- "Kerensky, on a un pépin."
La voix oppressée de son interlocutrice acheva d'éveiller le russe. Il alluma la lumière et jeta un œil sur le réveil. Il indiquait 5h30.
- "Je t'écoute. Vas y." Répondit Georgi, blasé.
- "Largo et Simon ont été enlevés il y a une heure."
Elle n'eut pas le courage d'aller plus loin. De toute façon, concrètement, elle ne savait rien de plus. Georgi se leva, l'oreille collée au téléphone. Joy n'avait pas besoin d'en dire plus. Il avait senti à l'intonation de sa voix son inquiétude, son incompréhension et sa culpabilité. Il n'insista pas, se disant qu'il saurait toujours assez tôt ce qui s'était passé.
- "Bon, tu me laisses une heure pour rassembler le minimum vital et je saute dans le premier avion. Je suis là en fin de journée."
- "Affrète un jet, le seul vol régulier sur Santiago part à minuit. Pendant ce temps, je vais prévenir la police et l'ambassade. Tiens moi au courant, je viendrai te chercher à l'aéroport."
Penser à l'organisation concrète de sa journée l'aidait à y voir plus clair et Georgi entendit sa voix s'affermir au fil de ses remarques. Il sourit.
- "C'est bon, Joy, je pense que je connais mon boulot. Je vais prévenir Sullivan aussi."
Un blanc lui répondit. Il n'entendait que le souffle de la jeune femme. Il était étonné, ça ne lui ressemblait pas de se montrer aussi abattue. Il choisit d'enchaîner sur des faits pour l'obliger à sortir de ses sombres idées.
- "Retourne aussi sur les lieux. On ne sait jamais, Largo et Simon se sont déjà retrouvés dans un paquet de plans louches. Ils sont capables d'avoir laissé des indices à notre intention."
- "Oui, je vais le faire dès que je serai passée signaler leur disparition. A plus tard."
Elle allait raccrocher mais Georgi l'interpella :
- "Joy…"
- "Oui ?"
- "Ca va aller, on en a vu d'autres…"
- "Merci… Georgi." Et elle raccrocha.
* * * * * * *
- "Très bien, on s'est regardés dans le blanc des yeux pendant cinq minutes. On peut peut-être passer aux présentations ?" intervint Largo avec une pointe d'irritation.
Le jeune homme sourit.
- "Vous avez raison. Vous avez droit à une explication."
- "C'est trop aimable !"
- "Largo, laisse le s'expliquer."
- "Merci Monsieur Ovronnaz."
- "Bien, donc, vous savez qui nous sommes. Il serait justifié qu'on puisse aussi connaître votre nom." Reprit Largo.
- "Je m'appelle Llanquileo. Pour faire simple, je suis un des leaders d'un mouvement pour la reconnaissance du peuple Mapuche."
- "C'était vous le conteur d'hier soir, non ?"
- "En effet, vous avez le sens de l'observation, Monsieur Winch."
Simon intervint alors :
- "Mais ça ne nous dit pas ce que c'est que ce cirque ? Qu'est ce qu'on vient faire là-dedans ?"
- "Ce serait trop long à vous expliquer dans le détail, mais sachez juste qu'on a besoin d'un coup d'éclat qui fasse connaître notre lutte au delà des frontières de ce pays."
- "On s'est trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment. C'est bien ça ?" ironisa Simon mi-amusé, mi-désabusé.
Le jeune indien ne put retenir un sourire.
- "On peut voir les choses comme ça. Vous conservez votre sens de l'humour, bravo."
- "Non, mais attendez, c'est surréaliste. On fait quoi maintenant ? "
- "Oh, mais rien du tout. On attend simplement que l'affaire éclate, ce qui ne saurait tarder étant donnée l'efficacité de vos services et des médias. A ce moment là, vous expliquerez simplement à ces journalistes que vous n'avez subi aucune violence et que vous avez été bien traités durant votre séjour parmi nous. Je ne vous demande qu'un peu de patience."
- "Ecoutez, réfléchissez, vous allez passer pour des terroristes en agissant de la sorte. Enfin, remettez les pieds sur terre : vous commettez un délit, là ! Vous savez ce que vous risquez ?"
- "Ce qu'on risque n'a aucune importance en comparaison de ce qu'il adviendra de ces gamins que vous voyez jouer dehors si on ne fait rien."
