Chapitre 15



Georgi fut plus rapide que la fillette. Il l'agrippa par l'épaule et son autre main enserra sa gorge. D'une voix glaciale et métallique, il laissa tomber :

- "Si je serre, je peux la tuer dans les dix secondes."

Picasso était prêt à s'élancer pour fuir mais le ton de Kerensky suffit à le faire hésiter : Risquer la vie de son amie ? Laisser échouer l'opération qui pouvait changer leur vie à tous ? Les deux possibilités lui paraissaient pareillement inenvisageables. Cette seconde de doute lui fut fatale et Joy posa le canon de son arme entre ses deux omoplates. Elle n'avait aucune intention d'en faire usage, mais il n'avait aucune raison de le savoir !
La maîtrise de la situation était clairement entre les mains des deux anciens agents mais un événement imprévu vint déséquilibrer les forces : Solana était restée quelques secondes immobile, à la fois terrifiée par ce géant blond et pesant le pour et le contre des possibilités s'offrant à elle. Elle avait choisi. D'un brusque mouvement, elle obligea le Russe à desserrer son étreinte autour de son cou et sans plus réfléchir le mordit à la main avec toute la violence dont elle était capable. Georgi eut un cri de douleur et fit un bond en arrière pour s'arracher à l'étau qui lui broyait la chair.
C'était le signal qu'il manquait à Picasso pour, à son tour, prendre l'initiative. Solana venait de faire preuve d'une bonne dose de courage et de détermination : par son geste, elle lui avait fait comprendre que leur communauté comptait plus que leur sécurité individuelle. Il ne pouvait pas faire moins que de la suivre dans cette idée. Sans plus se préoccuper de l'arme pointée dans son dos, il se mit donc à courir, s'attendant à chaque seconde à recevoir la balle qui le paralyserait mais rien ne se passait. Georgi n'avait mis qu'une seconde pour reprendre le dessus sur Solana. A présent, il tenait la fillette contre lui l'empêchant de bouger d'une clé au bras. Sa main droite saignait abondamment.
Dans le même temps, Joy s'était élancée à la poursuite de Picasso. Elle aurait pu faire usage de son Beretta, mais elle s'en sentait incapable. Elle ne pouvait tout simplement pas tirer dans le dos d'un gosse, celui-là moins que n'importe quel autre. Le garçon avait l'avantage de la jeunesse mais, outre une condition physique excellente, plusieurs années d'apprentissage avaient appris à Joy à doser et à maîtriser son effort. Cependant, elle savait que s'il parvenait à atteindre une rue fréquentée, c'en serait terminé de ses espoirs de le rattraper. Cette pensée lui donna des ailes : il était sa seule piste pour retrouver Largo et Simon, elle ne devait pas la laisser passer. Elle accéléra encore et se rapprocha de lui : trois mètres… deux… un… dans un dernier effort, elle tendit le bras et parvint à accrocher le pull du garçon. Fauché en pleine course, celui-ci trébucha et roula au sol, emportant Joy dans sa chute. Durant un moment, ils luttèrent. L'entraînement de la jeune femme finit par avoir raison de la vigueur de Picasso. Il se trouvait à plat ventre, le genou de Joy bloquant ses reins, ses deux mains emprisonnées dans son dos. Lentement, Joy se remit debout et releva Picasso sans jamais desserrer son étreinte. D'une voix haletante mais néanmoins glaciale, elle lui dit :

- "Si tu fais mine de filer, je te déboîte l'épaule d'une pichenette."

Tenant fermement Picasso par les bras, elle le poussa devant elle pour le ramener vers Georgi et Solana.
Le Russe n'avait pas bougé, pas prononcé une parole. Il avait suivi du regard la course de Joy et sa lutte avec le jeune indien. Avec un œil de professionnel, il avait admiré la manière dont elle l'avait arrêté et maîtrisé. Il devait reconnaître qu'elle avait gardé tous ses réflexes de terrain. Avec un sourire il avait songé que si elle avait été là lorsque Largo et Simon avaient été attaqués, il n'aurait pas parié cher sur leurs assaillants. Il en était là de ses pensées quand Joy arriva à sa hauteur.

