Chapitre 22



Largo allait répondre quand, une fois de plus, la porte de l'entrée s'ouvrit, laissant passer Simon, les deux Mapuches, Picasso et Solana. Les enfants étaient maculés de cambouis tandis que Simon arborait un air triomphant.

- "On l'a eu… Il était bien planqué, mais on l'a eu !" triompha Simon en exhibant un minuscule boîtier rectangulaire. "Je ne suis pas aussi calé que Kerensky, mais à voir la taille, je dirais que c'est la très jolie électronique… Je ne pensais pas qu'ils étaient si bien équipés. Apparemment, si certains n'ont pas grand-chose pour vivre, le budget de la défense n'a pas à souffrir de restrictions, lui."
- "Ca confirme notre théorie. On ne devrait pas tarder à avoir de la visite." Conclut Largo.

Le médecin les interrompit en s'avançant. Il s'adressa à Ana en espagnol sans savoir que tous les acteurs présents maîtrisaient parfaitement cette langue :

- "Je ne sais pas ce que vous trafiquez ici. Je veux d'autant moins le savoir qu'entre la présence d'un blessé par balle et celle d'étrangers dans ce quartier, ça me paraît plus que malsain. J'ai fait mon boulot de médecin, maintenant je veux partir et rentrer à bon port."

Ana hocha la tête. Elle prit à part les trois Indiens et leur parla à mi-voix. Ils parurent protester un moment et une vive discussion s'ensuivit.
Largo et Simon regardaient, interdits. L'échange avait lieu en mapudungun et ils ne pouvaient en saisir un traître mot. Largo se tourna vers les enfants qui suivaient attentivement la conversation et interrogea Picasso. Ce dernier, absorbé, ne lui répondit pas. Soudain Solana intervint et enchaîna trois ou quatre phrases d'un ton sans appel. La petite n'élevait pas souvent la voix, sa brusque colère n'en paraissait que plus impressionnante. Largo croisa alors le regard de Simon :

- "Hé, pas la peine de me regarder comme ça, je ne comprends rien non plus !" grommela le Suisse.

Enfin, tous parurent se calmer et les hommes opinèrent du chef à la dernière remarque de la jeune femme.

- "On vous ramène chez vous." Expliqua Angelo en s'approchant du médecin.

Celui-ci ne se fit pas répéter cette suggestion et attrapa pardessus et sacoche. Sur un geste sec de la tête, il prit congé, encadré par les trois hommes.

- "Euh… je vais sûrement dire un truc idiot mais… ils ont vraiment besoin d'être trois pour le ramener chez lui ?" demanda Simon.

Ana sourit doucement.

- "J'ai réussi à les convaincre de partir. Si les carabineros donnent effectivement l'assaut, plus on sera nombreux et plus il y aura de cadavres. Autant limiter les risques. A trois, ils peuvent passer inaperçus et ils ont des chances de pouvoir passer à travers les contrôles de police. Vous, de toute façon, c'était impensable de vous faire franchir les barrages discrètement."
- "Et eux ?" demanda Largo en désignant les deux enfants.

Le regard d'Ana se voila et ce fut Picasso qui répondit :

- "Ana voulait qu'on parte avec eux, mais vous aurez besoin de moi et Solana a menacé de se rendre à la police si on l'obligeait à partir."

Le regard buté de la fillette ne laissait aucun doute quand à la force de sa conviction. Largo et Simon se regardèrent, à la fois étonnés par tant de détermination et admiratifs devant le choix de cette petite fille trop vite entraînée dans le monde des adultes par les circonstances.
Ana reprit la parole en désignant Llanquileo d'un geste vague :

- "Il faudrait qu'on le transporte dans une chambre. Le médecin a dit qu'il ne se réveillerait pas avant une petite heure avec les médicaments qu'il lui a donnés."

A eux cinq, ils transportèrent sans trop de peine le blessé dans la pièce où avaient été retenus Largo et Simon. Une fois l'homme installé dans un lit, Simon ne put s'empêcher de taquiner son meilleur ami. En regardant ce qu'il restait du lit malmené par Largo, il constata :

- "Décidément, combien de fois faudra-t-il te dire que tout est dans le doigté et la délicatesse, mon vieux ? Ce n'est pas comme ça que tu deviendras un as… quel que soit le domaine, d'ailleurs… Je me demande si j'arriverai un jour à terminer ta formation !"