- "Mais bon sang, il doit bien y avoir un autre moyen de…"
- "Ca suffit ! Je ne vous demande qu'un peu de patience. Vous êtes nourris et au sec, c'est un sort plus enviable que celui de beaucoup d'entre nous. Dans deux jours, tout sera terminé et vous aurez réintégré votre building high-tech !"
Sur ces paroles, prononcées d'un ton nettement plus dur, il tourna les talons et sortit. Les deux amis entendirent le verrou se refermer. Simon s'allongea sur le lit, les bras croisés derrière la tête. Largo le regardait, dubitatif.
- "C'est tout ce que tu trouves à faire ?"
- "Que veux tu que je te dise ? La situation n'a pas changé mais au moins on sait pourquoi on est là. On sait aussi qu'ils ont juste besoin de nous retenir et qu'on ne risque pas grand chose. Franchement, tu devrais faire gaffe, à force de passer tes journées avec des rapaces stressés et ulcérés, tu es en train de perdre ton sens de l'humour et je ne parle même pas de ton goût pour l'imprévu. Tu vas devenir aussi ennuyeux que ces ronds de cuir !"
Calmé par ces paroles sensées, même s'il appréciait modérément la fin de la tirade, Largo s'assit donc. Il pensait à Joy qui devait être furieuse, à Georgi, que la situation devait secrètement amuser et qu'il imaginait très bien, levant les yeux au plafond en une prière désespérée pour leur apprendre la sagesse. Avec un froncement de sourcils, il songea à Sullivan. Il se demanda s'il était déjà au courant. Après tout, c'était sa faute si tout ça arrivait, c'est lui qui avait insisté pour que Largo vienne… comment avait-il tourné ça, déjà ?… "trouver des arguments" contre le projet de Cardignac. Ah, il lui revaudrait ça.
* * * * * * *
Joy venait de reposer le combiné. Elle resta quelques secondes sans bouger, tentant de rassembler ses pensées pour agir au mieux. Maintenant que Kerensky était au courant, elle se sentait mieux. A eux deux, ils allaient rapidement retrouver Largo et Simon. Ce n'était qu'une question d'heures… Les connaissant, elle ne craignait qu'une chose : qu'ils mettent au point par eux mêmes un stratagème boiteux pour s'en sortir seuls, quitte à risquer leur peau. Elle secoua la tête pour en chasser ses idées noires et se retourna. Elle se rendit alors compte que Picasso avait disparu. Elle l'appela, ouvrit la porte de sa chambre et parcourut le couloir… Personne. Elle se rua sur le téléphone et composa une nouvelle fois le numéro de la réception pour s'entendre dire que Picasso n'était pas repassé. Elle s'assit sur son lit, déboussolée.
Il était parti, sans se faire voir. Il avait profité d'un moment d'inattention pour filer. Mais pourquoi ? La jeune femme ne comprenait pas la raison de ce revirement. Il avait semblé vouloir l'aider, il était venu la prévenir. Puis peu à peu, la lumière se fit dans son esprit. Elle avait mentionné la police. Picasso n'était pas bête, il avait dû saisir que l'aider lui imposerait de venir témoigner. A bien y réfléchir, Joy devinait qu'étant donnée la vie que le jeune adolescent menait, il devait avoir fort peu envie de se frotter aux autorités. Il s'était senti menacé et s'était enfui.
Elle allait devoir se débrouiller. Elle n'avait plus de témoin, elle ne pourrait plus lui demander de la conduire sur les lieux du kidnapping, ni lui demander de décrire les hommes qui avaient enlevé ses amis. Bref, cette fuite lui compliquait considérablement la tâche. Elle se sentait de nouveau très abattue. Cela ne dura pas. Son sens de l'action reprit le dessus. Elle devait agir. S'il le fallait, elle parcourrait toutes les rues de Bellavista, elle interrogerait tous les passants, mais elle trouverait où avait eu lieu l'enlèvement et, si cela ne donnait rien, elle ferait le tour de la ville autant de fois qu'il le faudrait pour retrouver Picasso. Forte de ces résolutions qui lui promettaient une journée bien occupée, elle se releva et s'approcha de la fenêtre. Un timide soleil voilé par la pollution commençait à éclairer les cimes enneigées de Andes. Elle regarda sa montre. Il était presque sept heures. A pas lents, elle se dirigea vers la salle de bain pour se préparer. La journée promettait d'être longue.