Un silence pesant tomba dans la cabine du jet. La mine de Largo s'était assombrie au fur et à mesure que Georgi leur distillait les informations. D'une voix monocorde il demanda :
- "Ce sont eux que je dois rencontrer demain. Tu as trouvé des preuves solides de malversations financières ou tu en es seulement au stade des soupçons aggravés ?"
- "Pour le moment, je n'ai rien de plus concret. Cardignac n'en est sans doute pas à son coup d'essai dans ce domaine, il doit connaître pas mal de ficelles pour éviter de laisser des traces trop évidentes de ses transactions. Mais je doute qu'il ait pu faire disparaître la totalité des archives. Je continue à travailler dessus et je vous rappelle. Bon voyage quand même !"
Le russe coupa la communication et son visage disparut, replongeant les trois amis dans la pénombre. Dans l'avion, l'atmosphère s'était considérablement alourdie. Durant un long moment chacun resta plongé dans ses pensées. Simon, le premier, réagit, tentant une pirouette humoristique :
- "Bon, on ne va pas se laisser abattre, on ne va pas faire demi tour maintenant, ça contrarierait Jerry ! Autant en prendre notre parti et voir le bon côté des choses : on va arriver en fin d'après midi et dans un pays latin, il doit bien y avoir moyen de passer une soirée sympathique, non ?"
Voyant que Largo ne réagissait pas à sa boutade, Simon fit une moue sans équivoque en direction de Joy. Il lui signifiait clairement qu'il serait bon qu'elle abonde dans son sens. La jeune femme renchérit alors :
- "Ecoute Largo, pour le moment ce ne sont que des soupçons. Peut être que le projet reste viable. Tu les rencontreras demain matin, tu te feras ta propre opinion et puis tu décideras quoi faire à ce moment là. En attendant ça ne sert à rien de te miner. Simon a raison, autant essayer de tirer un peu profit de la situation !"
- "Ahhh, tu vois, si même Joy est d'accord !"
Un sourire sans joie éclaira faiblement le visage du jeune milliardaire. Ses amis faisaient des efforts pour le sortir de ses pensées moroses. Pourtant, dans sa tête, la colère le disputait à l'abattement : il avait la détestable sensation de s'être fait rouler dans la farine et surtout, il était las de ce monde de mensonge et de faux-semblant dans lequel il baignait désormais. Mais il secoua la tête : le moins qu'il pouvait faire était de paraître rasséréné par leurs propos. Il força donc un peu son sourire et répondit :
- "Vous avez raison, il nous reste six heures pour nous préparer une soirée mémorable ! Le reste, ça attendra demain. Je suppose que l'un de vous a pensé à emmener un guide touristique ?"
Simon sortit triomphalement de son sac un exemplaire du Lonely Planet :
- "Hé, hé, le guide du parfait débrouillard en vadrouille !! Avec ça et un petit coup d'Internet, je vous fais le listing des meilleurs bars et boites de Santiago, mieux qu'un natif de là bas !"
- "C'est marrant comme tu as l'air mieux réveillé d'un seul coup, Simon !" Remarqua Joy en riant.
- "Hé, si tu continues sur ce ton, on te laisse manger toute seule un cheeseburger/frites à l'hôtel pendant qu'on va découvrir les restos typiques !"
- "Oh, je vais me taire, alors, je ne voudrais rater ça pour rien au monde, Simon qui s'occupe de tout, je suis curieuse de voir dans quelle gargote mal famée on va se retrouver !"
Largo, toujours préoccupé, n'écoutait leur joute verbale que d'une oreille, mais peu à peu, les piques que les deux amis se lançaient le tirèrent de ses pensées. Alors que Simon, désireux d'épater ses amis en organisant une soirée réussie, cherchait avidement des informations sur les lieux branchés de Santiago, Largo proposa une partie d'échecs à Joy.
- "Je ne suis pas un adversaire aussi coriace de Georgi, mais je ne désespère pas d'y arriver un jour !"
- "Impossible !" Fit la jeune femme d'un ton sans appel.
- "Et je peux savoir pourquoi ?"
- "Le jeu d'échecs, c'est une mise à mort ! Tu ne fonctionnes pas comme ça."
- "Et bien comme ça tu n'auras pas à forcer ton talent pour me battre ! On fait la revanche au backgammon, j'ai peut être des chances d'être moins ridicule ?"
