Chapitre 17



Appuyée contre la voiture, Joy jeta nerveusement un œil sur sa montre : ils étaient en retard. Etait-ce une volonté de leur part pour faire monter la pression et les inciter à se découvrir. Non… Il fallait qu'elle cesse de se monter la tête. Ils n'avaient rien de professionnels froids et méthodiques… Quoique, à la réflexion, n'importe qui pouvait comprendre sans peine que l'attente menait à l'agacement, à l'inquiétude et que ces deux facteurs conduisaient à la précipitation. De là, le risque d'erreur se trouvait décuplé. Et ce soir, il ne pouvait être question d'erreur.

- "Du calme, ce n'est quand même pas la première fois que tu te retrouves dans une situation inconfortable, ma fille… un peu de cran que diable !" s'admonesta-t-elle.

La jeune femme fit quelques mouvements, respira profondément à plusieurs reprises, intimant à ses muscles crispés de se détendre et à son esprit de faire le vide. Depuis ces quelques jours, elle retrouvait des réflexes qu'elle pensait avoir oubliés. Etrange impression que de se sentir aspirée vers son passé… Le bruit d'un moteur se fit entendre. Joy sentit un frisson la parcourir. L'adrénaline déferlait dans son système sanguin. Elle reconnaissait parfaitement ces signaux… Les battements du cœur qui s'accéléraient, le flot qui atteignait les poumons à la recherche d'oxygène, de nouveau le cœur et la puissante contraction de ses ventricules pour injecter ce sang dans tous les organes, dans chaque muscle, chaque tissu. Elle sentait les pulsations jusqu'au bout de ses doigts. Elle s'obligea à rester immobile, les yeux sondant l'obscurité.
La voiture s'arrêta le long du trottoir, perpendiculairement à la leur. Joy aperçut trois silhouettes à l'intérieur. Le chauffeur descendit. C'était un homme jeune, au visage décidé… C'était bien lui, le type de la fiche de police. Elle ne parvenait pas à se souvenir de son nom… Un nom étrange… pas du tout hispanique… Il interrompit ses réflexions :

- "Mademoiselle Arden… Je vois que vous avez trouvé. J'en suis ravi."
- "Finissons-en : où sont-ils ?" grinça-t-elle.
- "Je peux vous retourner la question : où est Solana ?"
- "Dans la voiture."
- "Je veux la voir."
- "Seulement si je vois mes amis."

Conscient qu'ils allaient arriver à une impasse, Llanquileo choisit d'y mettre du sien. A travers le pare-brise, il fit signe aux deux autres occupants du véhicule de sortir. La portière avant laissa apparaître Simon tandis que de celle de derrière émergeait Picasso. Joy avait souri en reconnaissant la silhouette du Suisse mais son cœur manqua un battement quand elle s'aperçut que Largo n'était pas là. D'une voix étranglée qu'elle reconnut à peine, elle demanda :

- "Où est Largo ?"
- "Il va rester encore un peu avec nous. Dans un souci d'équité nous avons pensé qu'un otage de chaque côté, c'était très raisonnable comme marché."

Joy sentait la colère l'envahir, elle se pencha par la portière entrouverte et extirpa Solana de la voiture tandis que Georgi en sortait calmement et la contournait pour se poster à côté de la garde du corps. La main sur l'épaule de la fillette, elle sortit son arme :

- "Apparemment, vous n'avez pas bien compris les données du problème alors je vais vous mettre les points sur les i. Soyons clairs, le deal c'était les deux otages. Si vous persistez à vouloir modifier les conditions de l'échange, on repart avec la petite. Par ailleurs, apprenez, si vous ne le savez pas déjà que ni mon collègue ni moi n'avons de problèmes de conscience. Continuez dans cette voie et la gosse, c'est comme vous voulez, on la remet aux flics ou on s'en débarrasse… Vous voyez bien qu'on est conciliants : on vous laisse même le choix…"

La voix de Joy était ironique et détachée, comme si, effectivement, la situation ne l'atteignait pas. Llanquileo avait serré les dents en voyant l'air terrifié de sa nièce, le canon d'un 9 mm posé sur sa tempe mais il se reprit. Il fallait jouer le tout pour le tout :

