Chapitre 14



Georgi ouvrit les yeux et se demanda un instant où il était. Puis tout lui revint en mémoire et il tourna la tête. A sa droite, Joy dormait encore. Il songea que ça faisait bien longtemps qu'il n'avait pas passé une nuit complète dans le même lit qu'une femme et eut un sourire un peu amer, mélange d'autodérision et de nostalgie. Peu désireux de se laisser entraîner à penser au désert de sa vie affective, il se leva et passa dans la salle de bain. Le bruit de l'eau éveilla Joy en douceur. Elle qui ne dormait généralement que d'un œil, même chez elle, ne s'était pas réveillée une seule fois… Sentiment inhabituel de sécurité ? Cette idée la fit rire. Si on lui avait dit ne serait-ce que deux ans plus tôt qu'elle se sentirait rassurée en partageant le lit d'un agent du KGB, elle aurait fait interner l'auteur de la remarque dans la seconde… Les temps changeaient… A son tour elle se leva et commanda un petit déjeuner qu'ils partagèrent quand le Russe revint.

- "Meilleur que le tord-boyaux de Simon" remarqua Kerensky en goûtant le café.

Joy ne releva pas mais sourit. Cette mention du Suisse les ramena au travail.

- "Tu as une idée sur la manière dont on peut s'y prendre pour les trouver ?" questionna Joy.
- "Pas tellement, le dossier de la police ne contenait ni adresse, ni numéro de téléphone."
- "Si ce que j'ai lu dans le guide est exact, la population indienne à beau être majoritaire, elle est tout de même cantonnée dans certains quartiers. Le tout est de savoir où ils se trouvent."
- "Et bien je sens que les touristes que nous sommes vont se mettre à la recherche des échoppes d'artisans. C'est bien toi qui m'a dit que par ici, une bonne part des revenus des Mapuches provenaient de la sculpture du bois et du tissage ?"
- "Exact. Je m'habille et on part."

La jeune femme fut rapidement prête et tous deux descendirent à la réception. Ils se renseignèrent sur les endroits où ils pourraient trouver des objets d'artisanat et se dirigèrent alors à pieds vers le marché qui se tenait en ville. Ils parcouraient les allées de long en large depuis un moment, s'arrêtant auprès des étals qui leur paraissaient les plus traditionnels, engageant habilement la conversation – dans la mesure des possibilités de leur espagnol imparfait – avec les commerçants. Malgré leurs préoccupations, Joy ne pouvait s'empêcher d'admirer la finesse des tissages et la qualité des sculptures proposées. Ces pièces, vendues quelques dollars, se retrouveraient dans les boutiques d'art ethnique des quartiers branchés de New York pour des fortunes tandis que les véritables artistes continueraient à crever de faim. Ecœurée, elle détourna le regard. Bien lui en prit car ses yeux se posèrent sur une silhouette à la démarche familière. Elle attrapa le bras de Georgi :

- "Aie ! Je peux savoir ce qui te prend ?"
- "Là bas, dans l'allée, je viens de voir passer Picasso, je suis sûre que c'était lui. Viens vite."

Après deux mots d'excuses bafouillés à l'attention du vendeur, Georgi se précipita à la suite de Joy. Très vite, il dut se rendre à l'évidence : elle avait raison. Il s'agissait bien de la silhouette dégingandée du garçon. Comme à Santiago, il tenait par la main une adolescente un peu plus jeune que lui. Ils avaient l'air dans leur élément et ne paraissaient pas particulièrement inquiets.

- "Hors de question qu'on les laisse filer cette fois. On les coince dès que possible." Grommela Georgi que ces courses-poursuites commençaient à agacer.

Il allongea le pas, réduisant la distance qui les séparait des enfants mais Joy le retint :

- "Pas ici ! Regarde l'environnement et demande-toi une seule seconde si on a des chances de les coincer dans ce marché surpeuplé où NOUS sommes les intrus envers qui la méfiance est de mise."

Georgi laissa son regard courir sur la foule bigarrée et dut se rendre à l'évidence. D'une façon ou d'une autre, ils se retrouveraient coincés et les gosses fileraient.

- "Qu'est-ce que tu proposes ?"

Joy se contenta de se remettre en route, feignant de flâner entre les stands en prenant garde de rester sur la même allée que les enfants. A contre-cœur, Kerensky allait se remettre en route quand le marchand à côté duquel il se trouvait l'interpella :

- "Recien casados y ya estay harto de correr detras de su esposa ? Tendrás que acostrumbrarte, pués !" (2)

Georgi sourit en songeant que l'homme les avait pris pour un jeune couple en pleine explication. D'une part, cela le rassurait sur la crédibilité leur couverture et d'autre part, il devait bien reconnaître au fond de lui qu'il se sentait vaguement flatté.

