Largo ne s'appesantit pas longtemps : l'inconnu valait mieux qu'une impasse. Il opta donc pour le côté gauche du couloir. Il marchait à pas lents, une main posée sur le mur pour conserver un semblant d'orientation. Il savait que si un obstacle se trouvait en travers de son chemin, il n'aurait aucun moyen de l'éviter tant il faisait noir. Il se voyait déjà clopinant avec un pied coincé dans un seau en aluminium cabossé, comme dans ces dessins animés dont Simon raffolait… Malgré la situation peu reluisante, cette idée le fit sourire. Sous ses doigts, il sentit une aspérité et se rendit compte qu'il longeait une porte. Il s'immobilisa, hésitant. Il était tenté d'ouvrir cette porte mais craignait que la pièce ne fût occupée. Il se maudit intérieurement de n'avoir pas pensé à emmener avec lui un quelconque objet contondant. Il se serait senti plus rassuré avec un pied de chaise en guise de batte de base-ball à la main. Il faudrait faire sans. Si jamais la pièce était occupée, il aurait au moins l'avantage de la surprise et cela devrait suffire. La main posée sur la poignée, il attendit, collant son oreille contre le bois. Il n'entendait aucun bruit. Doucement, il fit pivoter la porte sur ses gonds et pénétra dans la pièce. Il faisait sombre mais la faible lumière transmise par les fenêtres permettait tout de même de distinguer les reliefs. La chambre semblait en tous points identiques à celle qu'il avait quittée : sol de terre battue, mobilier sommaire… Par contre, elle comportait deux fenêtres. L'une donnait sur la cour comme celle de la pièce contiguë. Largo s'approcha de la seconde, sur sa droite. Une exclamation de soulagement manqua de lui échapper lorsqu'il se rendit compte qu'elle s'ouvrait sur la rue. Il la retint à temps. Enfin la chance lui souriait, il n'allait pas tout gâcher ! Sans plus attendre il entrouvrit la fenêtre. L'air frais et humide lui sembla plus délicieux que jamais. Il s'apprêtait à grimper sur l'appui de fenêtre quand la lumière s'alluma. Une voix glaciale jaillit derrière lui :
- "Monsieur Winch… je crois que nous avons malheureusement sous-estimé vos ressources. Cela dit, vous avez mis un tout petit peu trop de temps. Ne songez pas à franchir cette fenêtre, il pourrait vous en cuire."
Largo était fou de rage, ça ne pouvait tout simplement pas rater maintenant, il était trop près du but. Il devait quand même passer. Son interlocutrice dut percevoir sa détermination au très léger tressaillement de ses mains sur les montants de la fenêtre. Avant qu'il puisse faire le moindre mouvement, un coup de feu retentit. Il baissa les yeux et vit l'impact dans le mur à deux doigts de son genou droit. Il blêmit et sa mâchoire se contracta.
- "Si je peux viser suffisamment juste pour vous épargner de trois centimètres, faites-moi confiance pour arriver à vous atteindre si je le souhaite. La prochaine balle est vraiment pour votre jambe. Ecartez-vous de la fenêtre… doucement… Mettez-vous le long du mur."
Conscient que ces menaces n'étaient en rien fantaisistes, Largo obtempéra, la mort dans l'âme. Il fit quelques pas en arrière. S'il avait su exactement où elle se trouvait, il aurait pu ruser, s'éloigner de sa ligne de mire mais là, il lui tournait le dos. Une fois face au mur, il entreprit de se retourner, sans mouvement brusque. Elle le laissa faire. Alors, glissant ses mains au fond de ses poches avec nonchalance, il s'adossa au mur et laissa courir son regard sur la silhouette qui se tenait dans l'embrasure de la porte. Ana n'avait plus rien de la furie qui avait tenté d'assassiner Simon un peu plus tôt. Ses yeux avaient perdu cette lueur démente, ses gestes avaient retrouvé une précision et un calme rassurants. "Heureusement pour mon genou" songea Largo en repensant à la balle fichée dans le mur. Mais malgré cette maîtrise, il y avait irrémédiablement quelque chose de changé chez elle. Dans son visage marqué transparaissait de la douleur, de la peur et surtout, une infinie lassitude. Largo planta son regard dans les yeux de la jeune femme et l'interrogea sans détour :
- "Que s'est-il passé après qu'on ait quitté Santiago ?"
