Chapitre 10



Le campus San Joaquin de l'Université Catholique était particulièrement agréable sous le pâle soleil d'hiver. Situé dans le sud de la ville, au pied des Andes enneigées en cette saison, il se composait de bâtiments bas – tremblements de terre obligent – au milieu de grandes pelouses plantées d'arbres . Georgi comprit assez vite que la jeunesse dorée qui fréquentait cette université ne lui serait pas d'une grande utilité. Pour la plupart, ces étudiants étaient plus préoccupés par le choix du bar où ils allaient passer la prochaine soirée que par de quelconques débats politiques. Ils avaient, dans leur grande majorité, des idées bien arrêtées sur ce qui convenait à leur pays et une bonne partie ne jurait que par Pinochet. Georgi se disait qu'en grossissant un peu le trait, les plus impliqués et les plus intéressés par la situation politique de ce pays semblaient être les nombreux étudiants étrangers participants aux programmes d'échanges. Il déambula un long moment dans les allées, étonné par l'apparente opulence. Il s'assit à la terrasse d'un des cafés du campus, attentif aux conversations qui se nouaient autour de lui. Sa compréhension de l'espagnol provenait pour bonne part de sa parfaite connaissance de l'italien et de sa maîtrise correcte du français. De ce fait, comprendre les étudiants qui discutaient autour de lui lui demandait une totale concentration. Il commençait à en avoir assez et son attention tendait à se relâcher. La jeune étudiante assise deux tables plus loin qui jouait machinalement avec une de ses longues boucles brunes, parcourant un roman en français et dont il avait croisé le regard clair à plusieurs reprises n'était pas totalement étrangère à sa distraction.
Soudain son téléphone sonna et la voie essoufflée de Joy retentit :

- "Je l'ai ! J'ai retrouvé Picasso. Je l'ai pris en filature. Pour le moment, il ne m'a pas repérée… Il faut que tu viennes me rejoindre. Je suis à l'angle…"
- "Joy, Joy, Joy… deux minutes ! Pourquoi est ce que tu ne l'as pas arrêté pour parler avec lui ? On n'a pas cinquante solutions : il faut le convaincre de témoigner."
- "Non, ça a à voir avec ce que j'ai appris ce matin à la fac. Il y a toutes les chances qu'il n'ait pas seulement été témoin de l'enlèvement de Largo et Simon mais qu'il soit impliqué. Dépêche toi de me rejoindre. Je suis devant le ciné Hoyts de la calle Huerfanos. Ils se sont arrêtés pour regarder les affiches. Rappelle moi quand tu arrives dans le quartier, je te guiderai."
- "Ok, je fais au plus vite !" répondit Georgi en se dirigeant vers la sortie du campus, non sans avoir pris le temps de dédier un sourire désolé à la jeune étudiante qui avait levé les yeux de son livre.

Georgi rejoignit sa voiture et regagna le centre ville. Il lui avait fallu peu de temps pour se rendre compte que circuler dans Santiago-Centro relevait de l'impossible. Il posa donc sa voiture aussi vite que possible et s'engagea à pied dans les petites rues. Il appela Joy.

- "Tu es où ?"
- "On vient de quitter la plaza de Armas, on descend le paseo Ahumadas en direction d'Alameda."
- "J'arrive par une des rues transversales, je suis là dans deux minutes, ne le lâche pas !"

Sans prendre la peine de répondre, Joy raccrocha et glissa son portable dans la poche de sa veste. Une vingtaine de mètres derrière eux, elle ne perdait pas de vue le couple d'adolescents qui descendait la rue animée. Tout ce qu'elle avait appris ce matin-là à l'Université de Santiago tournait dans sa tête. Elle avait discuté longuement avec des étudiants férus de littérature. Peu à peu, jouant l'ingénue, elle avait habilement amené la conversation vers des sujets plus politiques. Rapidement, elle avait compris que les leaders du groupe, deux jeunes métisses originaires du désert d'Atacama, dans le nord du pays, étaient des militants convaincus pour les droits des minorités. Sentant là un terrain sulfureux, elle avait poussé plus avant la conversation. Peu à peu, à demi mots, ils avaient parlé d'un plan, d'un enlèvement mené par "ceux du Sud" mais qui bénéficierait à toutes les communautés indiennes. Joy avait bondi sur l'occasion :

- "Ceux du sud ?" avait-elle demandé.
- "Les Mapuches de Pudahuel. Ils ont un réseau bien mieux organisé que nous. Ils ne cessent de mener des actions pour faire connaître la discrimination qui règne dans ce pays. Mais la rumeur court que cette fois, ils ont organisé un gros coup !"

