Chapitre 25



En sentant ses pieds atteindre le vide, elle sut qu'elle était revenue au-dessus de la trappe. Sans demander son reste, elle s'y glissa et atterrit dans la chambre. La fusillade s'était peu à peu calmée avant de replonger la rue dans un silence relatif.

- "Bon sang, tu parles d'un round d'observation ! On se faisait un sang d'encre ! Qu'est-ce qui s'est passé ?"

Largo la regardait avec une colère non feinte tandis que sur les visages de Kerensky et Simon, l'inquiétude prédominait. Solana et Picasso avaient disparu.

- "Pas de panique, je n'ai rien."
- "Tu appelles ça rien ?" grommela le milliardaire avec un regard dépité sur les mains écorchées de la jeune femme, sur son pull déchiré.
- "Tu peux parler !" s'exclama-t-elle avec un sourire lui rappelant ainsi qu'il était lui-même en piteux état.

A dire vrai, elle aimait assez le voir s'inquiéter pour elle tant qu'il ne la privait pas de sa liberté de mouvements. Elle reprit la parole d'une voix plus sérieuse pour leur faire part de ses observations. En quelques phrases elle les mit au courant.

- "Bon sang, quand je pense qu'ils tirent sans sommation, qu'ils n'ont même pas cherché à négocier, à faire semblant de vouloir nous sortir de là sans effusion de sang…" s'enflamma Simon.
- "Ne t'inquiète pas, ils vont le faire. Il y a maintenant trop de monde pour qu'ils puissent tirer dans le tas sans sauver les apparences." Répliqua Georgi, sûr de lui.
- "Mais quand ? On ne va pas les attendre cent sept ans ! Ou alors ils ont décidé de nous affamer et ils nous font un remake du siège de Stalingrad ? Ca peut durer un moment quand je vois les stocks de maïs qu'on a entassés derrière la porte !"

- "Ca y est ! Ca y est !"

La voix surexcitée provenait du couloir et s'approchait. Ils tournèrent tous la tête.

- "Qu'est-ce qui se passe ?" demanda Largo à Picasso qui venait de faire son entrée.
- " La radio ! Il y a eu un flash. Ils ont fait parler un envoyé spécial. Ils sont ici. Ils ont raconté ce qui se passait. Ils savent tout."
- "Du calme ! Que disent-ils sur l'action de la police ?"
- "Qu'ils n'ont pas beaucoup d'informations mais que les forces de l'ordre font leur maximum pour maintenir le calme et libérer les otages dans les meilleures conditions et les plus brefs délais." Récita Picasso.
- "Oui… bla-bla de journaleux ou bourrage de crâne policier." Maugréa Simon.
- "Aucune importance, ça veut dire qu'ils auront des comptes à rendre s'ils nous abattent sans sommation. Pour le moment c'est tout ce qui compte." Observa Largo, philosophe.
- "Ok, et en attendant, on fait quoi ? Un poker ? Je suis sûr qu'en cherchant un peu on devrait trouver un moyen de sortir discrètement, de contourner le barrage et, de là, de les prendre à revers pour…"
- "Simon !" s'exclamèrent trois voix à l'unisson.

Le jeune homme qui s'était mis à faire les cent pas, signe de sa concentration, se retourna surpris de cette brusque interruption. Les regards posés sur lui étaient rieurs mais voilés d'une ombre d'agacement. Il sentit qu'il ne devait pas pousser le bouchon trop loin : ils étaient tous un peu à cran malgré le calme relatif de la situation. Il haussa les épaules :

- "Puisque mon génie stratégique est ici ignoré, je vais aller voir ailleurs s'il n'y a pas un Napoléon digne de me comprendre…"
- "C'est ça… entre têtes enflées, vous devriez vous entendre." Ne put s'empêcher de persifler Georgi.

Simon se détourna et quitta la pièce. Pas sa faute tout de même s'ils avaient des glaçons dans les veines. Lui bouillait intérieurement. Ce qu'il avait découvert depuis quelques jours le mettait dans une colère noire. Il mourrait d'envie d'écraser son poing sur la figure des instigateurs d'une telle politique mais avait parfaitement conscience que les véritables responsables se trouvaient, pour certains, enterrés depuis longtemps et pour les autres, bien planqués derrière de beaux bureaux en bois précieux dans des ministères ou des palais présidentiels… Inaccessibles en quelque sorte. Il ne comprenait d'ailleurs pas tellement l'attitude de Largo : il avait l'air de prendre les choses avec un certain détachement, comme s'il se concentrait sur le côté pratique du problème plutôt que sur son aspect humain. Ce comportement le déroutait. Largo était plutôt du genre à prendre la défense de la veuve et de l'orphelin qu'à sauver sa peau en temps normal. Bon, à sa décharge, il avait aussi son lot d'interrogations avec Joy et Kerensky qui avaient débarqué au milieu de l'échiquier, copains comme cochons…
Le jeune homme sourit… Cette histoire aurait au moins eu le mérite de faire crever un abcès latent et d'amener ses amis à s'interroger sur leurs sentiments respectifs.
En passant devant la chambre où Largo et lui avaient été retenus, il entendit des voix. Il frappa doucement et n'entra que lorsqu'on l'y invita, événement en lui même exceptionnel. Il s'avança vers le lit où était allongé Llanquileo. Ce dernier, bien qu'ayant toujours les traits tirés, était parfaitement conscient et discutait avec sa sœur. Quand le Suisse pénétra dans la pièce, il tenta de se redresser mais abandonna bien vite en esquissant un rictus de douleur.

