Simon, Ana et les enfants jaillirent de la cuisine et Joy se précipita vers la porte d'entrée. D'un ton qui ne souffrait pas de réplique, elle leur intima :
- "Mettez-vous au fond de la pièce, faites-vous tout petits et ne bougez plus."
Ils obtempérèrent. Largo et Simon se regardèrent et restèrent tout de même prêts à bondir au moindre besoin. Prudemment, Joy entrouvrit la porte et jeta un coup d'œil à l'extérieur. Il faisait sombre et ses yeux mirent quelques secondes à s'accoutumer à l'obscurité.
- "Kerensky ?" appela-t-elle d'une voix tendue.
- "Ca va. J'arrive."
C'est alors qu'elle vit la silhouette courbée en deux qui avançait le long du mur, dans l'ombre. Il atteignit péniblement la porte et accepta le soutien de la jeune femme. Aussitôt la porte refermée, le Russe s'effondra, le visage blême.
- "Hé, qu'est-ce qui s'est passé ? Tu es blessé ?" demanda Largo.
Georgi secoua négativement la tête. Joy avait ouvert son manteau, cherchant une plaie éventuelle.
- "Ca va. Laissez-moi juste un peu d'air."
- "Bon sang mais tu étais où ?" demanda Simon.
- "Et bien, disons que, l'attrait de l'uniforme étant ce qu'il est, je voulais voir par moi-même à quoi ressemblait celui des carabineros chiliens." Ironisa Georgi sans pouvoir retenir une plainte quand Joy passa une main sur ses côtes.
- "Balles en caoutchouc ?" demanda la jeune femme.
Il hocha la tête.
- "Je me suis approché un peu près, ils ont dû avoir peur qu'un affreux Soviétique viennent copier les modèles desdits uniformes." Poursuivit-il sur le ton de la plaisanterie.
- "Tu étais censé jeter un œil. Pas te mettre sous leur nez !"
- "En fait, je voulais savoir qui étaient ces gens agglutinés derrière les militaires et j'ai le plaisir de vous annoncer que ce sont pour la plupart des habitants du quartier qui ne peuvent pas rentrer chez eux après une journée de travail. Ce qui n'en fait pas des adorateurs éperdus de l'action menée par les militaires. Et en plus, j'ai aperçu ça et là des micros et une caméra. Les journalistes ont donc l'air d'être à l'heure au rendez-vous."
- "Vous ne m'entendrez pas dire ça souvent, mais pour une fois je suis content des les voir là !" nota Largo avec soulagement.
- "La mauvaise nouvelle, c'est qu'ils ont encore approché les barrages et qu'on est cernés. Il faut s'attendre à avoir de leurs nouvelles très vite." Reprit Georgi qui avait retrouvé des couleurs.
Avec un soupir, il se releva. Il posa avec précaution une main sur son thorax et grimaça. Il pouvait maintenant respirer normalement, ce qui éliminait la possibilité d'une côte cassée. Il en serait quitte pour un sacré bleu et des contusions, dans le pire des cas, une côte fêlée. Incroyable ce que ces satanées balles en caoutchouc pouvaient faire mal entre les mains d'un bon tireur.
Alors commença une longue attente. Tant que les autorités n'avaient pas essayé d'entrer en contact avec eux, ils ne pouvaient rien faire. Ils avaient amené le poste de radio dans la pièce principale et attendaient d'éventuelles informations qui ne venaient pas. Pour le moment, ils ne faisaient pas les gros titres. Irrémédiablement, la tension autour de la table montait. Aucun d'entre eux n'était fait pour cette inactivité forcée. Tout à coup, Simon jaillit de sa chaise comme un diable de sa boîte et se mit à faire les cent pas dans la maison :
- "Bon sang mais qu'est-ce qu'ils attendent ? Qu'ils viennent nous démolir, qu'ils cherchent à négocier, qu'ils nous fassent un strip-tease sauvage… mais faites qu'il se passe un truc bon sang ! Je n'en peux plus de rester là à ne rien faire !" explosa-t-il.
- "C'est exactement ce qu'ils attendent : qu'on craque. Il font monter la pression en espérant que nos "geôliers" vont prendre peur et se rendre ou déclencher les hostilités." Rétorqua Kerensky très calmement. "C'est une technique de déstabilisation très connue. Seulement, là, le temps joue aussi contre eux. Comme les médias sont prévenus, plus ils font traîner et moins ils ont les coudées franches pour se débarrasser de leurs opposants, et des témoins gênants que nous sommes."
