Chapitre 12



vSurpris par ce mouvement brusque, ils réagirent avec un temps de retard et ne purent la fermer. Ils tentèrent de se saisir de la jeune femme mais elle était vive et, moyennant quelques coups de pieds et de poings à ses assaillants les plus proches elle se retrouva dans la rue. Alors elle se mit à courir le plus vite possible, évitant de rester à découvert. Elle bifurquait fréquemment dans les ruelles sans jamais trop s'éloigner du trajet qui la ramènerait à la voiture. Dans le même temps, profitant de l'affolement créé par la fuite de Joy et de l'instant où tous avaient tourné la tête, Georgi s'était réfugié dans la pièce où Largo et Simon avaient été retenus. D'un brusque mouvement il avait claqué la porte et s'était précipité sur la fenêtre. Celle-ci n'était pas faite pour s'ouvrir. Brisant le verre d'un coup de coude, il parvint à passer à travers l'ouverture alors que la porte s'ouvrait et qu'un coup de feu retentissait juste derrière lui.

- "Et merde, pour couronner le tout, ils sont armés"… pensa-t-il "C'est vraiment plus de mon âge, ces conneries !"

Il n'attendit pas que ses poursuivants se ressaisissent et s'enfuit. Il entendait les cris des habitants derrière lui. Il savait qu'ils allaient inexorablement se rapprocher. Ils avaient l'avantage de l'âge et du terrain. Pour lui, le Russe n'avait que son passé d'agent et son habitude des situations critiques, atout non négligeable mais qui resterait sans doute insuffisant à la longue. Kerensky se doutait que Joy aurait rejoint la voiture et il fallait absolument qu'il se dirige dans la même direction. C'est ce qu'il tentait de faire. Malheureusement pour lui, les habitants s'étaient maintenant organisés et quadrillaient plus méthodiquement le bidonville. Il avait beau être sur ses gardes et se dissimuler à chaque fois que les voix se rapprochaient, il sentait qu'à plus ou moins brève échéance, il serait fait comme un rat. Accroupi dans un coin d'ombre, contre une pile de palettes de bois, il réfléchissait. Il allait devoir franchir une dizaine de mètres de terrain totalement découvert… aucune chance de passer discrètement. Il soupira en vérifiant le chargeur de l'arme que Joy lui avait laissé… Tant pis, il fallait qu'il passe…
Courbé en deux il prit son élan et déboula au milieu de la rue. Instantanément il fut repéré et les cris derrière lui semblaient bien trop proches pour une issue favorable. Mais tout à coup, la voiture de location surgit d'une ruelle et freina dans un nuage de poussière. La portière coté passager s'ouvrit et une voix narquoise s'en échappa :

- "Alors, on fait du tourisme ? Je peux vous déposer quelque part, peut-être ?"

Georgi ne se fit pas prier et s'engouffra dans le véhicule. Joy redémarra à toute vitesse, laissant leurs poursuivants sur place. Rapidement, ils quittèrent le quartier et rejoignirent la voie rapide. Un long moment, ils restèrent silencieux, cherchant à la fois à reprendre leur souffle et à mettre de l'ordre dans leurs pensées. Joy rompit le silence la première :

- Bon, si on récapitule, on sait par qui et sans doute pourquoi Largo et Simon sont retenus. Il ne nous reste qu'à savoir où ils les ont emmenés. Une idée ?
- Je ne sais pas... Ils ont pu rester dans les environs de Santiago, dans un autre bidonville ou dans un village de montagne. Cela dit, à leur place, je m'éloignerais de la capitale : les flics et les militaires ont l'air prêts à tout.