Largo lui envoya une bourrade dans l'épaule :

- "Tu as fini, oui ? Tu crois vraiment que c'est le moment de rigoler ?"
- "Oh, tu ne vas pas t'y mettre aussi ! Tu vois, ça résume un peu ma philosophie de vie : rions tant qu'il en est encore temps parce que ça risque de ne pas durer."

Simon avait prononcé ces mots d'un ton léger, mais en réalité, ils résumaient assez fidèlement ce qu'il pensait.
Le bruit régulier d'un marteau interrompit la conversation.

- "Qu'est-ce qu'ils fabriquent ? Ca y est, ils ont trouvé que s'envoyer des amabilités à longueur de journée, ça ne suffisait plus, ils s'attaquent à coups de masse ?" s'exclama Simon.

Sans plus attendre, Largo et Simon se précipitèrent dans la pièce contiguë, curieux de savoir ce qui s'y passait. Les volets de bois avaient été fermés et la chambre n'était plus éclairée que par la lumière crue d'une ampoule nue pendant du plafond. Côte à côte, Georgi et Joy clouaient une planche épaisse en travers du volet.

- "Oh… aujourd'hui, c'est séance travaux manuels pour parfaire la réhabilitation des frères ennemis." Nota Simon, goguenard.

Les coups cessèrent et il fut instantanément fusillé par deux éclairs : l'un bleu glacier, l'autre brun. Il leva les mains en signe de reddition :

- "Ok, mettons que je n'aie rien dit et que vos oreilles vous aient joué un vilain tour !"
- "Disons cela, oui…" renchérit Georgi d'un ton qui tenait plus de la menace que de l'approbation.
- "Est-ce que vous pouvez être sérieux deux minutes et est-ce qu'on pourrait réunir nos informations pour savoir où on en est ?"

La voix ferme de Largo les surprit et ils se turent. Le jeune homme s'était assis sur un lit et son visage fermé ne laissait transparaître aucune émotion. Pendant un instant, il avait été le seul à adopter une attitude et un comportement en adéquation avec leur situation peu plaisante. Ce détail n'échappa à aucun des trois autres : pas plus à Simon, dont la mine se renfrogna, qu'à Joy et Kerensky qui échangèrent un rapide regard surpris.

- "Effectivement. Alors, côté nouveautés, on a tout ce qu'il faut pour se barricader efficacement… Au moins tant que nous ne serons pas face à des acharnés trop virulents. Des volets en bois bien épais, même renforcés, c'est solide mais ça ne résiste quand même pas à un peu de bonne volonté ou un bon pain de plastic. Le point faible, ce sera manifestement la porte qui donne sur la rue, au bout de ce couloir. On n'a pas encore eu le temps de s'en occuper. Il faudrait aller voir dans le bâtiment qui est dans la cour ce qu'on peut trouver de lourd et de solide." Commença Georgi
- "Pour ce qui est de l'arsenal dont on dispose, c'est maigre. Apparemment, la contrebande et la lutte armée, ce n'est pas leur truc. Il faudra faire avec mon Beretta, mon Glock et les deux Brownings qu'Ana et Llanquileo avaient avec eux. Pas très reluisant." Poursuivit Joy.

Simon fit la grimace.

- "Niveau munitions, ça donne quoi ? On a quand même des stocks de chargeurs ?"

Joy haussa les épaules en signe d'ignorance :

- "De mon côté, je n'ai plus grand-chose : deux ou trois chargeurs pleins maximum. Il faudra demander à Ana. J'espère que les journalistes ne traîneront pas. Si l'armée donne l'assaut à la maison avant qu'il y ait des témoins, il n'y aura plus personne pour raconter ce qui se sera passé."
- "Puisque tu en parles, j'ai réussi à contacter Astrid." Annonça Largo avant d'être coupé par Simon :
- - "Quoi ? Astrid ? Et tu l'as appelée sans m'en parler !!"
- "La ferme Simon. Mets toi au bromure si tu ne peux pas faire taire tes hormones plus de cinq minutes. Elle peut faire quelque chose ?" demanda Georgi.

