Durant plusieurs minutes, ils préparèrent leur action. Largo échangea sa chemise, à une époque, blanche, avec le pull de Kerensky. Le Russe serait ainsi visible de loin. Afin d'attester de sa bonne foi, Ana entreprit de découper un morceau de drap qui servirait de drapeau blanc, signe de reddition. Simon ne put s'empêcher de se faire remarquer :
- "Ah, vous voyez bien que je peux avoir de bonnes idées… Personne n'a un marqueur qu'on lui dessine une faucille et un marteau dessus, il sera moins dépaysé !"
Deux regards glacés, trois sourires non dissimulés… Le Suisse était satisfait : bilan positif. Néanmoins, il n'ajouta rien d'autre, se contentant de regarder le téléphone qu'il avait toujours à la main comme si ça avait pu l'inciter à se mettre à sonner, preuve qu'Astrid serait arrivée derrière le barrage.
Alors qu'ils achevaient à leurs préparatifs, des coups de feu retentirent. Instantanément, ils lâchèrent ce qu'ils avaient en main. Constatant que les deux enfants avaient disparu de leur champ de vision depuis un moment, ils se précipitèrent dans la pièce commune. Seul Llanquileo peina à se lever et dut attendre un moment avant de les suivre en serrant les dents.
Dans la pièce, personne. La porte était ouverte et dehors, les détonations résonnaient toujours. Ana et les quatre membres de l'Intel Unit se précipitèrent dans la cour d'un même geste en prenant soin de rester à couvert. Derrière la grille, ils aperçurent Solana, accroupie au sol, immobile. Tous pensèrent au pire.
- "Non !" hurla Ana en tentant de se précipiter vers sa fille, oubliant toute prudence.
Largo la retint fermement par le poignet, la contraignant à rester à l'abri. Dans le même temps Georgi et Joy se regardèrent, à nouveau mus par leurs réflexes. Le Russe s'élança à travers l'espace découvert en zigzagant et arriva enfin près de la fillette. Immédiatement, il entreprit un rapide examen. Constatant qu'elle n'avait apparemment rien, il la ramena auprès des autres pour la questionner.
- "Qu'est-ce qui s'est passé, où est Picasso ?" demanda-t-il d'une voix à la fois calme et ferme en notant que le gamin n'était pas là.
La fillette restait muette, visiblement sous le choc. Autour d'eux les tirs continuaient à pleuvoir.
- "Solana, fais vite, dis nous ce qui s'est passé ! On n'a pas beaucoup de temps." La pressa Largo.
- "Dehors, il est sorti. Il a fait comme vous avez dit. Il a dit qu'on ne tirerait pas sur un enfant et que lui pourrait rejoindre les militaires et leur dire que votre amie allait servir d'intermédiaire. Il a dit aussi qu'on ne mettrait pas un enfant en prison et qu'ils ne l'arrêteraient pas."
- "Merde, merde et merde ! Bon sang mais qu'est-ce que vous avez dans le citron ? Je viens de me souvenir pourquoi je n'aurai jamais de môme !" s'emporta Joy.
- "Où est-il maintenant ? Tu l'as vu ?" s'inquiéta Simon.
- "Il s'est caché dans le renfoncement de la porte de la maison voisine quand ils ont commencé à tirer."
Le regard de Largo rencontra celui de son informaticien. Ils analysaient la situation de la même manière et le milliardaire exprima à voix hautes leurs pensées communes :
- "Il faut qu'on le couvre et qu'on le protège. Pendant ce temps, il faut appeler Astrid pour qu'elle se mouille et arrive coûte que coûte auprès du responsable de ce cirque. Au point où on en est, il faut absolument que le gamin arrive sain et sauf de l'autre côté."
- "Dans ce cas, je remonte sur le toit. J'aurai une vue d'ensemble assez précise et au pire, j'en occuperai un certain nombre."