Georgi s'interrompit et Joy resta silencieuse. Tous deux revoyaient les scènes de violence auxquelles ils venaient d'assister. Le malaise qu'ils éprouvaient se faisait palpable. Pour s'arracher à ces sombres pensées, Joy reprit la parole en se concentrant sur les faits :

- D'après ce que j'ai pu apprendre ce matin auprès des étudiants, les Mapuches sont originaires de la région de Temuco. Ca se situe environ 700 kilomètres au sud de Santiago. La vieille femme a bien répété le mot "sud" à plusieurs reprises, non ?
- Oui, mais reste à savoir si elle divaguait ou si ses mots avaient une quelconque valeur. Et puis le sud, c'est vaste ! On cherche une aiguille dans une meule de foin.
- Si j'ai bien compris, il y a plusieurs mouvements contestataires chez les Mapuches. Les leaders de ces factions ont l'air d'être connus des services de police. Il faut peut-être creuser de ce coté là.
- M'introduire dans les fichiers de la police chilienne ? On ne me l'avait jamais faite, celle-ci ! Et bien voilà de quoi ajouter une ligne à mon Curriculum Vitae. Je trouvais aussi que ce boulot commençait à sentir la routine.

* * * * * * *



Dans la voiture, l'ambiance était des plus moroses. Aux bidonvilles crasseux de Santiago avaient succédé de grandes villas implantées au milieu de jardins fleuris. Autour, sur les coteaux des premiers contreforts des Andes, s'étalaient des vignes. Manifestement, ils quittaient la capitale mais la géographie de la région était si complexe qu'il leur était difficile de savoir quelle direction leurs ravisseurs avaient choisie. Ils avaient bien vu et tenté de mémoriser des noms sur les panneaux, mais ils leur étaient de toutes façons totalement inconnus. Leurs regards se croisèrent un instant et Largo demanda :

- Tu as une idée de l'endroit où ils nous emmènent ?

Simon haussa les épaules :

- J'ai eu beau chercher, je n'ai encore vu indiqué ni la Terre de feu, ni le Machu Pichu, j'en déduis qu'on est quelque part entre les deux.

Visiblement, Picasso les écoutait attentivement puisqu'un sourire fugace naquit sur son visage en entendant la remarque du Suisse. Il eut beau l'éteindre le plus vite possible, cela n'avait pas échappé à Largo.

- On a le droit à une explication maintenant ? On peut savoir ce que tu viens faire dans cette histoire ? questionna-t-il d'une voix acerbe.

Picasso échangea un long regard avec Llanquileo avant de se tourner vers Largo et de lui répondre à mi-voix.

- J'étais mandaté pour vous piéger. Gagner votre confiance, vous suivre et me débrouiller pour vous éloigner des sentiers battus. Je devais vous amener sur notre terrain pour faciliter votre enlèvement.
- Et on s'est fait avoir comme des bleus ! soupira Simon.
- Mais je ne pouvais pas savoir que vous seriez comme vous êtes !"

La candeur de cette remarque tira un sourire aux deux jeunes gens.

- Mais vous vous rendez compte que c'est de la folie ? On va bientôt avoir les flics aux trousses sans compter nos amis qui vont remuer ciel et terre pour nous retrouver. Vous n'avez aucune chance. Qu'est ce que vous espérez exactement ?

Ce fut Llanquileo qui répondit :

- Je vous l'ai déjà dit, nous n'avons qu'un seul objectif : faire savoir que nous existons, faire connaître notre combat pour nos droits au-delà des frontières de ce pays. Ici, le racisme latent est tellement ancré dans les mœurs que quoi que nous fassions nous ne sommes pas entendus. Il nous fallait un coup d'éclat, quelque chose qui amène les étrangers à s'interroger sur la situation dans ce pays. Nous comptons beaucoup sur les journalistes qui ne manqueront pas de se précipiter sur un fait divers aussi alléchant. En attendant qu'ils arrivent, on va juste s'installer en lieu sûr.
- Et c'est où un lieu sûr comme vous dites ? interrogea Largo.
- En Araucanie. C'est le berceau de notre ethnie. On y dispose de tout ce qu'il faut comme soutien.

