Chapitre 19



Picasso regardait autour de lui, étonné. Personne n'était venu à leur rencontre, la chambre dans laquelle aurait dû se trouver Largo était éteinte… Tout à coup, trois hommes apparurent devant la grille, les bras chargés de gros sacs. Ils eurent un mouvement de recul en voyant les trois étrangers au milieu de la cour, mais Picasso les retint. En quelques mots, il les mit au courant de la situation et leur enjoignit de sortir Llanquileo de la voiture le plus délicatement possible.

- "Où est ma mère ?" demanda Solana.

L'un des hommes fit un signe vers la maison, sur le côté :

- "Elle dort. Le docteur a dit qu'elle devait se reposer. On en a profité pour aller aux nouvelles et se charger du ravitaillement."

Puis, posant les yeux sur le visage anxieux de l'enfant, il ajouta rapidement :

- "Je suis désolé pour toi, Solana… Désolé."

La fillette hocha brièvement la tête et se détourna.
Picasso s'apprêtait à rejoindre la maison quand Simon le retint par le bras, il avait entendu le bref dialogue et explosa :

- "Est-ce que j'ai bien compris ? Tes petits copains ont laissé mon pote seul avec elle ? Elle a failli me descendre, je te signale… Je vous jure que s'il est arrivé quoi que ce soit à Largo, je fais un carnage."

Sur ces mots, il parcourut la cour à grandes enjambées pour atteindre la maison. Il avait toujours l'arme de Llanquileo et la sortit de sa ceinture avant d'allumer la lumière dans la pièce principale. Elle était vide. Sans attendre, il prit le couloir qui menait à leur cellule, bien décidé à libérer son ami. La porte était entrouverte, il la repoussa du pied : personne. Sans plus attendre, il se hâta de rejoindre la pièce mitoyenne, éclairée. Il s'arrêta stupéfait sur le seuil : Largo et Ana parlaient calmement. La jeune femme tenait une arme mais n'avait visiblement aucune intention d'en faire usage. Simon resta un instant bouche bée. Il entendit Largo prendre la parole :

- "Ne vous méprenez pas. Je suis consterné par ce qui est arrivé. Je suis terriblement désolé pour vous. Je vous assure qu'on va vous aider à faire savoir ce qui se passe ici seulement, j'ai besoin de savoir où est mon ami… Il est comme mon frère, vous savez… Il a sauvé ma peau un nombre incalculable de fois… Je ne peux pas le lâcher comme ça…"

Un sourire étira les lèvres du Suisse qui intervint d'une voix moqueuse :

- "Je sais bien que je suis indispensable et que tu es dingue de moi mais n'en fais pas trop, je vais finir par croire que tu as changé de bord !"

Les deux autres se retournèrent d'un bloc en sursautant.

- "Simon ! Bon sang tu étais passé où ?" s'exclama Largo en s'approchant de son ami. - "Mmmhhh petite promenade de santé… J'ai une surprise pour toi."

Ana s'était levée elle aussi. Visiblement décontenancée par la présence du Suisse.

- "Visiblement, vous ne vous attendiez pas à me revoir ici. Vous pensiez vraiment qu'ils allaient accepter le marché ?" demanda Simon.
- "Est-ce que vous pouvez m'expliquer ce que j'ai raté ou je suis condamné à rester ignare ?"
- "Si je t'explique, ce n'est plus une surprise ! Allez viens vite."
- "Vous devriez venir aussi" ajouta-t-il à l'attention d'Ana, "je crois qu'on va avoir besoin de vous."

Ensemble, ils arrivèrent dans la pièce principale. Llanquileo avait été allongé sur la table et Kerensky examinait sa blessure. La main de Solana était agrippée à celle de son oncle. Dans un angle de la pièce, Joy et Picasso parlaient à mi-voix.

- "Joy, Georgi !" s'exclama Largo.

Kerensky leva les yeux de la plaie mais ne bougea pas :

- "Ravi de voir que tu es entier… ça m'aurait ennuyé d'aller pointer au chômage la semaine prochaine."
- "Moi aussi je suis ravi, ça m'aurait ennuyé qu'un informaticien de ta qualité se retrouve en train de faire des frites au Mac Do du coin, temple du capitalisme s'il en est…" rétorqua Largo du tac au tac.
- "Ca ne peut pas être pire que ta petite entreprise…"

Les regards complices des deux hommes se croisèrent traduisant tout ce qu'ils ne mettaient pas en mots. Kerensky rompit ce contact en baissant à nouveau la tête vers son patient improvisé. Largo chercha Joy des yeux.
Elle n'avait pas bougé. Sa conversation avec Picasso était morte d'elle même.

- "Salut" lâcha-t-elle.

Il sourit nerveusement. Il sentait bien qu'elle était tendue. Il l'observa plus attentivement et détailla les cernes bistres sous ses yeux, son teint cireux… Elle ne devait pas avoir beaucoup dormi ces derniers jours. Largo se mordit la lèvre.

- "Désolé" souffla-t-il.

La jeune femme haussa les épaules.

