Chapitre 20



La porte se referma derrière eux.

- "Si je retrouve en face de moi le regard concupiscent de ce flic, je lui crève les yeux ! Quand je pense que je me suis fait avoir comme une gourde… J'aurais dû y penser… Tout ce temps passé à chercher leurs formulaires, à prévenir le grand patron, à…"

Georgi l'interrompit, tempérant la colère teintée de culpabilité de la jeune femme :

- "Ca suffit Joy. Tu ne pouvais pas savoir qu'ils avaient des buts totalement différents des nôtres. Tu as fait la seule chose raisonnable au regard des informations dont tu disposais. Ca a foiré, tu n'y es pour rien. Maintenant, il faut qu'on décide de ce qu'on va faire pour sauver notre peau."

Ces paroles sensées la ramenèrent à la raison.

- "Ana, est-ce que vous savez où on peut se réfugier en attendant de trouver comment s'en sortir ?" demanda Largo.

La jeune femme réfléchit un moment.

- "En partant vers la côte, nous avons des points d'ancrage solides. Mais il faut que je les prévienne, qu'on s'organise. Si on arrive sans qu'ils soient prévenus, on a toutes les chances de ne pas passer inaperçus, donc de se faire prendre."
- "Combien de temps va-t-il vous falloir pour organiser tout ça ?" questionna Joy.
- "Je dirais une heure ou deux. Il faut qu'on envoie quelques personnes étudier par où on peut sortir de Temuco. Une fois dehors, on arrivera sans trop de difficultés à se fondre dans la nature jusqu'à ce qu'on rejoigne des villes ou des villages."
- "Trop long… Beaucoup trop long…" grommela Georgi. "Ils savent exactement où on se trouve. Je leur laisse moins d'une heure pour avoir monté une équipe et nous avoir encerclés."

Un silence pesant tomba. Tous réfléchissaient intensément, tentant de trouver l'idée qui les sortirait de ce pétrin. La porte s'ouvrit soudain laissant passer Picasso, Angelo – l'homme qui était parti chercher un médecin – et une troisième personne portant une lourde sacoche. Ana se leva :

- "Docteur, merci d'être venu aussi vite."

Le médecin hocha la tête sans répondre. Il jeta un coup d'œil circonspect sur les trois étrangers. Leur présence dans ce quartier était des plus bizarres mais bien que paraissant fatigués, ils étaient souriants et paraissaient sereins. Il détourna le regard, après tout, ce n'était pas son problème, qu'ils se débrouillent ! Il s'approcha de la table où le blessé reposait. Rapidement; secondé par Ana et Angelo, il défit le pansement et se mit au travail. Il ne posa pas plus de questions que le strict nécessaire.
Pendant ce temps, Picasso s'était approché du groupe resté près du fourneau.

- "Simon dit qu'il a besoin d'aide et d'outils." Expliqua-t-il aux deux Indiens.

Ces derniers, passablement débordés par la situation, y virent enfin un moyen de se rendre utile et ils ressortirent avec l'adolescent. Kerensky se tourna vers ses compagnons, cynique :

- "Et bien dès qu'il faut faire marcher ses neurones, les rats quittent le navire… Camarades, il ne reste plus que nous trois pour trouver un moyen de sauver nos misérables peaux…"

Largo sourit : il ne doutait pas qu'à eux trois ils allaient y arriver. Le regard dans le vague, Joy semblait perdue dans ses pensées. Largo posa la main sur son épaule :

- "Ca va, toi ?"

Elle se retourna d'un bloc, le regard sombre, et attaqua :

- "Génialement bien, pourquoi, ça ne se voit pas ? La situation est tout ce qu'il y a de plus idyllique. Je me demande vraiment pourquoi on ne fait pas ça plus souvent."

Largo la regarda, un peu choqué. Elle n'avait pas tort, mais en même temps, elle était de mauvaise foi : il savait très bien que si elle aimait ce job, c'était aussi pour l'aventure qu'il lui offrait.

