Chapitre 9



Elle pénétra dans le premier immeuble sur sa droite. Elle allait tenter d'interroger les habitants puisqu'il n'y avait toujours pas de passants. Joy monta prudemment les marches de bois d'un escalier souffreteux qui n'inspirait pas la confiance la plus absolue. Arrivée sur le palier, elle se dirigea vers une porte, au hasard. Elle ne trouva pas de sonnette et frappa. Une fois, deux fois… Personne ne répondit. Elle tenta sa chance à une autre porte et entendit des pas.

- "Quien es ?"
- "Necesito hablar con usted."
- "No compramos nada, po ! Larguese !"

Cette dernière phrase, prononcée avec un fort accent et à toute vitesse, ne fut pas comprise par Joy qui maudissait intérieurement la faiblesse de son espagnol. Réalisant qu'elle n'obtiendrait pas plus de renseignements de cette façon, elle renonça et regagna sa voiture. Elle était au moins convaincue d'avoir découvert où le kidnapping avait eu lieu. Il ne lui restait que deux choses à faire : signaler la disparition de ses amis à la police chilienne et retrouver Picasso. Il était sa seule piste et son seul espoir…


La haute stature et le charisme de l'homme qui franchissait la douane ne pouvaient échapper à personne, à Joy moins qu'à quiconque. Malgré les circonstances, elle sourit en constatant que, comme à son habitude, le visage de Georgi ne trahissait aucune émotion, aucun sentiment. Elle l'attendait depuis un long moment derrière la paroi de verre séparant le sas des arrivées du hall glacial dans lequel s'entassaient les gens venus chercher leurs proches. Lui aussi avait repéré Joy depuis un moment et, même s'il n'en laissait rien paraître, il oscillait entre plaisir de la voir – même si l'idée que cet aveu pût se verbaliser ne l'avait pas une seconde effleuré – et inquiétude. Joy avait mauvaise mine : de profondes cernes violettes marquaient ses yeux, elle n'avait pas dû dormir beaucoup. Et puis c'était surtout cette espèce d'abattement qu'il percevait dans sa posture qui le perturbait. Ca lui ressemblait tellement peu. Attrapant ses sacs, il franchit la porte vitrée.

- "Tu aurais pu faire un effort pour avoir l'air présentable." Attaqua le russe, soucieux de conserver à leurs rapports un semblant de normalité dans ces circonstances troublées. Il sentait instinctivement qu'elle avait besoin de repères.

Joy lui fut reconnaissante de se montrer égal à lui même, elle n'aurait supporté ni sa sollicitude bienveillante ni ses reproches. De fait, elle enchaîna, d'un ton sardonique :

- "Bonjour aussi. Et oui, pour répondre à la question qui te brûle les lèvres, moi aussi je suis ravie de te voir."

L'ombre d'un sourire étira les lèvres de Georgi, tandis que Joy le délestait d'un de ses sacs et lui tournait le dos pour le guider vers le parking. Peu de temps après, ils roulaient sur la voie rapide qui les ramènerait dans le centre ville. Le russe finit par rompre le silence qui avait envahi l'habitacle :

- "Tu en es où ?"

Alors, Joy lui fit un bref topo de la situation. De sa visite à l'ambassade à ses recherches dans le quartier de Bellavista en passant par son parcours dans les rues commerçantes du centre ville pour tenter de mettre la main sur le petit cireur de chaussures, elle lui exposa de manière claire ses tentatives pour retrouver leurs amis. Elle termina en lui détaillant sa visite au commissariat central pour déclarer l'enlèvement de Largo et Simon.

- "Ils ont commencé par me rire au nez pendant dix bonnes minutes, malgré le coup de fil de Kenney. Au bout du compte, j'ai enfin réussi à avoir affaire à autre chose qu'un sous-fifre de base et ils ont fini par accepter de prendre ma déposition, sans grande conviction. De toute façon, selon eux, tant que je n'ai pas un témoin oculaire fiable pouvant accréditer la thèse du kidnapping, Largo et Simon ont tout simplement choisi de disparaître de leur plein gré et les flics refusent de lancer des recherches avant 24 heures ! Et à ce moment là, ils envisageront de commencer à passer des coups de fils dans les différents hôpitaux de Santiago. Je ne crois pas qu'il faille trop compter sur leur collaboration. Cet abruti de commissaire ne semblait trouver qu'un seul intérêt à ma déposition : il avait un numéro de téléphone où me joindre…" termina-t-elle, ironique.
- "Il ne sait pas ce qu'il risque, le brave homme…" mais avant que Joy puisse répliquer, Georgi avait continué "Bien, en clair, soit on retrouve votre indien, soit on s'assoit sur le bord du trottoir, les deux pieds dans le caniveau et on pleure. C'est bien ça ?"
- "C'est un peu simpliste, mais dans les grandes lignes, il y a de ça. Mais je crois qu'il y a matière à réfléchir sur le pourquoi de cet enlèvement : simple crime crapuleux, pour la rançon ? Lien éventuel avec le contrat dont Largo venait s'occuper ? Qui sait, peut être est-ce encore un coup de la Commission Adriatique ?"
- "As tu songé à un motif plus politique ?" intervint le russe, posément.
- "A quoi penses-tu ?"
- "Et bien, disons que mes cours d'histoire se rappellent à mon bon souvenir. Si je ne me trompe pas, il n'y a pas si longtemps, les Etats-Unis étaient relativement impliqués dans le soutien à la dictature d'un certain Pinochet… De là à ce que le ressentiment anti-américain soit suffisamment fort dans une certaine frange de la population pour qu'on tente de saper les bases de nouveaux accords commerciaux… Comment mieux faire sentir aux Américains qu'ils ne sont pas les bienvenus qu'en frappant le PDG d'une des plus grandes multinationales du pays ?"

