Chapitre 23



Dans la cour, Kerensky faisait des allers-retours entre la remise et la maison. Il avait trouvé des planches, des sacs pleins, quelques briques, du bois de chauffage… Un tas de bric-à-brac s'amoncelait près de la porte. Quand Simon rejoignit Georgi avec les enfants, il ne s'arrêta pas mais déposa son fardeau dans les bras du Suisse.

- "Génial !" grommela ce dernier en pliant sous le poids du sac que le Russe venait de lui passer. "C'est quoi, ça ?"
- "Maïs" répondit Kerensky en ressortant de la remise. "Pas terrible, mais à défaut de sacs de sable… c'est lourd donc ça nous intéresse."
- "Argument recevable, camarade…"

Picasso intervint alors :

- "Qu'est-ce que tu voulais que je fasse, Simon ?"
- "Tu vas faire très attention à ne pas te faire coincer, mais tu m'as l'air d'être un excellent fureteur, je te fais confiance. Je voudrais que tu te glisses pour nous dire où en sont les autorités. Je te laisse le choix de la méthode mais reviens avec l'information.

Le garçon hocha la tête :

- "Ca, glisser entre les pattes des flics et des militaires réunis, c'est mon rayon ! Je ne fais que ça !"
- "Ne fais pas trop le malin. Ils sont autrement plus virulents que ceux que tu sèmes tranquillement à Santiago." Le prévint Simon très sérieusement.

Picasso hocha la tête et gagna la grille. Solana s'apprêtait à le rejoindre mais Simon attrapa sa main :

- "Hep, pour une fois, je vais vous séparer les perruches ! J'ai besoin de toi ici. Allez, en route, il faut qu'on emmène tout ce fatras devant la porte d'entrée avant qu'on se fasse traiter de fainéants par ce grand escogriffe communiste."

Alors commença un ballet incessant entre la cour et le couloir. Simon, Solana et Georgi entassaient ce qu'ils trouvaient derrière la porte. Après quelques allers-retours durant lesquels il n'y avait aucun bruit dans la maison, le bruit du marteau reprit dans la pièce où Georgi et Simon avaient laissé Largo et Joy. Ils échangèrent un regard complice.

Simon, Kerensky et Solana terminèrent enfin. Ce qui avait pu être entassé derrière la porte était en place mais ils savaient que l'amoncellement hétéroclite avait beau être impressionnant, il ne résisterait pas longtemps à un assaut en règle. Une fois de plus, ils se retrouvèrent dans la pièce principale, un peu désœuvrés. Il n'y avait rien à faire d'autre qu'attendre. Pour s'occuper, Kerensky entreprit de ranimer le feu qui menaçait de s'éteindre. Simon se dirigea de nouveau vers le couloir. Georgi se retourna :

- "Lâche leur les baskets."

Simon s'arrêta et fit face au Russe :

- "Qu'est-ce qui te dit que ce sont eux que je vais voir ?"
- "Je te connais trop : tu as la curiosité chevillée au corps. Tu ne peux pas t'empêcher de te demander où ils en sont…"

Le Suisse haussa les épaules, percé à jour :

- "Parce que toi tu ne te poses pas la question peut-être ?"

Le Russe crut pouvoir masquer le voile qui passa dans son regard mais c'était mal connaître les talents d'observation de Simon :

- "Tiens, toi aussi, tu vois bien… Mais je ne suis pas sûr que ce soit de la pure curiosité… J'ai l'étrange intuition que tu te trouves personnellement impliqué dans cette histoire ?"
- "Simon !" gronda le Russe avec ce ton qui suffisait généralement à le faire taire.

Exceptionnellement, ce fut vain.

- "Ca ne prend pas cette fois, camarade. Qu'est-ce qui se passe avec Joy ?"
- "Il ne se passe rien. Tout ce que tu crois voir est le fruit de ton imagination mal placée."
- "Ne me prends pas pour une bille Georgi. Il y a une liste longue comme le bras de trucs qui clochent dans votre comportement à tous les deux ! Tu ne serais pas un tout petit peu en train de t'attacher plus que de raison à notre miss CIA nationale ?"
- "Non. Je m'inquiète parce que je la trouve moins pro que d'habitude, c'est tout."
- "Ben voyons ! Vous êtes bien faits du même bois tous les deux ! N'empêche que je doute que ton attitude l'aide à mettre de l'ordre dans ses idées. Maintenant, ce que j'en dis…" conclut Simon avant de quitter la pièce.

