Chapitre 8



Les yeux dans le vague, Georgi reposa le combiné. Décidément, ils étaient incapables de se tenir tranquilles plus de vingt quatre heures d'affilée. Il ne comprenait pas ce qui s'était passé. Connaissant Joy, il était surprenant que Largo et Simon aient eu un problème et qu'elle même soit encore en pleine possession de ses moyens. Selon toute probabilité, elle aurait dû s'interposer entre les agresseurs et eux et, dans ce cas, les ravisseurs l'auraient emmenée ou se seraient débarrassé d'elle. A la réflexion, elle ne devait pas être avec Largo et Simon quand c'était arrivé. C'était impensable. Mais dans ce cas, où était-elle ? Si une seule qualité devait lui être concédée, c'était bien une conscience professionnelle sans faille. Il soupira. Plus vite il serait à Santiago, plus vite il aurait les explications qui lui faisaient défaut. Il se prépara donc rapidement et sortit de son appartement, emportant avec lui son ordinateur vénéré et quelques babioles qui pourraient se révéler utiles. Il devait passer au bunker pour compléter son attirail et il devait prévenir Sullivan.

En peu de temps il atteignit l'immeuble du groupe W. Il était encore tôt mais la température était agréable. Il grimaça en pensant que dans quelques heures, il serait passé du plein été au cœur de l'hiver. Il descendit directement au bunker et appela Sullivan chez lui.

- "Sullivan. J'aurais besoin de vous voir. Pouvez vous venir au groupe le plus vite possible… Non, je préfère ne pas vous expliquer par téléphone… Très bien, je vous attends. Faites vite."

Georgi prit le temps de mettre la cafetière en route. C'était cinq minutes de perdues qui lui en feraient gagner bien d'autres. Sans une dose raisonnable de caféine pour commencer la journée, il se savait inefficace. Il s'assit devant la console et entreprit de chercher un jet d'affaires susceptible de partir dans l'heure à venir. Ce fut délicat : même en mettant en avant le nom du groupe W et en utilisant son ton le plus "KGB-persuasif", la lutte fut rude. Il finit par obtenir gain de cause. Un équipage et un avion l'attendraient à La Guardia une heure plus tard. Ceci étant fait, il commença à charger quelques logiciels utilisables sur son portable. Dans le même temps, il complétait son arsenal.

Sullivan finit par pousser la porte du bunker. Il avait sa tête des mauvais jours. Se lever à 6 heures ne le dérangeait pas outre mesure, dans l'absolu. Cela lui arrivait assez souvent. Mais il avait bien senti au ton de Kerensky que quelque chose était arrivé. Il espérait que rien de grave ne s'était produit mais, malheureusement, son instinct lui soufflait le contraire. Georgi était assis devant son ordinateur. Cela constituait plutôt un élément rassurant, comme ces gestes du quotidien qui bien qu'ennuyeux n'en sont pas moins des repères.

- "Un café ?" demanda Georgi en guise de bonjour.

Sullivan ne répondit pas mais hocha la tête en signe d'assentiment et se dirigea vers la cafetière avant de s'asseoir en face de Georgi.

- "Je vous écoute Kerensky. Que se passe-t-il ?"
- "Et bien, pour le moment, je ne sais pas grand chose mais Largo et Simon ont été enlevés cette nuit. Je pars dans une demi-heure rejoindre Joy pour les retrouver."
- "Bon sang, mais c'est impossible ! ça devait pourtant être un aller retour rapide. Il n'y avait aucun risque. Je suis sûr que…"
- Ecoutez, John, l'heure n'est ni aux reproches ni aux lamentations. Est ce que vous pouvez vous charger de prévenir les gens avec qui Largo avait rendez-vous ce matin qu'il sera indisponible. Pour le moment, il serait plus prudent de tenir l'enlèvement aussi secret que possible. Inutile d'affoler le charmant petit paradis capitaliste tout de suite."
- "Vous avez raison. Je vais appeler les contacts de Cardignac à Santiago. Je ne sais pas ce que je vais trouver comme excuse pour expliquer l'absence de Largo, mais ce ne sera ni la première, ni la dernière fois que je le couvrirai, n'est ce pas ?" termina Sullivan, blasé.

Kerensky lui accorda un sourire. Il savait qu'il pouvait faire confiance au bras droit de Largo et qu'il n'aurait aucun problème à faire avaler n'importe quelle couleuvre à ses interlocuteurs.
Sullivan se leva et quitta la pièce. Kerensky le suivit peu après et se dirigea vers l'aéroport de La Guardia.

* * * * * * *



Lorsque Joy se gara dans la cour du numéro 2800 de l'avenue Andrés Bello et sortit de la voiture, elle poussa un soupir de soulagement. Elle avait bien cru ne jamais arriver tant la circulation était dense et la conduite des chiliens dangereuse. A plusieurs reprises, des véhicules en tous genres avaient déboulé dans son champ de vision sans qu'elle puisse savoir de quelle planète ils pouvaient bien débarquer ! Les deux agents en faction à l'accueil regardaient, intéressés, la jolie silhouette à la démarche décidée qui s'approchait d'eux. Parfaitement consciente que le zèle des fonctionnaires est souvent inversement proportionnel à la longueur de la jupe de leur interlocutrice, le jeune femme avait décidé de soigner ce point de son apparence. Elle arriva devant le bureau d'accueil.