Il avait parfaitement conscience de prendre un risque en abordant sans ménagement le problème, mais il lui fallait une réponse. Il lui apparaissait maintenant évident qu'un événement grave s'était produit et il en avait marre de ce rôle de pantin qu'on lui faisait jouer dans cette histoire.
- "Vous connaissiez cet homme qui est mort ?" tenta-t-il.
La main d'Ana qui tenait toujours le revolver braqué sur lui trembla un instant tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Mais très vite, elle affermit sa prise et de sa main libre balaya les larmes qui baignaient ses joues. Largo avait une fraction de seconde pensé à profiter de cet instant de faiblesse pour tenter de s'enfuir mais étrangement, il ne put s'y résoudre. Les larmes de cette femme qu'il avait jusqu'ici vu forte et maîtresse d'elle-même l'émouvaient, mais surtout l'étonnaient. Il voulait savoir.
- "Ana, dites-moi ce qui est arrivé. Je sais très bien que vous ne nous voulez pas de mal. Je sais que vous n'auriez pas agi comme vous l'avez fait tout à l'heure si vous n'aviez pas été bouleversée…"
La jeune femme s'avança dans la chambre et murmura :
- "Je suis désolée de ce qui s'est produit avec votre ami."
- "Je sais… Je veux juste comprendre…" répondit-il d'une voix engageante.
C'était la vérité. Son instinct lui soufflait que l'affrontement direct n'était pas la bonne méthode. S'il voulait s'en sortir, s'il voulait savoir où se trouvait Simon, il devait absolument en savoir plus sur les tenants et les aboutissants de la situation présente. Et puis, même si à cet instant, il ne permettait pas à cette idée de se formaliser dans son esprit, il finissait par éprouver une sorte de respect et d'admiration pour ses geôliers. D'après ce qu'il avait vu et entendu, il s'agissait de gens luttant pour des valeurs qu'il ne reniait pas.
Ana se taisait toujours. Elle fixait le jeune milliardaire d'un air circonspect. Quand elle l'avait vu prêt à s'enfuir, elle avait compris ses motivations. A sa place, elle aurait aussi tenté par tous les moyens de fausser compagnie à ses ravisseurs. Mais maintenant, il ne collait plus à son rôle. Il avait réellement l'air concerné. Elle ne savait pas quoi faire. Elle était fatiguée… tellement fatiguée… Elle aurait voulu se laisser glisser au sol… se fondre dans la terre meuble… disparaître…
- "Ana ? Ana, ça va aller ?"
Largo avait vu le visage de la jeune femme blêmir, ses narines se pincer et sa main gauche s'appuyer au chambranle de la porte. Il crut qu'elle allait s'évanouir. Sans penser un instant à l'arme pointée sur lui, il s'approcha et posa la main sur son épaule. Elle rouvrit les yeux, surprise par ce contact. D'une bourrade elle se dégagea de l'étreinte du jeune homme et fit quelques pas pour s'éloigner de lui.
- Vous ne voulez pas poser ce truc ?" demanda Largo en désignant le revolver.
- "Reculez. Restez au milieu de la pièce. Loin des fenêtres et de la porte."
Largo soupira avant de s'exécuter.
- "Comment puis-je vous convaincre que je ne vais pas essayer de filer ? Si j'avais voulu le faire, j'aurais tenté ma chance, à l'instant, quand vous vous être trouvée mal. Et pourtant, je suis toujours là."
La jeune femme grimaça quelque chose qui aurait pu être un sourire :
- "Ne vous méprenez pas, je ne vous aurais pas laissé vous échapper. Je vous aurais abattu avant."
- "Très bien ,alors disons que je suis toujours là et en un seul morceau, sans la moindre balle dans le corps…" rétorqua Largo avec un franc sourire.