Depuis le seuil, il jeta sans se retourner :

- "Au fait, c'est Ana que j'allais voir depuis le départ alors ma curiosité mal placée, elle est plutôt moins tenace que ton obsession !"

Avant que Georgi puisse répondre, la porte de l'entrée s'ouvrit avec fracas : Picasso entra, hors d'haleine et claqua la porte derrière lui.

- "Aïe, je sens les emmerdements qui arrivent au grand galop" observa Simon oubliant sa destination première.

Picasso commença, ses phrases hachées par le manque d'air :

- "Ils sont là… pas loin…deux rues… "
- "Du calme." Le tempéra Georgi. "Il vaut mieux que tu prennes une minute pour reprendre ton souffle plutôt que de mettre un quart d'heure à nous expliquer ce que tu as vu sans qu'on ne comprenne rien."

Spontanément, Solana s'était rendue dans la cuisine et revenait avec un verre d'eau qu'elle tendit à son ami. Il l'accepta avec gratitude. Il se laissa tomber sur une chaise plutôt qu'il ne s'assit, tentant de contenir les battements de son cœur et de contraindre ses poumons en feu à inspirer plus calmement. Du couloir arrivèrent Ana, Largo et Joy. Le bruit de la porte les avaient manifestement alertés. Un instant, Georgi et Simon détournèrent leur attention de Picasso pour fixer Largo et Joy. Ils semblaient plus calmes. Les yeux de Georgi croisèrent une fraction de seconde ceux de Largo et il eut le temps d'y lire du défi et une certaine rancœur, mais ce fut évanescent et très vite le regard du jeune milliardaire retrouva sa neutralité. Simon fixait Joy, cherchant à déceler ce qu'il percevait de changé chez elle. Elle avait les yeux légèrement rougis… Fatigue, poussière ou autre chose ? Simon se tourna alors vers son meilleur ami pour y chercher un indice mais ne lut rien d'autre qu'une certaine confusion et, une fois encore, de la fatigue. Il finit par les envelopper tous les deux d'un même regard : ils arrivaient à se tenir côte à côte sans s'arracher les yeux, c'était sûrement que ça allait mieux conclut-il in petto. Joy détestait cette impression d'être un rat de laboratoire cloué sur une planche sous la loupe de deux scientifiques. Elle prit la parole pour détourner l'attention :

- "Qu'est-ce qui se passe ?"
- "On a envoyé Picasso en reconnaissance à l'extérieur…"

Les trois nouveaux arrivants se tournèrent vers le garçon qui avait eu le temps de se reprendre. Il commença son récit, un peu plus calme :

- "J'ai commencé à faire le tour du quartier en partant d'ici en faisant le tour des pâtés de maison et en élargissant toujours le cercle. Tous les habitants sont terrés chez eux. Le bouche-à-oreille a apparemment bien fonctionné et tout le monde est plus ou moins au courant qu'il se trame quelque chose. J'avais parcouru trois blocs quand je suis tombé sur un premier barrage. Il y avait les militaires anti-émeutes avec casques, boucliers et barrières mobiles. J'ai attendu un peu pour voir s'ils laissaient passer du monde mais non : il y avait des gens qui voulaient rentrer chez eux et ils n'ont pas pu passer. Alors j'ai fait demi-tour et je suis allé voir dans les autres rues. Et c'est pareil partout. Ils quadrillent les rues à trois blocs d'ici. Dans la calle de las Estrellas, derrière le barrage, j'ai vu du monde s'agiter mais je n'ai pas pu m'attarder. Les militaires se sont mis en marche. Ils ont des radios et toutes les équipes communiquent."

Le débit de parole du garçon s'était accéléré sur la fin de son discours. Georgi et Joy avaient donc perdu le fil de son récit. Largo s'en rendit compte et l'arrêta. Se tournant vers ses amis, il leur fit un bref topo de la situation.