- "Comment ça va ?" demanda Simon.
- "Je pense que je vais éviter de courir le cent mètres dans l'heure qui vient, il se pourrait que même Carl Lewis me batte, c'est dire !" plaisanta l'Indien.
- "Ouais… Ok… ça n'était pas forcément très pertinent comme question…" fit Simon en passant nerveusement sa main dans ses cheveux.

Cet homme l'impressionnait depuis leur première rencontre. Il y avait chez lui une volonté implacable doublée d'une lucidité et d'une certaine désillusion qui le rendaient difficile à cerner. C'était comme avec Kerensky : jamais moyen de savoir pour de bon ce qu'il pensait, ce qui le touchait…
Llanquileo et Ana échangèrent un regard complice : le visage perplexe de Simon prêtait à sourire. Charitable, la jeune femme réamorça la conversation.

- "Tout le monde va bien ?"
- "Oui, Joy s'est fait repérer en montant sur le toit pour observer ce qui se passe dehors Et visiblement ces messieurs n'aiment pas tellement qu'on s'intéresse de trop près à leurs affaires. Elle a juste eu le temps de redescendre en passant entre les balles."
- "C'est ce qu'on a entendu."

Simon la regarda, interloqué, aussi la jeune femme s'expliqua-t-elle.

- "Les cloisons sont minces et il est facile de suivre une conversation se déroulant dans la pièce voisine. C'est ce qu'on a fait."
- "Alors pourquoi est-ce qu'on n'entend rien, là ?"demanda Simon.
- "Sans doute parce qu'ils ne se disent rien !" observa Llanquileo dans un rire vite étouffé par la douleur.

Simon fixa le mur comme si cette simple concentration avait pu lui permettre de regarder dans la chambre contiguë. Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Soudain, une sonnerie retentit. Ils sursautèrent avec un bel ensemble.

* * * * * * *



Dans la chambre, Largo, Joy et Georgi restaient silencieux. Ils avaient fait le tour de leur situation concrète. Il était impensable que, dans l'état actuel des choses, ils arrivent à avoir une conversation somme toute normale. Simon, grand pourfendeur de tensions devant l'Eternel, avait quitté la pièce. Il ne leur restait pas de porte de sortie. La sonnerie du téléphone portable de Largo mit fin à ce huis-clos pesant. Il s'empressa de décrocher. Presque instantanément, un large sourire fendit son visage.

- "Astrid ! Où es-tu ?"

La voix énergique de la journaliste retentit dans la pièce lorsque Largo enclencha la fonction mains libres de l'appareil pour faire bénéficier les autres de la conversation.

- "Je viens de descendre de l'avion. Je loue une voiture et j'arrive. J'ai déjà réussi, non sans peine, à mettre la main sur un plan de la ville, mais il faut maintenant que tu m'expliques exactement où vous êtes.
- "Pas dur, il suffit de suivre les blindés…" ironisa Kerensky en aparté.
- "Ok, ne bouge pas ma belle. Il va falloir que je demande aux autorités compétentes ! Moi je ne vais pas savoir te guider." Répondit Largo en se dirigeant vers le couloir.

Joy s'apprêtait à lui emboîter le pas quand Kerensky la retint par le poignet.

- "Joy, attends…"

La jeune femme se retourna, visiblement tendue, le visage fermé, presque hostile.

- "Qu'est-ce que tu veux ?"
- "C'est exactement la question que je me pose te concernant, vois-tu." Ironisa Georgi en réponse à cette question volontairement distante.

Une minute passa avant que Joy réponde. Elle détestait se sentir ainsi mise sur la sellette, incitée malgré elle à s'interroger sur son comportement. Brusquement, elle trancha : ce n'était pas le moment de se pencher sur ses états d'âme. Elle verrait ça plus tard et il faudrait qu'il fasse avec.

- "Je ne vois pas à quoi tu fais allusion." Eluda-t-elle d'un ton sans appel.

