matin là, d'ailleurs, avec ses cheveux mouillés en bataille et ses pieds nus émergeant d'un jean, il avait tout d'un gamin mal réveillé qui aurait décidé que de toute façon, il n'irait pas à l'école ! Avec intelligence, Sullivan choisit de changer de stratégie.
- "Largo, je comprends votre réticence, mais aller sur le terrain présente des avantages non négligeables, ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre : d'abord, les membres du conseil ne pourront plus dire que vous agissez de manière trop impulsive, sans tenir compte des avis de votre entourage puisque ce voyage vous est suggéré par Cardignac lui-même. Et puis, si vous êtes si hostile que ça à l'ouverture d'une liaison aérienne sur l'Amérique du Sud, où trouver de meilleurs arguments contre le projet que sur place ?"
- "Ce n'est pas que j'y soit hostile dans l'absolu, c'est juste que le fait que Cardignac choisisse de développer la Winch Air en direction de pays qui ne sont a priori pas particulièrement porteurs me semble hautement douteux. Je ne saisis pas ce qui peut le pousser à choisir ces destinations alors que nous sommes en sous-capacité sur de nombreuses villes européennes. Il y aurait moyen de doubler les liaisons sur Londres ou Amsterdam !"
- "Et bien raison de plus pour aller voir sur place ce qui se trame. Je vous assure que vous serez gagnant sur tous les tableaux."
Sans répondre, Largo se tourna vers la baie vitrée. C'était une chaude matinée de juillet et le soleil pénétrant à flots dans la pièce dissipait peu à peu la brume ensommeillée qui stagnait encore dans quelques recoins de son cerveau. Il sourit en songeant que Sullivan était vraiment un homme rusé : il avait bien entendu fait exprès de proposer cette entrevue au saut du lit. Il savait qu'il aurait à batailler pour lui faire accepter l'idée de s'intéresser au projet de Cardignac et il était conscient que le jeune homme était moins bien armé pour discuter avant d'avoir avalé sa dose de café salvatrice. Largo savait reconnaître une défaite et, en l'occurrence, Sullivan l'avait piégé : il ne trouvait plus d'arguments valables à lui opposer. Il se retourna et, d'un ton contrit, dit :
- "Très bien, John, vous avez gagné. Je vais aller là bas et je m'efforcerai de faire la lumière sur ce qui est prévu, sans parti pris, en essayant même d'oublier que le projet a été bâti par Cardignac. Mais en parallèle, je vais quand même demander à Kerensky de faire des recherches sur la manière dont les contacts ont été pris et les négociations menées. Ca vous va ?"
- "Mais cela va de soit ! Maintenant, excusez moi, le devoir m'appelle. Si je croise Cardignac – et je ne manquerai pas de le croiser, je suis à peu près sûr qu'il doit déjà faire le siège de mon bureau et de mon téléphone pour savoir ce qu'il en est – je peux lui annoncer cette excellente nouvelle ?"
- "Bien sûr, je vous suggère même de me l'envoyer dès que possible. Je veux régler cette affaire au plus vite. Je pense que nous partirons demain matin."
- "Parfait, Largo. Bonne journée." Termina Sullivan en quittant l'appartement du jeune homme.
Il était assez satisfait, le convaincre s'était révélé moins compliqué que ce à quoi il s'attendait.
* * * * * * *
- "Les enfants, on part demain matin pour le Chili !"Annonça Largo en pénétrant dans le bunker.
Les enfants en question levèrent la tête de leurs occupations respectives. Georgi était en train d'autopsier un ordinateur en panne selon toute probabilité alors que Simon et Joy étaient penchés sur une pile de dossiers en souffrance.
- "Attends, mais on vient de rentrer." Fit Joy surprise.
- "Et on peut savoir pourquoi ?" Demanda Simon.
- "Et bien, pour faire simple, Cardignac projette d'ouvrir deux liaisons aériennes : New - York / Santiago et New - York / Buenos Aires et il m'a demandé d'aller assurer ses partenaires de mon soutien."
- "Et depuis quand tu souscris aux suggestions de cette fouine ? " Interrogea Simon.