- "Hé, si ça ne te convient plus, tu peux toujours te faire embaucher comme garde du corps par un vieux milliardaire grabataire dont l'unique horizon sera le chemin menant de son fauteuil à son lit ! Je suis certain que ce serait beaucoup plus facile comme boulot !"
- "Mais j'y songe, figure toi, j'y songe… sans aller jusqu'aux impotents, je suis convaincue qu'il existe bon nombre de gens ayant un peu plus conscience que toi des dangers inhérents à leur position. Des individus qui acceptent l'idée de ne pas fausser compagnie à leur garde du corps, qui ne changent pas leurs plans au dernier moment, qui n'agissent pas sur des coups de tête, qui…"
- "… sont mortellement ennuyeux ! Et dont la petite vie bien protégée devient tellement vaine qu'elle ne vaut plus la peine d'être vécue ! Je suis navré Joy, mais je préfère mourir jeune en ayant vécu qu'à soixante-dix ans en étant resté enfermé dans une pièce blindée pendant toute ma vie."
- "Et bien, ça tombe bien, tu en prends manifestement le chemin."

Largo allait répliquer quand Kerensky intervint. Il les avait laissés vider leur sac, parfaitement conscient que l'un comme l'autre en avaient besoin. Le stress, la tension et la fatigue de ces derniers jours avaient fait éclater un conflit qui était de toute façon latent entre eux. Mais il ne fallait pas que ça dégénère : ils devaient rester soudés s'ils voulaient avoir une chance de continuer à s'engueuler tout leur soûl.

- "Ca suffit tous les deux. Ce n'est ni le lieu, ni le moment. Vous vous écharperez plus tard. Je vous promets de vous louer un ring pour vous tous seuls mais seulement quand on sera rentrés à New York !"

Largo ne put s'empêcher de sourire à l'idée de l'image évoquée par Georgi. Il se tourna vers lui :

- "Tu as raison. Désolé."

Joy tentait de recouvrer son calme. Elle s'en voulait de s'être laissée aller à la colère. C'était tout sauf professionnel. Elle laissait ses sentiments prendre le pas sur son travail. Ce qu'elle ne voulait à aucun prix était en train de se produire : elle avait de plus en plus de mal à empêcher la peur de l'étreindre quand elle savait Largo menacé. Elle perdait alors de son objectivité, donc de son efficacité. Il était évident qu'ils étaient devenus trop proches pour qu'elle soit totalement efficace. Elle secoua la tête.
"Une seule chose à la fois" songea-t-elle "il sera toujours temps d'y penser si on sort d'ici vivants."
Elle se tourna vers les deux autres, essayent de reprendre le fil de la conversation. Georgi exposait son idée à son patron et néanmoins ami :

- "Nous sommes coincés ici avec un stock d'armes ridicule. La fuite semble impossible puisque nous sommes coincés comme des rats dans ce quartier. Je ne vois pas d'autre solution que d'appeler au secours."
- "Qu'est-ce que tu entends par appeler au secours ? Notre histoire va paraître totalement incroyable. Le temps que les autorités américaines ou internationales soient convaincues, on aura six pieds de terre chilienne sur le ventre !" constata Largo.
- "D'autant que ma conversation avec Kenney m'a laissé entendre que les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et le Chili manquent un peu de "liant" ces derniers temps. Ce qui signifie qu'il n'y aura pas d'action officielle américaine sans de solides preuves. Ce que nous n'avons pas. C'est notre parole contre celle d'un gouvernement… Sans vouloir amoindrir ton influence, Largo, ça fait léger !" renchérit Joy.

Kerensky hocha la tête.

- "Il ne nous reste que les médias dans ce cas. Connaissant les journalistes de votre beau pays où la liberté de la presse est servie à toutes les sauces, surtout les plus infâmes, ils ne se feront pas prier pour s'intéresser à nous. Tous les ingrédients sont réunis pour leur plaire : de l'aventure, un petit côté ethnique dépaysant, un héros jeune, beau et milliardaire, des personnages secondaires mystérieux, des méchants faciles à caricaturer… Il ne manque qu'un peu de sexe pour les combler tout à fait, mais je leur fais confiance pour broder et en trouver." Lâcha Kerensky d'un ton caustique.

Joy intervint, sceptique :