Une légère contraction dérangea le visage si impassible du Russe avant qu'il ne la lâche. Une fois libérée, elle se sentit à la fois envahie d'un certain soulagement mais aussi d'un grand froid qui faillit remettre en cause sa décision. Elle connaissait Kerensky mieux que pas mal de monde et sa réaction, bien que discrète ne lui avait pas échappée. Elle allait reprendre la parole quand elle se rendit compte qu'il s'était détourné sans plus se préoccuper de son sort. C'était peut-être le signe qui lui manquait. Elle fit demi-tour et quitta la pièce.

Resté seul, Georgi s'assit sur le lit. Elle avait refusé de lui parler. Quelque part, sans peut-être qu'elle en eût pleinement conscience, elle avait sans doute déjà choisi. Il secoua la tête, un sourire amer aux lèvres. Il s'était bien juré de ne plus jamais se laisser prendre… comme quoi, le contrôle qu'on avait sur soi avait bon nombre de limites. Finalement, c'était mieux comme ça, dans la logique des choses. Mais bon Dieu, qu'on lui trouve le crétin qui avait dit qu'il n'y a rien de pire que l'incertitude, il aurait deux mots à lui dire. L'absence de doute, dans certaines conditions, était au moins aussi douloureuse…


Quand Joy entra dans la pièce contiguë, elle se retrouver dans une ruche tant l'activité semblait avoir décuplé. Elle accueillit le changement avec soulagement : cela lui serait salutaire. Elle avait besoin d'action, de concret… Des yeux, elle fit le tour de la pièce.
Simon avait le portable de Largo à la main et parlait avec Astrid, un sourire niais aux lèvres. Malgré la situation, cela la fit sourire. Décidément, il était subjugué par la belle journaliste, seule femme, en dehors d'elle-même, à le remettre à sa place quand il lui déballait son baratin. Mais contrairement à elle, Astrid voyait l'homme attachant derrière le clown et elle n'était pas insensible à son charme, comme en attestaient leurs conversations. Ana se tenait à côté du Suisse et lui donnait des indications qu'il répétait à son interlocutrice tout en les enjolivant sans doute dans des proportions non négligeables. Les laissant à leur conversation, elle continua son tour d'horizon. Largo et Llanquileo parlaient avec animation… en espagnol, malheureusement. Elle s'approcha avec un air interrogatif. Largo se tourna vers elle et lui expliqua en quelques mots de quoi il retournait :

- "Astrid arrive d'ici un quart d'heure dès que Simon et Ana auront fini de lui expliquer comment on arrive jusqu'ici. D'ici là, il faut qu'on décide de ce qu'on fait. D'après Llanquileo, il faut que l'un d'entre nous sorte d'ici et rejoigne les militaires pour leur expliquer que nous sommes prêts à négocier par l'entremise d'Astrid.
- "Attention, Largo. A leurs yeux, même si nous sommes gênants, nous sommes encore des otages. Ce qui signifie qu'il faut faire attention lorsqu'on raisonne en terme de "nous" ! Il y a une différence entre nos ravisseurs et nous, officiellement. Nous ne sommes pas censés être du même bord."
- "Tu crois vraiment qu'ils font une distinction ? Quand je vois qu'ils n'ont pas hésité à tirer à vue quand tu étais sur le toit, je me dis qu'ils ne font aucune différence."

La jeune femme se tut un instant, pesant les implications de cette remarque plutôt justifiée.

- "C'est possible. Mais dans ce cas, je vois mal lequel d'entre nous peut se permettre de sortir. Ils feront un carton sur le premier qui passera la porte, quitte à plaider ensuite l'erreur si jamais quelqu'un émet une protestation."
- "Un drapeau blanc, c'est international comme symbole, non ?" suggéra Simon qui avait entre-temps raccroché.

Joy grimaça… Elle n'aimait pas ça du tout.

- "Il doit bien y avoir une autre solution. Si on attendait encore un petit quart d'heure qu'Astrid arrive, elle irait directement voir les responsables et nous pourrions alors discuter avec eux directement, sans se mettre à découvert."
- "Joy, c'est toi-même qui nous a décrit la manière dont les choses se passaient là-bas et comment les journalistes étaient repoussés le plus loin possible." Nota Largo.
- "Et sans le moindre ménagement, selon toi !" renchérit Simon, apparemment peu disposé à laisser Astrid risquer quoi que ce fût.
- "Ok, mon idée n'était pas géniale, mais en cherchant, il doit y avoir une autre solution pour entrer en communication avec eux."
- "Ah oui ? Tu as le numéro de la ligne privée du général en chef de l'opération, toi ?" ironisa Simon.
- "En général, dans les prises d'otages classiques, ce sont les autorités qui cherchent à entrer en contact les premiers avec les ravisseurs, pas l'inverse. Et dans ce cas, ça change tout." Intervint une voix posée depuis le seuil de la chambre.