- "Mujeres…" (3) lâcha-t-il avec un haussement d'épaules fataliste avant de tourner les talons pour rejoindre la jeune femme


- "Qu'est-ce que tu fabriquais, bon sang ? On n'est pas là pour s'amuser !" le tança Joy quand il la rejoignit.
- "Discussion philosophique…" rétorqua Georgi, énigmatique.

Joy fronça les sourcils : elle connaissait suffisamment le Russe pour savoir que sous ces deux mots se cachait une épaisse couche de sarcasme. Elle choisit de ne pas chercher plus loin et reporta son attention sur Picasso. Les bras chargés, les enfants s'apprêtaient manifestement à quitter le marché. Ils devisaient sans prêter une attention particulière à ce qui les entourait et les deux anciens agents n'eurent aucun mal à les suivre. A mesure qu'ils s'éloignaient de la foule, la rumeur se faisait plus assourdie et les rues se vidaient. Joy et Georgi marchaient en silence, soucieux de ne pas se faire remarquer. Alors qu'ils bifurquaient dans une rue encore vide à cette heure relativement matinale, sans concertation, ils accélérèrent le mouvement. Malgré la distance et les idéologies différentes qui les sous-tendaient, leurs formations avaient été relativement similaires et, au même instant, ils avaient perçu la possibilité d'une action. En quelques pas ils avaient franchi les derniers mètres qui les séparaient des deux enfants mais avant qu'ils eussent pu esquisser le moindre mouvement pour les arrêter, Picasso s'était retourné, prenant conscience d'une présence menaçante. Il réagit instantanément en poussant Solana en avant.

- "Sauve-toi ! Cours le plus vite possible !" s'écria-t-il en lâchant ses paquets, manifestement disposé à appliquer ce conseil à son cas personnel.



Le claquement sec d'une porte tira Largo de ses songes. Pendant quelques secondes, il tenta en vain d'intimer à son cerveau de prolonger son rêve, mais non, décidément, les bruits, les odeurs, plus rien ne correspondait… Il ouvrit les yeux pour se retrouver dans la chambre de la veille… Ce n'était donc pas un cauchemar, ils se trouvaient bien au milieu de nulle part sans moyen de prévenir Joy qu'ils allaient bien. Le jeune homme soupira et s'assit sur son lit en grimaçant. L'inaction lui pesait bien plus que tout le reste. Pour un peu il en serait venu à regretter son emploi du temps habituel : ses collaborateurs avaient beau être retors, ils étaient vivants et leurs heurts animaient salutairement ses journées.
Il tourna la tête et aperçut quelques mèches brunes en bataille émergeant des couvertures dans l'autre lit. C'est tout ce qui dépassait de Simon. Largo sourit et se rallongea, les bras croisés derrière la tête : lui au moins parvenait à dormir et à s'accommoder de la situation. Mais bien vite, son sourire s'effaça. Il pensait à la distance qui s'était malgré tout établie entre son meilleur ami et lui. Largo sentait que si, du jour au lendemain, il perdait tout : sa fortune, les fastes et les facilités qui en étaient les corollaires, il en serait très affecté. Il se voyait mal reprendre ce qu'il appelait "sa vie d'avant" – preuve s'il en était qu'il avait tourné la page – faite de doutes et d'aléas. Se lever le matin sans savoir de quoi la journée serait faite, sans avoir la moindre idée de ce qu'il ferait le soir venu, flirter outrageusement avec les limites de la légalité… Il ne s'en sentait plus capable. Etait-ce le fait de l'âge ou celui du confort ? Il n'en savait rien, il en prenait simplement conscience et le contraste avec son ami était des plus saisissants. Simon, au contraire semblait ne pas changer. Les choses coulaient sur lui sans y trouver de prise : aujourd'hui il croulait sous les dollars, tant mieux, il en profitait au maximum, plus que lui même peut-être mais si le lendemain tout s'écroulait, il retomberait sur ses pieds et trouverait un moyen de s'en tirer. Largo eut un sourire las. Simon n'avait pas forcément tort quand il disait qu'à ce rythme là, dans dix ans il serait difficile de le distinguer des autres membres de son big-board. Heureusement qu'il était entouré de ses amis. Ils ne le laisseraient pas devenir un de ces hommes d'affaires froids et robotisés qu'il côtoyait parfois. Il aimait beaucoup John Sullivan, mais il ne voulait pas que sa vie finisse par ressembler à la sienne : du boulot, du stress… Largo rêvait d'une famille, d'un appartement, ou non, mieux, d'une maison et d'un jardin plein d'enfants. Il s'imaginait sans peine emmenant ses gosses au parc le dimanche, jouant au football avec l'aîné, donnant le biberon à la petite dernière… Il ne lui manquait qu'une chose, trouver celle qui serait la mère de ces enfants. Ou plus exactement être sûr de l'avoir trouvée.. Comment pouvait-on être sûr de ces choses-là ?

