Chapitre 11



- "Mais qu'est ce que c'est que ce bordel ?"
- "Qui parlait de la cavalerie hier ?"
- "Non, pas le genre de notre cavalerie de débouler en tirant dans le tas. Accorde leur un peu plus de crédit, Largo !"
- "Je ne parlais pas de la nôtre."

Largo n'eut pas le temps d'expliciter sa pensée : la porte de la pièce où ils étaient retenus s'ouvrit avec fracas. Trois de leurs geôliers entrèrent et avant que l'un ou l'autre ait pu faire le moindre geste, ils leur avaient lié les poignets dans le dos et entravé les chevilles.

- "Mais c'est quoi encore ce cirque ?"
- "Et c'est reparti pour un tour… C'était trop calme, aussi."

Les hommes les repoussèrent dans le coin de la pièce le plus éloigné de la fenêtre et les obligèrent à s'asseoir sur le sol. L'un d'eux resta là, une kalachnikov à la main, tandis que les deux autres ressortaient de la pièce en courant.

- "On peut savoir ce qu'il se passe ?" tenta Largo en espagnol.

Pour toute réponse il reçut un regard menaçant de la part de l'homme.

- "Il semblerait que non." Ironisa Simon, fataliste, en haussant les épaules.
- "Callense !" rugit ce dernier, extrêmement tendu, le regard sans cesse en mouvement entre ses deux prisonniers et la fenêtre.

Georgi et Joy n'avaient pas bougé. D'où ils étaient, cachés derrière un tas de cagettes et de tôles, ils avaient toute la rue en enfilade. Ils virent donc jaillir un commando d'une dizaine d'hommes en uniformes militaires, fusils d'assaut à la main.

- "Les occupants de la camionnette ?" murmura Joy, moins comme une question que comme une évidence.

Georgi ne répondit pas mais hocha la tête. Il enchaîna :

- "La question est : amis ou ennemis…"
- "Je n'en sais rien, mais ce qui est sûr c'est que ce ne sont pas des amis de Picasso et de sa copine, ils ont détalé comme des lapins en les voyant arriver."
- "Ce qui ne nous simplifie pas la tâche et tendrait donc à me les rendre antipathiques."

Joy laissa planer un instant de silence avant de répondre, très concernée et d'un ton posé :

- "C'est un argumentaire qui se tient."
- "Je te remercie, venant de toi, ça me touche…"
- "Trêve de courbettes. Il serait temps de décider de ce qu'on fait."
- "Tu as vu par où ont filé les gosses ?"
- "Oui, la troisième à droite. On pourrait…"

Joy ne termina pas sa phrase. Elle resta sans voix en voyant un des membres du commando défoncer une maigre porte à coups de pied, terminant le travail avec son arme. Plusieurs de ses compagnons s'engouffrèrent à sa suite par la brèche. Georgi et Joy entendirent des cris, le bruit des meubles renversés, des sanglots, celui des coups… Ils se regardèrent… Antipathiques, ça se confirmait…
Les hommes ressortirent de la maison et recommencèrent le même manège dans la suivante. Sur le pas de la porte éventrée, Georgi et Joy virent apparaître plusieurs enfants en larmes. Dans chacune des maisons, le même scénario se répétait, au milieu des pleurs et des éclats de voix.

- "A l'évidence, ils cherchent quelque chose."
- "Ou plus exactement quelqu'un."
- "Tu penses qu'ils veulent Largo et Simon ?"
- "Et bien, la coïncidence me semble un peu surprenante : je vais les voir hier, aujourd'hui on est suivis et maintenant ils perquisitionnent dans tout le quartier… De toutes façons, les coïncidences, tu n'y crois pas plus que moi…"
- "Un point pour toi, sauf que ça nous pose un gros problème : s'ils sont effectivement dans le coin, ça veut dire que Largo et Simon sont en danger, on ne sait pas comment leurs kidnappeurs peuvent réagir s'ils sont acculés."
- "Dans ce cas, on n'a pas deux douzaines de solutions : il faut trouver leur planque avant ceux-là" répondit Joy en désignant du menton le commando qui continuait son chemin. En passant par la rue parallèle à celle-ci, on va retrouver le chemin par lequel les gosses sont passés."