Ils se retournèrent tous d'un bloc et aperçurent alors Kerensky, appuyé contre le mur, l'air songeur. Apparemment, il devait être là depuis assez longtemps pour avoir saisi l'essentiel de la discussion. Ils notèrent également que les deux enfants étaient aussi revenus dans la pièce. Ils se tenaient dans un angle, attentifs à la moindre phrase de leurs aînés.

- "Qu'est-ce que vous proposez ?" demanda Llanquileo, conscient que le Russe était sans doute le plus froidement professionnel d'entre eux.
- "Votre idée me paraît être la moins mauvaise… Malheureusement…"
- "Mais c'est de la folie !" s'emporta Joy.

Kerensky haussa les épaules et, sans lui répondre, reprit :

- "Malgré tout et même si les militaires sont mandatés pour ne laisser aucun témoin, il faut quand même mettre toutes les chances de notre côté."
- "C'est-à-dire ?" demanda Ana.
- "Et bien, cela va du choix de celui qui se livrera à la tenue qu'il portera en passant par la manière de se déplacer pour paraître le plus inoffensif possible."
- "Et tu comptes le choisir comment celui qui se jettera dans l'arène ? On tire au sort ? Ou non, mieux, à la courte paille ?" continua Joy, acerbe.

La tension régnant entre les deux anciens agents n'avait échappé à personne. La surprenante complicité qu'ils affichaient un peu plus tôt semblait avoir volé en éclats. Simon croisa le regard à la fois surpris et anxieux de Largo. L'équilibre précaire venait encore de se modifier.

- "Hé ça suffit ! Je crois qu'on devrait essayer de prendre les choses calmement, avec un peu de recul."

Largo venait de s'exprimer fermement. Il était impossible de savoir exactement ce qu'il englobait dans le terme "choses", mais le fait est que tous se turent, attendant qu'il expose ce qu'il avait à dire.

- "Bon, il me paraît évident que ni Llanquileo ni Ana ne peuvent se rendre. A l'évidence, ils ne feraient pas dix pas avant de mordre la poussière. D'autant que ça paraîtrait extrêmement louche que ce soit un membre du commando qui prenne le risque de se découvrir alors que vous êtes censés avoir des otages. Ensuite, Simon, je pense que tu vas aussi être exclu de notre grand jeu : cheveux noirs, peau mate, ce serait trop facile pour eux de prétendre t'avoir confondu avec un de nos ravisseurs."

Il fit une pose et regarda alternativement Kerensky et Joy. Une fois encore, ils se retrouvaient tous les trois dans le même bateau. Avant qu'il puisse continuer, Georgi prit la parole :

- "Ensuite, il me paraît évident qu'on ne peut pas te laisser courir le risque. Il paraît que ton équipe de sécurité est là pour prendre les coups à ta place. Il ne reste que Joy ou moi."
- "Alors j'y vais. Je suis sur le terrain en permanence, ça me sera plus facile qu'à toi."
- "Ma petite fille, tu suçais encore ton pouce que je rampais déjà dans la boue pour le K.G.B. en Afghanistan. Contrairement aux apparences, le terrain, je maîtrise un peu aussi."

Un instant personne ne pipa mot, encaissant cette information. C'était tellement rare que Kerensky daigne dire un seul mot de son passé !

- "Laisse-moi y aller. Ils n'oseront pas tirer de sang froid sur une femme." Réitéra Joy.
- Joy, je te rappelle que tu es la garde du corps de Largo. C'est à toi d'assurer sa sécurité rapprochée. Si tu te fais descendre dans les dix prochaines minutes, il se passera quoi ? Et puis avec mon physique, je ne fais pas tellement couleur locale, ils ne pourront pas dire qu'ils m'ont pris pour un Mapuche si jamais ils me truffent de plomb. Et pour finir, ton espagnol est encore plus déplorable que le mien. On aura l'air malin quand on se rendra compte qu'ils ne te comprennent même pas !"

Joy lui jeta un regard noir. D'accord sa maîtrise de la langue n'était pas des plus complète mais tout de même, elle se débrouillait ! Ceci dit, même si cette dernière pique n'était destinée qu'à détendre un peu l'atmosphère, ses autres arguments n'en étaient pas moins parfaitement cohérents. Ils étaient sans appel, clairs et irréfutables. Malgré cela, ils avaient tous conscience que le risque qu'il prendrait serait important. Il faudrait que la chance soit de leur côté. Cela avait plutôt été le cas jusque là; mais qui pouvait savoir quand elle tournerait ?





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