Chapitre 13



- Je sais ! C'est le conteur de la Casa en el Aire ! Il parlait avec Picasso quand nous avons quitté le bar. Je suis sûre de moi, c'est bien lui.
- Ca pourrait coller : d'après la fiche, c'est aussi un leader mapuche. Son profil correspond à celui du précédent : même quartier, mêmes activités subversives… Et là encore, on retrouve la mention des mêmes villes : Santiago et Temuco. L'informa Kerensky qui en avait profité pour parcourir l'ensemble du dossier.
- Tu crois que ça pourrait être lui l'organisateur de l'enlèvement ?
- Ca fait beaucoup d'éléments concordants pour de simples coïncidences auxquelles nous ne croyons de toutes façons pas plus l'un que l'autre. Une petite virée dans le sud, ça te plairait ?

Joy hocha la tête. Enfin ils avaient une piste solide à laquelle se raccrocher.

- On appelle Sullivan pour le tenir au courant ? suggéra Georgi.
- Ok, vas-y pendant que je rassemble ce dont on pourrait avoir besoin.

Laissant Kerensky mettre le bras droit de Largo au courant des derniers éléments de l'enquête, la jeune femme quitta la pièce pour se rendre dans sa propre chambre. Elle y rassembla quelques affaires de première nécessité : vêtements, papiers, armes. Avant de rejoindre Georgi, elle fit un crochet par la chambre de Simon : il avait un guide touristique qui pourrait leur être utile. En pénétrant dans la pièce, elle ressentit un grand vide : elle avait encore l'air habitée. Des vêtements jetés sur un fauteuil, de la monnaie sur le bureau et, sur le lit, le précieux guide. Elle s'assit sur le matelas et se saisit de l'ouvrage, laissant son regard errer dans la chambre, un gros poids sur le cœur.

- Je te laisse moins de 24 heures après son retour pour regretter d'avoir remué ciel et terre pour le retrouver !

Joy leva les yeux et aperçut Georgi, appuyé au chambranle de la porte.

- Tu as sans doute raison mais je n'y peux rien, ils me manquent. Soupira-t-elle avant de se lever et de passer devant lui pour quitter la pièce.

Le Russe devina sans peine qu'elle englobait les deux hommes dans cette dernière phrase. Doucement; il referma la porte de la chambre et la suivit.

Vers 5 heures ils quittèrent leur hôtel à bord de leur voiture de location. Ils mirent un moment à s'extirper de bouchons plus denses encore à cette heure que le reste du temps mais dès qu'ils quittèrent le centre ville, la circulation se fit plus fluide et ils prirent de la vitesse. Rapidement, ils rejoignirent la route panaméricaine qui relie Arica, à l'extrême Nord du pays, à Puerto Montt. Cet axe, le seul à effectuer la jonction Nord-Sud, était très fréquenté et les véhicules rencontrés des plus hétéroclites : du camion monstrueux à la charrette à cheval. Cette variété imposait une vigilance constante mais avec la tombée de la nuit, leur nombre diminuait permettant à la voiture d'accélérer. Pour l'heure, Georgi était au volant. Tant qu'il avait fait jour, ils avaient pu parler de tout et de rien, de ce qu'ils voyaient autour d'eux. Maintenant qu'on ne voyait plus rien dehors, ce type de conversation était exclu et le silence était retombé. Joy se fit la réflexion qu'elle ne s'était jamais trouvée dans une telle situation avec Kerensky : quand ils se retrouvaient en tête à tête, c'était la plupart du temps dans le bunker où l'un et l'autre travaillaient. Ils n'éprouvaient donc pas le besoin de faire la conversation. Là, le contexte était toute autre : pas d'échappatoire. Ils avaient déjà fait le point sur la situation de Largo et Simon, il n'y avait rien de plus à en dire. Elle ne savait quel sujet aborder avec lui et en concevait une profonde gêne. Si seulement Simon avait été là ! Quoi qu'on puisse lui reprocher, c'était souvent lui qui animait les discussions : ses frasques, ses commentaires à l'emporte-pièce, ses remarques scabreuses, tout était matière à rebondir.
Le léger rire de Georgi tira Joy de ses pensées et la fit sursauter.

- Qu'est-ce qui t'arrive ?
- Je viens de me rendre compte que tu es comme moi en train de découvrir qu'on a un mal de chien à se parler.
- Pas du tout… Je ne… Bon, d'accord. Concéda-t-elle.
- Il faut bien reconnaître que nous sommes assez handicapés : soit on verse dans la banalité la plus affligeante, soit on accepte d'aller un peu plus au fond des choses, autrement dit de se dévoiler, ce que nous ne savons faire ni l'un ni l'autre…

A son tour, Joy sourit.