Un pli soucieux barrait le front de la jeune femme.

- "Possible, en effet. Dans ce cas, il serait sans doute bon d'aller laisser traîner une oreille du coté des universités. Quel que soit le pays, c'est souvent chez les jeunes agités qu'on récupère le maximum d'informations… débordants d'idées et de bonne volonté pour leur cause, mais pas encore assez méfiants…"
- "Je vois que les bons réflexes ont la vie dure. Effectivement, ce tour des facs s'impose pour demain matin. Mais dans ce cas, il serait de bon ton de ne pas te présenter comme nord-américaine… Tu crois que tu peux faire ça ?"

Un regard noir lui répondit avant que la jeune femme ne se mette à réciter, dans le texte et avec une pointe d'accent presque indétectable :

- "Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L'or avec le fer…" (1)
- "Mmh, Baudelaire… Tu as bon goût, en plus ! Va pour la nationalité française, ça devrait faire l'affaire. Des hispanophones ne devraient pas percevoir ton accent."

La conversation se poursuivit sur un ton plus léger et ils arrivèrent assez vite à l'hôtel. Ils montèrent poser les bagages de Kerensky dans sa chambre. Ils avaient eu une rude journée et la prochaine promettait de ne pas être de tout repos non plus, aussi, d'un commun accord, après un rapide dîner, ils remontèrent, bien décidés à se coucher tôt. Arrivés dans le couloir, gênés, ils ne savaient comment se séparer. Le regard de Joy glissa sur les portes closes des chambres de Largo et Simon et ses yeux se voilèrent… Ils auraient dû être là, tous les deux, insistant, insupportables, pour aller boire un verre, danser, aller au cinéma… Georgi s'approcha et posa une main rassurante sur l'épaule de la jeune femme.

- "On va les retrouver. Ne t'inquiète pas. Ils ont la peau dure et ils en ont vu d'autres."

Un court instant Joy se laissa aller contre la poitrine du russe, cherchant entre les bras qui s'étaient refermés autour d'elle la chaleur et le réconfort. Mais très vite elle s'éloigna, confuse. Elle secoua la tête comme pour en chasser ses sombres pensées et regagna sa chambre, sans un mot mais avec un sourire las à l'attention de Georgi. Elle ne savait que dire…
Kerensky contempla un moment la porte par laquelle Joy avait disparu. C'était la première fois qu'elle se permettait de craquer en sa présence. Il y voyait une évolution majeure de leurs rapports, comme une marque de confiance. Il réalisait combien il s'était ramolli depuis qu'il avait intégré l'Intel Unit. Il réapprenait à s'inquiéter pour d'autres vies que la sienne, à penser au pluriel. Il avait l'impression de redécouvrir des mots tels que connivence, partage, complicité, amitié, tendresse… Il préféra stopper là sa litanie. Inutile de compliquer une situation qui l'était bien assez. A son tour il gagna sa chambre.

* * * * * * *



Les heures s'égrenaient lentement pour les deux prisonniers. Chacun à leur tour, ils avaient tenté de négocier avec leurs geôliers pour savoir ce qui les attendait… Le résultat eût été identique s'ils avaient parlé Inuit ou Tadjik, à savoir nul. Leur chance était d'être ensembles et de se soutenir mutuellement : quand l'un exprimait son ras le bol, le second lui redonnait le sourire. La journée s'écoula et ils virent arriver le soir avec soulagement : ils avaient au moins la preuve que le temps n'était pas totalement suspendu. De nouveau, la femme qui leur avait apporté à manger le matin entra avec un plateau. De nouveau, les galettes de maïs étaient présentes, mais cette fois, un plat chaud les accompagnait. Largo et Simon se rendirent alors compte qu'ils avaient faim et remercièrent leur "hôtesse". Ils se jetèrent avec avidité sur le gratin odorant qui les attendait. Le repas s'avéra bien meilleur que ce à quoi ils s'étaient attendus. Une fois qu'ils eurent terminé, Simon remarqua, philosophe :

