Chapitre 21



Largo raccrocha avec un demi-sourire aux lèvres. Joy était restée à côté de lui, comprenant les grandes lignes de la conversation sans avoir besoin des répliques de Sullivan.

- "Alors ?" demanda-t-elle.
- "Alors, on a peut-être une chance de s'en sortir sans trop de casse. A l'heure qu'il est Sullivan met sur pied une conférence de presse dans laquelle il va transmettre les éléments que je lui ai donnés."
- "Il n'en reste pas moins que ça va être très juste pour avoir des journalistes ici dans la soirée." Tempéra Joy.
- "Je sais bien, mais CBS a une équipe sur le point d'arriver à Santiago, s'ils ne quittent pas l'aéroport et reprennent tout de suite un vol pour Temuco, ça peut marcher."
- "Je vais tenter d'appeler un de mes anciens informateurs. J'ai gardé de très bons rapports avec lui et il est journaliste à CNN, ça peut accélérer les choses."

Les sourcils de Largo se soulevèrent en signe d'étonnement.

- "Tu as gardé des contacts avec tes indics ? Je ne savais pas."
- "Il y a une foule de choses que tu ne sais pas de moi, Largo. Que crois-tu ? Que ma vie s'arrête sitôt franchie la porte de la tour W ?"

Largo n'osa pas lui dire que c'est un peu ce qu'il pensait plus ou moins consciemment. A vrai dire, il avait du mal à l'imaginer sans eux. Elle devait pourtant avoir des amis avec qui elle sortait quand elle pouvait se libérer. Peut-être organisait-elle des repas chez elle avec ces amis ? Largo l'imaginait choisissant avec soin des recettes… italiennes. Oui, il la voyait bien cuisiner italien. Les arômes frais et épicés, le parfum piquant des aromates lui allaient bien. Il la voyait, dressant la table, sortant de la vaisselle fine des placards, vérifiant le contenu du bar pour pouvoir leur offrir un apéritif, sortant du vin, le débouchant pour le laisser se mettre à température… Toutes ces scènes défilaient devant ses yeux et il sentait la jalousie l'étreindre. Elles lui paraissaient si réelles qu'il en oubliait il fabulait. Pourquoi n'était-il jamais convié à ces dîners entre amis ? Pourquoi aucun d'entre eux n'était invité ? A moins que Simon et Kerensky… Non, Simon était incapable de lui dissimuler quoi que ce soit, il aurait forcément gaffé. Restait Kerensky. Ils étaient aussi secrets l'un que l'autre, après tout, c'était possible qu'ils se voient en dehors du groupe… possible qu'ils se "fréquentent" même… Largo secoua la tête. Non, c'était impossible. Il ne pouvait pas, ne devait pas, penser à ça. Le rire cristallin de Joy résonna à son oreille, le tirant de ses pensées.

- "Pete, n'essaie pas de jouer au plus fin avec moi… Non, je n'ai pas besoin que tu détournes un avion pour voler à mon secours, preux chevalier, je veux juste que tu fasses avancer les choses, ce sera plus utile. J'ai absolument besoin qu'il y ait le plus journalistes possibles dans cette zone très vite… Oui, je sais bien, c'est moins glorieux mais que veux-tu, on ne peut pas être un héros à tous les coups ! "

La conversation continuait sur un ton relativement léger compte tenu des circonstances. Qui était donc ce type qui arrivait à faire rire Joy dans un moment pareil ? Et puis d'abord, qu'est-ce que cela signifiait "garder de très bons rapports" ? Garder… cela voulait dire qu'ils étaient déjà très bons avant. Avaient-ils été amis ? Amants ? Se pouvait-il que malgré le départ de Joy de la CIA, son entrée dans le groupe W, ils soient restés ensemble ? Ce départ les avait-il rapprochés au lieu de les séparer ? Après tout, travailler ensemble, ça n'avait rien de facile pour tisser des liens plus personnels, il en savait quelque chose ! D'avance Largo sentait qu'il allait détester ce type. Et en plus, il était journaliste pour couronner le tout !
Le jeune homme se reprit mentalement juste à temps pour que Joy ne perçoive pas son trouble. Georgi avait raison, ça n'était pas le moment. Ravalant sa jalousie et l'envie tenace qu'il avait de la questionner, il se força à lui sourire :

- "Alors ton merveilleux journaliste va sauver notre peau ?" questionna-t-il d'un ton plus acerbe qu'il ne l'aurait souhaité.

Joy le regarda, une expression étonnée sur le visage. Pourquoi se montrait-il si agressif ? Il ne devait pas avoir digéré sa petite sortie concernant sa possible démission. Elle préféra ignorer son mouvement d'humeur. Ce n'était pas le moment de laisser des tensions obscurcir leur jugement. Elle secoua la tête :

- "Les correspondants de CNN sur place sont déjà au courant et on peut espérer que mon coup de fil, relayé par Pete et ajouté à la conférence de presse donnée par Sullivan fasse de l'effet et les incite à rappliquer au plus vite."