- "Je me suis rangé aux arguments de Sullivan : il a raison quand il dit que si je cède sur ce point à Cardignac j'ai quelques chances d'avoir les coudées un peu plus franches sur d'autres sujets plus délicats. Pour cette histoire de compression de personnel dans les bureaux canadiens de la Winch Air, par exemple, ça me permettrait de temporiser puisque je serai en train de m'occuper d'un autre de ses fabuleux projets ! Les emplois de plusieurs dizaines de personnes valent bien une petite égratignure de mon ego qui, je le concède, a bien du mal à accepter d'adhérer aux idées de Cardignac ! Et puis, d'un autre côté, comme cette histoire sent la corruption à plein nez, je préfère aller voir par moi même."
- "Et nous, comme d'habitude, on suit !" Intervint Joy, pince sans rire.
- "Georgi, qu'est ce que tu fais, tu viens avec nous ou tu restes là ?" Questionna Largo en se tournant vers le russe qui consentit enfin à lâcher son tournevis :
- "Je suppose qu'il y a du boulot de fond à faire : chercher qui fournit les capitaux, qui est impliqué, quand et comment se sont noués les contacts… C'est mon rayon. Et puis, de toute façon, d'après mon contrat il est clair que je n'assure pas le terrain ! Donc je reste ici."
- "Voyons, Kerensky, le soleil, les plages, Copacabana, un peu d'exotisme que diable ! Tu vas finir par devenir transparent à force de rester enfermé dans ce sous-sol !" Fit Simon en mettant une grande claque sur l'épaule de l'ancien agent.
Un éclair bleu le fusilla instantanément :
- "Ne refais jamais ça, tu n'aurais pas assez du reste de ta vie pour le regretter ! Et pour ton information, on est au mois de juillet, ce qui signifie que vous allez arriver à Santiago en plein hiver, donc tu peux remballer tes rêves de plages, de soleil et les bimbos écervelées que tu y as associé, et pour finir, Copacabana n'est pas au Chili mais au Brésil, ignare !"
Joy et Largo échangèrent un regard complice, rien n'avait changé en dix jours. Les affrontements verbaux de leurs amis leur avaient manqué.
- "Rabat joie !" Grommela Simon d'un ton dépité en se laissant tomber sur sa chaise ce qui eut pour effet de déclencher le rire des trois autres.
- "Bon j'ai un rendez-vous dans… Merde ! Dans "il y a" dix minutes ! Je vous fais confiance pour tout organiser, comme d'habitude ! Vous êtes parfaits !" Lâcha Largo en se précipitant vers la porte.
* * * * * * *
- "Bon sang, mais pourquoi est ce qu'on part aussi tôt ?" Grogna Simon d'une voix ensommeillée.
- "On s'est dit que si tu dormais pendant le vol, on échapperait peut-être à tes jérémiades et tes blagues vaseuses." Répondit Joy narquoise.
- "Ah, ah, très drôle, tu as avalé un clown ? Je te signale que ce matin, tu viens d'essuyer le premier flop pas drôle."
- "C'est uniquement par charité, pour t'éviter d'être en permanence le bouffon de service."
- "Oh, ça suffit vous deux, vous vous êtes tellement ennuyés l'un de l'autres ces dix derniers jours ?" Rit Largo. "Jerry, on est prêts à partir ?"
- "On part dans 5 minutes, dès qu'on a l'autorisation de la tour, Monsieur Winch. Les conditions de décollage sont excellentes : le ciel est dégagé, la température extérieure est de 14°C et le soleil se lèvera d'ici 30 minutes. Nous arriverons à Santiago à 17 heures, après une douzaine d'heures de vol. Pour le moment et d'après les informations dont nous disposons, la température au sol est de 2°C et il bruine… Désolé !" Répondit la voix du pilote dans le haut parleur.
- "Merci pour cette revue de détail. Pour le climat, on fera avec. De toute façon, dans 48 heures nous serons de retour sous la canicule New-yorkaise !"
- "Oui, ben, deux jours, c'est suffisant pour attraper une pneumonie ou je ne sais quelle autre horreur ! On peut encore descendre du jet ?" Ronchonna Simon.
Joy retint une remarque cinglante. Simon n'était vraiment pas un cadeau avant le lever du soleil mais elle ne voulait pas en rajouter. Elle choisit donc de détourner la conversation.
- "Pourquoi voulais tu qu'on parte ce matin, Largo, on aurait pu partir ce soir et arriver seulement demain matin pour ton premier rendez-vous ?"