- "Balancer l'histoire complète aux journalistes… Là encore c'est tellement énorme que je crains qu'ils n'y regardent à deux fois avant de bouger. Sans compter que la liberté de la presse à beau être ce qu'elle est, il n'en demeure pas moins que les journalistes évitent généralement de trop prendre les instances dirigeantes à rebrousse-poil."
- "Mais je n'ai pas dit qu'on allait leur balancer le gouvernement. Pour le moment, on en restera à la version officielle que vont donner les chiliens : l'enlèvement par les Mapuches. De cette manière, on leur coupe l'herbe sous le pied. L'essentiel, c'est que les journalistes soient là, peut importe ce qu'ils croient quant aux gentils et aux méchants de l'histoire. Il sera toujours temps de rectifier le tir après… si après il y a, bien entendu."
- "Ca va être très, très court en termes de délais." Nota Largo.
- "C'est pour ça qu'il devient urgent de savoir ce qui se sait à New York. Si la nouvelle de ta disparition, Largo, est déjà connue, on a une petite chance que les médias aient déjà contacté leurs correspondants locaux et qu'ils soient prêts à agir. Dans le cas contraire… je pense qu'on peut dire adieu à notre retraite sous les cocotiers…"
- "Très bien tentons cette option alors ! J'appelle Sullivan." Décida Largo.

Joy lui tendit son portable. Pendant qu'il composait le numéro, Georgi les prévint qu'il allait chercher de la main d'œuvre pour commencer à barricader la maison en prévision de l'assaut qui ne manquerait pas de survenir.

* * * * * * *



Dans un bureau meublé avec goût, au 58ème étage de la tour W, un hululement électronique se fit entendre, accompagné du clignotement d’un voyant rouge. Sullivan hésita à basculer la communication sur le poste de Gabriella. Le numéro de son interlocuteur ne s'affichait pas et il n'avait pas envie de prendre le risque de répondre. Il avait enfin réussi à se plonger dans le montage financier qu’il était supposé présenter le lendemain. Il ne laissait qu’une seule pensée le toucher : il FALLAIT que ce dossier soit bouclé pour le lendemain. En temps normal, la veille encore, il aurait pu gérer tous ces problèmes fiscaux en très peu de temps, et puis l’Affaire avait éclaté. Une rumeur d’origine indéfinie - c'était toujours impossible de savoir qui avait vendu la mèche dans ce genre de cas – avait parlé de l’enlèvement du jeune PDG. Depuis lors, Sullivan devait composer avec l'inquiétude, feinte ou réelle, des actionnaires, des partenaires, des clients de la société et par ailleurs, avec les assauts répétés des journalistes.
La nouvelle du kidnapping s'était répandue comme une traînée de poudre et mettait en ébullition toutes les rédactions à travers la planète. John avait l'impression de ne pas avoir fait autre chose que conseiller, rassurer, donner des consignes, téléphoner… Il avait jusqu'à présent réussi à retarder la conférence de presse réclamée à corps et à cris par les médias, espérant avoir dans l'intervalle des nouvelles de Joy et Kerensky.
Voyant que son correspondant ne renonçait pas, il soupira et attrapa le combiné :

- "John Sullivan." Annonça-t-il d'une voix morose.
- "Ca tombe bien, c'est vous que j'appelais. Cela dit, j'aurais espéré un peu plus d'enthousiasme de votre part !"

Si quiconque avait pu voir l'air ahuri de l'homme d'affaires, il aurait perdu toute crédibilité quant à sa capacité d'être maître de lui-même. Il lâcha le stylo qu'il tenait à la main et bredouilla :

- "Largo ?!?!"
- "Il semblerait bien, oui… Comment allez-vous, John ?"

Sullivan s'était repris :

- "Oh, et bien disons que je ne m'ennuie pas et le moins que l'on puisse dire c'est qu'une fois encore, vous ne m'avez pas simplifié la tâche."
- "Je suis désolé…"
- "Que s'est-il passé ?" l'interrompit son bras droit, pressé d'en savoir plus.
- "La situation est un peu compliquée et je vous expliquerai en détail quand on rentrera. En fait…"
- "Vous allez bien au moins ? Vous n'êtes pas blessé ? Et Simon ? Joy et Kerensky sont avec vous ? Ce sont eux qui vous ont retrouvés ? Où êtes-vous maintenant ?"

Remis de son choc initial, Sullivan était désormais intarissable, il voulait des précisions, des explications. Largo l'interrompit à son tour :

- "Oui, John, ne vous inquiétez pas, nous allons bien tous les quatre et nous sommes ensemble. Par contre, la situation est très loin d'être résolue. J'ai besoin de savoir d'urgence ce qui se passe à New York, nous sommes un peu coupés du monde, ici. Est-ce qu'on sait déjà que nous avons été enlevés ?"