- "Tu penses qu'ils peuvent attendre combien de temps ?" demanda Largo. Il avait parfaitement compris que Georgi parlait en connaissance de cause. Le Russe avait probablement dû avoir affaire à ce genre de situation auparavant.
Kerensky haussa les épaules.
- "Difficile à dire. Je suppose qu'ils savent que la presse internationale est sur le coup. Autant il peuvent dans une certaine mesure museler les médias locaux et étouffer l'affaire, autant dès qu'ils auront CNN et consorts sur le dos, c'en sera fini de leurs espoirs de nettoyage. Tout dépend de ce qu'ils ont eu comme écho. S'ils savent où sont les correspondants étrangers, on peut s'attendre à ce qu'ils tentent quelque chose avant leur arrivée."
- "Etant donné que certains d'entre eux sont déjà dans l'avion, ça nous laisse une demi-heure de répit au maximum." Conclut Joy.
Comme pour lui donner raison, une violente explosion fit trembler les murs.
- "Quelque chose me dit que ce n'est pas une conduite de gaz qui a sauté." Ironisa Simon.
- "Quelle plaie de ne pas avoir d'étage pour avoir une vue d'ensemble de la situation." Maugréa Joy.
- "Mais si !" fit la petite voix de Solana restée silencieuse depuis un long moment.
Toutes les têtes se tournèrent vers elle.
- "Qu'est-ce que tu veux dire ?" demanda Ana à sa fille.
- "Dans la chambre de devant, il y a une trappe qui donne accès au toit. Angelo m'a expliqué que ça servait à dégager le conduit du poêle quand il est bouché."
- "Extra, tu me montres où elle est ?" demanda Joy à la fillette.
Elle se dirigea vers la pièce donnant sur la rue avec Solana. Les autres leur emboîtèrent le pas. Entendant du bruit dans la première chambre, Ana s'arrêta près de son frère, maintenant réveillé. Les autres se retrouvèrent dans l'autre pièce. De la main, Solana désigna un angle du plafond. Effectivement, on distinguait les reliefs d'une trappe étroite. D'une voix décidée, Joy annonça :
- "Je vais monter voir."
- "Joy !" s'exclamèrent en chœur les trois autres membres de l'Intel Unit.
La jeune femme se retourna pour rencontrer trois regards réprobateurs.
- "Ce n'est pas un point d'observation envisageable. Tu vas te trouver directement dans leur angle de tir." Commença Largo.
- "Je ferai attention. A plat-ventre sur le toit et dans le noir, il y a peu de chance qu'ils me repèrent."
- "Même à travers les volets fermés, on distingue de la lumière, ils doivent avoir des projecteurs braqués droit sur la maison. Quand tu vas arriver là-haut, ce sera plein feu sur la vedette… Dans tous les sens du terme." Continua Simon.
- "Vous avez une meilleure solution, bande de gros malins ? La critique est facile mais quand il s'agit de proposer une alternative, il n'y a plus personne !"
- "La seule position raisonnable, c'est d'attendre la suite des évènements." Tempéra Kerensky.
- "Mais oui, bien sûr ! C'est génial comme plan. Comme ça, on leur laisse toute latitude pour faire exploser la porte et on les accueille avec le thé et les petits gâteaux "Oh, on ne vous attendait pas si tôt mais faites comme chez vous, soyez les bienvenus… Ah, on dérange ? Oh, attendez, on va arranger ça… Messieurs les Anglais, tirez les premiers…" Revenez sur Terre, bon sang, il faut bien qu'on sache où ils sont !"
Cette sortie faillit bien arracher un sourire à Largo. Elle était encore plus séduisante en colère. Son visage s’animait… Oubliées les expressions lisses et froides qui rendaient son visage si dur. Elle n’était plus maîtresse de la moindre de ses expressions et laissait soudain transparaître une flamme ardente. Elle vivait vraiment. Il secoua la tête… Ca n'était vraiment pas le moment. Si elle avait surpris ses pensées à cet instant, il n'aurait pas donné cher de sa peau !
- "Dans ce cas, laisse-moi y aller."
- "Je n'ai pas l'intention de mettre en doute tes capacités, Simon, mais regarde bien la taille de la trappe et compare avec la largeur de tes épaules. De nous quatre, je suis la seule à avoir une chance de passer.
- "Moi je pourrai passer." Intervint la voix calme de Picasso qui s'était tenu silencieux jusque-là.
Joy se tourna vers lui, un instant ébranlée. Puis du ton dont une mère réprimande son enfant, elle le sermonna :
- "Toi, tu en as fait assez comme ça ces derniers jours ! Tu vas me faire le plaisir de te faire un peu oublier et de faire ce qu'on te dit. Ca nous changera !"