Largo acquiesça. Il n'aimait toujours pas l'idée qu'elle se retrouve à leur merci mais pour le moment il y avait plus urgent. Simon n'avait pas attendu, il avait déjà composé le numéro du portable d'Astrid, priant intérieurement pour qu'elle décroche au plus vite. Accompagné de Joy, Ana et Solana, il entra à nouveau dans la maison. Largo et Kerensky se regardèrent.
- "Lequel couvre l'autre ?" demanda le jeune PDG.
- "Je sors, tu me couvres. Elle va m'arracher les yeux si je te ramène avec une seule égratignure." Rétorqua le Russe sans préciser à quelle "elle" il faisait allusion. C'était une évidence pour l'un comme pour l'autre.
Largo hocha la tête. Il avait à la main l'arme qu'Ana lui avait laissée et Kerensky avait une de celles de Joy. Ils se regardèrent… côté munitions, la période était à la restriction. Kerensky haussa les épaules. Courbé en deux pour rester autant que possible à l'abri du mur, il traversa l'espace découvert et se posta le long de ce dernier. Passant rapidement la tête au-dessus du mur, il mémorisa les lieux et aperçut effectivement Picasso, dissimulé contre une lourde porte de bois. En face, les militaires continuaient à tirer un peu au hasard, mais surtout, ils commençaient à se déplacer pour avoir un meilleur angle de tir sur le gamin. De son côté, Largo avait trouvé une position plutôt propice : il n'était pas directement sous le feu de leurs adversaires mais conservait un point de vue relativement dégagé qui lui permettait de couvrir Georgi. Ce dernier commença méthodiquement à ajuster ses tirs. A cette distance, il était à peu près évident qu'il n'atteindrait pas ses cibles, mais plus il serait précis, plus ils seraient déconcentrés, pour le moment, il n'en demandait pas plus.
Au-dessus de sa tête, il entendit des coups de feu. Manifestement Joy avait retrouvé le chemin du toit et s'était positionnée. Elle devait avoir un angle de vue un peu différent du sien ce qui lui permettrait de distraire une autre part des militaires. Il ne restait plus qu'à espérer qu'Astrid fasse vite.
Une fois encore son téléphone se mit à sonner. Gardant un œil sur la route et une main sur le volant, la jeune femme se mit à tâtonner dans le sac posé à côté d'elle pour trouver l'appareil.
- "Largo ?" fit-elle en décrochant après avoir lu le numéro affiché.
- "Non, désolé ce n'est que moi." Fit la voix contrariée de Simon. "Où en es-tu ?"
- "Je pense que je suis dans le quartier. Je vois des gyrophares au bout de la rue."
- "Il faut que tu fasses très vite maintenant, Astrid."
En quelques phrases concises, il la mit au courant de l'évolution de la situation. Elle réagit avec sa vivacité coutumière, consciente que son rôle venait de passer d'utile à crucial.
- "Aïe. Effectivement. J'ai plutôt intérêt à me dépêcher de vous trouver un responsable. J'y suis. Je te rappelle."
Elle jaillit de sa voiture qu'elle laissa "garée" le long du trottoir. Son portable dans la main droite, elle attrapa de la gauche le sac élimé qu'elle traînait partout avec elle. Appareil photo, carnets, stylos, magnétophone, piles de rechange, agenda, carte de presse… il contenait tout ce dont elle avait besoin. A pas rapides, elle s'approcha du groupe de badauds. Elle espérait apercevoir un confrère connu afin de fendre sans trop de peine ce premier rideau. Malheureusement, après un premier tour d’horizon, elle ne reconnut aucun visage. Tant pis, elle emploierait le système D. Elle eut un bref soupir en observant la foule compacte mais commença courageusement à jouer des coudes pour s'approcher de la barrière dressée pour tenir les curieux à distance. Elle y parvint sans trop de peine non sans provoquer bon nombre de protestations qu'elle éteignait d'un sourire ou d'un regard noir. Une fois là, elle présenta sa carte de presse à un militaire en faction. Simon l'avait prévenue que les journalistes étaient tenus à distance et elle se doutait que cette tentative serait vaine mais elle ne pouvait pas abandonner avant d'avoir essayé. Parfois, la chance était avec elle… Pas ce jour-là visiblement. Elle essaya de parlementer mais elle ne parlait pas l’espagnol, et le carabinero qui lui faisait face ne semblait pas connaître la langue de Shakespeare. Cela limitait un peu les possibilités de rapprochement ! Et puis surtout, elle était pressée par le temps. Les tirs semblaient s'être calmés depuis le moment où elle était descendue de voiture, mais, sporadiquement, des détonations retentissaient. Elle ne voulait pas se demander ce que ce changement signifiait pour ses amis. Il fallait juste qu'elle passe.
