Après avoir traversé le río Mapocho, le groupe remonta lentement la rue Pio Nono flânant le long des étals des vendeurs d'artisanat installés sur les trottoirs. Le quartier était effectivement très joli et animé : les façades des vieux immeubles étaient peintes de nombreuses couleurs vives dont la juxtaposition aurait été insoutenable dans n'importe quel autre lieu. Mais là, avec la musique s'échappant des bars, les rires et les babillages des jeunes, artistes ou étudiants, qui se promenaient, cela donnait un charme incontestable à ces petites rues. En peu de temps, ils se retrouvèrent devant une maison dont la façade était intégralement peinte en bleu. Au dessus de la porte en bois avec sa fenêtre en forme de hublot trônait un buste de femme. De toute évidence, le restaurant Azul Profundo portait bien son nom ! En pénétrant dans le bâtiment, il furent instantanément conquis par l'atmosphère du lieu. Toute la décoration traduisait l'amour du patron pour la mer. Comme sur ces vieux gréements qui avaient sillonné l'Atlantique pour venir aborder le Nouveau Monde, du plancher aux murs lambrissés, tout était en bois. Différents éléments de bateaux avaient été disposés : une ancre dans l'entrée, une barre devant le comptoir, une bouée du Santa Ana sur le mur du fond… Le maître d'hôtel les conduisit au premier étage par un escalier dont la rampe était un simple bout usé par de nombreux amarrages. Les clients dînaient sur de véritables tables à cartes. Sur les murs, des figures de proue égratignées par les naufrages alternaient avec des gravures représentant des voiliers et des phares.
- "Je suis sûre que le propriétaire est un fan absolu de Pablo Neruda" Murmura Joy comme pour elle même en regardant autour d'elle.
- "Tu connais Neruda ?" Demanda Picasso d'un air étonné.
- "Bien sûr !" Répondit la jeune femme avec un sourire "C'est un de mes auteurs préférés."
- "Décidément, en plus d'être jolie, elle est cultivée et elle a bon goût ! Tu devrais te dépêcher de lui mettre le grappin dessus avant que je ne le fasse !" Jeta Picasso en espagnol et très vite tout en faisant un clin d'œil à Largo.
Le maître d'hôtel arriva avec les menus dispensant le jeune homme d'une réponse alors que Simon et Picasso riaient d'un air complice. Ils mourraient de faim mais ils eurent du mal à se décider tant tout semblait appétissant. Finalement, ils optèrent tous pour des plats différents et typiques en convenant que chacun aurait le droit de piocher dans les assiettes des autres pour goûter. Le dîner se déroula sous les meilleurs auspices : l'ambiance était détendue, tous les plats fantastiques et le vin excellent. Ils discutaient de tout et de rien, passant de l'anglais à l'espagnol sans y faire attention. Les réactions de Picasso amusaient beaucoup les trois autres : il s'efforçait de prendre un air blasé d'adulte qui en avait vu de toutes les couleurs mais, malgré cette façade, ils percevaient clairement son émotion, son étonnement et sa joie. Quand les desserts arrivèrent, la troisième bouteille de Sauvignon blanc était largement entamée et les convives avaient les yeux brillants. Ils se sentaient bien, à mille lieues des soucis qui les avaient contrariés dans la journée
Il était près de minuit quand ils sortirent du restaurant, repus et un peu éméchés. Ils furent cueillis par un froid mordant.
- "Whhaaaoouuhhh, , trouvons vite un truc à faire avant de geler sur place !" Grogna Simon.
- "La casa en el Aire" Suggéra Picasso.
- "Qu'est ce que c'est ?" Demanda Largo.
- "Un bar où il y a un fantastique conteur. Il raconte des légendes du sud du Chili. C'est lui qui m'a appris à lire !"
- "Oh, oui ! C'est génial. Allons y !" Supplia Joy d'une voix enjôleuse.
Elle était si drôle et touchante avec ses joues roses de froid, ses yeux pétillants et ses mains engoncés dans les poches de son manteau, comme une petite fille, qu'ils ne pensèrent même pas à la contrarier et se mirent en marche tous les quatre. Largo proposa son bras à la jeune femme qui ne le refusa pas et se serra même contre lui un peu plus que ce qu'auraient commandé leurs relations purement amicales.
