Les jeunes gens découvrirent leurs chambres avec joie : elles étaient spacieuses et aussi accueillantes que le hall d'entrée de l'hôtel. De plus les fenêtres donnaient sur la Plaza de la Constitución, ce qui offrait une vue dégagée. Leurs bagages récupérés, ils convinrent de prendre une douche et de se retrouver une demi heure plus tard. A l'heure dite, ils frappèrent chez Joy et entrèrent sans attendre sa réponse, suivant en cela la mauvaise habitude de Simon. Etendue sur son lit, la jeune femme s'était endormie. Durant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne prononcèrent un mot. Simon regardait Largo qui regardait Joy en sentant une étrange émotion l'envahir. Ce qu'elle était belle, le visage immobile et reposé ! Simon réprima un soupir : il les trouvait décidément bien compliqués ! Il rompit le silence en murmurant :
- "On la réveille ?"
- "Tu la connais aussi bien que moi, si on la laisse ici sans la prévenir qu'on sort, elle est capable de nous attendre jusqu'à pas d'heures pour nous arracher les yeux quand on rentrera !"
- "Ben alors, c'est toi qui te charge de la réveiller !" Fut le cri du cœur de Simon.
Largo s'approcha de la belle endormie et, penché sur elle, l'appela doucement. Instantanément elle ouvrit les yeux et se redressa en reculant son visage de celui de Largo.
- "Ca va ," Demanda Largo avec sollicitude.
- "Oui, j'ai eu un léger coup de pompe mais ça va nettement mieux; Qu'est ce que vous avez programmé pour ce soir ?"
- "Si vous êtes d'accord pour tester la cuisine chilienne plutôt que de dîner à l'hôtel, on va démarrer la soirée dans un resto de Bellavista, le quartier branché de Santiago. On y trouve des bars, des discothèques, des cafés concerts… Bref, c'est très animé, juste ce dont on a besoin !" Annonça Simon sûr de son fait.
Après un rapide concertation devant le plan du centre ville, ils choisirent de partir à pied puisqu'ils étaient logés au cœur de Santiago. Ils remontèrent la calle Moneda avant de tourner dans le paseo Ahumada, la grande rue piétonne de la capitale. Il était 19h30 et la rue était bondée de gens rentrant de leur travail, des businessmen en costume trois pièces avec attaché case côtoyaient des employés de bureau, des mères de famille et un certain nombre de jeunes étudiants puisque les Universités se trouvaient à deux pas. Cette foule hétéroclite et bigarrée se mélangeait sans montrer le moindre étonnement.
* * * * * * *
- "Ca ne marchera pas."
La voix fatiguée mais ferme venait du fond de la pièce. Tous les présents se turent et se tournèrent vers celui qui venait de parler. Dans son visage émacié et crispé de douleur brillaient des yeux sombres emplis de colère. L'homme se redressa. Il s'approcha de la table et y posa ses mains, dont une présentait un épais bandage. Il prit le temps de regarder droit dans les yeux les personnes groupées là, l'une après l'autre. Puis il prit la parole.
- "On sait tous ce qui va se passer. Notre manifestation n'aura d'autre effet que de nous attirer les foudres du reste de la population. Comme à chaque fois que nous mettons ce genre d'action en place, les carabiniers vont nous provoquer, certains d'entre nous répondrons aux insultes – je ne les blâme pas, c'est une réaction normale – et le ton va monter. Au final, la presse ne se privera pas de nous faire passer pour des agitateurs, incapables d'avoir un discours cohérent et des revendications claires. Et, une fois encore, l'opinion publique sera contre nous. Je crois que ce projet est une erreur."
- "Très bien, mais que proposes tu alors ? Qu'une fois encore, nous fassions comme si de rien n'était ? Je te signale que nous avons 4 enfants, que le dernier n'a pas un an et que, jusqu'à preuve du contraire, nous n'avons plus aucun revenu fixe !"
Andrés regardait sa femme en souriant. C'était aussi pour cela qu'il l'adorait, ce tempérament de feu, cette capacité à dire tout haut et en toute circonstance ce qu'elle pensait, même si cela devait considérablement lui compliquer la vie.
- "Ana, laisse le terminer. Je suppose que tu as une autre idée Andrés ?" demanda Llanquileo en posant une main sur le bras de sa sœur.