Pour ne pas attirer davantage l'attention sur elle, elle recula un peu dans la foule et se dirigea vers la gauche du groupe. Elle repéra une ambulance autour de laquelle s'affairaient médecins et infirmiers. Ils pouvaient pénétrer dans le périmètre de sécurité et circulaient assez librement. Elle se dirigea vers eux d'un pas décidé. Elle repéra un infirmier appuyé contre le véhicule. Il venait d'allumer une cigarette. "Bon, apparemment assez peu enthousiaste de se trouver là, pas trop regardant sur le règlement." Analysa-t-elle brièvement. Ca valait la peine de tenter le coup. Elle s'approcha et lui demanda du feu, technique d'approche absolument basique mais qui en valait bien une autre dans les circonstances présentes. Il sourit en détaillant la jeune femme de la tête aux pieds. Visiblement satisfait, il tenta une amorce de conversation.
- "Anglaise ?" demanda-t-il en espagnol.
Même sans parler la langue, elle avait compris la question. Elle secoua la tête et sortit sa carte de presse. "Washington Post" déchiffra l'infirmier. Il reporta son regard sur la jeune femme, vaguement impressionné par ce nom prestigieux. Sans plus attendre, elle entra dans le vif du sujet et lui fit comprendre ce qu'elle voulait, utilisant un mélange d'anglais et de français hispanisé à grand renfort de "O" et de "A" en fin de mots. Il commença par se récrier, arguant qu'il s'agissait d'un motif de renvoi, que son éthique le lui interdisait. Bizarrement, une fois qu'elle lui eut glissé un billet de 100 dollars dans la main, son éthique se fit plus silencieuse et il alla discrètement lui chercher une blouse dans l'ambulance. Elle l'enfila aussitôt et se dirigea d'un pas pressé et décidé vers le siège des opérations. Intérieurement, elle doutait, sachant que sa couverture ne tiendrait pas une seconde si on lui adressait la parole. A la concentration croissante de galonnés qu'elle croisait, elle devinait qu'elle s'approchait du centre de décision. Effectivement, penchés sur une table, un groupe de gradés discutait. Elle respira un grand coup et tenta le tout pour le tout. Elle s'approcha.
- "L'un d'entre vous parle anglais ?" questionna-t-elle.
Ils levèrent la tête comme un seul homme, stupéfaits de voir arriver cette étrangère sortie de nulle part. L'un des hommes faillit appeler pour qu'on les débarrasse de cette gêneuse mais elle prit les devants sans savoir si on la comprendrait.
- "Je suis une amie des otages qui sont retenus dans la maison que vous assaillez. J'ai pu entrer en contact avec eux. Les ravisseurs sont prêt à négocier par mon entremise." Lâcha-t-elle d'une traite en invoquant tous les Dieux de l'Olympe pour être comprise.
L'un d'entre eux devait avoir une oreille qui traînait dans le coin puisqu'un des généraux s'adressa à elle dans un anglais plutôt correct :
- "Qu'est-ce qui me prouve vos dires ?"
Astrid réprima un sourire et se sentit soulagée d'un grand poids. C'était un début. Elle pouvait se faire comprendre. Elle répondit donc de bonnes grâce à la question :
- "Laissez-moi les appeler, vous leur parlerez vous-même."
Un rapide conciliabule se tint en espagnol entre les militaires qui n'étaient apparemment pas du même avis sur la conduite à tenir. Finalement, le même officier reprit la parole.