Largo hocha la tête :

- "Non seulement elle peut faire quelque chose, mais elle doit déjà être dans un avion pour nous rejoindre ici. Elle était à Santiago quand j'ai réussi à la joindre. Elle avait eu vent de la nouvelle et têtue comme elle est, elle avait déjà réussi à convaincre son rédacteur en chef de l'envoyer enquêter sur place. Si tout va bien elle a prévenu les journalistes des grands médias chiliens. Eux ont des correspondants dans chaque capitale de province, ils peuvent être ici très vite."
- "Ca ne se présente peut-être pas si mal que ça, alors." Commenta Georgi.
- "Et alors mon Astrid vient nous rejoindre ? Ah, et bien je vous préviens tout de suite qu'il est hors de question que j'y reste dans ces conditions !"

Largo et Georgi ne purent retenir un sourire devant l'empressement puéril de Simon. Joy restait étrangement silencieuse, perdue dans ses pensées. Elle avait compris que l'interlocutrice de Largo un peu plus tôt n'était en fait que la jeune journaliste qu'elle appréciait. Elle se sentait ridicule de son brusque accès de jalousie. Elle devenait vraiment paranoïaque. Cela confirmait ce qu'elle savait déjà : elle perdait peu à peu toute lucidité dès qu'il s'agissait des relations de Largo, cela diminuait d'autant son efficacité professionnelle, il allait très vite falloir qu'elle mette les choses au clair avec elle-même dans un premier temps, avec lui ensuite. Elle sentit des regards interrogatifs posés sur elle. Merde, ils attendaient manifestement une réponse de sa part ! Elle sourit, un peu gauche, et avoua :

- "Désolée, je ne vous écoutais pas vraiment."
- Viens Simon, on va chercher de quoi boucler la porte d'entrée." Intervint Georgi en faisant signe au Suisse.

Contrairement à son habitude, le jeune homme ne protesta pas et suivit Kerensky sans broncher. Lui aussi sentait parfaitement qu'une explication s'imposait entre Largo et Joy. Il valait mieux qu'elle ait lieu maintenant plutôt qu'en pleine fusillade.

* * * * * * *


Alors qu'ils remontaient le couloir pour rejoindre la pièce principale et la cour, Simon passa la tête par la porte de la chambre :

- "Ca va ici ?" demanda-t-il à Ana et aux deux enfants.

La jeune femme hocha la tête sans répondre. Dans cette pièce aussi, ils avaient tiré les volets et le lit où reposait Llanquileo avait été repoussé le plus loin possible de la fenêtre. Picasso et Solana s'approchèrent de Simon.

- "Qu'est-ce qu'on peut faire ?" demanda la fillette.

Simon sentit son cœur se serrer en voyant ses traits tirés que soulignaient de profonds cernes bistres… Pauvre gosse… Ca faisait beaucoup en si peu de temps. Elle avait fui son quartier, sa maison, laissé derrière elle ses frères et sœurs, elle se retrouvait plongée dans un guêpier dont personne ne pouvait encore déterminer l'issue et pour couronner le tout, elle avait appris la mort de son père… Ca faisait VRAIMENT beaucoup, à la réflexion, même pour un adulte… Sans réfléchir, il prit la fillette par l'épaule et la serra contre lui. Un instant, il la sentit se raidir puis se blottir contre lui et de passer ses bras autour de sa taille à la recherche de la chaleur et du réconfort d'un adulte. Un moment plus tard, il se libéra de l'étreinte de Solana, détacha doucement ses doigts crispés sur sa chemise.

- "Allez, viens, on va filer un coup de main à Grincheux Premier si on ne veut pas avoir droit à son fameux regard de tueur…"

Il prit la main de la fillette dans la sienne. Avant de quitter la pièce, il se tourna vers Picasso :

- "Viens avec moi aussi, toi. J'ai du boulot pour toi aussi."

Tous les trois quittèrent la pièce, laissant Ana surveiller le blessé.

* * * * * * *



Dans la chambre où ils étaient restés seuls, Largo et Joy se regardèrent, gênés.

- "Ils l'ont fait exprès, hein…" tenta le jeune homme pour détendre l'atmosphère.
- "Je crois qu'on peut dire ça, oui."