Le sang de Joy n'avait fait qu'un tour quand elle avait entendu mentionner le nom de la tribu de Picasso. Les pièces du puzzle trouvaient enfin leur place. Intérieurement, elle se traitait d'idiote : c'était évident, comment avait-elle pu passer à côté ! Picasso n'avait pas caché son appartenance à cette ethnie, il les avait emmenés à la Casa en el Aire, c'est lui qui avait donné à Largo et à Simon l'adresse de la boite de salsa près de laquelle ils s'étaient fait agresser… Et comble de tout, il avait été le témoin de leur agression. Trop de coïncidences ! Reprenant ses esprits, elle avait poussé à son avantage :

- "Pudahuel, qu'est ce que c'est ?"
- "C'est un des quartiers les plus pauvres de Santiago, autant dire une concentration d'Indiens. Il se trouve près de l'aéroport."

Assez vite, forte de ces renseignements et convaincue que son instinct ne la trompait pas, Joy avait pris congé des étudiants, prétextant un cours quelconque qui allait commencer. Mais maintenant, à quelques pas derrière Picasso et son amie qui se tenaient par la main, elle se prenait à douter. S'il était aussi impliqué qu'elle le pensait dans l'enlèvement de ses amis, pourquoi diable était-il venu la voir ? Pourquoi la prévenir et lui faire gagner plusieurs heures ? Ce comportement incompréhensible la troublait. Plongée dans ses pensées, elle sursauta quand elle sentit une main se poser sur son épaule.

- "Et bien Miss CIA, aurais tu oublié que quand on fait une filature, on surveille AUSSI qu'on n'est pas soi même suivi ?"
- "Très drôle !" rétorqua-t-elle en se dégageant brutalement. Instantanément en sentant la main posée sur elle, l'image de son abandon de la veille au soir lui était revenue, aussi embarrassante que la nuit précédente.

Elle se remit en route sans se préoccuper de savoir si Kerensky la suivait. Les adolescents avaient pris un peu d'avance et elle pressa le pas. Un instant interloqué par la réaction de Joy, le Russe finit par lui emboîter le pas. Il la rejoignit rapidement.

- "Tu m'expliques ce que tu as appris ou je ne suis là que pour admirer tes talents ?"

En quelques mots, Joy lui relata sa conversation de la matinée.

- "Et comment as tu mis la main sur Picasso ?"

- "Complètement par hasard : je revenais vers le centre ville pour trouver un plan de Santiago et situer Pudahuel quand je l'ai aperçu."
- "Encore une coïncidence…"
- "Sauf que celle ci nous est favorable ! Ne crachons pas dans la soupe. Si la roue tourne et qu'on a enfin un peu de chance, on ne va tout de même pas s'en plaindre."
- "Je ne crois pas à la chance. On est l'instrument de son destin."

Ils arrivèrent sur Alameda. Comme toujours, l’avenue était bondée de véhicules hétéroclites et le vocabulaire employé par les conducteurs permettait de découvrir des termes généralement bannis des dictionnaires. Georgi et Joy avaient du mal à ne pas perdre les enfants de vue dans la foule compacte qui se pressait sur le trottoir. Alors qu’ils pensaient les avoir perdus, ils virent émerger les deux têtes brunes sur le marchepied d’un bus. Ils étaient simplement montés en marche, comme l’immense majorité des utilisateurs des transports en commun dans cette ville. Joy allait s’élancer pour les rejoindre quand Georgi la retint par le bras.

- « Inutile. Regarde le numéro et la destination du bus. A l’évidence ils rentrent. En récupérant la voiture et en se dépêchant, on a le temps de rejoindre le bus avant qu’il n’arrive dans le quartier. »

Joy se rendit à ses arguments et ils retournèrent sur leurs pas au pas de charge, espérant que Georgi ne se trompait pas. En peu de temps, ils avaient récupéré la voiture et bataillaient dans le flot de véhicules. Pudahuel était situé à l’ouest de Santiago, entre le centre ville et l’aéroport, et rapidement, ils se retrouvèrent sur la voie rapide qui entouraient la capitale. La circulation devint plus fluide et ils purent prendre de la vitesse. Sans trop de difficultés, ils retrouvèrent le vieux bus jaune asthmatique dont ils avaient mémorisé la plaque.

- « C’est celui-là. C’est génial ! » s’exclama Joy ravie que l’idée de Georgi se soit révélée exacte.
- « Ce qui l’est nettement moins, c’est la voiture qui nous suit depuis que nous sommes partis. » lâcha le Russe d’une voix tendue.

Joy se retourna vivement mais ne put qu'observer une masse de véhicules anonymes. Elle enrageait de ne pas s'être rendu compte qu'on les suivait. Elle supportait mal de perdre la face devant Georgi. C'était idiot, ils formaient une équipe maintenant, mais elle ne pouvait se défendre d'un certain sentiment de compétition à son égard. Elle avait rarement pu observer son efficacité sur le terrain et constatait maintenant qu'il se montrait largement à la hauteur. Kerensky sentait parfaitement que Joy était furieuse. Il faillit lui avouer qu'il venait seulement de remarquer la voiture mais préféra finalement se taire, savourant cette petite victoire. Il savait qu'elle ne manquerait pas de le moucher à la première occasion… Mais si ce petit jeu pouvait tous deux les contraindre à se montrer plus performants, pourquoi pas, il valait mieux ne rien faire pour l'arrêter.
Joy vit un mince sourire jouer sur le profil de son voisin et dût se faire violence pour ne pas s'enflammer. D'une voix posée, comme à son habitude, Georgi intervint :

- "File de droite, deux voitures derrière nous, la fourgonnette verte. Elle attend systématiquement que je me sois rabattu pour doubler et elle ne nous a jamais collé. Je parie pour des pros… pas étonnants que tu ne les aies pas vus…"

Joy encaissa la remarque en se promettant de lui faire ravaler ses paroles dès que possible. Il voulait la mettre en colère, elle n'allait pas entrer dans son jeu.