- "Qu'est ce qui te fait sourire ?" demanda-t-elle encore essoufflée.
- "Voilà donc le fameux Picasso…" rétorqua Georgi sans répondre à la question de sa partenaire.

Le gamin leva les yeux pour croiser ceux du Russe. Ce qu'il y lut de détermination et de calme ne contribua pas à le rassurer. Ces deux-là savaient manifestement ce qu'ils faisaient.

- "Où sont-ils ?" demanda Joy, menaçante, sans lui laisser le temps de poursuivre plus avant ses réflexions.

Dans le doute, Picasso tenta d'esquiver :

- "Je suppose que tu parles de Largo et Simon ? Comment veux-tu que je le sache ! Je t'ai dit ce que je…"

Une gifle assénée à toute volée venait de l'interrompre.

- "Ne te fous pas de moi. Je sais aussi bien que toi qui les a enlevés. Les noms des leaders Mapuches, à commencer par Llanquileo, sont en train de me devenir aussi familier qu'à toi !"

Le garçon pâlit, signe que Joy avait visé juste. Elle échangea un coup d'œil avec Georgi. Ils étaient sur la bonne voie… Soucieux d'enfoncer un peu plus le clou, le Russe ajouta :

- "Le problème c'est que cette histoire est en train de tourner en eau de boudin. Après que vous avez déplacé Largo et Simon, une milice – militaire ou paramilitaire – a mis à sac tout le quartier. Il y a des blessés et au moins un mort."

Sous le hâle, Picasso avait à nouveau blêmi et ses yeux reflétaient maintenant une réelle angoisse. Solana n'avait pas saisi un mot de cette conversation en anglais. Elle avait juste compris que la situation était grave en observant les réactions de son ami.

- "Qu'est-ce qui se passe ?" demanda-t-elle en espagnol.

Picasso ne prit pas le temps de lui répondre et se tourna vers Joy :

- "Qui est-ce ?"
- "Donnant, donnant" rétorqua-t-elle "je t'explique ce qui s'est passé si tu me dis où sont mes amis."

Picasso secoua la tête, indécis. C'était le moment où tout se jouait : soit il craquait et tout leur plan s'effondrait, soit il jouait le tout pour le tout et tant pis si les révélations que les gringos avaient à faire s'avéraient importantes. Ou alors… oui, il pouvait tenter de négocier… Il releva les yeux et plongea ses prunelles dans celles de Joy :

- "Je ne peux pas te dire où ils sont : ça peut être aussi dangereux pour vous que pour nous. Si vous avez été suivis depuis Santiago, les flics n'hésiteront pas à employer la manière forte pour vous faire dire où nous nous cachons. Leur intérêt c'est de nous avoir, récupérer vos amis, c'est très loin de leur préoccupation principale."

Joy devait reconnaître que cet argument était sensé. Son entrevue avec les carabiniers l'avait amenée aux mêmes conclusions.

- "Qu'est ce que tu proposes dans ce cas ?"
- "Tu me dis ce qu'il s'est passé après notre départ et je négocie pour que vous puissiez voir Largo et Simon, vérifier qu'ils vont bien…"

Joy se tourna vers Georgi, indécise.

- "Très bien mais elle reste avec nous." Suggéra le Russe en désignant Solana. "Au moins, on est sûrs que vous ne vous envolerez pas une seconde fois. Et sache que si nous répugnons à utiliser la violence contre des gosses, d'après ta description, il y en a que ça ne gênerait pas…"

Picasso opina. Il se doutait bien qu'il ne pourrait pas les rouler. Il ne savait pas d'où sortaient ces deux là, mais son instinct lui disait qu'ils n'étaient plus enfants de chœur depuis bien longtemps.

- "Maintenant dites-moi ce qui est arrivé."