Largo hocha la tête puis s'immobilisa. Joy le regardait, surprise par ce brusque temps d'arrêt.

- "Tu me passes le portable, s'il te plaît." Demanda-t-il.

Joy le lui tendit, curieuse de savoir où il voulait en venir. Le jeune homme composa rapidement un numéro et attendit. A l'autre bout du fil quelqu'un décrocha.

- "Je savais que je te trouverais !"
- "Largo !" s'exclama une voix féminine énergique à l'autre bout du fil.
- "En personne, ma belle… Je…"
- "Où es-tu, bon sang ? Ca fait des heures que j'essaie de vous joindre toi et Simon ! Vos portables ont dû exploser à force d'enregistrer mes messages ! Vous allez bien ? Que s'est-il passé ?"
- "Si tu me poses une seule question à la fois, je parviendrai peut-être à y répondre !" rétorqua Largo en l'interrompant.
- "Excuse-moi. J'étais tellement inquiète depuis que la nouvelle de votre enlèvement est tombée. J'ai tenté de joindre ton adjoint mais sa secrétaire est une véritable porte de prison ! Impossible de passer outre. Je connais par cœur son "Monsieur Sullivan n'est pas disponible pour le moment. Je peux prendre un message ?" Un disque pré-enregistré te coûterait moins cher ! Maintenant explique-moi tout."
- "Pas maintenant. Je te raconterai tout ce que tu veux comme détails, mais pour le moment, il faut que tu me donnes un énorme coup de main."

En quelques phrases, Largo mit son interlocutrice au courant de ce qui risquait de leur arriver s'ils ne recevaient pas de soutien très vite. Il lui expliqua ce qu'il attendait d'elle. La jeune femme rit et prit les choses en mains :

- "Tu sais que votre capacité à vous retrouver dans le pétrin m'étonnera toujours ? Bon, la bonne nouvelle, c'est que je suis à Santiago…"
- "Quoi ???" s'exclama Largo. Il ne croyait pas à sa chance.
- "Et bien disons que quand j'ai vu le télex annonçant votre kidnapping, j'ai fait le siège du bureau de rédaction pour les contraindre à me laisser venir enquêter sur le terrain. La négociation a été houleuse et j'ai dû user d'arguments… chocs, mais j'ai réussi à prendre un vol et je suis arrivée il y a une petite heure."
- "Génial !" s'enflamma Largo.
- "Du calme. J'espère que je vais arriver à agripper le dernier vol pour Temuco ce soir. Je récupère mon équipe et je fonce à l'aéroport. En même temps, je contacte le plus de monde possible sur place. La presse locale n'est peut-être pas objective, mais je doute que les militaires se débarrassent de vous en présence de témoins. Il faut l'espérer en tout cas. Essayez de ne pas vous faire descendre en m'attendant, ça m'ennuierait de faire le déplacement pour rien !"

Elle raccrocha et Largo en fit autant, un sourire aux lèvres. Il se retourna et, laissant son regard errer, il constata que Joy avait quitté la pièce. Il s'approcha de la table où le médecin rangeait ses instruments.

- "Comment va-t-il ?" demanda Largo à Ana.

La jeune femme leva sur lui des yeux fatigués mais plus sereins.

- "Le docteur a dit qu'il n'y avait rien de grave. La balle n'a pas touché d'organes importants. Il l'a extraite et a refermé la plaie. Maintenant ce qu'il lui faut, c'est du repos pour que ça cicatrise." Expliqua la jeune femme en prenant la main de son frère dans la sienne.

Largo soupira : du repos, ce n'était pas vraiment ce à quoi il s'attendait pour les heures à venir.

* * * * * * *



Joy parcourut le couloir à la recherche de Kerensky. Depuis leur arrivée et son accrochage avec Largo, elle sentait couver au fond d'elle-même un reste de colère dont elle ne parvenait pas à se libérer. Elle avait détesté voir son visage s'illuminer en entendant la voix de son interlocutrice. Elle avait très vite quitté la pièce, agacée par son ton mielleux et engageant. Son comportement valait parfois celui de Simon ! Sans même en avoir conscience, il utilisait les intonations et les réflexions d'un dragueur de bas étage. Elle se reprit… Après tout, qu'il aille se faire voir, qu'il se fasse trouer la peau, qu'il se fasse kidnapper, arnaquer, étrangler, voler, enlever, abattre, qu'il mette entre ses draps autant de jolies écervelées qu'il le souhaitait, cela ne la regardait pas ! Elle n'aurait rien à se reprocher. Elle aurait fait son boulot… Elle secoua la tête : elle savait très bien qu'elle ne parviendrait pas à se leurrer. Ca n'était pas la première fois qu'elle avait ce genre de conversations avec elle-même et malheureusement, elle arrivait toujours aux mêmes conclusions : non, elle ne se fichait pas qu'il soit en danger et, pire encore, non, ça ne lui était pas égal qu'il couche avec n'importe qui… Plongée dans ses réflexions, Joy ne vit pas Georgi sortir d'une pièce et faillit le heurter. Déséquilibrée, elle manqua de trébucher mais il la rattrapa d'une main ferme. Elle revint brutalement à la réalité. Elle avait une conscience exacerbée de chacun de ses doigts sur son coude, de la chaleur de sa paume qui traversait le tissu de son pull. D'un mouvement réflexe brutal, la jeune femme se dégagea. Etrangement, elle se sentait systématiquement troublée par la proximité physique du Russe et chaque contact la mettait mal à l'aise.
Elle leva les yeux. Georgi la regardait, sourcils froncés en signe de surprise, et Joy se sentit rougir.