Le reste du vol se déroula donc plutôt tranquillement. Ils avaient pu observer la forêt équatoriale, apercevant ainsi les cicatrices de terre rouge des pistes transamazoniennes. Ces mêmes pistes qui servaient à sortir de la jungle les tonnes de bois précieux qui en étaient chaque jour arrachées… Depuis, ils avaient à leur droite, les sommets enneigés des Andes et à leur gauche la pampa argentine, après avoir eu l'Altiplano bolivien. Le spectacle des cimes blanches surplombant des vallées fertiles était splendide. La voix du pilote les rappela à la réalité :
- "Il est 16h15, nous amorçons notre descente sur Santiago, je vais vous demander d'attacher vos ceintures rapidement, l'arrivée sur cet aéroport est toujours mouvementée : Santiago est au pied des Andes, les vents ont donc fâcheusement tendance à souffler n'importe comment et il y a systématiquement des turbulences.
- "Génial, je trouvais que ce petit voyage manquait cruellement d'animation" Fanfaronna Simon qui se tenait debout près d'un fauteuil.
A peine eut-il terminé sa phrase qu'il se retrouva assis dans son siège plus rapidement et moins délicatement que la bienséance et les bonnes manières ne l'eussent commandé. Dégrisé, il se dépêcha de boucler sa ceinture. Heureusement car quelques secondes plus tard, leur trajectoire rencontra une dépression et l'avion descendît brutalement de plusieurs dizaines de mètres. Les occupants de l'appareil sentirent que leurs entrailles peinaient à suivre le mouvement. Ils n'étaient pas inquiets : ils connaissaient les capacités du pilote, mais la situation n'en était pas moins déplaisante. Tous trois serraient les dents, attendant des instants meilleurs. Enfin, après avoir traversé l'épaisse couche brumeuse, l'avion atterrit. Il roula un moment sur le tarmac et s'arrêta finalement.
- "Navré pour cet atterrissage un peu mouvementé, Monsieur Winch. Comme prévu, il fait plutôt frais, environ 5°C et il menace de pleuvoir." Intervint la voix du pilote.
- "Tout va bien Jerry. Je vous laisse régler les formalités douanières avec les autorités."
Les trois amis se levèrent et rangèrent leurs affaires. A peine eurent-ils franchi la porte qu'ils furent assaillis par le froid et l'humidité. Il ne pleuvait pas à proprement parler mais l'air était saturé de gouttelettes d'eau qui traversaient les vêtements et accentuaient l'impression de froid déjà intense du fait de la température.
- "Bon sang, il faisait meilleur à New York ! Rappelez moi de ne plus jamais prononcer la phrase "j'ai trop chaud !" Quelle idée on a eu de venir…" Grommela Simon avant d'être interrompu par un coup de coude de Joy. D'un regard assassin, elle lui fit saisir qu'il serait bon qu'il s'abstienne de tout commentaire désagréable sur la raison de leur voyage.
En pénétrant dans l'aérogare, ils se rendirent compte que Kerensky n'avait pas exagéré : le bâtiment était complètement neuf et absolument vide ! Autour d'eux s'alignaient les salons prestigieux, destinés apparemment à d'hypothétiques visiteurs, chaque pièce avait ses propres caractéristiques et sa propre décoration : l'une lambrissée, l'autre tapissée de tentures aux teintes chaudes et chatoyantes, une troisième peinte en trompe l'œil… Les sols étaient couverts d'une moquette épaisse qui absorbait le bruit des pas. Le mobilier était également splendide et en harmonie avec les pièces : que ce fussent les profonds fauteuils, les tables basses ou les sofas, tout semblait parfaitement intégré. Bref, il aurait fallu être étonnamment difficile pour ne pas trouver son bonheur dans ces salles d'embarquement VIP ! Tous les trois étaient bouche bée devant une telle débauche de luxe. Le directeur de l'aéroport vint en personne les accueillir et les invita à s'installer dans un salon en attendant qu'on apporte leurs bagages et que les formalités de douane soient réglées :
- "Monsieur Winch, nous sommes ravis de voir que vous avez pu vous libérer afin de venir rencontrer les créateurs de ce grand projet de développement qui fera de notre aéroport une importante plaque tournante du trafic aérien sud-américain…"
Alors que l'homme parlait ainsi à Largo, Simon, avec le sans gène qu'il utilisait comme une façade lorsqu'il était impressionné, visitait le bar du salon. Pendant ce temps, d'un œil professionnel, Joy repérait les installations de sécurité : caméras de vidéosurveillance dernier modèle, badges magnétique sécurisés pour l'ouverture des portes, détecteurs de mouvements dans les pièces vitrées… Rien n'avait été laissé au hasard.
