Chapitre 16



En quelques phrases Joy mit Picasso au courant : l'arrivée des militaires, la mise à sac systématique des maisons, les cris…Elle n'en rajoutait pas mais exposait les faits sans les atténuer. Les poings du garçon se serraient convulsivement et diverses expressions se succédaient sur son visage : peine, colère, rage, angoisse… Solana ne comprenait pas ce qu'ils se disaient mais elle sentait que la situation était des plus sérieuses en observant les réactions de Picasso. Quand Joy en arriva au passage à tabac d'Andrés Maihue, elle vit le visage du jeune indien virer au gris et ses narines se pincer. Elle crut qu'il allait se trouver mal mais il se reprit et lui jeta un regard perdu, noyé de larmes mal contenues. Picasso détourna le regard et s'adressa à mi-voix à son amie en mapudungun. Lorsqu'il lui annonça la mort de son père, un hurlement échappa à la fillette avant qu'elle ne laisse libre cours à ses pleurs pendant plusieurs minutes. Les épaules secouées de sanglots, Solana s'était effondrée contre Picasso qui ne retenait ses propres larmes qu'à grand-peine. Les deux anciens agents restaient immobiles, atterrés d'avoir dû être les messagers d'une pareille nouvelle. Ils se regardèrent, conscients d'être bien moins insensibles que ce qu'ils auraient souhaité.
Tout à coup, Solana releva la tête. D'une voix brisée et méconnaissable, elle demanda :

- "Y mis hermanos ? Mi abuela ?"
- "Il n'y avait que ta grand-mère et un bébé." Lui répondit Georgi d'une voix douce que Joy ne lui aurait jamais attribuée. "Ils vont bien. Ils ne les ont pas touchés. Les autres s'en occupent."

Picasso le regarda :

- "Elle a trois frères et sœur, tous plus jeunes."
- "Nous n'avons vu que le bébé. Les autres n'étaient pas là, je te le promets. Ils n'ont emmené personne."

Pendant un long moment, ils se turent. Seuls les sanglots étouffés de Solana résonnaient par instants. Picasso fut le premier à se ressaisir, forçant par là même l'admiration des deux agents.

- "Il faut agir. On a encore moins le droit qu'avant de laisser échouer notre projet. Si on abandonne maintenant, la mort d'Andrés aura été inutile." Exposa-t-il fermement en espagnol pour que Solana le comprenne.

La fillette sécha ses larmes et hocha la tête, un nouvel air décidé s'imprimant sur son visage triste. En quelques mots, Picasso lui expliqua qu'elle allait devoir rester avec Joy et Kerensky pendant quelques heures, le temps qu'il prévienne Llanquileo et qu'ils organisent une entrevue entre Largo et ses amis.

- "Comment puis-je vous joindre pour vous faire part de notre réponse ?" termina Picasso à l'attention de Joy.

La jeune femme lui laissa son numéro de portable. Sans plus attendre, le garçon fit demi-tour et s'éloigna. Quand elle vit sa silhouette disparaître à l'angle de la rue, Solana faillit s'effondrer une nouvelle fois mais, faisant preuve d'une force de caractère impressionnante, elle parvint à se dominer et attendit.

- "Allons-y." soupira Georgi.

En silence, ils regagnèrent l'hôtel. En franchissant la porte du hall, Kerensky se composa un air serein et enfouit sa main blessée dans sa poche. Il prit le temps d'expliquer au réceptionniste qu'il ne pouvait plus supporter de courir après sa femme d'une boutique à l'autre et qu'il allait profiter de sa fièvre acheteuse pour faire une sieste. Il souhaitait donc ne pas être dérangé. Joy et Solana passèrent quant à elles par l'escalier de secours et il ne fallut que quelques secondes à la garde du corps pour forcer la serrure qui leur permettait de regagner le couloir du troisième étage où se trouvait leur chambre.

Georgi était déjà dans la pièce et les attendait. Solana semblait hébétée. Joy tenta à plusieurs reprises de lui parler : elle lui proposa de se rafraîchir, lui demanda si elle voulait boire ou manger quelque chose… La fillette restait murée dans le silence, assise dans un fauteuil, bras et jambes pendants, le teint cireux, le regard fixe. Joy se tourna vers le mini-bar et l'ouvrit.

- "Tu veux quelque chose ?" demanda-t-elle à son collègue.
- "Ils ont du gin ?"

Joy hocha la tête et s'approcha de lui avec un verre à-demi plein. Lorsqu'il tendit la main pour l'attraper, elle remarqua la plaie où le sang avait coagulé et lui dit :

- "Tu devrais nettoyer ça."

Georgi ouvrit les doigts et jeta un œil dépité sur la blessure. Il posa son verre à regret, se leva et se dirigea vers la salle de bain. Dans son dos, il entendit la voix sarcastique de Joy :

- "J'espère que tes derniers rappels antitétaniques datent d'après la chute du mur…"

Il sourit. Si elle était encore capable de persifler, tout n'était pas perdu. Faisant mine de mal prendre sa remarque narquoise, il claqua la porte derrière lui. En réalité, il se doutait que Joy allait essayer de réconforter la fillette, comme elle avait pu le faire avec Abby, la filleule de Sullivan, mais elle se refusait à le faire en public… surtout si le public en question était un ancien du KGB aussi cynique que railleur.