Largo et Simon se regardèrent. Leurs ravisseurs avaient bien planifié leur coup. Joy devait se faire un sang d'encre et ils doutaient qu'elle puisse deviner ce qu'il était advenu d'eux. Maintenant, Georgi, Sullivan, le conseil… tous devaient être au courant de leur disparition. Il fallait qu'ils puissent donner de leurs nouvelles.

- Est-ce que je peux au moins appeler l'amie qui nous accompagnait à Santiago ? Elle ne doit même pas savoir si nous sommes vivants. Je voudrais juste la rassurer.
- Pas tant que nous ne serons pas en terrain conquis. Pour le moment, c'est trop facile de nous repérer. On ne s'arrête pas.
- Bon sang, mais on en a pour deux minutes à pei…
- Et on arrivera dans combien de temps ? demanda Simon avec le sens pratique qui le caractérisait et sentant que le ton allait monter entre Largo et Llanquileo.
- On en a pour 8 à 9 heures si tout va bien et que nous ne sommes pas obligés de faire des détours pour échapper aux barrages de police.
- Génial ! lâcha Simon. Engagez-vous, qu'ils disaient, vous verrez du pays…

Sur ces bonnes paroles, il ferma les yeux, bien décidé à tuer le temps de la moins mauvaise des manières. Calé contre la portière, les yeux posés sur un paysage qu'il ne voyait pas, Largo restait sombre. Il imaginait sans peine l'angoisse de ses amis. Comment faire pour les prévenir qu'ils étaient en vie et qu'ils allaient bien ? Il tournait et retournait le problème dans sa tête sans parvenir à lui apporter la moindre solution. Soudain Picasso prit la parole en anglais :

- Ne dites rien mais… Joy… elle sait que vous allez bien.
- Pardon ? lâcha Largo éberlué. Simon consentit même à ouvrir un œil, preuve de son étonnement.
- Je suis allée la voir… je lui ai dit…
- Elle sait que tu nous as attiré dans un guet-apens et tu as encore tes deux yeux ? Impossible ! ironisa Simon.
- Je lui ai dit que j'avais vu l'enlèvement, que vous alliez bien. Elle ne sait pas que c'est ma faute.

Simon ne parvint pas à retenir un rire.

- Et bien, dur le boulot de hors-la-loi, hein ! Tu as du mal à t'accommoder d'une conscience trop encombrante, on dirait ! Il n'empêche que je ne donne pas cher de ta peau quand la demoiselle va nous mettre la main dessus. Tu n'as jamais eu affaire à une Joy furieuse et je doute que ça te plaise tellement !

Cet échange n'avait pas été compris par les trois autres occupants de la voiture qui commençaient à s'interroger aussi laissèrent-ils tomber la conversation.
Les heures coulaient lentement, seulement ponctuées par les changements de conducteur et les pleins d'essence. En d'autres circonstances, ils auraient sans doute apprécié les paysages magnifiques qui s'offraient à eux : aux vignobles et aux champs fertiles de la vallée centrale avaient succédé les lacs et les forêts. Le panorama semblait de plus en plus sauvage au fil des kilomètres. Lentement, la lumière changeait et quand ils atteignirent Talca, la nuit tombait. Plus le véhicule s'éloignait de la capitale et plus Llanquileo et Ana paraissaient se calmer. Ils seraient donc passés à travers les mailles du filet ? L'atmosphère se détendait et les conversations s'amorçaient. Avec réticence pour commencer mais peu à peu, la bonne maîtrise de l'espagnol de Largo et Simon aidant, les langues se déliaient. Ana et Llanquileo entreprirent de leur parler de la culture mapuche, de la situation politique du Chili, du manque de reconnaissance des ethnies indiennes par le gouvernement central… Picasso et Solana s'étaient endormis, vaincus par le stress autant que par la fatigue. Peu à peu, Largo et Simon commençaient à percevoir les motivations de leurs geôliers.

- Ma parole, on est en train d'être touchés par le syndrome de Stockholm ! songea le jeune milliardaire pour lui même avec ironie…

* * * * * * *



- Joy, cesse de tourner en rond comme ça. Tu me rends nerveux, bon sang !