- "Tu es en train de perdre les pédales, ma fille." Se morigéna-t-elle.

Georgi observait le visage empourpré de la jeune femme. Elle semblait se débattre dans un flot de pensées tempétueuses. Il la détaillait, tentant de percer son mystère, pour une fois sans envie de pousser à son avantage ou de la railler. C'était si rare que quelqu'un le déroute. En règle générale, il se targuait de sentir facilement ce qui traversait l'esprit de ses vis-à-vis. Avec Joy c'était impossible. Elle devait sans doute cette capacité à son passé d'agent, habituée qu'elle était à dissimuler et à feindre. Et puis, Georgi avait fini par ne plus être sûr de vouloir savoir ce qu'elle pensait, ce qu'elle ressentait réellement …
Leurs regards s'accrochèrent une seconde pour mieux se détourner. La tension entre eux devenait palpable. Prenant sur elle, Joy tenta d'amorcer la conversation :

- "Tu n'avais pas dit que tu allais chercher de la main d'œuvre pour te donner un coup de main ?"
- "Je suppose que je dois leur faire peur, ils ont préféré rester avec Simon pour dénicher le mouchard. Mais dans le fond, tant mieux, j'ai enfin un peu de calme." répliqua Georgi, soulagé de voir que ce silence gênant était rompu.
- "J'allais te proposer mon aide, mais si tu préfères jouer les grands solitaires inaccessibles, je n'y vois pas d'inconvénient…" plaisanta-t-elle.
- "Tss… n'espère pas te défiler comme ça. Je suis profondément attaché à la parité. Je ne voudrais pas être traité de macho, donc je ne peux absolument pas t'épargner sous prétexte que tu es une jolie femme !"

A peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres qu'ils les regretta. Il en avait trop dit… ou pas assez… Enfin, pas le dosage adéquat, quoi qu'il en soit. Mais Joy parut ne rien remarquer et rétorqua avec une grimace :

- "Je me disais aussi que ce serait trop beau. Tu en es où ?"

Le Russe sentit un poids de plusieurs kilos lui tomber des épaules, aussi enchaîna-t-il avec plus de naturel :

- "J'ai fait le tour des moyens d'entrer dans la maison. Au bout de ce couloir, il y a une porte qui donne sur la rue de même qu'une des fenêtre de la pièce située derrière toi. Il va falloir les condamner. Pour ce qui des fenêtres ouvrant sur la cour, on peut peut-être en garder une non barricadée pour surveiller ce qui se passera dehors."

Joy hocha la tête, désormais pleinement concentrée sur la situation.

- "Tu as vu si on a ce qu'il faut pour fermer les accès ?"

Georgi hocha la tête :

- "C'est sommaire. Il va falloir entasser ce qu'on peut comme mobilier lourd derrière les portes. Pour les fenêtres, on a de la chance, elles ont des volets, il suffira de les renforcer avec des planches ou, si on trouve, des parpaings."
- "Tu as trouvé le génie de la lampe pour faire apparaître tout ça ?" railla Joy.
- "Si j'avais mis la main sur cet individu, j'aurais souhaité qu'il me fasse apparaître un stock M16 avec les munitions associées… ou non, mieux encore : à la réflexion, je lui aurais demandé de m'emmener loin de ce bourbier."
- "Sympa pour les copains !" constata-t-elle.
- "Homo Homini Lupus, très chère… C'est la dure loi de la vie…"
- "Sauf que, si mes souvenirs sont bons, Hobbes faisait référence à ce qu'il appelait l'état de nature de l'homme. C'est toute la différence avec l'être civilisé, non ?"

Georgi retint un sourire : elle venait de le moucher de fort belle manière. Il allait répondre mais se reprit :

- "Je poursuivrais volontiers cet intéressant échange de points de vue et je m'en veux de revenir à des considérations bassement matérielles mais je te rappelle que nous avons des volets à clouer."

Et, sans se préoccuper de savoir si elle le suivait, il se détourna vers le fond du couloir. Joy s'accorda le temps d'un sourire triomphant avant de lui emboîter le pas.





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