Alors, enfin, Ana consentit à baisser son arme. Elle détourna le regard de ces prunelles pétillantes qui l'observaient et entreprit de lui raconter ce qui s'était passé à Pudahuel peu de temps après leur fuite.
Largo l'écoutait, atterré. De nombreux sentiments l'habitaient : du dégoût pour la violence dont avait fait preuve la milice, de la compassion, de la peine pour Ana et ses enfants, de la colère pour le gâchis généré. Et puis surtout, il réalisait qu'en réalité, sous couvert de les rechercher Simon et lui, les autorités ne cherchaient qu'à décapiter un mouvement contestataire très dérangeant.
Les éléments du puzzle se mettaient en place. Instinctivement, il sentait que si c'étaient les militaires qui les retrouvaient, ils ne seraient pas ravis d'avoir deux témoins gênants, étrangers de surcroît, de leurs exactions. Dans le meilleur des cas, on leur enjoindrait aimablement d'oublier ce qu'ils avaient vu. Au pire, ils feraient partie des dommages collatéraux… Il comprenait mieux pourquoi leurs ravisseurs n'avaient d'autre solution que d'aller jusqu'au bout de leur action. Même s'ils les libéraient et se rendaient maintenant, ils ne seraient jamais jugés équitablement et n'auraient aucun espoir de clémence. On voulait les voir disparaître. Largo sentit une bouffée de rage le submerger. Comment pouvait-on réduire une communauté entière au silence ? Il ne pouvait plus rester indifférent, il fallait agir. Mais d'abord, il restait un élément qui l'inquiétait :
- "Où est Simon ?" demanda-t-il
Ana leva des yeux rougis vers lui. Elle avait suivi les différentes expressions qui se succédaient sur le visage de son prisonnier et en avait été touchée. Il se pouvait donc qu'il fût leur otage mais qu'il les comprenne ? Aussi sa question apparemment sans rapport avec la cause pour laquelle ils se battaient la déçut. Largo vit l'expression de la jeune femme se durcir. Il s'empressa de la rassurer :
- "Ne vous méprenez pas. Je suis consterné par ce qui est arrivé. Je suis terriblement désolé pour vous. Je vous assure qu'on va vous aider à faire savoir ce qui se passe ici seulement, j'ai besoin de savoir où est mon ami… Il est comme mon frère, vous savez… Il a sauvé ma peau un nombre incalculable de fois… Je ne peux pas le lâcher comme ça…"
* * * * * * *
Au cri de Simon, guidés par leurs réflexes, les deux anciens agents se jetèrent au sol, derrière la voiture, entraînant Solana avec eux alors que les premiers coups de feu éclataient. Le Suisse avait également bondi, repoussant Picasso derrière l'abri précaire de leur véhicule. Par contre, Llanquileo s'écroula, touché.
- "Merde, c'est quoi ce traquenard ?" rugit Georgi en sortant son arme.
- "Je peux vous renvoyer la question !" rétorqua Picasso. "Vous êtes malades d'avoir prévenu les carabineros. Ca va être une boucherie !"
- "Prévenir les flics ? Alors qu'on avait 20 minutes pour venir ici ? C'était impossible !" renchérit Joy en ripostant.
- "Vous ne croyez pas qu'on pourrait remettre à plus tard les explications pour savoir qui est responsable de ce cirque ?" intervint Simon tout en prenant l'arme de Llanquileo, bien décidé à se défendre.
Les assiégés commençaient à riposter mais ils étaient faiblement armés et ne tiendraient pas longtemps la distance. A très court terme leurs assaillants auraient le dessus. Le vacarme des explosions se poursuivait.
- "Ils visent les réservoirs d'essence, à ce rythme-là, ils ne vont pas mettre longtemps à nous faire griller et visiblement, ils se fichent complètement de savoir si en face ils ont un type recherché pour 5 qui ne le sont pas." Nota Joy, alarmée.
- "Dans quel état il est ?" demanda Georgi en désignant l'Indien.