- "Touchez un seul cheveu de cette fillette et votre ami - puisque malgré tout votre professionnalisme, nous parlons bien de vos AMIS – en subira immédiatement les conséquences... funestes, cela va sans dire. En outre, nous garderons de toute façon un avantage substantiel sur vous dans la mesure où Monsieur Winch, dont la "valeur marchande" est tout de même plus élevée que celle de Monsieur Ovronnaz, reste entre nos mains. Et bien entendu, nous nous lamenterons en chœur sur le décès de ce jeune homme mais que voulez-vous, de nos jours, un accident est si vite arrivé."

Joy consulta Georgi du regard, ébranlée par ces arguments et consciente que son coup de poker avait lamentablement échoué. Avant qu'ils puissent répondre, Simon hurla :

- "A terre !"

* * * * * * *



Depuis que Simon était parti, Largo n'entendait plus le moindre bruit dans la maison. Les minutes s'égrenaient lentement, aussi longues que des heures. Le jeune homme tournait en rond, essayant en vain de comprendre pourquoi leurs ravisseurs avaient brutalement changé de stratégie. Cette inactivité lui minait le moral et il se rongeait les sangs, imaginant les pires scénarii : dans l'un, leurs geôliers avaient décidé de faire un exemple pour contraindre les autorités à céder à leurs doléances, dans un autre, Joy avait réussi à négocier la libération de l'un d'entre eux, mais pas des deux, dans un troisième, il s'agissait simplement de les séparer pour fragiliser leur moral déjà bien vacillant… Il s'assit, bien décidé à réfléchir le plus posément possible, à peser le pour et le contre de toutes les options qui s'offraient à lui. La tête dans les mains, il fit le compte de ses atouts, bien maigres, à dire vrai : il était jeune et sans doute en meilleure santé que ses geôliers. Cela lui conférait probablement une meilleure force physique et peut-être plus de résistance. Par ailleurs, il leur était indispensable. S'il avait bien saisi, leur but ultime était de se faire passer pour les victimes d'un système qui les écrasaient. Ils ne voulaient qu'attirer l'attention sur leur sort. Le molester, c'était retourner la communauté internationale contre eux, chose qu'ils ne souhaitaient à aucun prix.
Largo eut un sourire amer : c'étaient ses deux seuls avantages. Les handicaps étaient nettement plus nombreux : il était seul, il ne savait pas où il était exactement, dans l'hypothèse où il tenterait de s'enfuir, il ne savait même pas à combien d'hommes il aurait affaire, il était désarmé, sans moyen de locomotion… Il préféra stopper là sa litanie.

- "Merde, merde et merde !" s'emporta-t-il "Cardignac, ne me demande plus rien dans le millénaire qui vient !"

Largo se releva, incapable de rester immobile plus longtemps. Il avait un incroyable besoin d'action, de prendre enfin en mains son destin qui lui échappait depuis trois jours. Il s'approcha de la fenêtre et s'y arrêta. Effectivement, la veille au soir on ne leur avait pas menti : un chien à la taille imposante était couché dans la cour. Pour le moment, il paraissait calme, couché dans la terre humide. Largo voyait les flancs décharnés de l'animal se soulever au rythme de sa respiration. De loin, il n'avait pas l'air tellement menaçant. Décidé à tenter sa chance, Largo ouvrit la fenêtre de la pièce où il était retenu, tentant d'attirer son attention. Il l'appela :

- "Hé, Médor… je suis sûr qu'on pourrait s'entendre tous les deux. Tu sais quoi, j'aurais juste besoin de traverser ta cour… Je ne ferais que passer et je te promets que je ne dérangerais rien…"

A peine l'animal eut-il entendu sa voix qu'il se redressa et galopa vers la fenêtre en aboyant. Babines retroussées, gueule ouverte, poil hérissé, il n'avait plus du tout l'air inoffensif.