- Bonne analyse, docteur, qu'est ce que vous préconisez ?
- On écoute de la musique ?
- Vendu… Au moins, je saurai tout de tes goûts musicaux dans 600 kilomètres !
- Il faut bien attaquer la forteresse par une de ses faces…

Après quelques tâtonnements pour échapper à la musique de galérien faisant fureur sur les ondes, le choix de Joy se porta sur du classique - une sonate de Bach - et la musique envahit l'habitacle.
Il roulèrent longtemps sans parler, concentrés sur la route, changeant de conducteur régulièrement. Quand enfin, ils arrivèrent dans la ville de Temuco, la nuit était tombée depuis longtemps.

- Je crois qu'on ne fera pas grand-chose de plus ce soir. remarqua Joy en constatant que la plupart des enseignes étaient éteintes et les rues désertes.
- Non, il ne nous reste qu'à trouver un hôtel et attendre demain en essayant de dormir. Renchérit Georgi.

Le centre ville était relativement restreint et ils ne mirent pas longtemps à trouver le seul hôtel de luxe de la ville. Ils choisirent de s'y installer. Sachant par expérience qu'il est toujours utile de donner une impression de normalité, il avaient décidé de se faire passer pour un couple de riches touristes en vacances. Afin de parfaire l'illusion, ils demandèrent à partager une chambre puis se firent monter un repas léger. Une fois leur collation achevée, ils firent le point de la journée, riche en évènements, et appelèrent John Sullivan à New York. Les nouvelles que ce dernier leur transmit n'étaient pas des plus brillantes : prétextant une escale imprévue à Mexico pour des raisons techniques, il avait réussi à expliquer aux deux chiliens avec lesquels il avait rendez-vous l'absence de Largo, mais ceux-ci avaient appelé Cardignac et depuis, le français ne cessait de harceler John, convaincu que cette défaillance n'était qu'un prétexte pour torpiller son projet, criant au complot dans les couloirs du groupe W… Bref, le Conseil était en ébullition et le bras droit de Largo avait eu bien du mal à maintenir un semblant de calme. D'ici 12 à 24 heures, il ne pourrait plus rien faire pour calmer les fauves et l'affaire "leur pèterait à la figure" selon les propres termes de Sullivan. Pour qu'il se laisse aller à pareil écart de langage, Joy et Georgi avaient bien compris que la situation était tendue. Ils avaient souhaité bon courage à John, l'assurant que dans ce laps de temps, ils auraient retrouvé les disparus.
Finalement, malgré leur inquiétude, la fatigue les gagna et ils se résolurent à se coucher. Dans la pénombre, Joy laissa échapper un soupir. Kerensky se redressa sur un coude, observant le visage fatigué de la jeune femme. Il se rallongea et dit à mi voix :

- Il va de soi que je nierais farouchement et que tu aurais de grave ennuis si jamais ça venait à leurs oreilles, mais à moi aussi, ils me manquent…

Joy sourit sans répondre, elle se sentait un peu moins seule. Peu après, elle s'endormit. Georgi, agité de sentiments contradictoires ne ferma les yeux qu'alors que l'aube commençait à poindre.

* * * * * * *



Lorsque le bruit du moteur cessa, Picasso et Solana se réveillèrent. Llanquileo qui avait repris le volant s'était arrêté pour faire le plein. Profitant de cet arrêt, Ana envoya les deux enfants acheter de quoi manger. Ils revinrent rapidement, les bras chargés et ils purent repartir.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Largo quand Solana leur tendit à chacun une empanada.
- Empanadas de horno ! Rétorqua la fillette en haussant les épaules comme si c'était la chose la plus évidente du monde.

Simon et Largo se regardèrent et le Suisse eut une moue désabusée :

- Mange donc, tu ne sais pas qui te mangera !

Sur ces sages paroles, il attaqua de bon cœur et découvrit que le chausson qu'il avait entre les mains contenait un mélange de viande hachée, d'oignons, d'olives et d'aromates. Le résultat était excellent. Ils terminèrent leur repas par les fruits achetés par les enfants.

- Qu'est ce que je donnerais pour me dégourdir les jambes ! se plaignit Largo après un long moment.
- Patience, on arrivera d'ici deux heures.