- "Pour une fois, même si on débarquait initialement pour affaires et qu'on n'avait pas tellement prévu de sortir des grands hôtels ou des quartiers chics et occidentalisés, on voit du pays !"
- "Oui, c'est une façon de voir les choses. Tu crois qu'on s'en fait une copine et qu'elle nous laisse filer si on la complimente sur sa cuisine et qu'on lui demande des recettes ?" rétorqua Largo, gagné par le fatalisme amusé de son ami.
- "Mmmh, pas sûr, fais gaffe, si tu fais agir ton charme légendaire, elle risque de ne plus nous laisser partir du tout !"
- "Tu crois que si on se montre odieux, ça se passera mieux ?"
- "Je suggère une prudente neutralité en attendant de voir comment ça évolue."
- "Neutralité ? Tu te fous de moi ! Qui est ce qui est gaga devant la gamine depuis ce matin et qui lui fait du gringue ?
- "Mais !!! D'abord, c'est elle qui a commencé !" se défendit Simon.

Tous deux éclatèrent de rire devant cette preuve manifeste d'enfantillage. Dans la pièce commune de la maison, la famille d'Ana était réunie pour le repas et tous se regardèrent, étonnés, en entendant cet éclat. Andrés ne put retenir un sourire :

- "Je les trouve bien accommodants, nos prisonniers. Finalement, puisqu'ils ont l'air d'y mettre du leur, de cette folie va peut être sortir quelque chose de bien…"
- "Mais évidemment que ça va marcher. Qu'est ce que tu croyais ?" s'enflamma sa femme.
- "… Que ça va mal tourner. Vous ne vous rendez même pas compte de ce que vous faites, mes enfants." Intervint la mère d'Andrés.

Andrés ne put répondre, la porte s'ouvrit, livrant le passage à Picasso. Ce dernier semblait fatigué et vaguement abattu.

- "Bonsoir tout le monde. Désolé de passer si tard. Je voulais revenir avant mais j'ai dû subir un contrôle de police. Les flics ont l'air sur les dents. L'enlèvement doit avoir été signalé."

Tandis que l'adolescent parlait, Ayelin et son frère, Luca, s'étaient jetés sur celui qu'ils considéraient comme un grand frère. Machinalement, il s'était accroupi et acceptait baisers et caresses des deux enfants qui cherchaient à attirer son attention. Dans le même temps, sur un geste de sa mère, Solana, l'aînée, ajoutait un couvert pour Picasso. Andrés demanda :

- "Est ce qu'ils savent que c'est nous ?"

Picasso haussa les épaules et eut une moue désabusée :

- "Et bien, je ne suis pas exactement en odeur de sainteté auprès de ces messieurs de la police. Ils en ont marre que je leur glisse entre les pattes alors je ne suis pas allé me frotter de trop près à eux. Mais de toute façon, il ne faut pas qu’on se fasse d’illusion, tôt ou tard, ça nous retombera dessus. Finalement, il vaut mieux que ce soit réellement nous qui ayons fait le coup."
- "Ne sois pas cynique ! Si on commence à raisonner comme ça, on n'ira nulle part." le réprimanda la voix ferme d'Ana. "De toute façon, on verra ça après le repas, quand les petits seront couchés, pour le moment à table. Ayelin, assieds toi à ta place."

Une fois le repas terminé et les plus jeunes enfants emmenés dans la pièce d'à coté par la grand-mère, il ne restait, dans la salle, que Llanquileo, Andrés, Ana, Solana et Picasso. Ils échafaudaient nombre d'hypothèses, tentant de prévoir comment les forces de l'ordre allaient réagir, comment eux se comporteraient si jamais les soupçons se portaient trop vite sur la communauté…
De toute façon, il fallait absolument qu'ils surveillent ce qui se passait en dehors du quartier. Il fut décidé que Picasso et Solana passeraient la journée à laisser traîner yeux et oreilles un peu partout. Dans une ville comme Santiago, personne ne prêtait attention à tous les gamins déambulant à longueur de temps dans les rues. Si jamais ils apprenaient quoi que ce soit, ils devaient revenir aussitôt prévenir Andrés et Ana. Afin de ne pas attirer les soupçons, Llanquileo irait travailler à la cimenterie comme à l'accoutumée. Leurs plans une fois clarifiés, Picasso quitta la maison et ils décidèrent d'aller se coucher.
Une fois dehors, le jeune indien avala une grande goulée d'air frais. Il se sentait toujours aussi coupable d'avoir trahi les gringos mais le fait de savoir qu'il aurait une mission importante le lendemain lui permettait de ne pas trop y songer. Il glissa un regard par la fenêtre de la pièce où Largo et Simon étaient détenus. Il ne vit que deux formes sombres. Selon toute probabilité, ils s'étaient endormis. C'était bien ce qu'ils avaient de mieux à faire.
Picasso se détourna et sa silhouette disparut dans la rue mal éclairée tandis que résonnait à sa suite le refrain d'un chant révolutionnaire.
" Y ahora el pueblo
que se alza en la lucha
con voz de gigante
gritando: ¡Adelante!
¡El pueblo unido
jamás sera vencido!


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(1). In "Le Serpent qui danse" - Le Fleurs du Mal - Charles Baudelaire




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