Elle se tourna vers les trois autres qui ne cherchaient même plus à retenir leurs sourires et d'une voix définitive leur dit :
- "Maintenant, soit vous me donnez un coup de main pour monter là-haut, soit je vais chercher une table pour grimper dessus. Ca me fera perdre du temps, mais de toute façon, vous ne m'en empêcherez pas."
Les trois jeunes gens se regardèrent indécis. Ils connaissaient la détermination de Joy. Largo se détourna le premier et lui fit face. Simon s'apprêtait à lui emboîter le pas quand un regard de Kerensky l'arrêta. Il stoppa net, stupéfait. Le Russe tenait à peine debout quelques minutes auparavant et le voilà qui voulait absolument jouer les porteurs. Ce type avait vraiment une case en moins… Kerensky et Largo s'approchèrent, présentant leurs mains croisées à la jeune femme pour qu'elle pût y prendre appui. Elle posa son pied droit sur les mains de Georgi et le gauche sur celles de Largo. Ils se redressèrent avec un bel ensemble, lui permettant d'atteindre le plafond. Les bras croisés, Simon regardait la scène, intérieurement hilare malgré la situation. Il venait de comprendre la réaction de Georgi. Surtout ne pas laisser une once de terrain à l'adversaire, se trouver en travers de son chemin le plus souvent possible, lui mettre des bâtons dans les roues… Il sourit en songeant à la réplique de Joy "ça sent la testostérone dans le coin" avait-elle dit un jour… Effectivement, mais la situation était un peu différente et voir Joy avec ses deux "soupirants" à ses pieds – au sens littéral – était du plus grand comique. Il se constitua en catastrophe une physionomie plus sérieuse quand elle lui tendit la plaque de contreplaqué qu'elle avait dégagée. Elle observa attentivement ce qui s'offrait à elle. Il y avait un espace d'une cinquantaine de centimètres de haut entre le plafond et le toit. Elle se trouvait directement sous les tuiles. Elle chercha du regard comment elle pourrait passer sur le toit, puisque c'était soi-disant possible. Malheureusement, elle avait beau scruter au dessus de sa tête, elle ne voyait rien qui ressemblât à une sortie. Elle tenta de repousser quelques tuiles mais ne parvint qu'à s'égratigner les doigts. Elle pesta intérieurement.
- "Solana, tu es sûre qu'il ne plaisantait pas ? Il y a vraiment un moyen de passer par ici."
- "Oui, cherche un peu sur ta droite. Angelo m'a expliqué que l'ouverture n'était pas tout à fait dans l'axe de la trappe pour éviter les fuites dans la maison… Il avait l'air très fier de son système…" ajouta-t-elle avec une pointe de moquerie.
Joy soupira et suivit le conseil de la fillette. Elle ne voulait pas s'éterniser, sachant que son escabeau vivant allait finir par fatiguer. Elle s'appuya sur les coudes pour soulager un peu ses porteurs et ce faisant introduisit sa tête un peu plus loin dans l'ouverture. Fier de son système, fier de son système… Il en avait de bonnes, ce type ! Elle ne se voyait pas du tout dans le rôle du ver de terre rampant sous la charpente ! Cependant, à portée de main, elle vit qu'il y avait effectivement un endroit où les tuiles étaient mal jointes. Elle entreprit d'en retirer quelques-unes pour vérifier son hypothèse. C'était bon. Ca devait être le passage dont avait parlé Solana. C'était étroit, mais en bataillant un peu, elle pourrait s'y glisser. Elle tourna la tête et regarda Georgi et Largo.
- "J'ai trouvé. Vous m'aidez à grimper ?"
Sans un mot, mais avec des regards qui disaient toute leur désapprobation, il l'aidèrent à se glisser entre plafond et toit. Juste avant de la lâcher, Largo saisit sa cheville et murmura :
- "Fais attention."
Il n'entendit que le rire étouffé de la jeune femme provenir de la trappe puis elle disparut. Rapidement, Georgi s'éloigna et s'assit sur le lit, les traits tirés, le souffle court. Il avait du mal à reprendre le dessus après l'effort qu'il venait de fournir. Chaque respiration lui déchirait le thorax. Il se maudit intérieurement de son orgueil et de sa réaction puérile. Il aurait dû laisser Simon agir, pour une fois. Tout ça pour… Il ne formula même pas sa pensée jusqu'au bout mais se contenta d'un regard lourd de sens en direction de Largo. Ce dernier gardait les yeux fixés sur la trappe béante par laquelle Joy avait disparu. Le regard du Russe suivit le même chemin et durant un long moment les deux hommes restèrent les yeux rivés au plafond cherchant à imaginer ce qui se passait là-haut.