- "Dix cents pour tes pensées"

La voix de son ami le fit sursauter. Appuyé sur les coudes, Simon le regardait d'un air intrigué. Largo sourit :

- "Je me demandais avec quoi j'allais t'étouffer pour faire cesser tes ronflements."
- "Hey ! Je ne ronfle pas d'abord… Allez, raconte, tu pensais à quoi avec cette mine concentrée ?"
- "Rien de spécial, je t'assure… Je me disais juste que…"
- "Ah je sais… Tu pensais à ELLE, hein, allez, avoue…

Largo resta un instant sans voix, pris de court. Cette absence de réaction suffit au Suisse pour enchaîner :

- "Hé, hé, j'ai raison, encore une fois ! Moi grand Jedi, toi Petit Scarabée. Inutile de lutter… Résister à mon pouvoir, point ne pourras… Accepte ta faiblesse et plie-toi à…"

Un oreiller arrivant droit sur lui le fit taire un instant mais il reprit de plus belle :

- "Bel exemple à donner : répondre à la sagesse et la perspicacité par la violence. Tu es navrant mon pauvre vieux !"
- "Et toi fatigant… mais alors… à un point difficilement imaginable !"
- "Je vais choisir de prendre ça pour un compliment." Rétorqua Simon avec un grand sourire.

Le silence retomba pendant quelques instants puis Simon reprit la parole :

- "N'empêche que vous êtes quand même spéciaux tous les deux."
- "Simon, tu ne vas pas recommencer !" gronda Largo.
- "Non, mais c'est vrai, reconnais que c'est pas très mature comme attitude tout de même ! Ca fait des mois que vous vous tournez autour : un pas en avant, deux pas en arrière. Pas dit que vous arriviez à vous rencontrer un jour à ce rythme-là !"

Largo haussa les épaules. Il savait bien, dans le fond, que Simon avait raison. Mais il serait bien temps d'y réfléchir plus tard, quand ils seraient sortis de ce guêpier.

- "Tu ne crois pas qu'il y a plus important que mes rapports avec Joy dans l'immédiat, maître Yoda ?"
- "Et qui t'a dit que je faisais allusion à Joy, hein ? Tu te trahis tout seul mon vieux ! Ceci dit, effectivement, il y a plus important : je crève de faim. Et moi sans un petit déj' digne de ce nom, je ne suis bon à rien…"
- "Parce que le reste du temps, il en va autrement ?" grommela Largo.

Leurs chamailleries furent interrompues par le bruit d'un bris de verre suivi de cris. Les jeunes gens se regardèrent, interloqués.

- "Qu'est-ce qui se passe encore ?"

Largo haussa les épaules. Il n'en savait rien non plus, les paroles étaient inintelligibles.

- "De toute façon, quoi qu'il advienne, on y sera mieux préparé habillés !" rétorqua-t-il en se levant.

Simon abonda en son sens et entreprit également d'enfiler ses vêtements.

- "Pffff j'en ai marre de ces fringues ! Je rêve d'un bain chaud et d'un costume neuf. Je te jure que si on sort de ce trou un jour, je fais fondre les stocks des magasins de prêt-à-porter new-yorkais comme neige au soleil."
- "Comme si tu avais besoin de ce genre d'excuse pour le faire…"

Ils en étaient là quand la porte de la chambre où ils étaient retenus s'ouvrit à toute volée, manquant d'être arrachée de ses gonds en heurtant le mur. Ils se retournèrent d'un même mouvement pour se retrouver face à Ana.
La jeune femme qui avait jusque-là été très calme et courtoise semblait métamorphosée : son visage était méconnaissable, ravagé par les larmes et contracté de colère. Ses yeux aux pupilles dilatées paraissaient exorbités. Elle tremblait de tous ses membres et semblait incapable de fixer son attention sur quoi que ce fût. Les deux amis se regardèrent, ahuris. Ils ne comprenaient pas ce qui avait pu générer une pareille révolution chez elle.
Pendant un instant, elle resta là, sans bouger et le temps paru suspendu. Elle regardait alternativement les deux otages, la haine bouleversant plus encore ses traits. Ils ne remuaient pas plus, attendant un geste, une explication…

Puis tout à coup, elle leva son bras droit et les deux amis virent apparaître une arme qu'elle pointa sur Simon. Sans réfléchir une seule seconde, Largo se précipita vers son ami en hurlant :

- "Simon, pousse-toi !"


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(2). "à peine mariés et tu en as déjà marre de courir après ton épouse ? Il va falloir t'habituer, pourtant !"
(3). "Les femmes…"




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