Ils arrivèrent très vite dans le bar déjà passablement plein et s'installèrent à une table. La lumière tamisée des bougies posées sur les tables, la fumée des braseros, le silence qui se faisait peu à peu quand le conteur commençait une nouvelle histoire, tout conduisait à la rêverie. Joy sentait qu'elle était bien moins vigilante qu'elle ne l'aurait dû, mais elle était tellement bien qu'elle ne s'en souciait pas réellement. Et puis, elle était fatiguée. Elle ferma les yeux un instant. Quand Largo la réveilla, il lui expliqua qu'il était deux heures du matin et que le conteur avait terminé. Secouant la tête, la jeune femme tentait de dissiper les vapeurs d'alcool et les brumes du sommeil.
- "Où est Picasso ?" Demanda-t-elle en constatant que l'adolescent n'était plus auprès d'eux.
- "Il discute avec le conteur. Apparemment ce sont de vieilles connaissances." Répondit Largo dans un sourire. Il éprouvait pour le garçon un étrange sentiment fraternel. Par certains côtés, notamment son aptitude à se satisfaire de toutes les situations et son optimisme, Picasso lui faisait penser au gamin turbulent, indiscipliné et baroudeur qu'il avait été.
- "Que fait on maintenant ?" Demanda Simon apparemment en pleine forme. "Je pense qu'un détour par une boite de salsa s'impose ! Je vais chercher notre guide, il doit bien connaître les endroits les plus propices aux rencontres !" Termina-t-il avec un clin d'œil en direction de Largo, tout en se levant.
Alors que Simon s'éloignait, Joy étouffa un soupir, elle serait bien aller retrouver son lit. Largo s'en rendit compte et lui demanda :
- "Ca va, tu tiens le choc ?"
- "Oui, oui, ça peut aller. Juste un petit coup de fatigue, dans cinq minutes ce sera passé !"
- "Tu as dormi dans l'avion ?"
- "Non, impossible de fermer l'œil. J'ai du mal à me remettre du décalage horaire avec Singapour. Je dois me faire vieille !"
- "Tu devrais peut-être rentrer à l'hôtel."
- "Hors de question, je ne vais pas te laisser seul…"
- "Je te remercie pour le "seul", Joy. Je te rappelle que j'existe, que je suis armé et que, sans avoir ta compétence, Largo et moi, on s'est quand même tirés d'un certain nombre de situations foireuses !" Intervint Simon vexé qui revenait.
- "Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, Simon. Mais je te connais, tu n'as pas encore eu le temps de découvrir à fond la "culture" chilienne. Tu vas bien te débrouiller pour rentrer avec une charmante écervelée que tu auras embobinée avec tes beaux discours ? Et alors, envolée la sécurité de Largo !".
- "Que veux tu que je te dise ? Je compense : toi, tu ne sais rien faire d'autre que penser à ton boulot ! Ca tourne à l'obsession ! Faudrait que tu ailles voir un psy, il y a un truc qui ne va pas chez toi !".
Sentant que la discussion allait très vite tourner à l'aigre, Largo intervint d'un ton sans appel :
- "Oh, du calme tous les deux. De toute façon, il est tard, on va rentrer, je vous rappelle qu'on a une journée difficile demain. Simon, qu'est ce que t'a dit Picasso ?"
- "Il ne bouge pas, il m'avait donné le nom d'une boite sympa mais lui préfère rester ici. Il m'a dit avoir des trucs à voir avec le conteur… Je ne veux pas savoir de quoi il s'agit ! Je lui ai laissé nos coordonnées s'il a envie de nous contacter demain." Répondit Simon de mauvaise grâce.
Pendant ce temps, Joy s'était levée, avait enfilé son manteau et s'était rapprochée de la sortie sans un regard pour les deux autres. Elle était épuisée et les remarques de Simon l'avaient heurtée. Alors que les deux garçons lui emboîtaient le pas, Largo attrapa le bras de son ami et le pressa de s'excuser. Les jeunes gens s'affrontèrent un bref instant du regard et le Suisse réalisa qu'il avait dépassé les bornes. D'un mouvement brusque, il se libéra de la poigne de Largo et rejoignit Joy.
- "Est ce que tu pourrais envisager d'oublier les réflexions idiotes d'un crétin aviné ?" Demanda Simon, tentant de dissimuler son réel malaise sous un sourire charmeur et un regard implorant.
Joy se retourna et se contenta de lui jeter ce regard glacial qui pétrifiait la plupart des gens. Avant qu'elle ne puisse dire un mot, Largo arriva à son tour et se plaça entre eux, ses deux bras entourant les épaules de ses amis.
- "Navré de vous interrompre, mais vous vous étriperez plus tard ! Là, au milieu de la rue, ça va encore nous attirer des ennuis !"