Tout doucement, Joy entreprit de se couler par l'ouverture. C'était le moment critique : une fois allongée sur le toit, elle serait pratiquement invisible. Avec précaution elle appuya ses coudes sur les tuiles, éprouvant par là-même la stabilité de l'édifice. Elle sortit la tête et jeta un coup d'œil rapide en direction de la rue. La pente du toit la dissimulait à peu près et elle se trouvait dans l'ombre. D'un mouvement rapide, elle sortit complètement sur le toit et s'aplatit le plus possible. Alors, elle commença à ramper pour atteindre le rebord qui lui permettrait d'embrasser toute la rue d'un seul regard. Sa progression était malaisée : les tuiles rendues glissantes par l'humidité ne constituaient pas des prises idéales. Par endroit, elle sentait pourtant des aspérités s'accrocher à ses vêtements. Elle avait entendu un craquement sinistre au niveau de son pull lorsqu'elle avait donné un à-coup pour se libérer. Elle allait avoir l'air fraîche en redescendant de là ! S'ils se permettaient la moindre remarque quant à sa tenue, ils trouveraient à qui parler !
Tout en pestant intérieurement contre cette situation détestable, elle s'était enfin rapprochée de l'arrête. Elle stoppa tout mouvement, écoutant durant un moment le brouhaha qui montait de la rue. Des cris, des ordres, des grincements, des ronflements de moteurs… Décidément, il était difficile de se faire une idée à partir de sa seule ouïe. Elle allait devoir prendre le risque de se découvrir pour jeter un œil. Lentement, elle souleva la tête, espérant secrètement que le faisceau lumineux qui balayait le toit l'épargnerait et que le type préposé à sa surveillance ne ferait pas preuve du moindre zèle. Son champ de vision s'élargit et elle eut le temps de photographier la scène. La description faite par Georgi s'avérait toujours exacte à la différence que le barrage s'élevait maintenant à une dizaine de mètres de la maison où ils étaient réfugiés.
Personne n'arrivait des autres rues, laissant imaginer que d'autres barrages avaient été dressés en amont. La foule bloquée derrière celui que Joy observait était maintenant dense. Manifestement, il y avait là des habitants du quartier, facilement identifiables à leur teint mat et leurs ponchos colorés traduisant leur appartenance à leur ethnie. Mais Joy vit également des individus de type caucasien munis pour certains de magnétophones, de micros et, pour quelques uns, de caméras :des journalistes. Ils faisaient le siège de ce qui semblait être, à en croire la concentration de guignols galonnés, le PC de l'opération. Les militaires les évacuaient d'un geste brusque, d'une bourrade, apparemment peu disposés à leur révéler quoi que ce fût sur le problème. Un peu en retrait, des ambulances étaient regroupées, projetant la lumière bleutée de leurs gyrophares sur les murs alentours. Les portes de certaines d'entre-elles étaient ouvertes et Joy nota que des médecins semblaient déjà s'activer.
Un moment, elle se demanda comment il était possible qu'il y eût déjà des blessés avant de se souvenir de l'explosion. Elle laissa son regard parcourir la rue, cherchant à comprendre. Elle nota alors que plusieurs personnes étaient assises sur le sol, suffoquant et visiblement choquées. Et puis, elle n'y avait d'abord pas prêté attention, toute à sa concentration, mais elle se rendit également compte que ses yeux brûlaient légèrement. Elle reconstitua alors sans trop de difficulté la scène : certains habitants avaient dû tenter de forcer le barrage provoquant la riposte des militaires à coups de grenages lacrymogènes et de balles en caoutchouc. C'était plutôt bon pour eux : cela signifiait que leurs assaillants devaient surveiller deux fronts simultanément, diminuant d'autant leur attention et leur capacité d'action. Elle en était là de ses réflexions quand, brutalement, le halo de lumière l'enveloppa et un cri surmonta tous les autres : elle sut qu'elle était repérée. Elle eut le réflexe de baisser la tête, tentant de se dissimuler au regard des militaires mais il était trop tard. Des balles se mirent à siffler au dessus de sa tête. Instinctivement, sa main droite se porta dans son dos, à hauteur de ceinture, à la recherche de son arme. En relevant très brièvement la tête pour ajuster ses tirs, elle se mit à riposter tout en reculant prudemment. Elle ne voulait pas les toucher pour ne pas envenimer la situation mais d'un autre côté, autant leur faire savoir tout de suite qu'ils étaient armés et peu disposés à se laisser tirer comme des lapins.