- "A l'évidence, ils ont décidé de nous encercler pour ne nous laisser aucune chance de fuite. On s'en doutait déjà, mais là, ça a le mérite d'être une certitude." Constata Joy.
- "La calle de las Estrellas, c'est quelle rue ?" demanda Georgi en espagnol à l'attention de Picasso.
- "Celle par laquelle nous sommes arrivés." Répondit l'enfant.
- "Donc c'est celle qui vient du centre-ville ?" observa Simon en se souvenant de leur trajet un peu plus tôt.

Ana hocha la tête.

- "Effectivement. Vous pensez que ce sont déjà des journalistes qui sont derrière le barrage ?" questionna-t-elle, une lueur d'espoir au fond des yeux.
- "C'est une possibilité. Il y a une radio ici ?" demanda Largo en parcourant la pièce des yeux sans trouver quoi ce soit qui y ressemble.

Solana sauta sur ses pieds et se dirigea vivement dans la cuisine.

- "Por aca !" l'entendirent-ils s'exclamer.

Ils se dirigèrent vers la pièce. Effectivement, sur l'étagère trônait un vieux poste qui semblait avoir bien vécu. Largo l'alluma, cherchant à capter une fréquence.

- "Quelle heure est-il ?"
- "Presque neuf heures trente." Répondit Joy après un rapide coup d'œil sur sa montre.
- "Ana, Simon, vous essayez de trouver des informations. Il doit bien y avoir un journal à neuf heures et demie. Ca nous permettra de savoir si on fait déjà la une ou si nous n'avons pas été suffisamment vite."
- "Et nous ?" demanda Joy à qui l'inaction pesait.
- "Je vais essayer de joindre Astrid et toi ton copain à CNN. Ca nous permettra peut-être de savoir ce qu'il en est de l'autre côté."

Georgi tendit son portable à Largo puis, récupérant le Glock de Joy et un chargeur, il se dirigea vers la porte.

- "Je vais jeter un œil dehors."
- "Fais attention." Murmura Joy avec une moue un peu anxieuse.

Leurs prunelles s'accrochèrent un instant avant que le Russe se détourne et franchisse la porte. Joy laissa un moment ses yeux fixés sur la porte refermée. Sentant le regard insistant de Largo dans son dos, elle se retourna et eut un sourire las.

- "Ca va aller ?" demanda le jeune homme, concerné.

Elle hocha la tête sans répondre puis sortit son téléphone. Chacun de leur côté, ils tentèrent de joindre leur correspondant. Très vite Largo tomba sur la messagerie d'Astrid : ça ne lui donnait pas d'information mais il ne voyait qu'une seule raison au fait qu'elle ne réponde pas : elle devait être dans l'avion pour venir les rejoindre. C'était en soi une bonne nouvelle, finalement.
Il leva les yeux en direction de Joy. Elle était en pleine conversation. Elle avait eu plus de chance que lui et avait réussi à joindre ce Pete. Contrairement à la première fois, Largo ne se formalisa pas du ton plus animé de Joy. Ca n'avait plus d'importance. Elle raccrocha et se tourna vers lui.

- "Sullivan a été très vite : moins d'une demi-heure après ton coup de fil, les chaînes d'information faisaient des flashs spéciaux sur ton enlèvement. De son côté, Pete a contacté les journalistes de CBS qui sont arrivés à Santiago entre-temps. Ils n'ont même pas quitté l'aéroport et sont à l'heure qu'il est dans l'avion pour Temuco."
- "Ils doivent être sur le même vol qu'Astrid et son équipe, alors. Je n'ai pas réussi à la joindre."
- "Pete a aussi contacté les médias chiliens. Il connaît des journalistes de TVN, mais la chaîne nationale est très subordonnée aux autorités. Ils ne feront sans doute pas d'éclat."
- "Oui, j'imagine, un peu comme le Mercurio pour la presse écrite."
- "Absolument, il pense que ses contacts à Megavision ou Canal 13 seront plus réactifs. Il cherche aussi à contacter des correspondants de radio mais pour le moment ça n'a pas donné grand chose. Le poids des images étant plus efficace, il a préféré concentrer ses efforts sur la télévision."
- "Parfait. Il continue à…"

Largo fut interrompu par plusieurs déflagrations.





Intel Unit