Le coup de feu retentit, assourdissant. La balle venait de se ficher dans le mur opposé à la hauteur où, une seconde auparavant, se trouvait la tête de Simon. Lorsque Largo s'était jeté sur lui, son geste les avait tous deux plaqués au sol. Ils se trouvaient maintenant coincés derrière un lit sans possibilité de s'échapper. Alors que, pour la seconde fois, Ana ajustait son tir, Simon sortit de leur cachette comme un diable de sa boîte et se précipita sur elle. Il ne parvint pas à la désarmer mais la bouscula suffisamment pour que le projectile vienne se ficher dans le plafond. Un peu de plâtre en tomba. Largo n'attendit pas qu'elle se ressaisisse et vint prêter main forte à son ami. A eux deux, ils purent immobiliser la jeune femme et d'une torsion du poignet Largo parvint à lui faire lâcher son arme qui tomba au sol.
Tandis qu'ils allaient s'en saisir, voyant là enfin un espoir de s'échapper, la voix ferme de Llanquileo se fit entendre depuis le seuil de la chambre.

- "Approchez une main de ce revolver et je vous fais sauter la tête."

Les jeunes gens se retournèrent, interdits. Mais la colère eut tôt fait de sortir Simon de son mutisme :

- "Dites à cette furie de se tirer d'ici dans ce cas. Vous voyez l'impact en face, là… Et bien, selon toute probabilité, cette balle était destinée à ma tête. Alors vous m'excusez, mais si vous comptiez sur nous pour vous couvrir et raconter à quel point on avait été bien traités, sans violence, etc. et bien il va falloir sérieusement revoir votre copie !"

Sans se préoccuper de la tirade de Simon, l'Indien était entré dans la pièce et avait ramassé l'arme. Le bruit des cris et les deux détonations avaient alerté les autres occupants de la maison qui arrivaient. Llanquileo tendit les deux revolvers à un des arrivants et s'approcha de sa sœur, toujours maintenue par Largo.
Le regard de la jeune femme avait perdu son air dément. Elle ne bougeait plus, semblant aussi molle qu'une poupée de chiffon.

- "Lâchez-la." Ordonna Llanquileo à Largo.

Conscient que la jeune femme ne représentait plus une grande menace, Largo obtempéra et recula de quelques pas. Avec des gestes d'une grande douceur, Llanquileo prit sa sœur dans ses bras et la conduisit vers la sortie. Elle se laissa faire, inerte.

- "Je suppose qu'encore une fois, on n'aura pas d'explications sur ce qui vient de se passer." Lança Largo, amer en direction du groupe.

Quelques mots en mapudungun furent échangés et tous quittèrent la pièce. Au moment de fermer la porte, Llanquileo se tourna vers eux :

- "Je suis désolé pour ce qui vient de se passer. Ca ne se reproduira plus."

Sur ces paroles, il ferma la porte et la clé tourna dans la serrure. Dans l'instant, Simon explosa :

- "Il est désolé… Il est DESOLE… Pince-moi ! Dis-moi que je rêve, Larg' ! Je manque de me faire descendre par cette cinglée. Et il est DESOLE… Ca ne se reproduira plus. Il en a de bonnes, lui ! Qu'est-ce qu'on a comme garanties que ça ne se "reproduira plus" comme il dit ! Tu sais quoi… j'en ai ma claque de cette histoire. Ca n'a que trop duré. On a été tout ce qu'il y a de plus accommodants jusqu'ici, mais trop c'est trop ! Je ne sais pas comment, mais on va se tirer d'ici."

Tel un lion en cage, Simon tournait en rond dans la pièce, laissant échapper sa colère dans un flot de paroles.

- "Simon, arrête. Fais un peu fonctionner ta cervelle au lieu de ta langue !"

Cette sortie fit taire le Suisse qui baissa les yeux sur son ami. Largo, assis sur son lit, semblait plongé dans ses pensées. Le calme apparent du jeune homme apaisa Simon qui s'assit en face de lui.