En effet, aussitôt la porte refermée, Joy s'approcha du fauteuil et s'assit sur l'accoudoir. Avec douceur, elle repoussa une mèche de Solana derrière son oreille. Pendant de longues secondes, elle resta là, caressant les cheveux noirs de l'enfant, se demandant comment soulager sa peine. Faute de maîtriser sa langue correctement, elle pouvait difficilement engager une vraie conversation avec elle mais elle savait aussi que, parfois, parler permettait simplement de se libérer, sans qu'aucune réponse soit attendue. Forte de cette conviction, elle l'interrogea, dans son espagnol maladroit :

- "Comment était-il ?"

Cette simple question abattit toutes les défenses que Solana essayait d'instaurer depuis qu'on lui avait asséné la terrible nouvelle. Elle se remit à sangloter. Joy se laissa glisser à côté d'elle dans le large fauteuil et la prit simplement dans ses bras, sans rien ajouter, la laissant pleurer tout son saoul.
Quand Georgi n'entendit plus de bruit, il revint dans la chambre, sa main droite désinfectée et bandée, il s'arrêta. Solana s'était endormie sur les genoux de Joy qui la tenait serrée contre elle. Il pencha la tête, un sourire amusé aux lèvres.

- "Quoi ?" fit Joy, immédiatement sur la défensive.
- "Rien, je trouve que tu ferais une jolie maman…"

A son grand désespoir, Joy se sentit devenir cramoisie et elle baissa les yeux, mal à l'aise. Le sourire de Georgi se fit plus large encore mais il n'ajouta rien. Il n'avait pas envie de la pousser dans ses retranchements.



Tout au long du trajet qui le ramenait au lieu de détention de Largo et Simon, Picasso avait tourné et retourné les informations livrées par Joy et Georgi pour sans cesse se heurter au même problème : comment apprendre à Ana que son mari était mort ? En son for intérieur, il espérait qu'Ana ne serait pas là quand il arriverait. Il lui serait plus facile d'expliquer à Llanquileo ce qui s'était passé et ce dernier se chargerait d'en faire part à Ana avec la délicatesse requise. Il imaginait sans peine la réaction de la jeune femme… Picasso soupira : en plus il allait devoir lui dire qu'il n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvaient ses trois plus jeunes enfants et que l'aînée était retenue en otage… Intéressante perspective. Il songea brièvement à ces légendes dans lesquelles le messager de mauvaises nouvelles était systématiquement mis à mort et grimaça avant de secouer la tête. Inutile de se ronger les sangs au préalable…
Enfin il arriva devant la maison. Quand il poussa la grille, il trouva qu'il y régnait un calme inhabituel pour une fin de matinée. Personne dans la cour… Il entra dans la pièce principale et sentit d'emblée que quelque chose n'allait pas. Il se tourna vers l'homme assis à côté de la fenêtre :

- "Où sont les autres ? Qu'est-ce qui se passe ?"
- "Andrés a été tué. Il y avait un article dans le journal à propos de ce qui s'est passé hier après votre départ et quand elle a appelé à Santiago, on lui a confirmé que c'était bien lui…"

Picasso hocha la tête… Il le savait déjà. Il prenait aussi conscience que le marché qu'il avait passé avec les amis de Largo était caduc puisque les informations qu'il ramenait, ses compagnons les détenaient déjà. Il se maudit intérieurement d'avoir si facilement cédé.

- "Est-ce que vous savez où sont les petits ?"
- "Les deux plus grands n'étaient pas là quand c'est arrivé. Des amis les ont gardés chez eux après l'école. Quant à la grand-mère et au bébé ils ont été hébergés à la Pintana."
- "Comment va Ana ?" demanda Picasso inquiet.
- "Quand elle a appris la nouvelle, elle est devenue comme folle, elle a essayé d'abattre un des otages. Heureusement que son frère était là et que les gringos ont des réflexes sinon on en aurait un de moins… Maintenant, elle dort."

Picasso ne put réprimer un soupir de soulagement qu'il regretta aussitôt. Mais à la vérité, il préférait ne pas avoir à affronter la colère d'Ana quand il lui apprendrait qu'il avait abandonné Solana aux mains de Joy et Kerensky… Il resta silencieux un long moment, la tête basse… Décidément, toute cette affaire était en train de mal tourner. Le grincement de la porte lui fit lever les yeux et son visage s'éclaira d'un sourire fugace en voyant entrer Llanquileo. Enfin un appui stable, lui saurait quoi faire… Mais il paraissait exténué, il se tenait un peu plus voûté, ses traits tirés creusaient plus encore ses joues émaciées… Avec un pincement au cœur, Picasso se dit qu'on lui aurait donné dix ans de plus que la veille.