Sentant que la requête ne souffrirait pas d'attendre, Sullivan fit à son patron un exposé aussi concis et clair que possible de la situation :

- "Et bien, depuis ce matin le monde entier sait que vous avez disparu lors d'un voyage d'affaires à Santiago. Votre enlèvement fait les gros titres des networks d'information en continu."
- "Savez-vous si les grandes chaînes de télévision ont déjà dépêché du monde sur Santiago ?'
- "D'après ce que j'ai vu, CNN a un correspondant déjà sur place qu'ils ont mis sur l'affaire. Et lors du dernier flash de CBS, ils ont dit avoir fait partir une équipe dès l'annonce de votre kidnapping. Ils doivent déjà être là-bas ou sur le point d'arriver."
- "Très bien, c'est parfait… Excellent pour nous. Ce que je vais vous expliquer va sans doute vous paraître difficile à croire, John, mais il faut que vous me fassiez confiance."
- "Je vous écoute." Répondit Sullivan, maintenant parfaitement professionnel.
- "Simon et moi avons été enlevés par un mouvement contestataire pour la reconnaissance des minorités indiennes. Ses leaders ne veulent que se faire connaître à l'étranger puisque leurs revendications ne sont pas entendues dans leur pays. Apparemment, les autorités n'ont d'autre but que de décapiter l'organisation et de se débarrasser de ses leaders. Ils cherchent donc à leur faire aussi mauvaise presse que possible, notamment en prétendant que nous avons été maltraités… ou pire… Je vous épargne les détails, je vous expliquerai tout devant un verre quand nous nous retrouverons à New York, mais ce qu'il faut que vous sachiez c'est que nous avons déjà failli nous faire descendre une première fois. On a pu s'éclipser mais les militaires savent où nous sommes et ils vont sans doute passer à l'offensive sous peu. Le seul moyen de les empêcher de faire un carnage – dont nous ferions aussi les frais puisqu'ils se débarrasseront des témoins gênants – c'est de leur couper l'herbe sous le pied en prévenant les médias et en faisant arriver un maximum de journalistes sur les lieux. Devant les caméras de télé du monde entier, ils ne pourront pas passer à l'attaque. Ensuite, on avisera."
- "Je ne saisis pas tout, mais je comprends surtout qu'il y a urgence. Que voulez-vous que je dise exactement aux journalistes, Largo ?"
- "Prévenez-les que vous avez eu de nos nouvelles. Dites-leur que nous allons bien, que nos ravisseurs sont des Mapuches qui veulent faire valoir leurs droits au Chili et que pour cela, ils ont décidé qu'un coup d'éclat était nécessaire. Débrouillez-vous pour glisser dans la conversation le nom de la ville où nous nous trouvons. Il s'agit de Temuco. Et ensuite, laissez-les filer. Il faut qu'ils aient des équipes sur zone le plus vite possible si on ne veut pas y laisser de plumes. Bien entendu, John, je vous fais confiance pour y mettre les formes et ne pas jeter l'opprobre sur les autorités chiliennes. J'ai conscience que je ne vous donne pas tellement d'éléments pour vous faire une idée de la situation, mais je n'ai vraiment pas le temps."
- "Bien, il va falloir jouer serré mais si c'est la seule solution envisageable selon vous, alors je m'en occupe."
- "Merci, John. Je vais devoir vous laisser. Et… John… ne vous faites pas de souci, comme d'habitude, ça va s'arranger."
- "Evidemment… Faites attention et essayez de me tenir au courant." Rétorqua l'Irlandais d'un ton bourru qui masquait mal son inquiétude avant de raccrocher.

Ne pas se faire de souci, ne pas se faire de souci… Il en avait de bien bonnes ce blanc-bec ! "Je suis en plein chaos, j'ai une bonne probabilité d'y laisser ma peau, mais surtout ne vous faites pas de souci, je m'amuse comme un petit fou…". Ce gamin était vraiment totalement irresponsable par moments. John Sullivan secoua la tête. L'essentiel était qu'il soit en vie et apparemment en un seul morceau. Un large sourire fendit alors son visage. Il décrocha son téléphone :

- "Gabriella, il faudrait m'organiser une conférence de presse… Disons, une demi-heure, vous y arriverez ? Oh, je ne me fais pas de souci, il seront là, ils font le siège de la tour depuis ce matin… Oui, dans le hall, ce sera parfait… Je vous fais totalement confiance… Merci Gabriella."

Il reposa le combiné, rassembla les papiers épars sur son bureau et les glissa dans leur dossier. Il prit une feuille de papier blanc et entreprit de préparer son allocution… il avait un rôle à jouer et il ne pouvait pas se permettre de rater son entrée.





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