- "Tu as une idée ?"
- "Non, j'essaie de comprendre. Jusqu'ici, on a plutôt eu des rapports corrects avec nos ravisseurs. Il doit s'être produit quelque chose de grave pour les retourner de cette façon contre nous. Comme nous n'avons rien fait de spécial entre hier soir et ce matin, je suppose que c'est un élément extérieur qui a mis le feu aux poudres."
- "Un élément extérieur comme Joy et Kerensky ?"
- "Possible mais je ne suis pas très convaincu. La réaction d'Ana me paraît totalement disproportionnée. Ils savent qu'ils ont l'avantage du terrain. Si Georgi et Joy ont réussi à retrouver notre trace, ils doivent avoir tout loisir de nous déménager encore une fois."
- "Pas bête comme raisonnement, mais dans ce cas, qu'est ce qui a pu la mettre dans cet état ? Et pourquoi nous en veut-elle autant ?"
- "Je ne suis pas absolument sûr qu'elle nous en veuille. Elle avait l'air complètement perdue quand elle est entrée ici. Je ne suis même pas sûr qu'elle ait eu conscience de son geste."
- "Ah ben génial… Dis donc, tu crois qu'en réalisant, elle aurait regretté de m'avoir logé une balle entre les deux yeux ? Tu es plutôt gonflé, toi ! Pas eu conscience…"

A nouveau, ils entendirent la clé tourner dans la serrure et se redressèrent, inquiets malgré tout. Ce n'était qu'un des Indiens leur apportant de quoi se nourrir. Une fois le plateau posé, il ressortit sans un mot. Les jeunes gens s'approchèrent.

- "Super, maintenant on se croirait dans un quatre étoiles avec le journal du jour apporté en même temps que le petit déjeuner. Ils ont peut-être réalisé qu'on manquait d'occupation et ils se sont dit que les mots-croisés, c'était une façon comme une autre de tuer le temps." Ironisa Simon en se saisissant d'une des sempiternelles tortillas de maïs et du bol de café qui les accompagnait.

Largo secoua la tête et lui tendit la coupure de journal. C'était un petit article tiré du Mercurio.

- "Emeute à Pudahuel, les forces armées contraintes d'intervenir pour rétablir le calme. Hier, pour une raison encore mal connue à l'heure où nous mettons sous presse, des violences ont eu lieu dans la poblacion de Pudahuel. Prises à partie dès leur arrivée, les forces de l'ordre ont été contraintes de charger. Le bilan de ces violences est d'un mort et quelques blessés parmi les émeutiers. Le quartier restera étroitement quadrillé par les carabiniers dans les jours à venir. Cependant, dans un communiqué parvenu ce matin dans les rédactions, le porte-parole du gouvernement insiste pour qu'une réflexion de fond soit engagée sur les moyens de pallier ces problèmes de rixes, endémiques des quartiers pauvres de la capitale où règnent en maîtres trafics de drogue et d'alcool, offrant ainsi un terrain favorable à l'émergence des idées politiques les plus extrémistes. De source proche de l'enquête, il semblerait en effet que les émeutiers arrêtés fassent partie de diverses factions des mouvances autonomistes indiennes. L'identité de la personne décédée n'a pas encore été révélée, mais là encore, il semblerait qu'il s'agisse d'un leader de cette nébuleuse indépendantiste. Il se pourrait donc que les violences d'hier soient le fruit de luttes intestines entre ces mouvements…" lut Simon.

Le jeune homme émit un sifflement faussement admiratif avant de continuer :

- "Et bien, ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère ! Je parierais pour un journal proche du parti au pouvoir ?"

Largo hocha la tête.

- "On se retrouve plongés en plein milieu des affaires de politique intérieure de ce pays, dirigé par un gouvernement modérément démocratique et soutenu par la presse et l'armée. J'ai la détestable impression d'être un pion sur un échiquier où toutes les autres pièces seraient des dames… Il est temps que Georgi et Joy viennent nous tirer de là, ça commence à sentir très mauvais…"
- "Effectivement, je crois que nos petites vies pourraient devenir passablement négligeables au regard des enjeux politiques…"





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