- "Appelez les."
Astrid s'empressa d'obtempérer et composa le numéro.
- "Simon, j'ai quelqu'un pour toi."
Elle tendit le téléphone à l'officier.
Dans la maison, Simon hocha la tête en direction d'Ana et Llanquileo, signe qu'il avait enfin des nouvelles positives. Il se présenta rapidement, expliquant à son interlocuteur que Largo et lui allaient bien, que Kerensky et Joy les avaient rejoints et qu'ils étaient désormais quatre otages. Rapidement, le militaire demanda à parler au chef du commando. Simon sourit à ce terme mais lui passa Llanquileo.
Le dialogue entre les deux s'instaura, tendu. Llanquileo exigea en premier lieu que les tirs cessent et que Picasso puisse les rejoindre. Il dut faire une première concession : Joy allait quitter sa position. Simon se précipita dans la chambre et appela la jeune femme.
- "Joy ! C'est ici que ça se passe. Tu veux bien regagner le plancher des vaches ?" appela-t-il.
Les tirs cessèrent et le visage de Joy s'encadra dans le trou du plafond.
- "C'est vrai ? Astrid a réussi ? Vous avez un contact téléphonique ?"
- "Evidemment. Qu'est-ce que tu croyais ? Elle réussit toujours ce qu'elle entreprend !" rétorqua-t-il avec une fierté non dissimulée qui amusa Joy.
- "Tu es vraiment un gosse !"
Elle prit appui sur ses avants-bras et se coula par l'ouverture. Elle eut un regard navré pour ses vêtements en piteux état mais ne s'appesantit pas. Ils quittèrent la chambre et rejoignirent la pièce commune. Dehors les tirs avaient cessé. Georgi et Largo entraient dans la pièce quand Simon et Joy firent leur apparition. Tous suivaient avec attention la conversation téléphonique. Llanquileo venait d'obtenir que Picasso les rejoigne. Ana sortit dans la cour, avançant prudemment le long du mur. Elle l'appela et l'adolescent ne se fit pas répéter la proposition deux fois. Il jaillit de sa cachette relative et se précipita dans la cour. Quand il entra dans la maison, il n'eut que le temps de croiser le regard furibond de Joy avant de recevoir la plus belle paire de gifles de toute sa vie. Il resta une seconde étourdi et stupéfait. D'une voix dangereusement calme, la jeune femme précisa sa pensée :
- "Refais une seule fois un truc aussi idiot et je te promets que je t'arrache la peau. Ces deux claques seront des caresses à côté de ce qui t'attend si tu remets ça."
Picasso baissa la tête, mortifié. On ne lui avait jamais parlé comme ça… Mais à dire vrai, il n'avait pas tellement l'habitude qu'on s'inquiète pour lui. Ses joues lui cuisaient et il imaginait sans peine les marques qui devaient s'y imprimer mais, quelque part, il était conscient de ne pas l'avoir volé. Son manque de réflexion aurait pu leur coûter cher. Joy se détourna, luttant contre son envie de consoler le gamin. Ce faisant, elle croisa les regards mi-goguenards, mi attendris de ses trois amis. Elle se sentit rougir, maudissant son corps qui la trahissait.
- "Bon, et maintenant ?" lança-t-elle pour détourner l'attention.
Ils se tournèrent tous vers Llanquileo qui continuait à parlementer avec les militaires. Le ton montait, n'augurant rien de bon. L'état-major exigeait une libération des otages préalable à toute autre négociation alors que Llanquileo lui répondait invariablement qu'ils sortiraient tous ensemble ou pas du tout. Cette attitude butée agaçait l'officier qui sentait sa patience fondre. Largo fit signe à Llanquileo d'abréger la conversation.
- "Demande à réfléchir." Lui glissa-t-il.
C'est ce que fit l'Indien.
- "On vous rappelle." Conclut-il avant de raccrocher.
Le silence retomba dans la pièce, pesant.