- "Autant vous prévenir tout de suite, l'action que je vais vous proposer est radicale. Mais je crois que nous avons tenté tous les moyens mesurés pour nous faire entendre. Aucun n'a fonctionné. Il faut frapper un grand coup maintenant."
Il s'interrompit. Des hochements de tête d'approbation lui répondirent, alors il continua, lentement, d'un ton posé.
Quand il eut terminé, un long silence régna dans la pièce. Personne n'osait prendre la parole. Le projet était tellement énorme. A l'évidence, quoi qu'il advienne, cela changerait toute leur vie. Certains n'étaient pas surs d'être prêts à un pareil bouleversement. Sentant que le doute s'installait, Ana reprit la parole :
- "Alors quoi ? Vous allez de nouveau vous planquer ? Reprendre votre vie minable ? Laisser vos enfants grandir dans ces conditions, sans avenir ? Mais réalisez que même si nous échouons, on pourra vivre la tête haute. Cette action va créer un tollé médiatique. Cela pourrait suffire à faire connaître notre cause à l'extérieur de ce pays."
Ana était une des seules femmes présentes dans le groupe et en tout cas la seule à oser donner son avis aussi franchement. Dans une société où le machisme régnait en maître, le fait qu'une femme prenne la parole en premier ne pouvait qu'inciter les hommes à réagir.
- "Comme d'habitude tu t'enflammes, Ana." Fit l'un d'eux, ironique "Est ce que tu as pensé que les carabiniers ne se gêneront pas pour se débarrasser de nous à la première occasion ? Il faut s'attendre à de la casse. Certains d'entre nous pourraient même y rester !"
- "Evidemment. Mais cette fois, nous serons les victimes d'une répression. Les médias internationaux s'intéresseront à l'affaire et on apparaîtra pour la première fois sous un jour objectif. Je veux que mes enfants aient une vie meilleure que la mienne, qu'ils aient le choix. Et pour ça, je suis prête à tout… et ne me dites pas que vous en l'êtes pas ! On se connaît depuis toujours, on a les mêmes aspirations, les mêmes buts. Mettons nous d'accord sur les moyens pour y parvenir et on arrivera enfin à quelque chose."
Ana sentait que les autres se ralliaient peu à peu à son avis. Elle allait continuer quand son frère prit la parole, d'une voix posée :
- "Ana, Andrés, vous avez raison. On a enfin l'occasion de se faire entendre. Ca ne se reproduira sans doute jamais. On n'a pas le choix, il faut agir. Seulement, si on peut mettre notre peau en jeu – on le fait en toute connaissance de cause – on ne peut pas se permettre de mettre le quartier à feu et à sang et risquer la vie des autres. Il faut qu'on élabore une stratégie. On a très peu de temps pour s'organiser et on aura très vite tous les flics que compte ce pays aux trousses."
Tous approuvèrent ces mots censés qui parvinrent à fédérer tout le groupe. Alors commença une longue discussion sur ce qu'il convenait de faire pour mener le projet à son terme. La nuit était tombée quand ils sortirent de la maison, par petits groupes. Hommes, femmes, et même un jeune adolescent, affichaient un air résolu. Avec un geste enfantin de la main, ce dernier s'éloigna et rejoignit une grande artère où il sauta légèrement sur le marchepied d'un bus.
* * * * * * *
Un jeune garçon arrêta le groupe dans le paseo. Il avait un bagout impressionnant, comme nombre de ces gamins des rues qui ne doivent leur subsistance qu'à leur force de conviction auprès des touristes. Dans un anglais convenable, il leur expliqua, une étincelle pétillante au fond des yeux, qu'ils avaient de bien beaux vêtements, mais que le cirage de leur chaussures laissait à désirer. Il leur dit de but en blanc, avec un aplomb sidérant, qu'ils avaient donc absolument besoin de lui et que s'ils ne le laissait pas faire son travail de cireur de chaussures, leur soirée serait absolument catastrophique. Ses arguments firent tellement rire les trois amis qu'ils se laissèrent convaincre. Simon s'assit donc en face de lui et continua à alimenter la discussion qui passa vite de l'anglais à l'espagnol. La maîtrise de sa langue par de riches gringos surprit le jeune garçon plus que tout. Il se livra alors un peu plus et quitta son masque d'amuseur public. Il se présenta sous le surnom de Picasso. " Ainsi m'appellent mes amis" Les prévint il d'un ton sans appel. A travers son discours à demi mots, Largo et Simon avaient compris qu'il avait perdu ses parents et qu'il passait épisodiquement chez sa grand-mère. Mais il considérait la rue comme son foyer : il en connaissait les pièges, les bons filons. Et surtout, il se sentait infiniment libre comparativement au sort peu enviable de ces enfants qui allaient à l'école la journée et devaient le soir ajouter un travail pour aider leur famille à joindre les deux bouts. Depuis un moment, Joy avait perdu le fil de la conversation. Elle maîtrisait beaucoup moins bien l'espagnol que ses amis, dont elle découvrait une fois encore l'étonnante capacité d'adaptation, et puis surtout, son espagnol était purement académique, rien à voir avec ces expressions chiliennes qu'un accent prononcé rendaient encore plus difficile à comprendre.