Un jeune employé entra dans la pièce et leur annonça que leurs bagages avaient été chargés dans la voiture qui les attendait. Largo, Joy et Simon prirent congé de leur hôte, non sans avoir dû promettre de repasser le lendemain pour visiter la totalité des infrastructures. Quelques instants plus tard, ils montaient dans une berline de luxe. Ils avaient refusé d'avoir un chauffeur et Largo avait pris le volant. Ils quittèrent rapidement la zone aéroportuaire et se trouvèrent très vite plongés dans un univers d'une pauvreté impressionnante : de part et d'autre de la route s'entassaient des habitations faites de bois, de tôles et de plastique. Dans les rues en terre battue, des enfants aux vêtements rapiécés jouaient avec les animaux qui vivaient là : poules, chiens, chats, c'était une véritable arche de Noé. Mais, malgré ça, la bonne humeur semblait régner : les enfants sautaient, riaient et criaient sous la surveillance des anciens qui discutaient d'un pas de porte à l'autre. Une musique entraînante s'échappait des postes de radio posés sur les rebords des fenêtres. Le contraste entre la misère ambiante et la joie de vivre qu'on pouvait discerner était saisissant et laissait les trois jeunes gens sans voix. Peu à peu, apparurent des maisons en dur, quelques commerces, puis des immeubles leur indiquant qu'ils quittaient le bidonville pour atteindre le centre de Santiago.
* * * * * * *
- "Ayelin, il est l'heure de rentrer !" jeta une vieille femme depuis un pas de porte.
- "Mais, mamie, les autres sont encore dehors. Je peux jouer encore un petit moment ? S'il te plait, dis oui ! Papa et maman ne sont pas là, ils ne diront rien !" argumenta la fillette interpellée en avançant vers sa grand-mère avec un immense sourire.
La vieille femme lui accorda un quart d'heure supplémentaire. Elle ne pouvait rien refuser à sa petite fille préférée, qui le savait et en jouait intelligemment. La femme s'assit donc sur le banc devant le logis et reprit dans ses bras le bébé qu'elle avait posé dans un panier d'osier. Elle se retourna vers l'intérieur de la maison où une lampe tempête éclairait d'un faible halo un cahier d'écolier. Sur celui-ci était penché un petit garçon d'environ 10 ans qui recopiait avec application les lettres de son livre.
- "Tu vas t'abîmer les yeux à force de rester le nez dans tes cahiers !" lui reprocha la femme.
L'enfant leva les yeux et posa sur sa grand-mère un regard trop sérieux où se mélangeaient lassitude et incompréhension. Il avait tant de fois essayé de lui expliquer. Il allait tenter une fois encore.
- "Je veux étudier, mamie. Je ne veux pas travailler comme papa dans la cimenterie. Tu as vu ce qui lui est arrivé ? Moi, je veux être docteur, pour soigner les gens comme nous. Ou alors je serai au gouvernement pour pouvoir raconter ce qui se passe ici."
- "Qui t'a donc mis de pareilles idées en tête, mon pauvre garçon ? Pour nous, ce n'est pas possible. Surtout maintenant que ton père ne peut plus travailler. Tu feras comme ta sœur, après l'école tu iras vendre des bonbons dans les bus ! Et c'en sera fini des heures passées à rêvasser devant tes bouquins." répondit la vieille femme, amère.
- "C'est pas vrai, Llanquileo, il dit qu'il y a des aides pour que les enfants puissent aller à l'école assez longtemps pour devenir docteurs. Il dit que quand on veut vraiment, on peut y arriver. Et moi, je suis sûr que je peux. Et je gagnerai plein de sous et je donnerai tout à papa et maman et rien du tout à toi, t'es trop méchante !" cria le petit garçon, au bord des larmes.
La grand mère se retourna, les larmes aux yeux. Elle en voulait tellement à ce jeune idéaliste de Llanquileo de mettre de pareilles idées de grandeur dans la tête des enfants du quartier. La chute pour eux n'en serait que plus rude. C'est pour cela qu'elle essayait de dissuader son petit fils de trop rêver. Elle avait vécu et autour d'elle, elle pouvait compter sur les doigts d'une seule main ceux qui étaient sortis de la misère. A vrai dire, celle de son fils, désormais amputée de deux doigts aurait même suffit à les dénombrer, pensa-t-elle avec un cynisme désabusé. Elle se demanda ce que son fils et sa belle fille avaient bien pu aller faire. Il aurait mieux fait de se reposer. Mais, non, il avait fallu que cette écervelée d'Ana le convainque de rejoindre les autres à leur réunion, elle était bien comme son frère, la tête farcie d'idées de révolte et de jours meilleurs. La vieille femme ne savait pas exactement ce qui se tramait quand tous ces jeunes étaient ensembles, mais elle connaissait leurs actions : les manifestations quotidiennes dans les quartiers du centre de Santiago, les tracts qu'ils distribuaient, les réseaux qu'ils organisaient avec ceux restés en Araucanie… Tout ça allait mal finir. Un jour, comme cela s'était déjà produit sous la dictature, les carabiniers viendraient et emmèneraient les leaders. On ne les reverrait jamais… Desaparecidos, comme on les appelait depuis lors. Et elle avait peur. Son fils, soutenu par sa femme, faisait partie de ces meneurs. Que ferait-elle avec quatre enfants encore petits s'ils étaient arrêtés ? Elle ne cessait de leur demander d'abandonner leurs activités, mais ils lui répondaient qu'on n'était plus sous Pinochet et qu'aujourd'hui, les exécutions sommaires et les rafles avaient disparu.