- "On les sème ?" proposa-t-elle.
- "Difficile sans perdre le bus de vue. On est coincés entre les deux. Pour le moment, on ne peut que se tenir prêts."

Joy ouvrit son sac et en sortit un Glock 9 mm dont elle vérifia le chargeur.

- "Incroyable tout ce qu'on peut trouver dans le sac d'une femme…" ironisa Georgi en conservant malgré tout un œil dans le rétroviseur.
- "Tss… et tu es encore bien en dessous de la vérité. Attends que j'aie fait émerger de là un fusil à lunette, un lance-roquettes, un missile sol-air et quelques grenades…" renchérit Joy, sardonique.
- " Ah là, évidemment Mary Poppins est totalement surclassée…"

Cette remarque leur arracha un sourire. Cela faisait maintenant 20 minutes qu'ils suivaient le bus brinquebalant. Heureusement pour leur filature, il n'y avait que très peu d'arrêts sur le trajet et ils parvenaient à maintenir la distance. Enfin, ils quittèrent la voie rapide pour s'engager sur une bretelle qui les conduisit très vite dans un bidonville. Ils étaient toujours suivis par la camionnette verte. Cette présence menaçante alourdissait l'atmosphère dans la voiture et les deux anciens agents restaient plongés dans le silence. Le bus roulait lentement, tentant d'éviter nids de poule et débris qui jonchaient la chaussée. Soudain, ils virent les deux adolescents sauter du marchepied. Georgi et Joy laissèrent échapper un soupir au même instant. Ils ne s'étaient pas trompés mais il allait maintenant falloir faire vite. Georgi suivit le bus pendant encore quelques mètres, ce n'était pas le moment de se faire repérer par les enfants qui avaient l'avantage du terrain et pouvaient s'éclipser en une seconde. Quand ils furent hors de vue, Georgi stoppa sur le bas coté. Ils attendirent quelques secondes. La fourgonnette verte ne put faire autrement que les dépasser. Elle tourna à l'angle suivant. Alors ils descendirent et parcoururent le chemin en sens inverse pour retrouver la ruelle dans laquelle Picasso et son amie avaient bifurqué.

- "Il faut qu'on se dépêche, je suis convaincue que dans ce quartier, les étrangers ne sont pas légion et on va se faire repérer très vite."
- "D'autant qu'on n'a pas exactement le type local !" renchérit Georgi.

Il avait beau avoir dissimulé ses cheveux blonds sous un bonnet, sa haute taille et ses yeux bleus détonnaient dans ce quartier où la population était majoritairement indienne. La chance était avec eux : il n'y avait que très peu de monde dans les rues mais les rares passants les dévisageaient, hostiles et intrigués. De loin, ils virent les enfants mais avant qu'ils puissent les rejoindre, un bruit de fusillade retentit. Ne sachant ni d'où venaient ces tirs ni à qui ils étaient destinés, ils se précipitèrent d'un même mouvement contre un mur et s'accroupirent derrière un amoncellement de bric-à-brac.

* * * * * * *



Largo et Simon avaient mal dormi et avaient passé la moitié de la nuit à se battre pour arracher à l'autre un morceau de couverture. Au petit matin, Simon avait fini par s'asseoir dans le lit brutalement et, accaparant le précieux morceau de laine, il avait grommelé :

- "Bon sang, je comprends mieux pourquoi tu n'arrives pas à garder une femme plus d'une nuit ! C'est intenable de dormir avec toi !"
- "J'en ai autant à ton service." Avait rétorqué Largo, boudeur en se retournant, embarquant du même coup le fruit de leur désaccord.

La matinée s'était écoulée lentement, seulement rythmée par les bruits de la maisonnée et les babillements des enfants, puis de nouveau, le silence après leur départ pour l'école. Largo et Simon n'en pouvaient plus de tourner en rond. Même s'ils étaient les meilleurs amis du monde, à rester confinés dans une pièce de moins de 10 m², la tension montait inexorablement. Ils échafaudaient des stratégies plus démentes les unes que les autres pour s'échapper mais se rendaient bien compte qu'ils étaient dans une impasse. Pour l'heure, ils n'étaient pas maîtres de leur destin. Alors qu'une nouvelle dispute couvait, des coups de feu résonnèrent. Instantanément, les jeunes gens oublièrent leur querelle et se précipitèrent vers la fenêtre. Dans leur champ de vision, il ne se passait rien. Pourtant, ils entendaient de plus en plus distinctement des cris, des bruits de coups, des pleurs, des craquements sinistres…





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