Georgi hocha la tête, il n'avait rien de mieux à proposer. Il allait se retourner quand Joy posa une main sur son bras.

- "Tiens" fit elle en lui tendant son Beretta, tandis qu'elle gardait son Glock dans la main, "c'est dérisoire face à leur artillerie mais de toute façon, on n'a pas l'intention de se faire canarder, n'est-ce pas ?"

Alors, tout en restant baissés et profitant d'un moment où le seul homme resté dehors houspillait des gamins dans l'autre direction, ils traversèrent rapidement l'espace découvert qui les conduisait dans la rue adjacente.



Une nouvelle fois, la porte de la pièce s'ouvrit sans douceur. Largo et Simon virent avec stupéfaction entrer Picasso accompagné d'une gamine du même âge et de Llanquileo. Avant qu'ils puissent dire quoi que ce soit, le jeune indien avait pris la parole :

- "Je vous expliquerai plus tard, pour le moment on se tire d'ici très vite !"

Llanquileo et l'homme qui était resté avec eux les attrapèrent sans ménagement pour les mettre debout alors que Largo et Simon protestaient énergiquement :

- "Non mais on peut savoir ce qui ce passe ?"
- "Et toi on peut savoir ce que tu fais là ?"
- "Et nous, qu'est ce qu'on fait là ?"
- "Et c'est quoi ces coups de feu ?"
- "PLUS TARD !" trancha Llanquileo en les entraînant.

Encadrés par leurs quatre geôliers, ils sortirent de la maison aussi vite que leurs chevilles entravées le leur permettaient. A peine dehors, ils furent poussés dans une voiture qui attendait devant la porte. Picasso et la fillette montèrent à côté d'eux. Ana était au volant tandis qu'Andrés se tenait à coté du véhicule.

- "Pars avec nous."
- "Il faut quelqu'un pour donner le change ici et je suis blessé, je ne serai d'aucune utilité." Dit-il en montrant sa main bandée.
- "Ne reste pas ici. Ils sont en train de tout saccager et s'ils ont l'opportunité de mettre la main sur toi, ils ne s'en priveront pas."
- "Ne t'inquiète pas, je vais partir dès que les petits seront rentrés de l'école. On ira à Horcon. Aller file. Emmène les et donnez des nouvelles par le canal habituel. Faites attention à vous." Termina-t-il d'une voix douce mais résolue avant d'embrasser légèrement sa femme et de se reculer.

Ana hésita un moment, retenant ses larmes.

- "Il faut qu'on y aille, petite sœur." L'encouragea doucement Llanquileo qui s'était assis à côté d'elle.

La voiture s'éloigna dans un nuage de poussière. Il était temps : le commando arrivait devant la maison. Tandis que plusieurs hommes levaient leurs armes, tentant vainement d'atteindre les pneus de la voiture pour la contraindre à s'arrêter, les autres envahissaient le logement. Dans la pièce, il ne restait qu'Andrés et sa mère, le bébé sur les genoux. Ils se levèrent en voyant les militaires entrer. Sans un mot, sans un regard, les hommes commencèrent à fouiller méthodiquement la maison. Avec une froideur clinique, fruit de l'habitude, ils ouvraient les meubles, renversaient les tiroirs, éventraient les matelas… Actes gratuits puisqu'il paraissait évident que ni Largo ni Simon ne se trouvaient là. Recroquevillée dans un coin, la vieille femme pleurait, l'enfant serré dans ses bras. Fataliste, Andrés n'avait pas fait un geste, pas eu un cri de protestation. Il laissait passer l'orage. Ce fut peut-être cette passivité qui porta leur rage à son comble. Les hommes qui avaient vainement tenté d'intercepter la voiture des fuyards rejoignirent les autres à l'intérieur. Il s'en suivit une brève concertation avant que le chef du commando ne s'approche d'Andrés et ne le saisisse par le col.

- "Où est ta femme ? Où est son frère ? Et qu'avez-vous fait des deux gringos ?"