Il se mirent en route, cherchant un taxi pour regagner l'hôtel plus rapidement. Quand enfin l'un d'eux daigna s'arrêter, ils montèrent sans un mot. Encore sous le coup de l'affrontement qui venait d'avoir lieu entre Simon et Joy, ils n'avaient pas prêté attention aux deux hommes qui étaient sortis en même temps qu'eux du bar et restaient sur le trottoir, à bonne distance. Durant le bref trajet qui les menait à leur logement, ils restèrent silencieux. Une fois que le taxi les eut déposés devant l'entrée du Carrera, ils traversèrent le hall d'un pas rapide. Simon jeta malgré tout un œil en direction de la réception, au cas où la jeune femme qui les avait accueillis dans l'après midi fût encore là. Malheureusement pour lui, elle avait été remplacée par un homme d'un âge respectable, bien moins du goût du Suisse que la jolie brune. Avec un soupir, il pressa le pas. Arrivés devant les portes des chambres, ils restèrent un instant indécis. Au fond, aucun d'entre eux n'avait envie que la journée se termine sur une brouille, même mineure. Largo prit la situation en main :
- "Bon, vous avez fini de vous regarder en chien de faïence comme deux gosses insupportables ?"
- "Ecoute, je suis réellement désolé, Joy. Tu sais très bien que mes propos ont dépassé ma pensée. Je n'y peux rien, il faut que je la ramène, tu le sais, non ? Tu ne vas pas faire la gueule pour ces broutilles" Réitéra Simon, plein de bonne volonté.
Joy releva la tête et planta son regard dans le sien.
- "Je ne fais pas la gueule, comme tu dis, Simon. Seulement, il faudra un jour que tu apprennes que tes paroles en l'air peuvent être blessantes. Je ne t'en veux pas, on n'en parle plus et je vais me coucher. Bonne nuit vous deux, à demain."
Sur ces derniers mots, un sourire un peu las et triste était venu atténuer la sécheresse des remarques précédentes. Elle se retourna, ouvrit la porte de sa chambre et sur un geste de la main, disparut. Durant un instant Largo et Simon restèrent muets, les yeux fixés sur la porte close. Cette sortie de Joy lui ressemblait si peu. Ils avaient tellement l'habitude que rien ne l'atteigne qu'ils en oubliaient parfois, voire souvent, de ménager sa sensibilité. Largo réagit le premier et se rendit compte en le voyant ainsi, sans réaction apparente, que son ami avait été passablement ébranlé par ces quelques phrases.
- "Hé, te bile pas, vieux frère, ça ira mieux demain. Elle n'est pas rancunière, je crois qu'elle est surtout fatiguée et qu'elle en a peut être un peu marre d'être la cible de tes remarques. Tu as tendance à être prêt à sacrifier père et mère pour un bon mot. Tu devrais essayer de ménager un peu les susceptibilités."
- "Quel con je fais ! Mais je ne sais pas… Je ne peux pas m'empêcher de lui chercher des noises. Dans le fond, je crois que c'est parce qu'elle m'impressionne. Elle est tellement maîtresse d'elle même que j'ai besoin de la faire sortir de ses gonds pour vérifier qu'elle est bien faite comme nous !"
- "Allez, va, ne te torture pas trop les méninges, c'est pas ton style et puis en plus, j'ai besoin que tu restes tel que tu es, gaffeur, enquiquineur et fêtard. Qu'est ce que je deviendrais, moi, dans cette équipe, si vous deveniez tous les trois des modèles de pertinence, de mesure et d'efficacité… Je ferais tâche dans le décor !"
Largo envoya une bourrade dans l'épaule de Simon et lui dit pour tenter de le dérider :
- "Viens je te paye un verre. Et ne prends pas ça pour une proposition indécente, hein !"
Le jeune homme haussa les épaules et acquiesça. Après tout, il n'avait toujours pas sommeil et il préférait aller prendre un pot avec Largo que de broyer du noir seul dans sa chambre. Tous deux redescendirent en direction du bar.
Pendant ce temps, après un rapide passage dans la salle de bain, Joy s'était glissée dans les draps frais et bien repassés de son lit. Les yeux fermés, elle repensait à cette soirée. Pour une fois qu'elle avait presque totalement fait abstraction de son job et qu'elle profitait pleinement d'un bon moment, Simon n'avait rien trouvé de mieux que de lui renvoyer en pleine figure son incapacité à se détendre. Elle était sincère quand elle disait ne pas lui en vouloir, elle comprenait qu'à ses yeux, mais aussi à ceux de Largo, elle devait parfois avoir l'air d'être une extraterrestre. Ils avaient vécu si longtemps sans contrainte, alors qu'elle travaillait depuis des années à rester de marbre, à dissimuler toute pensée, tout sentiment, à ne rien éprouver même. Son entraînement l'avait déshumanisée. Peu à peu, depuis un an, elle reprenait goût à tous ces plaisirs qu'elle s'était interdits : se monter frivole, distraite, fatiguée, attachée aux choses, aux gens surtout… A cet instant, le visage souriant de Largo s'imprima avec force derrière ses paupières closes et ce fut sur cette image que le sommeil la rattrapa.