- "Bonjour Messieurs. Je voudrais voir Monsieur Kenney."
- "Monsieur l'ambassadeur est en réunion ce matin. Il me paraît surprenant qu'il vous ait donné rendez-vous."

D'un ton très calme mais avec un regard noir, Joy continua tout en glissant une carte de visite sur le marbre du comptoir :

- "Faites lui part de ma présence, je pense qu'il trouvera quelques minutes à m'accorder."

La froide détermination de la jeune femme eut raison du scepticisme des deux plantons. L'un d'eux décrocha un téléphone et présenta la requête de Joy. Très vite, il raccrocha, l'air étonné et vaguement impressionné.

- "Je vais vous accompagner. Par contre, je vais vous demander de laisser votre arme à mon collègue."

Ce fut au tour de Joy d'esquisser une moue surprise. Le gardien sourit et haussa les épaules.

- "Vous avez l'air connue comme le loup blanc, ici !"

Elle s'abstint de répondre et ouvrit son sac pour en sortir son Beretta. Elle emboîta ensuite le pas à son guide pour traverser le dédale de couloirs de l'ambassade.
Il s'arrêta devant une porte close et frappa. Une voix les invita à entrer et l'homme s'effaça pour laisser Joy pénétrer dans le bureau de Kenney.

- "Mademoiselle Arden. Quel plaisir de vous voir. Vous avez bien changé depuis que je n'ai eu le bonheur de vous apercevoir."
- "Monsieur l'ambassadeur…"
- "Voyons, pas de ça entre nous. Venez donc vous asseoir. Vous voulez boire quelque chose ? Pas d'alcool si je me souviens bien.

Sans donner le temps à la jeune femme de répondre, il enchaîna :

- "Donnez moi donc des nouvelles de votre père. Il était déjà tellement difficile d'en avoir quand nous vivions dans la même ville, imaginez ce qu'il en est depuis que je suis installé ici."
- "Je n'en ai guère plus que vous. J'ai quitté l'agence et nous ne nous voyons que très rarement." Rétorqua-t-elle sèchement.
- "Oui, j'ai vaguement entendu parler de ça. Votre départ correspondait à une période de remous à la CIA, je ne sais si vous y étiez mêlée mais je ne serais pas surpris si on me le confirmait… Mais que faites vous donc, désormais, et surtout, qu'est ce qui vous amène à Santiago ? Ne me dites pas que c'est le seul plaisir de me voir, je n'oserais y croire !"

Joy voulut saisir immédiatement l'opportunité d'en arriver au cœur du problème.

- "Je travaille comme agent de sécurité pour le groupe W."

Kenney la fixa un instant, silencieux. Son regard disait sa surprise et traduisait un léger mépris qui poussa la jeune femme à se justifier.

- "En fait, je suis la garde du corps de Largo Winch…"

Avant qu'elle pût aller plus loin, le diplomate l'avait à nouveau interrompue.

- "Oh, je vois que vous avez plutôt bien réussi votre reconversion finalement, ma chère ! Je me disais aussi qu'agent de sécurité était un poste qui vous convenait bien peu. Alors, dites moi, votre patron est-il aussi ingérable et imprévisible que sa rumeur sulfureuse le laisse supposer ?"

Joy prit sur elle et respira profondément à plusieurs reprises. Elle venait en quelques instants de se retrouver plongée dans ce qu'elle détestait chez la plupart des diplomates. Cette technique abondamment utilisée qui consistait à empêcher l'interlocuteur de s'exprimer mais avec une infinie politesse et un tact qui annihilait toute possibilité de réponse véhémente. Elle en conçut de l'agacement, bien sûr, mais aussi une part d'inquiétude. Elle ne savait en effet pas si Kenney agissait inconsciemment, par habitude, ou s'il cherchait réellement à retarder le moment où elle lui demanderait son aide. Dans ce dernier cas, ça n'augurait rien de bon. Elle décida d'en avoir le cœur net et commença :

- "Monsieur, j'ai besoin de votre soutien. Largo Winch et le chef de son service de sécurité, Simon Ovronnaz, ont été enlevés la nuit dernière dans Bellavista.

Durant un très bref instant, plusieurs sentiments contradictoires transparurent sur le visage de l’ambassadeur : étonnement, gêne, incrédulité… Puis finalement, il se composa une expression vaguement paternaliste et rassurante.