- "Où est Solana ?" demanda l'homme en constatant que Picasso était seul.

Alors en quelques phrases le garçon lui expliqua tout : leur rencontre au marché, leur tentative de fuite, l'accord auquel l'avaient contraint les deux anciens agents et pour finir le fait que Solana se trouvait entre leurs mains. Au fil de son récit, il voyait le visage de son vis-à-vis se rembrunir, se fermer. Quand il termina, il aurait voulu rentrer sous terre tant il était conscient que leur manque de vigilance allait à tous leur coûter cher.
Quand il eut fini, un lourd silence suivit. Picasso aurait préféré les reproches, la colère, les coups même, à ce silence qui disait tout l'abattement de celui qu'il considérait depuis toujours comme un père.

- "On ne peut pas abandonner maintenant. On va tenter de négocier."
- "Mais.. s'ils refusent ? Que va-t-il se passer pour Solana ?"

Un regard fatigué et perdu fut la seule réponse que lui proposa Llanquileo… Il ne savait plus où il en était. Il finissait par se demander si son combat était juste, si les amis qu'il entraînait dans son sillage méritaient pareil destin… A pas lents, il quitta la pièce et ferma doucement la porte derrière lui. Picasso allait s'élancer à sa suite mais fut retenu par l'homme qui l'avait accueilli :

- "Laisse-le, il a besoin de temps pour digérer tout ça…"



Enfin le portable de Joy vibra contre sa hanche. Doucement, elle se libéra de l'étreinte de la fillette et la reposa dans le fauteuil prenant soin de ne pas l'éveiller. Elle décrocha.

- "Joy Arden."
- "Si vous voulez voir vos amis, soyez dans 20 minutes à l'angle d'Antonio Varas et de Pratt. Vous venez avec la fillette et sans armes bien entendu."
- "Antonio Varas et Pratt ?" répéta Joy.
Son interlocuteur avait déjà raccroché. En entendant le nom des deux rues, Georgi avait ouvert le plan de la ville et cherchait à localiser leur point de rendez-vous. Il siffla entre ses dents :

- "Vingt minutes… les rats… il n'y a vraiment pas de temps à perdre !"
- "Alors allons-y." rétorqua Joy en secouant Solana par l'épaule pour la réveiller.

Voyant Georgi se mettre à la recherche d'armes un peu plus puissantes que leurs armes de poing, elle lui expliqua :

- "Arsenal réduit, Kerensky, on est censés ne pas être armés…"
- "J'aurais dû m'en douter…" grommela-t-il en dissimulant un 9 mm dans sa ceinture.

En cinq minutes ils furent prêts à partir. Comme lorsqu'ils étaient arrivés, Georgi passa par la porte officielle, ne manquant pas de saluer le réceptionniste, tandis que Joy et Solana empruntaient à nouveau l'escalier de secours. Comme convenu, Kerensky les rejoignit en voiture quelques blocs plus loin. Le plan de circulation, tout en angles droits, était des plus simples et le guide simplifié dont ils disposaient leur suffit pour arriver juste à temps au point de rencontre.

- "Un vrai coupe-gorge…" constata Joy en notant la lumière chichement dispensée par un lampadaire souffreteux.
- "Tu ne pensais tout de même pas qu'ils allaient nous faciliter la tâche, rassure-moi ?"

Joy haussa les épaules et sortit prudemment de la voiture.



La porte de la chambre s'ouvrit.

- "Ah tiens, de la visite, ça tombe bien, on commençait à s'ennuyer. Non, parce que, l'article, ça y est, on l'a bien lu, bien appris par cœur. Vous n'en auriez pas un autre par hasard ?"

Simon était remis de ses émotions et avait retrouvé son ton badin habituel. Mais son persiflage tomba à plat. Leurs interlocuteurs n'avaient pas l'air d'être d'humeur à plaisanter. Les deux hommes entrèrent dans la pièce et s'adressèrent au Suisse :

- "Vous venez avec nous, on va faire un tour."

Les deux amis se regardèrent : tant qu'ils avaient été ensemble, ils s'étaient soutenus mutuellement. Pourquoi voulait-on les séparer ? Voyant qu'il ne bougeait pas, l'un des types attrapa Simon par le bras et le tira vers la porte. Celui-ci tenta de se dégager :

- "Hé, hé… doucement les gars, je sais bien que mon costume n'est plus de première fraîcheur mais inutile d'en rajouter !" tenta-t-il pour détendre l'atmosphère. Une fois de plus, sa tentative fut vaine…

Largo essaya à son tour d'intervenir et se leva, mouvement vite arrêté par l'apparition d'une arme dans la main du second type. Il se rassit, levant les mains en signe d'apaisement :

- "Dites-nous au moins pourquoi vous nous séparez ? Où l'emmenez-vous ?"

Sans un mot, les deux hommes entraînèrent Simon qui ne put que jeter un dernier coup d'œil à son ami.

- "So long, vieux frère…"





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