Au bar de l'hôtel, les jeunes gens s'immergeaient dans la culture du pays : ils testaient les nombreux cocktails à base de pisco. Après réflexion, ils montraient une nette préférence pour le pisco sour, mélange de cet alcool, de sucre, de jus de citron et de blanc d'œuf, au goût trop doux pour rendre le buveur méfiant et pourtant terriblement assassin. Après deux ou trois verres, le moral de Simon était bien meilleur et ses remords l'avaient quitté. Ce fut lui qui proposa à Largo de ressortir.
- "Allez, viens, ça fait une éternité qu'on ne s'est pas fait une vraie virée ensemble ! Tes rendez vous avec les deux escrocs sont en fin de matinée, on aura le temps de dormir un peu. Et puis, on n'est jeune qu'une seule fois. Tu t'encroûtes ! A ce rythme là, dans 10 ans, je ne suis pas sûr d'être encore capable de te différencier des Cardignac et consorts !"
- "Si tu me prends par les sentiments, comment veux tu que je résiste ?" Rit Largo qui n'avait pas vraiment envie de résister "On y va… trois heures, c'est la bonne heure pour les boîtes sud-américaines !"
- "La meilleure, crois moi ! En route pour Habana Salsa !" Termina-t-il d'un ton théâtral.
Les deux jeunes gens retraversèrent donc le centre ville pour rejoindre Bellavista. Malgré l'heure avancée, il y avait encore du monde dans les rues de ce quartier de noctambules. Personne ne prêta donc attention à eux. Ils avaient suivi à la lettre les indications de Picasso mais n'arrivaient pas à trouver le club. Cela faisait une quinzaine de minutes qu'ils cherchaient, quand ils décidèrent d'interroger un passant. Deux hommes d'une quarantaine d'années étaient appuyés contre un muret et discutaient à mi-voix. Largo et Simon s'approchèrent d'eux et les interrompirent poliment. Avec amabilité, les deux indiens les renseignèrent et leur expliquèrent que la rue était étroite et qu'ils avaient dû passer devant sans la voir. Les jeunes gens se remirent en route et arrivèrent à l'embranchement indiqué. Effectivement, il s'agissait d'une ruelle sombre et étroite et, contrairement aux autres rues, encore relativement animées, celle-ci était vide. Tout à leur bavardage et, il faut le concéder, légèrement ivres, ils s'engagèrent sans méfiance excessive. A peine eurent-ils tourné que les deux hommes qu'ils avaient questionnés les agressèrent. Les indiens avaient pour eux l'effet de surprise et la connaissance du terrain. Malgré cela, un corps à corps acharné s'engagea. Simon fut rapidement désarmé par l'homme qui utilisa son Beretta pour lui asséner un majestueux coup de crosse. Le Suisse n'eut même pas le temps d'avoir mal : il était au tapis. Pendant ce temps, Largo, totalement dégrisé, se débattait comme un beau diable. Il utilisait autant ses pieds que ses poings pour repousser son adversaire. Cet effort intense n'empêchait cependant pas son cerveau de fonctionner à plein régime : à l'évidence, ces deux types n'étaient ni de simples voleurs – ils les auraient détroussés au premier contact – ni des assassins : l'homme qui avait assommé Simon tenait toujours son arme et aurait pu l'abattre. Malgré sa rage, Largo se sentait faiblir et il savait qu'à brève échéance il allait céder. A deux contre un, la lutte était inégale. Et effectivement, alors qu'il était sur le point de se relever après une chute un peu plus rude que les autres, il subit un sort identique à celui de Simon. Les deux hommes leur lièrent les mains dans le dos et l'un d'entre eux sortit un cellulaire de sa poche.
"Los catchamos. ¡Tienen que venir a recogerlos rápido !" Dit-il à son correspondant avant de raccrocher.
Quelques instants plus tard, deux voitures puissantes pilèrent dans la ruelle. Les jeunes gens inconscients furent hissés à bord de l'une d'entre elles en quelques secondes tandis que leurs agresseurs prenaient place dans la seconde. Les voitures repartirent aussi vite qu'elles étaient arrivées. Avec une parfaite efficacité et une incroyable discrétion, deux hommes venaient d'être enlevés.