- "Ok, ok, tu as gagné. Tu es chez toi et c'est moi l'intrus, j'ai bien compris. On ne va pas se fâcher pour si peu, hein. Voilà, tu es un bon chien… Si on te demande, tu ne m'as pas vu et pas parlé, on est bien d'accord ?" soliloqua Largo tout en refermant la fenêtre.

A l'évidence, la sortie par la fenêtre semblait être une mauvaise option. Au moins, il venait d'acquérir une certitude : s'il voulait sortir, il ne lui restait que la porte. Avec des humains, il y avait toujours moyen de discuter… plus qu'avec un molosse qui en veut à votre fond de pantalon, en tout cas, se reprit-il mentalement avec dérision.
Appuyé contre le mur, les yeux fixés sur la porte, il tentait de se remémorer avec précision la topographie des lieux. La veille au soir, ils avaient pénétré dans une grande pièce commune, les odeurs de nourriture qu'il avait perçues semblaient provenir d'une cuisine située sur le côté droit mais on ne lui avait pas laissé le loisir de vérifier sa théorie. On les avait conduits dans leur chambre, passant dans un couloir sombre. La pièce où ils étaient retenus était la première sur la droite, en face, il y avait une salle de bain sommaire. Le couloir se prolongeait, mais impossible de savoir ce qu'il y avait au-delà.

- "Bien" songea-t-il "nous avons donc une assez bonne idée de par où sortir, reste à savoir qui je vais trouver derrière la porte…"

Il resta un long moment immobile, l'oreille aux aguets. Après le départ de Simon, il avait entendu une voiture démarrer et quitter les abords de la maison, lui laissant craindre le pire pour son ami, mais depuis, plus rien. En outre, la nuit commençait à tomber et tout restait sombre : par la fenêtre, il ne voyait pas le carré de lumière jaunâtre provenant de la pièce principale se dessiner dans les graviers. Sous la porte, pas le moindre rai de lumière non plus. Se pouvait-il qu'ils l'eussent laissé seul ? Cependant, Largo se méfiait :

- "Pas que je veuille me vanter, mais je suis tout de même une marchandise de premier choix pour eux, ça m'étonnerait qu'ils me laissent tout seul avec Médor comme seul garde du corps… C'est plutôt surprenant… Ou alors ils me sous-estiment, les naïfs ! J'arrive bien à fausser compagnie à Joy !"

Il ne lui restait donc plus qu'à forcer la porte. Sans avoir la maîtrise de Simon, il avait tout de même fait ses classes avec lui et pouvait se vanter de fracturer les serrures bien mieux que la majorité des PDG de multinationales. Il observa le système de fermeture, jaugea la résistance du pêne et sourit. C'était tout à fait à sa portée. Il fallait juste qu'il trouve un crochet fin digne de ce nom. Il parcourut la pièce des yeux, cherchant l'ustensile qu'il pourrait détourner pour en faire usage. Il n'y avait pas grand chose dans la chambre : une table, une chaise, les deux lits… Il regarda par terre : le sol était uniformément en terre battue. Les murs, le plafond… lisses… Rien qui puisse servir de crochet…

- "Comment se fait-il que dans les films le héros ait toujours une petite amie qui a laissé traîner une épingle à cheveux ?" s'interrogea-t-il à voix haute.
- "Mouais… peut-être parce que le héros A une petite amie… Ceci expliquerait cela… fatalement…"

Soudain, il se précipita vers l'un des lits et entreprit de le défaire totalement. Les couvertures, les draps, le matelas atterrirent sur le sol en quelques secondes.

- "Bingo !" exulta-t-il.

Le sommier fatigué était à ressorts. Il s'assit par terre et commença à tester la résistance du sommier.

- "Et bien, j'en ai pour un petit moment, mais le manuscrit de mon premier bouquin "comment faire enrager un conseil d'administration en 20 leçons" est achevé et j'ai un trou dans mon emploi du temps entre "Qui veut gagner des millions" et "Les feux de l'amour"… ça aurait pu tomber à un plus mauvais moment cette petite séance de mécano..."