Andrés secoua la tête sans répondre. L'homme serra plus fort et réitéra ses questions.

- "Je ne sais pas de qui vous parlez." Répondit l'Indien.
- "Tu te fous de nous ? On vient de les voir partir. On sait que leurs amis sont arrivés jusqu'ici et tu nous dis que tu ne vois pas de qui on parle ? Mais c'est que tu nous prendrais pour des demeurés ?"

Andrés baissa la tête sans répondre. Il le savait, l'affrontement allait mal tourner. Il espérait juste être capable de ne rien révéler de compromettant avant que les autres ne soient à l'abri. Il percevait contre son cou la poigne ferme de l'homme, il sentait sa colère enfler à son poing qui se serrait convulsivement mais il ne vit pas le premier coup venir. Sans avoir eu le temps de comprendre il se retrouva collé au mur, les pieds touchant à peine le sol. Le type lui souffla, son visage à quelques millimètres du sien :

- "Tu vas me dire où ils sont, je n'ai pas de temps à perdre !"

Et brutalement il le lâcha pour lui asséner un coup de poing en pleine mâchoire. Juste après le craquement sinistre de son maxillaire, il entendit vaguement le cri de sa mère mêlant peur, colère et stupeur. Un instant, Andrés resta sonné. Le goût métallique du sang dans sa bouche lui fit retrouver un peu de lucidité. Cependant, avant qu'il puisse esquisser le moindre mouvement, les coups se mirent à pleuvoir, ponctués de questions, toujours les mêmes, leitmotivs lancinants…

- Où sont-ils ? Qui les a emmenés ? Où vont-ils ? Vas-tu parler ? Avoue !

Et les réponses… ne répondre qu'une chose, tout oublier, ne retenir que ces deux mots : "no sé". A chaque question… "no sé"... A chaque coup de poing… "no sé"… à chaque coup de crosse… "no sé". Oublier jusqu'aux visages aimés pour ne pas les trahir.

Un bras qui se lève devant le visage, geste dérisoire de protection, la peau qui éclate sous les coups, laissant échapper son flot d'humeurs, des plaies à vif, des cris de douleur entre deux inspirations sifflantes, vite étouffés sous le bruit mat des matraques, des articulations qui craquent, un corps qui se recroqueville, catatonique… et la douleur, omniprésente, traversant le corps de part en part, jusqu'à la moelle des os. Et malgré les pleurs, le sang, les gémissements, les coups qui s'abattent, jusqu'à ce qu'un dernier râle transforme ce corps en matière inerte.

Georgi et Joy virent les hommes sortir de la maison. Ils se regardèrent sans un mot. Inutile… Les vêtements maculés de sang des commandos parlaient pour eux. Ils attendirent sans bouger qu'ils se soient éloignés.

- "Ils ne les ont pas trouvés… ils ne sont pas là." Commenta Joy d'une voix lasse.
- "Tant pis, il faut quand même tenter de savoir. Viens."

A pas lents, craignant ce qu'ils allaient découvrir, ils s'approchèrent de la maison. Joy poussa ce qu'il restait de la porte et pénétra dans la pièce. Il fallut quelques secondes à leurs yeux pour s'accoutumer à la pénombre mais l'odeur décrivait parfaitement la scène : crasse, sueur, poudre et surtout, gluante, écœurante jusqu'à la nausée, dominant les autres… sang. Ils firent le tour de la pièce du regard et blêmirent en apercevant le corps recroquevillé. La terre battue recouvrant le sol s'était gorgée de sang. Sans un mot, mue par ses réflexes, Joy s'avança et posa deux doigts sur le cou de l'homme. Elle secoua la tête et releva des yeux assombris de colère :

- "Trop tard."