Sur ces paroles, ils retombèrent dans le mutisme. Pour tous, la fatigue commençait à se faire sentir et ils avaient hâte d'arriver. Ils traversaient quelques villes et villages de moins en moins animés à mesure que le temps passait. Quand ils arrivèrent enfin à Temuco, vers 23 heures, seules quelques enseignes de restaurants et de bars étaient encore allumées. Ils traversèrent le centre ville sans s'arrêter avant de s'enfoncer dans des quartiers nettement plus modestes, en bordure de l'agglomération. Visiblement, Llanquileo savait exactement où il allait. En effet, peu après, il s'arrêta devant un bâtiment bas et donna un bref coup de klaxon. Immédiatement, un homme apparut à la porte et vint ouvrir la grille d'une petite cour. Llanquileo y gara la voiture et sortit du véhicule. Il ouvrit la portière de Largo et invita les deux jeunes gens à descendre. Ils ne se le firent pas répéter deux fois tant ils ne supportaient plus le confinement. Il faisait froid mais, même si l'atmosphère était très humide, il ne pleuvait pas. Un peu groggy, ils firent quelques pas mais furent bien vite rappelés à l'ordre. L'homme qui avait ouvert la grille les interpella sèchement et leur fit signe de rentrer dans la maison. Ils se regardèrent : aucune chance de s'échapper, ils ne savaient pas où ils étaient et le quartier était à l'évidence aux mains des amis de leurs ravisseurs. Tout ce qu'ils y gagneraient seraient au mieux des bleus, au pire une balle… Un soupir simultané leur échappa qui les fit rire. Ils s'exécutèrent donc et pénétrèrent dans la maison. Ca ne respirait pas le luxe, mais au moins, il ne faisait pas froid et murs et sol étaient en dur. Solana et Picasso avaient disparu et Largo les soupçonnait d'avoir investi une cuisine dont s'échappaient des odeurs alléchantes. Ana et Llanquileo les conduisirent dans une pièce chichement meublée : deux lits branlants, une commode.

- Et maintenant on fait quoi ? demanda Simon.
- Maintenant, on dort. Répondit Ana du tac au tac.
- Ok, je pensais à un maintenant un peu plus éloigné. Du genre, "maintenant, à partir de demain matin" ! rétorqua la Suisse.
- La même chose : on attend.
- Quand pourrons-nous prévenir nos amis que nous allons bien ? demanda Largo qui espérait pouvoir glisser à Joy quelques informations sur la situation.
- Nous verrons ça demain, s'il ne se passe rien, nous ferons parvenir un message à vos amis. Mais ne vous faites pas d'illusion, vous ne communiquerez pas directement avec eux, Monsieur Winch, nous avons eu vent de votre réputation et nous préférons éviter d'avoir à affronter votre intelligence et l'efficacité de votre équipe. Exposa calmement Llanquileo.

Largo s'efforça de se composer un visage impassible mais à dire vrai, son moral venait d'en prendre un coup.

- Sur ce, bonne nuit Messieurs. Inutile de tenter de nous fausser compagnie. Bien entendu, la porte sera fermée et pour ce qui est de la fenêtre, elle donne sur la cour et nous avons un dogue allemand très sympathique dont c'est le domaine. Il supporte mal qu'on empiète sur son territoire et est particulièrement amateur de mollets…

Sur ces paroles, les deux indiens refermèrent la porte et leurs otages purent entendre la clé tourner dans la serrure.

- Et bien, il ne nous reste qu'à suivre les précieux conseils de cette charmante Ana. Intervint Simon, fataliste.
- J'en ai marre. Pourquoi faut-il toujours qu'on se fourre dans des guêpiers pas possibles ? Tu peux me dire ce qu'on a fait pour ça ?
- Mmmh, je commence par quoi ? On a un passif lourd à expier : deux ou trois arnaques – mineures, certes, mais arnaques tout de même - pas tout à fait soldées avec diverses polices de par le monde, une quantité de cœurs brisés difficilement dénombrable, une classe que les plus grands nous envient, une santé inaltérable... En faisant les fonds de tiroirs, on doit bien trouver aussi quelques gros mensonges inavouables, une pincée de luxure, un zeste de gourmandise, un fond de… Et puis, tu veux que je te dise… je crois que devant tout le reste, on paye comptant notre incroyable veine ! Reconnais qu'on a quand même une chance qui frôle l'insolence. Alors si le prix à payer pour tout ça est un peu d'agitation et d'aventure, et bien je sors mon chéquier de bon cœur… et je ne fais plus de chèques en bois, hein !
- D'accord, je me rends ! rit largo. Tu as dû être avocat dans une autre vie. Toujours est-il que je me demande comment toute cette histoire va tourner.
- Et bien, je n'en sais pas plus que toi et Madame Irma est aux abonnés absents pour le moment. Par contre, plus ça traîne et plus ça laisse de temps à Joy pour nous trouver.
- Oui, je suppose, mais elle n'a pas tellement d'éléments pour suivre notre trace.
- Tss, fais lui un peu confiance. Elle serait prête à traverser les océans avec un bloc de béton en guise de radeau pour te retrouver… Par pure conscience professionnelle, bien entendu. Ironisa Simon.

Largo lui dédia une épouvantable grimace et se jeta sur un des lits.

- Tu éteindras la lumière, moi je dors déjà. Conclut-il pour couper court aux tergiversations de son ami.

Résigné, Simon appuya sur l'interrupteur et s'enveloppa à son tour dans ses couvertures.

- Hé, Larg'
- Mmmmh ?
- Tu sais quoi… c'est son sale caractère qui me manque le plus.

Un sourire étira les lèvres de Largo et le visage de Joy se peignit derrière ses paupières closes.




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