- "Voyons, Mademoiselle Arden. Vous connaissez Largo Winch mieux que moi. Etes vous certaine qu'il n'aurait pas… disons… fait l'école buissonnière ? On ne peut pas dire que le patron que vous vous êtes choisi soit un modèle de constance ou de routine. Il aura sans doute eu envie de découvrir par lui même les nombreux charmes de cette ville et n'aura pas vu le temps passer. D'ailleurs, s'il est avec son chef de la sécurité…"

Joy le coupa, glaciale, la voix tranchante comme un couperet :

- "Assez Kenney. Ne perdez pas votre temps et ne me faites pas perdre le mien. Vous savez que vos boniments de cocktail n'auront aucune prise sur moi, alors épargnez les moi. Je ne veux savoir qu'une chose : pouvez-vous et allez-vous faire quelque chose ?"

Cette sortie ramena sur le visage de l'homme l'expression gênée qu'il avait eu fugacement un peu plus tôt. Il secoua la tête.

- "Vous êtes sûre de vous, n'est ce pas ?"
- "Oui."
- "Expliquez moi ce qui s'est passé."

En quelques mots, Joy lui exposa les faits. Elle n'omit pas de mentionner qu'elle avait un témoin mais qu'elle doutait de pouvoir le retrouver.

- "Ecoutez, je vais essayer de faire pression sur les carabiniers pour que l'enquête soit prise au sérieux mais ne vous faites pas trop d'illusions : il va falloir au moins vingt quatre heures avant que vos amis ne soient officiellement déclarés disparus, d'autant plus si vous n'avez aucun témoin de l'enlèvement. Je vais vous obtenir un rendez-vous avec le chef de la police, mais je ne pourrai sans doute rien faire de plus."

Joy baissa les yeux, un peu abattue. Elle s'attendait à cette réponse mais elle s'était dit qu'elle devait essayer. Finalement, elle releva le tête, planta son regard le plus sombre dans les yeux de l'ambassadeur et siffla :

- "S'il leur arrive quoi que ce soit… comptez sur moi pour que votre inaction ne passe pas inaperçue."
- "Mademoiselle Arden, voyons, vous êtes trop intelligente et trop au fait des luttes intestines qui minent la diplomatie pour vous permettre ce genre de menace. Vous savez pertinemment que je ne peux pas bouger un orteil ou froncer un sourcil sans que cela ait une répercussion. Etant donné que nos relations avec le gouvernement chilien sont légèrement tendues ces derniers temps, je n'ai qu'une très faible marge de manœuvre. Je vous réitère néanmoins mon soutien et je vous assure que, dans la mesure de mes possibilités, je vais tout mettre en œuvre pour vous aider."

Joy se contenta d'un regard pénétrant avant de tourner les talons et de quitter le bureau sans saluer son interlocuteur. Dans sa tête, la colère le disputait au découragement. Elle ne savait plus par où continuer ses recherches et elle avait hâte de voir Kerensky arriver. Machinalement, elle regarda sa montre. 10h30… il devait être dans l'avion. Cette idée la rasséréna et elle décida de retourner dans Bellavista. Qui sait, peut être qu'en interrogeant les gens, elle parviendrait à retrouver le lieu de l'enlèvement ou des témoins.

Elle reprit la voiture et se glissa dans le flot des véhicules hétéroclites. Le plan de circulation était simple et elle ne mit pas longtemps à retrouver la rue Pio Nono qu'ils avaient parcouru ensemble à pied la veille. Une bouffée de nostalgie l'étreignit : que n'aurait elle donné pour remonter le temps de 24 heures ! Une fois encore, elle repoussa ses sentiments pour laisser à son esprit toute latitude pour réfléchir et se concentrer posément sur la situation.
Joy se rendit vite compte que circuler en voiture ne la mènerait à rien. Elle gara donc sa berline et entreprit de parcourir les petites rues. Si elle n'avait pas reconnu les noms, elle aurait douté d'être dans le même quartier que la veille au soir tant sa physionomie changeait entre le jour et la nuit. Sous la lumière blafarde de ce matin d'hiver, il perdait beaucoup de son charme : les façades colorées des maisons devenaient pour certaines criardes, pour d'autres décrépies. Les enseignes éteintes n'incitaient pas à s'attarder. Restaurants, bars et boites de nuit présentaient des portes closes et rideaux de fer baissés. Et puis, surtout, les rues étaient désespérément vides. Elle ne croisa qu'un chien famélique et deux touristes perdus, à la recherche de la maison-musée de Pablo Neruda qu'elle ne put leur indiquer… Elle errait sans trop savoir pourquoi elle s'attardait quand elle remarqua une impasse devant laquelle elle avait déjà dû passer sans la remarquer. En alerte, elle observa avec attention : pas de réverbères, pas d'enseignes de restaurants ni de bar… cette ruelle devait être sombre et déserte la nuit… le lieu idéal pour une embuscade. Sentant qu'elle tenait peut être une piste, elle s'avança. Une poubelle gisait, renversée, son contenu s'étalant au milieu de la chaussée. Au sol, elle remarqua les traces d'un freinage brutal… Cela pouvait être une coïncidence. Son intuition lui dictait le contraire.





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