Le silence retomba un moment… un long moment en fait. A présent, ils évitaient soigneusement le regard de l'autre. Joy s'était rendue près de la fenêtre et prêtait une attention extrêmement méticuleuse à la planche qu'elle et Georgi avaient commencée à clouer. Largo n'avait pas bougé. La tête baissée, il observait le sol comme pour y trouver une réponse à ses questions. Dans ces circonstances, le moindre soupir, le moindre mouvement paraissaient tonitruants… Inéluctable, la tension montait… Largo releva brutalement la tête et se leva. Il fallait que ça cesse.

- "Que s'est-il passé, Joy ?"
- "De quoi parles-tu ?" rétorqua-t-elle, immédiatement sur la défensive.
- "Tu veux qu'on mette les points sur les i… très bien. Je veux comprendre ce qui s'est passé entre Singapour et Santiago. Il y a une semaine, on se promenait à pied au milieu d'une foule d'anonymes qui auraient tous pu être des suppôts de la Commission Adriatique, on changeait de destination sur un coup de tête, on arrivait à mes rendez-vous au dernier moment sans que tu passes trois heures à soulever le moindre stylo à la recherche d'une bombe, on mangeait dans des gargotes mal famées bien éloignées des restaurants bien sous tous rapports et bien sécurisés qu'on fréquente habituellement. Et malgré tout ça, tu étais détendue, drôle, pleine d'entrain et d'une compagnie plus qu'agréable. Alors je veux que tu m'expliques ce qui s'est passé. Nom de Dieu, qu'est-ce que j'ai fait de si dramatique pour que tu sois aussi en colère contre moi ?"

Chacun des mots de Largo était une torture pour la jeune femme : ce dont il se félicitait, ce qu'il avait apprécié chez elle, c'était justement cette absence de professionnalisme qu'elle se reprochait tant. La situation aurait été cocasse si elle n'avait pas été si douloureuse. A son ton qui montait elle avait senti combien il était dérouté par son attitude, blessé même. Elle prit son courage à deux mains et se retourna pour lui faire face. D'une voix lasse elle commença :

- "Ce n'est pas après toi que je suis en colère, Largo. C'est uniquement à moi que j'en veux. Tu dois oublier la manière dont je me suis comportée à Singapour. Si je n'avais pas été ta garde du corps, ça aurait été dix jours parfaits. Seulement voilà, je suis ton employée, je suis payée pour veiller à ta sécurité. Il aurait pu t'arriver n'importe quoi là-bas tellement je manquais de concentration. Au fond, la principale chose que je puisse te reprocher, c'est d'être quelqu'un d'aussi attachant… Je n'arrive pas à maintenir une distance suffisante pour rester froide et objective. Je…"
- "Mais merde Joy… Tu entends comment tu parles de toi ? "Froide", "Objective", "Employée", "Professionnelle"… Mais est-ce qu'il t'arrive de penser à toi en tant qu'être humain plutôt que comme à une machine ? Tout ça, c'est de la foutaise. Si j'avais choisi une vie peinarde, j'aurais refusé de prendre la direction de ce Groupe. J'ai accepté l'héritage, je prends tout, y compris les risques que ça engendre. Quand arriveras-tu à intégrer que ce n'est pas ton rôle de garde du corps qui a de l'importance, c'est tout le reste. C'est ton soutien, c'est ton sourire, ce sont tes piques humoristiques les jours où je vois tout en noir, c'est ton efficacité et ta présence dans les coups durs, ce sont aussi tes remontrances quand je déraille… C'est l'amie que j'aime en toi. Si j'ai accepté la présence de la garde du corps, c'est pour avoir la femme à mes côtés.

Sous le coup de la colère, Largo s'était approché à grands pas de la jeune femme, saisissant son bras d'une main, attrapant son menton de l'autre pour l'obliger à le regarder. Joy était atterrée, ces mots que son cœur voulait entendre, sa raison les refusait, les réfutait. Doucement, elle repoussa Largo, posant ses deux mains à plat sur son torse, elle entreprit de l'éloigner d'elle :

- "Tu ne comprends pas…"

Il ne la laissa pas faire et, saisissant ses poignets dans une main, il la plaqua contre lui.