- "Ni plus ni moins que d'habitude et de toute façon, ça recommencera, je ne me fais aucune illusion… Vous êtes les rois de l'embrouille."

Tout le stress accumulé depuis leur enlèvement retombait, laissant la place à cette amertume encore inquiète. Elle se reprit et se tança intérieurement. Elle ne devait pas se laisser aller maintenant. Après tout, c'était sans doute un peu sa faute aussi, ils avaient voulu la ménager et la laisser dormir… Elle releva les yeux et détailla le jeune homme :

- "Et tu as vu dans quel état tu t'es mis ?" le sermonna-t-elle.

Largo eut une moue offusquée mais jeta un œil sur ses mains écorchées :

- "Ca ne fait pas très PDG de multinationale, tu crois ?"
- "Pas exactement, non… J'en connais un qui ne va pas te louper… Tu es vraiment insortable !"

Largo s'approcha, soulagé que la conversation ait pris un tour plus léger. Il la prit dans ses bras :

- "J'ai au moins droit à un câlin, maman ?" demanda-t-il moqueur.

Un instant elle se laissa faire et lui rendit son étreinte. Elle avait eu peur de ne plus jamais sentir son parfum, entendre sa voix… Un frémissement de soulagement traversa la pièce : la tension entre eux n'avait échappé à personne. Simon et Picasso se jetèrent un regard complice mais personne ne fit attention au pli douloureux qui barra un instant le front de Kerensky. Très vite, Joy se dégagea et tandis que Largo essayait de la retenir, elle lui asséna une tape sur la main :

- "Ote tes sales pattes et désinfecte-les avant de transmettre un tas de cochonneries à tout le monde !"
- "Oui, m'man…" rétorqua-t-il faussement contrit en dissimulant ses doigts abîmés derrière son dos.

Ana n'avait prêté aucune attention à ce duel entre Largo et Joy : elle s'était approchée à pas lents de la table où son frère était étendu. Elle ne pouvait pas perdre un deuxième être cher aujourd'hui, elle ne le supporterait pas… Elle prit la main du jeune homme dans la sienne. Solana n'avait pas lâché l'autre. A leur tour, Simon et Picasso s'approchèrent tandis que Largo et Joy se mettaient à la recherche d'un quelconque désinfectant dans la cuisine ou la salle de bain.

- "Qu'est-ce que tu en penses ?" demanda Simon, pour une fois sérieux.

Le Russe leva les yeux.

- "Je ne suis pas médecin, mais vu que l'hémorragie a l'air de se calmer, je dirais qu'il n'y a pas d'organe vital touché. En revanche, la balle est à l'intérieur de la plaie et il faut lui retirer."
- "Impossible de l'emmener à l'hôpital, ça doit grouiller de flics avec ce qui s'est passé ce soir. Il y a un médecin fiable qui puisse venir rapidement ?" demanda Simon à Picasso.

Le jeune garçon eut une moue d'ignorance :

- "Je suis arrivé en même temps que vous, je ne connais pas plus le coin !"

Sur ces paroles, il se détourna et se mit à discuter très vite en mapudungun avec les trois Indiens qui s'étaient regroupés dans un coin sans trop comprendre ce qui se passait mais ils considéraient que si Ana et Picasso faisaient confiance aux gringos, il n'y avait pas de raison qu'ils n'en fassent pas autant. Dans ce pays à la société des plus machistes où les hommes supportaient mal l'idée qu'une femme soit autre chose que jolie, cette observation aurait prêté à sourire si la situation n'avait pas été si tendue.
La conversation s'interrompit et l'un des hommes quitta la pièce. Picasso revint vers la table :

- "Il va chercher le médecin qui est venu pour Anna."
- "On peut lui faire confiance ?" demanda Kerensky calmement.

Encore une fois, le doute se peignit sur le visage du garçon :

- "Aucune idée. De toute façon, on n'a pas tellement le choix."

Simon posa une main sur l'épaule de Picasso et abonda dans son sens :

- "Il a raison, et puis au pire, on a de la place pour le garder avec nous, ça changera d'otage. Et un toubib, ça peut toujours servir…"
- "Est-ce qu'il y a une trousse de secours avec des compresses ici ?" demanda Georgi.

L'un des hommes secoua la tête. Il avait des chiffons propres.

- "Et bien il faudra que ça suffise." Maugréa le Russe.

On lui apporta ce qu'il avait demandé et il confectionna rapidement un pansement sommaire, suffisamment compressif pour empêcher le sang de couler, suffisamment lâche pour être défait facilement quand le médecin arriverait.
Largo et Joy revinrent dans la pièce : à voir leur couleur brune, les mains du jeune homme avaient visiblement rencontré une bouteille de bétadine. Simon ne put s'empêcher de ricaner :

- "Hé bien, il devait être bien caché ce désinfectant ! On a failli partir à votre recherche avec casques de spéléo, crampons et piolets et puis finalement, on a eu peur de déranger…"

Les yeux de Joy se mirent à lancer des éclairs et elle allait répondre vertement. Mais ce fut la voix tranchante de Georgi qui répliqua :

- "Assez. Tu crois vraiment que c'est le moment ?"