* * * * * * *
Largo se faufilait avec difficulté dans le flot de véhicules qui s'entassait dans l'Avenida Libertador Bernardo O'Higgins, plus connue sous le nom d'Alameda et principal axe Est-Ouest de Santiago. A cette heure-ci, les bus jaunes des transports en commun occupaient les 4 files que comptait la chaussée, alors que celle de gauche leur était clairement réservée. Les passagers n'hésitaient pas à descendre au milieu de l'embouteillage, slalomant ensuite entre les voitures pour gagner la relative sécurité du trottoir. D'autres, à leurs risques et périls, se précipitaient pour sauter sur les marchepieds des bus dont les portes restaient de toute façon ouvertes ! Tout cela se produisait dans une cacophonie effrayante : les chauffeurs de taxis insultaient les chauffeurs de bus qui klaxonnaient les automobilistes qui, à leur tour, s'en prenaient aux piétons ! Largo et ses amis étaient abasourdis par cette ruche bruyante et commentaient avec animation ce qu'ils voyaient :
- "Là, regardez, un type qui vent des cigarettes et des bonbons à l'unité"
- "Oh, Simon, qu'est ce que c'est que ce bâtiment, sur la droite ?" Demanda Joy en indiquant un imposant bâtiment vert en fer forgé.
- "C'est Estación Central, la gare de Santiago. Elle a été construite en 1857 sur les plans des ateliers français Schneider du Creusot et elle est classée monument historique." Répondit-il d'une traite.
- "Et bien… Comment tu sais tout ça ?" Demanda Joy effarée.
- "Mais qu'est ce que tu crois, j'ai dit que je vous servais de guide et je n'ai pas l'habitude de faire les choses à moitié ! Il faudra un jour que tu acceptes l'idée que, dans un pays, je suis capable de m'intéresser à autre chose qu'au charme ravageur des autochtones !" Rétorqua-t-il d'un ton scandalisé mais avec un sourire.
Lentement, ils parvinrent à avancer dans l'avenue. La nuit était tombée quand, enfin, Simon prévint Largo qu'il devait tourner à gauche.
- "Attends, ne me dis pas qu'on va loger dans ce blockhaus !" Plaisanta Joy en voyant qu'il tournaient dans la rue qui longeait la Moneda.
- "Pas tout à fait mais presque : les fenêtres de l'Hôtel Carrera donnent sur la place de la Constitution qui est devant le palais présidentiel, que tu as aimablement baptisé blockhaus !" Répondit Simon, pince sans rire.
- "Oups" Rit Largo "J'espère qu'on ne t'a pas entendue, Joy, je crois savoir que les militaires chiliens sont fort peu accommodants quand on s'attaque aux symboles nationaux !"
Tout en plaisantant, ils étaient arrivés devant leur hôtel. On vint immédiatement ouvrir la portière de Joy qui jeta aux deux autres un regard sans équivoque. Il signifiait "voilà ce que c'est que le savoir-vivre" ! Les jeunes gens abandonnèrent les clés de la voiture à un chasseur qui se chargerait de leurs bagages, et entrèrent dans le hall de l'hôtel. A peine le seuil franchi, ils furent enveloppés dans une atmosphère douillette et cosy. Les tableaux, les tentures, la lumière diffusée par les abat-jours rosés donnaient à l'endroit un charme anglais un peu désuet mais très agréable. Tous trois se dirigèrent vers la réception pour avoir les clés de leurs chambres. Largo se présenta dans un espagnol pratiquement parfait, avec toutefois cette pointe d'accent qui aurait fait fondre le cœur le plus endurci. La jeune femme responsable de l'accueil ne s'y trompa pas et lui offrit son plus beau sourire tout en leur tendant leurs clés. Joy prit la sienne avec un hochement de tête assez sec tandis que les deux garçons rivalisaient d'amabilités et se répandaient en remerciements auprès de la jeune chilienne. Joy, agacée, secoua la tête et se dirigea vers les ascenseurs. Découvrant la désertion de son garde du corps, Largo tira Simon par la manche pour le convaincre de le suivre, ce que ce dernier ne finit par faire qu'à regret, non sans avoir promis à la jeune femme de redescendre dès qu'il aurait mis ses deux Cerbères au lit !