- "Non, je ne comprends pas. Et surtout, je n'ai pas envie de rentrer dans ta logique destructrice. Est-ce que tu te rends compte du mal que tu fais ? Du mal que tu nous fais ? Si tu acceptais de me laisser approcher un tout petit peu plutôt que de te refermer sur toi-même à la moindre tentative, tu ne penses pas que la situation serait infiniment plus simple ? Tu ne crois pas qu'on pourrait être un tant soit peu honnête l'un envers l'autre ? On éviterait ces petites crises de jalousie puériles qu'on déclenche plus ou moins volontairement pour vérifier que l'autre n'est pas totalement indifférent. Seulement j'en ai marre de ce jeu idiot, Joy. Ca a assez duré."

Alors que ce flot de paroles trop longtemps retenues s'échappait, Largo sentit le corps de Joy s'affaisser contre lui tandis que des larmes, mélange de fatigue, de colère, d'impuissance et de peine, inondaient le visage de la jeune femme. Sans plus réfléchir, sans se préoccuper des conséquences, il posa ses lèvres sur les siennes. Sans chercher d'abord autre chose que ce contact doux et tiède. Elle ne le repoussa pas. Enhardi par son manque de réaction, il accentua un peu son baiser, caressant de sa langue la bouche de sa compagne. Elle se laissa faire et entrouvrit les lèvres. Leur étreinte fut intense, bien plus que les baisers volés qu'ils avaient jusque-là échangés furtivement. Les lèvres du jeune homme avaient abandonné la bouche offerte pour partir à la découverte du reste de son visage. Il trouva le goût salé de ses larmes sur ses joues, ses paupières, jusqu'au creux de son cou. Il atteignit son oreille et murmura d'une voix altérée :

- "Non, je ne comprends pas… Je ne suis pas sûr que quiconque comprenne, en fait, pas même toi… Peut-être qu'il n'y a rien à comprendre. Juste laisser faire…

" La mort dans l'âme Joy s'arracha à ses bras. Elle savait que les mots qu'elle allait prononcer les séparerait durablement. C'était nécessaire.

- "Georgi comprend."

Largo sentit la Terre se dérober sous ses pieds. C'était rarissime d'entendre Joy appeler le Russe par son prénom. Dans les circonstances actuelles, cela prenait une dimension encore plus déroutante. Il la regarda. Elle avait l'air sincère. Il sentit une amère douleur lui serrer la poitrine. C'était vrai : ils se comprenaient à demi-mot, ils avaient tant de points communs : cet attachement sans faille à leur devoir, cette froideur apparente faite de retenue et de méfiance… Ils se respectaient, s'admiraient. Chacun connaissait les failles de l'autre puisqu'il les retrouvait chez lui. Ils étaient complémentaires, ils auraient pu être parfaitement complices. L'abattement succéda à l'euphorie du moment précédent : jamais il ne pourrait rivaliser avec Kerensky sur ce terrain. Il connaissait Joy comme personne, peut-être mieux qu'elle-même. Elle le savait et maintenant qu'elle l'avait accepté, elle s'en servait de soutien. Largo n'avait pu s'empêcher de noter le subtil changement dans l'attitude des deux anciens agents. Sur le moment, il avait choisi de ne pas y prêter plus d'attention que nécessaire, mais maintenant, il voulait savoir. D'une voix brisée mais qui exigeait une réponse, il demanda :

- "Qu'est-ce que tu éprouves pour lui ?"

La réponse tomba comme un couperet, tellement vraie, tellement dure à admettre.

- "Je n'en sais rien."
- "Et pour moi ?'

La jeune femme leva des yeux à nouveau noyés et secoua la tête.

- "Je ne sais pas, Largo. C'est trop compliqué. Je n'arrive plus à faire le tri : amitié, respect, admiration, complicité, amour… Tout est tellement dépendant. Laisse moi du temps."

A nouveau il la serra contre lui.

- "Comme tu voudras. Je suis prêt à attendre tout le temps qu'il faudra."

Cette fois, elle prit l'initiative du baiser, mais bien vite, Largo l'écourta. Du pouce, il essuya les larmes qui avaient débordé et sourit :

- "Maintenant tu me fais disparaître ces vilaines traces. Si jamais Simon voit ça, il va me passer un savon monumental !"

D'un revers de manche, la jeune femme sécha ses joues et, d'une voix encore mal assurée mais plus légère, elle ajouta :

- "Bon, on le cloue, ce volet ?"





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