- "Et bien, à vrai dire, ce jet à beau être très confortable, quand j'ai le choix, je préfère dormir dans un vrai lit plutôt que de passer la nuit en avion. Et puis, j'avoue qu'à choisir entre une journée à survoler la mer des Caraïbes et les Andes avec vous deux et douze heures enfermé dans une salle de réunion avec les actionnaires du groupe, mon choix est vite fait !"
- "On t'en remercie ! J'espère que tu n'as pas eu besoin de réfléchir trop longtemps pour arriver à cette brillante conclusion ?" Demanda Simon, toujours grognon.
L'avion se mit en mouvement coupant court aux remarques des uns et des autres. A vrai dire, tous trois étaient passablement fatigués : Largo et Joy n'avaient pas encore complètement récupéré du décalage horaire et Simon détestait par principe l'association des deux mots "lever" et "tôt. Le décollage se fit sans heurt et les garçons somnolaient pendant que Joy se plongeait dans un dossier. Après plusieurs heures d'un vol calme, soudain, l'un des écrans s'alluma, projetant une lueur bleutée dans l'habitacle.
La voix de Kerensky résonna, aussi proche que s'il avait été assis près d'eux :
- "Hé bien, vos cerveaux me semblent aussi spongieux que des marshmallows ! Pas sûr du tout que vous soyez suffisamment réceptifs pour que je vous livre le fruit de mes recherches, camarades !"
- "Vas y Georgi, on t'écoute, à trois pour suivre, on devrait y arriver." Dit Largo en ouvrant les yeux.
- "Et bien, il semblerait que les contacts de Cardignac au Chili soient des politiciens appartenant à la majorité présidentielle ainsi que des financiers du même bord. Avant de comprendre les motivations de ce tordu de Cardignac – qui, de toute façon, doivent avoir un lien avec l'appât du gain et la satisfaction de son ego surdimensionné – j'ai cherché ce qui poussait ces gens à vouloir l'implantation de la Winch Air chez eux. Après avoir un peu fouillé dans les archives, j'ai découvert que l'un des grands projets du gouvernement actuel, en place depuis un an et demi, était la rénovation et l'agrandissement de l'aéroport international Arturo Merino Benitez de Santiago. Les travaux ont commencé dès l'investiture du président Sogal. Evidemment, j'ai creusé un peu plus profondément – on sent d'ailleurs que les systèmes de sécurité ont été financés par les services secrets américains : ils sont tellement faciles à craquer qu'on y parviendrait les yeux bandés et les deux mains menottées dans le dos, enfin, bon, c'est juste une remarque comme ça…. J'ai donc découvert que ce projet est un gouffre financier. Mes amis, vous allez arriver dans un aéroport neuf, luxueux, offrant tous les services dont vous rêvez et même ceux auxquels vous n'avez jamais songé à rêver, mais incroyablement vide ! Ces messieurs les technocrates ont eu les yeux plus gros que le ventre et, à trop vouloir en mettre plein la vue à tout le monde, ils sont en train de sombrer, ce qui n'est du goût de personne : ni de celui des pourvoyeurs de fonds, ni de celui des politicards qui craignent pour leur précieux fauteuil au cas où l'affaire viendrait à s'ébruiter. Nos charmants investisseurs cherchent donc par tous les moyens à augmenter le nombre de rotations sur l'aéroport, d'où le projet Cap au Sud, et un certain nombre d'autres !"
- "OK, je saisis assez bien où est l'intérêt du gouvernement chilien dans cette histoire. Est ce que tu as pu savoir ce qui a décidé Cardignac à s'en mêler ? Je ne le vois pas vraiment bien dans la peau de Superman ! "On m'appelle le chevalier blanc, je vais et je vole au secours d'innocents…" Non, vraiment, je ne vois pas Cardignac dans le rôle !
- "J'y viens. Pour une fois, je me suis fait la même réflexion que toi, Simon. J'ai donc martyrisé un peu les dossiers personnels de ce rat puant, ses comptes en banques… Il apparaît que notre charmant sauveur doive probablement toucher un joli pactole si jamais le contrat est signé : il a déplacé pas mal de capitaux, un peu comme pour faire de la place, et ses échanges avec Salvador Torres et Juan Carrasco ne laissent aucun doute quant à l'existence d'un "intéressement financier" en cas de réussite du projet."