La jeune femme tira une chaise près de Kerensky et s'assit, s'efforçant de rester tranquille.
De retour au Carrera, Georgi et Joy s'étaient enfermés dans la chambre du Russe. Il avait immédiatement commencé à attaquer le réseau de données de la police chilienne. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour parvenir à se faire passer pour un utilisateur régulier. La base de données était relativement maigre car récente. Il avait entrepris de consulter les fiches mais n'avait jusqu'à lors rien trouvé d'intéressant. Derrière lui, Joy piaffait d'impatience. Pour faire quelque chose, elle avait appelé le commissariat central pour vérifier où en étaient les recherches. "On s'occupe de tout" avait été l'inquiétante réponse du responsable de l'enquête. En désespoir de cause, elle avait aussi contacté Kenney, l'ambassadeur des Etats-Unis pour lui demander une fois encore d'user de son influence pour faire avancer le dossier.

- C'est incroyable ! Une chatte n'y retrouverait pas ses petits ! La notion de classement leur serait-elle totalement étrangère ? pesta Kerensky.

Machinalement, Joy regarda sa montre : presque 16 heures. Cela faisait plus d'une heure que Georgi cherchait. Le temps jouait contre eux et pourtant, la lecture de ces fichiers leur serait peut-être d'une aide précieuse. Il fallait se résoudre à attendre.

- Bingo, je les ai ! s'exclama Georgi.
- Fais voir ! Tu as des photos ?

Effectivement, bien que sommaires, les fiches contenant les données personnelles des opposants considérés comme des agitateurs potentiels comportaient les informations essentielles : nom, prénom, date de naissance, activité et surtout une photo d'identité judiciaire pour ceux qui avaient déjà été arrêtés.

- Allons-y.

Durant la demi-heure qui suivit, ils parcoururent un grand nombre de dossiers. La quantité de fiches arracha une remarque grinçante à Kerensky :

- Je comprends mieux que la police soit débordée à voir comment ils fliquent leurs concitoyens… Ils ont du mal à se défaire des bonnes vieilles méthodes de l'ère Pinochet, on dirait !

Pour le moment, ils n'avaient rien trouvé de probant : effectivement, la majorité des fiches concernait des suspects arrêtés pour des délits de droit commun : vol à l'étalage, réseaux de paris truqués, escroqueries en tous genres et arnaques à touristes, trafic de drogue, prostitution… Rien concernant les mouvances politiques. Puis, alors qu'ils commençaient à désespérer, une photo retint leur attention :

- Là ! s'écrièrent-ils d'une seule voix.
- C'est l'homme qui a été tué par les militaires. Il n'y a pas de doute.
- Andrés Maihue, né à Lautaro en 1970. Installé à Santiago depuis 1987. Ouvrier dans une cimenterie du sud de Santiago. Domicilié dans la población de Pudahuel. Marié, quatre enfants. Arrêté à plusieurs reprises pour troubles de l'ordre public, incitation à la grève, organisation de manifestations non autorisées. Membre et leader de plusieurs mouvements politiques mapuches aussi bien à Temuco qu'à Santiago. Lut Georgi.
- C'est bien ça… On le tient le motif politique !
- Ne t'emballe pas : lui, il est mort, on n'en tirera pas grand-chose comme informations !
- Alors, il faut continuer. On est sur la bonne voie.

Plusieurs fiches défilèrent sous leurs yeux sans évoquer quoi que ce fut : de nouveau des opposants au régime, hommes, femmes, jeunes pour la plupart, adolescents même pour certains.

- Stop ! s'exclama Joy alors que Georgi allait passer rapidement sur un dossier.

Elle connaissait cet homme, il fallait qu'elle rassemble ses souvenirs, elle l'avait déjà vu. Elle ferma les yeux et fit défiler les deux jours précédents dans sa tête, cherchant à retrouver l'image de ce visage émacié, ces traits fins…





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