Elle en profita pour observer plus attentivement le garçon. Ses traits fins aux pommettes saillantes, sa peau hâlée et ses cheveux noirs et raides indiquaient sans ambiguïté une ascendance indienne. Il paraissait fluet, mais elle devinait des muscles souples sous ses vêtements abîmés. L'attention de Joy revint sur les yeux de Picasso, ils semblaient animés d'une vie propre, comme si rien ne pouvaient éteindre ou même faire vaciller la flamme qui brillait en eux. C'était ce regard franc et enjoué qui le rendait si attirant et qui donnait immédiatement envie de lui faire confiance. Pourtant, s'il était une personne peu encline à faire confiance à un inconnu au premier abord, c'était bien elle ! Se sentant observé, Picasso tourna la tête et ses yeux croisèrent ceux de la jeune femme… éclair noir dans l'abîme brun. D'instinct ces deux là se firent confiance. Tranquillisé, il accorda de nouveau toute son attention à la chaussure droite de Simon et en profita pour l'interroger.
- "Que venez vous faire à Santiago ?" Demanda-t-il.
- "Et bien ,mon ami ici présent est un grand patron et il vient signer un contrat." Expliqua le Suisse.
- "Excellent, je vais pouvoir vous taxer au tarif fort, alors !" Rit Picasso qui ne perdait pas le Nord.
La remarque déclencha le rire de Largo.
- "Mieux que ça, on t'emmène manger avec nous, si tu veux !"
- "Sans rire ? Vous feriez ça ? Ah, mais attention, pas n'importe où, hein ! Un bon restaurant tant qu'à faire ! C'est pas tous les jours que je me remplis l'estomac à la table d'un millionnaire Gringo !"
- "Azul Profundo, tu connais ?" Demanda Simon.
- "Bien sûr que je connais, c'est dans Constitución !"
- "Est ce que ça conviendrait à Monsieur?" Demanda Largo avec une feinte déférence.
- "Monsieur pourra s'en contenter !" Rétorqua le jeune Indien du tac au tac, d'un ton précieux.
En quelques mots, Simon mit Joy au courant des grandes lignes de la conversation tout en s'attendant à ce qu'elle proteste contre leur initiative farfelue. Mais non, aucune remarque ne vint. Elle se contenta de suggérer qu'ils y aillent car il commençait à faire froid, sans bouger. Le petit groupe se mit en route. Picasso les guidait à travers les ruelles du centre. Puis ils débouchèrent sur une grande artère dont les deux chaussées étaient séparées par un parc.
"C'est le Parque Forestal" Expliqua le jeune garçon. "C'est là que les amoureux se retrouvent !" Ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Pendant un moment, il resta silencieux. Simon continuait à jouer les guides touristiques auprès d'une Joy qui ne cherchait pas à dissimuler son intérêt ! Elle devait reconnaître qu'il pouvait être intéressant et charmant quand il ne cherchait pas à se dissimuler derrière sa façade de Don Juan de supermarché. Largo, intrigué par le soudain mutisme de Picasso lui demanda à quoi il pensait.
- "Je me demandais si elle était ta petite amie." Fit Picasso en désignant Joy du menton "Tout à l'heure, quand elle te regardait, je me disais que vous étiez ensemble, mais maintenant, je ne sais plus… Vous n'êtes pas très démonstratifs en tout cas !"
Largo masqua sa gêne par un rire et expliqua à Picasso qu'ils étaient simplement des amis. Le jeune garçon ne releva pas mais restait peu convaincu par les explications du milliardaire.