Pendant un moment, Largo s'escrima sur le sommier. Il s'était à plusieurs reprises coupé et griffé sur des pointes mal limées. Il avait tiré, poussé, tordu le métal… Rien à faire, ces damnés ressorts ne voulaient rien savoir. Il s'était mépris sur leur résistance. Il jeta à nouveau un coup d'œil dans la pièce : pas le moindre objet susceptible de faire un outil convenable. Quand on en avait une sous la main, on ne rendait même plus compte à quel point une bête pince coupante pouvait simplifier la vie... Il se redressa, fourbu et prit le temps de s'étirer et de faire quelques pas.

- "Règle numéro 1 : Ne jamais sous-estimer l'ennemi. Tu devrais pourtant savoir ça mon petit père…" se reprocha-t-il à voix haute.

Il baissa à nouveau le regard en direction du lit et ses yeux tombèrent sur le matelas et les couvertures qu'il avait repoussés dans un coin. Une idée germa dans son esprit mais il réfléchit… Il allait sans doute faire du bruit. Cela dit, il ne voyait plus d'autre solution et puis, il pouvait très bien être en train de dormir et avoir un sommeil agité. Cependant, il s'immobilisa un moment, attentif aux bruits environnants. Il entendit le chien se déplacer sur le gravier de la cour, les cloches d'une église, des craquements et chuintements habituels dans une maison de cette nature… mais rien d'alarmant. S'il avait été seul dans le bâtiment, ce dont il doutait, il n'y aurait pas eu plus de remue-ménage. Alors, sans plus tergiverser, il attrapa une couverture, s'enveloppa dedans pour amortir un peu le choc et se jeta de tout son poids sur le sommier à nu. Celui-ci eut un long grincement de protestation mais ne céda pas. Largo se redressa, l'oreille aux aguets. Il avait l'impression d'avoir fait plus de bruit que dix troupeaux d'éléphants en pleine charge mais visiblement, tout restait tranquille. Peut-être devenait-il ultra-sensible au bruit à force de sonder le silence ? Il se pencha donc et inspecta les dégâts : les ressorts étaient bien distendus et avaient mal supporté le traitement. Encore une ou deux séances de torture et ils plieraient. Fort de cette conviction, Largo renouvela son saut de l'ange sur le sommier à deux reprises. La seconde fut fatale au lit qui céda dans un craquement sinistre.
Sans avoir eu le temps de se poser la moindre question, le jeune milliardaire se retrouva par terre au milieu d'un champ de bataille composé de tiges métalliques en plus ou moins mauvais état.

- "Ouch ! La terre est basse !" lâcha-t-il en se relevant, faisant jouer ses articulations endolories par la chute.

Néanmoins, le jeu en valait la chandelle : il se pencha et ramassa un morceau de ressort qu'il put replier sans difficulté pour former le crochet idéal pour fracturer la serrure.

- "Si on m'avait dit un jour que la clé des champs prendrait la forme d'un vieux bout de sommier pourri…"

Sans plus attendre, le jeune homme s'agenouilla devant la porte et introduisit le morceau de métal dans la serrure. Il tâtonna quelques secondes avant de sentir la résistance caractéristique. Doucement, il fit jouer le mécanisme et entendit le claquement caractéristique du verrou.

- "Ouf, Simon ne m'aurait pas renié !" songea-t-il. "Maintenant, c'est le grand saut dans l'inconnu…"

Il tourna la poignée de la porte et l'ouvrit le plus délicatement possible, évitant tout bruit superflu. Il risqua un œil dans le couloir… vide, comme il s'y attendait… En outre, il faisait noir comme dans un four, il allait devoir faire très attention en se déplaçant. Il hésita, sondant l'obscurité à la recherche d'un indice matériel qui l'aiderait à faire son choix. Soit il prenait à droite et regagnait la pièce principale, terrain connu mais débouchant sur la cour où il se retrouverait nez à nez avec Rintintin. Or à moins d'avoir un steak de beau gabarit à lui offrir pour le désintéresser de son cas, Largo ne voyait pas trop comment passer. S'il prenait sur la gauche, c'était l'inconnu complet : dans le meilleur des cas, une sortie et dans au pire, un placard à balais ou une rencontre…
Droite ? Gauche ? Il fallait qu'il se décide…




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