Rapidement, Picasso qui était le plus proche fit un bilan :
- "Il est conscient, son pouls est régulier et je ne vois qu'une seule plaie à l'abdomen. Ca saigne pas mal mais en faisant un pansement serré, on devrait pouvoir le transporter."
Son calme et ses indications précises arrachèrent un sourire crispé à Joy. Décidément, ce gosse était plein de ressources.
- "On ne les a pas entendus arriver, c'est soit qu'ils étaient là avant nous mais je ne comprends pas comment ils auraient pu être au courant, soit qu'ils sont garés loin. En priant pour que cette hypothèse soit la bonne, ça veut dire qu'on a une petite chance de s'en tirer en filant en voiture." Indiqua Kerensky tout en changeant de chargeur.
- "Ca y est, le réservoir de notre voiture est percé, il faut faire très vite, ça va sauter !" hurla Simon pour couvrir le bruit de la fusillade.
- "Solana, Picasso, hissez-le dans la voiture. Joy, prends le volant et Simon écarte-toi de là !"
Dans le feu de l'action, Kerensky retrouvait les automatismes qu'il avait lorsqu'il dirigeait certains commandos d'élite. Ses ordres étaient clairs, secs et ne souffraient aucune discussion. Il avait pourtant bien cru avoir fait une croix sur ce passé. En passant par la portière passager, Joy, s'était glissée au volant, se baissant le plus possible pour ne pas faire une cible trop facile et continuant de tirer à travers la fenêtre. Dans le même temps, les deux enfants avaient tant bien que mal aidé Llanquileo à monter à l'arrière et s'étaient accroupis auprès de lui.
Georgi entendit que Joy avait mis le contact :
- "Simon, en voiture, on se tire d'ici !"
Le Suisse ne se fit pas répéter cette injonction et bondit dans la voiture. Une seconde plus tard, Kerensky en fit autant. Il avait à peine les pieds dans le véhicule que Joy écrasa l'accélérateur et la berline démarra en trombe. Par sa portière encore ouverte, Kerensky se retourna et ajusta son tir : il mit le feu à la flaque d'essence répandue autour de l'autre voiture. Quelques secondes plus tard, elle explosait dans une gerbe de flammes. Pendant plusieurs dizaines de mètres, ils furent encore poursuivis par des coups de feu, mais peu à peu, le tintamarre assourdissant des armes fit place au silence.
- "Bien joué les copains, pour un peu on dirait que vous avez fait ça toute votre vie." Lâcha Simon en tapant sur l'épaule de Kerensky. Celui-ci se retourna et le fusilla du regard :
- "On n'a pas gardé les cochons ensemble, tu conserves tes distances."
Joy ne put s'empêcher de sourire nerveusement. Certaines choses restaient immuables.
- "Où est-ce qu'on va ?"
La voix hachée et à peine audible de Llanquileo lui répondit :
- "Le seul endroit où ils réfléchiront à deux fois avant de mettre les pieds, c'est chez nous."
Cette simple phrase l'avait épuisée. Il reposa sa tête contre le dossier, tentant de reprendre son souffle. Une sueur froide coulait de son front, la douleur irradiait de son flanc droit, remontant le long de son dos. Il sentit la main de Solana se glisser dans la sienne et rouvrit les yeux. Le visage de sa nièce traduisait son inquiétude autant que sa fatigue ou sa peur.
- "Ca va aller" murmura-t-il à l'attention de la fillette avant de perdre connaissance.
Picasso leva la tête et regarda Joy dans les yeux par le biais du rétroviseur :
- "Je vais vous guider."
Rapidement, ils s'éloignèrent de la zone désaffectée où ils avaient convenu de leur rendez-vous. Ils retraversèrent le centre-ville et prirent la direction opposée. Ils se retrouvèrent bientôt dans une partie résidentielle de Temuco, puis, en s'éloignant encore, ils atteignirent un quartier pauvre aux maisons basses faites de bric et de broc.
- "Arrête-toi là et attendez-moi." Exigea Picasso avant de s'extraire du véhicule.
Rapidement, il ouvrit le portail et fit signe à Joy d'avancer dans la cour. La jeune femme se gara et coupa le contact.