Georgi s'était approché de la vieille femme accroupie dans un angle de la pièce. Les yeux fermés, le buste se balançant avec une régularité pendulaire, elle psalmodiait dans une langue inconnue du Russe. L'enfant serré contre elle geignait doucement. Kerensky s'assit à coté d'elle et se mit à lui parler à voix basse. D'où elle était, Joy ne pouvait entendre. Peut-être ne le voulait-elle pas. Elle était au bord de la nausée et sentait un besoin urgent d'agir la gagner. Pour se défaire de cette sensation d'accablement, elle se mit à parcourir la pièce, cherchant une trace éventuelle du passage de ses amis. Après tout, si les militaires s'étaient donné tant de mal pour faire parler cet homme, c'est qu'il devait savoir des choses…
Elle passa dans la chambre et fut envahie par une certitude : ils étaient passés par là et y étaient encore peu de temps auparavant. Si Largo connaissait son parfum et était capable de sentir quand elle en changeait, il en allait de même pour elle et elle l'aurait reconnu entre mille. Pour l'instant, ces effluves flottaient encore dans l'air confiné. Rassérénée, elle se dit que ses amis avaient forcément dû laisser des traces moins évanescentes. Méthodiquement, elle entreprit de fouiller la pièce. Pendant un moment, elle ne trouva rien. Les hommes du commando avaient mis la pièce sans dessus dessous sans pour autant faire preuve d'efficacité. Joy désespérait de trouver autre chose que ce parfum quand, par acquis de conscience, elle se baissa et passa la main sous ce qui avait dû être une commode. Ses doigts rencontrèrent le froid de l'acier et elle ramena l'objet à elle. Elle contint un cri de joie : il s'agissait de la Breitling de Simon. Il ne pouvait pas y avoir d'erreur : ils la lui avaient offerte pour son anniversaire et il ne s'en séparait jamais. Joy sourit : il allait râler, le verre était cassé. Mais c'était un moindre mal. Maintenant elle était sûre qu'ils étaient sur la bonne voie. Avec précaution, elle glissa l'objet dans sa poche et, le cœur un peu moins lourd, retourna dans la pièce principale. Dans la salle, une petite foule s'était rassemblée autour de la vieille femme. Une jeune fille s'était chargée du bébé et quelqu'un avait hâtivement jeté une couverture sur le cadavre. Appuyé contre un mur, immobile, Georgi essayait manifestement de suivre les conversations. Joy le rejoignit et, à mi-voix, lui fit part de sa découverte.

- Tu as pu avoir des informations en faisant parler la vieille dame ? demanda-t-elle.

Georgi secoua la tête :

- Elle est en état de choc, impossible de lui tirer une seule phrase cohérente en espagnol. Elle parle dans un dialecte que je ne connais pas et, à vrai dire, je doute même que quelqu'un de sa communauté la comprenne. Tout ce que j'ai saisi c'est le mot "sud" qui est revenu plusieurs fois.
- Et les autres ?

Du menton, Joy venait de désigner le groupe.

- Pas encore, mais de toute façon, il va falloir les questionner, on n'a pas d'autre source d'information ! Mais on a plutôt intérêt à rester sur nos gardes. Ils sont tous à cran, le moindre mot de travers et on est bons pour le massacre.

Joy hocha la tête en signe d'assentiment.

- De toute façon, on ne va pas avoir tellement le choix, on est repérés. Effectivement, à deux reprises déjà, l'un des hommes les avait désignés du doigt et maintenant, il s'approchait.

- Qu'est ce que vous faites là ? demanda-t-il sèchement.

Dans un espagnol hésitant, Joy tenta d'expliquer leur présence, l'enlèvement de leurs amis, leurs recherches… Plus elle s'empêtrait dans ses phrases, plus le regard de l'homme se faisait dur et méfiant. Les autres s'étaient tus et écoutaient attentivement sans pour autant se rapprocher. Georgi posa sa main sur le bras de la jeune femme pour l'arrêter.

- Aucune chance de les convaincre. Au mieux, ils vont nous coincer ici le temps de vérifier qu'on n'était pas de mèche avec les militaires. Au pire…
- Donc on s'éclipse.
- J'allais le dire.
Ce dialogue en anglais entre les deux agents avait contribué à tendre encore un peu plus l'atmosphère et au silence avait succédé un grondement menaçant. Alors, sans plus attendre, Joy se jeta sur le coté pour contourner le groupe et atteindre la porte.




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