Simon fronça les sourcils. Ca ne ressemblait pas tellement à Kerensky cette sortie. En temps normal, il lui aurait asséné une remarque sarcastique bien plus efficace. Se pourrait-il que… ? Le Suisse secoua la tête et repoussa cette idée. Il choisit de mettre l'attitude du Russe sur le compte du stress et de la fatigue… Après tout, Kerensky n'avait pas leur jeunesse, il supportait mal qu'on dérange ses petites habitudes pantouflardes, songea-t-il tandis qu'un sourire narquois se dessinait sur ses lèvres. C'était bas comme attaque, mais tant que ça restait à usage interne il ne risquait pas les foudres de son collègue… Et puis, même virtuellement, ça faisait du bien de le mettre en boîte. Il devait quand même reconnaître que, pour un "vieux", il avait de beaux restes et s'en tirait plutôt bien. Il avait fait preuve d'une telle maîtrise dans le chaos qui les entourait. On sentait parfaitement qu'il avait eu affaire à un paquet de situations délicates et que son professionnalisme l'avait gardé en vie. Finalement, ils en savaient tellement peu sur lui… Oh, évidemment, Joy devait un peu mieux se rendre compte de ce qu'avait pu être sa vie, mais même elle ne devait pas savoir exactement de quoi il retournait… Joy… Ses rapports avec le Russe semblaient s'être légèrement modifiés. C'était quelque chose de pratiquement imperceptible mais ils semblaient partager une sorte de complicité nouvelle. Leur confiance paraissait plus grande et ils agissaient vraiment en synergie… Qu'est ce qui avait pu se passer entre eux ?


- "Simon, tu viens ?"

C'était la voix de Largo. Le jeune homme revint brutalement sur Terre. Tous les autres s'étaient éloignés de la table et s'étaient tant bien que mal casés sur les chaises et les bancs autour du poêle.

- "Bien sûr. J'arrive…"

Ils étaient maintenant neuf réunis dans la pièce : l'Intel Unit enfin au complet, Picasso, Solana, Ana et les deux autres Mapuches. Il fallait qu'ils mettent en commun leurs informations et qu'ils mettent un plan d'action au point.

Rapidement, Georgi exposa à Largo ce qui s'était produit lorsque la tentative d'échange des otages avait eu lieu.

- "Vous avez réfléchi à la façon dont les militaires ont pu vous surprendre ?" demanda un des hommes.
- "Il n'y avait que Joy et moi qui étions au courant. Il ne peut pas y avoir eu une fuite provenant de chez vous ?" demanda Georgi.

Ana secoua la tête :

- "Nous sommes arrivés hier soir. Même dans le cas où il y aurait un traître –ses yeux étincelèrent en crachant le mot – il n'aurait pas eu le temps d'agir. Nous ne nous sommes pour ainsi dire pas quittés."
- "Et de toute façon, c'est Llanquileo qui a pris la décision d'emmener Simon au dernier moment." Renchérit Picasso.
- "Bon sang mais ils n'ont tout de même pas une armée de voyants à leur disposition. Il y a bien dû y avoir une fuite quelque part !" s'emporta Simon.

Tous se turent, cherchant à se remémorer leurs faits et gestes de la journée.

- "Joy, quand tu es allée voir la police pour déclarer notre disparition, tu y es allée en voiture ?" demanda soudain Largo.
- "Oui, naturellement."
- "Où t'es-tu garée ?" continua-t-il.
- "Laisse moi réfléchir… Dans la cour, je crois… Oui, c'est cela, j'étais même soulagée de pouvoir y entrer tant je craignais de devoir tourner en rond dans le quartier pendant des heures faute de trouver une place."
- "Tu es restée combien de temps ?" poursuivit Georgi qui venait de voir où Largo voulait en venir.

La jeune femme ferma les yeux, tentant de se remémorer son emploi du temps avec exactitude.

- "Je dirais presque une heure… Cet abruti a passé tellement de temps à me détailler sous toutes les coutures que ça a pris un moment !"
- "Une heure… ça suffit pour prendre le temps de bien dissimuler un mouchard…" lâcha Kerensky.

Largo hocha la tête, c'était aussi son opinion :

- "La fuite n'a pas eu lieu ici. Ca fait trois jours qu'ils vous pistent."
- "Ils ont toujours eu une longueur d'avance sur nous et ils n'ont rien fait !" s'emporta Joy.
- "Ils n'avaient aucune raison de vous faciliter la tâche." Expliqua Largo.

Il leur expliqua, avec l'aide d'Ana, désormais totalement sûre de pouvoir leur faire confiance, ce qu'il avait appris et les déductions qu'il avait pu faire concernant les motivations réelles des autorités. Simon siffla entre ses dents…

- "Et bien, si vous êtes dans le vrai, on ne devrait pas tarder à avoir très chaud aux fesses. Si ça ne gène personne je vais aller vérifier votre brillante théorie. Des amateurs pour venir faire un peu de mécanique appliquée avec moi ?"

Picasso et Solana se regardèrent. D'un commun accord, ils se levèrent : ils avaient besoin de bouger, de se sentir utiles.





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