- "Je finissais par me demander si je reverrais un jour cet aéroport." S'exclama Simon en descendant sur le tarmac.
Les autres opinèrent du chef. Il était tard. Ils étaient épuisés et ne rêvaient que d'un lit. Durant le vol, le personnel de bord s'était chargé de leur réserver une voiture puisque celle louée par Largo à leur arrivée était restée à Temuco. Le vol n'avait duré qu'une heure et bien que la nouvelle de leur libération fût connue, les journalistes locaux ne s'attendaient vraisemblablement pas à ce que leur retour à Santiago se fasse si rapidement. Ils s’attendaient néanmoins à avoir dès le lendemain matin une meute de reporters à leurs trousses. Pour l'heure, ils arrivaient dans le hall de l'aéroport.
- "Qu'est-ce que vous voulez faire ?" demanda Largo à Solana et Picasso. "Vous restez avec nous cette nuit ou on vous ramène chez vous ?"
Il avait buté sur la fin de la phrase en prenant conscience de ce qui attendait les deux enfants. Ces derniers se regardèrent un moment, indécis. Ils paraissaient totalement déboussolés et leurs mines éteintes faisaient peine à voir. Visiblement, eux aussi avaient conscience de ce qu'ils allaient trouver en arrivant à Pudahuel. Bravement, Solana se redressa et prit la parole :
- "Il faut que je rentre. Je voudrais être avec les petits. Sans père, sans mère… ça commence à faire beaucoup, ils doivent être perdus. Ma grand-mère ne pourra pas tenir le choc toute seule. Et puis…"
Sa voix se brisa et ses yeux s'embrumèrent de larmes. Picasso passa un bras autour des épaules de son amie et la serra contre lui. Du regard il cherchait du réconfort chez les adultes qui les entouraient. Malheureusement, aucun d'entre eux ne pouvait quoi que ce fut pour adoucir la situation. Ils ne pouvaient qu'être là.
- "… et puis il faut tout préparer pour l'enterrement." Reprit Solana d'un ton définitif qu'elle s'efforçait de rendre assuré.
- "De toute façon, il faut qu'on prévienne et qu'on rassure les autres. Tout le monde doit savoir que quelque chose est arrivé sans rien connaître du dénouement. On ne peut pas les laisser dans l'ignorance." Renchérit Picasso.
- "Très bien. On va vous ramener." Conclut Largo.
- "C'est inutile que vous veniez tous. Ce sera encore plus difficile là-bas." Constata Solana.
Elle avait raison. Il valait mieux scinder en deux l'équipe. Restait à savoir qui les ramènerait. Ils en discutèrent rapidement et les enfants demandèrent à ce que Georgi et Joy viennent avec eux. Même s'il en surprit plus d'un, personne ne contredit ce choix. Les adieux furent difficiles pour tous mais ils parvinrent finalement à se séparer. Joy se mit au volant, Kerensky à ses côtés.
- "On vous retrouve au Carrera. Soyez prudents." Dit-elle, englobant les trois autres d'un seul regard.
Ils hochèrent la tête, la gorge trop serrée pour dire quoi que ce soit. La voiture s'éloigna, le bruit de son moteur rapidement couvert par celui des avions. Simon se reprit le premier, bien plus touché qu'il ne l'aurait admis, mais prenant très au sérieux son rôle de soupape de sécurité.
- "Et nous, comment rentre-t-on ?" demanda-t-il pour revenir à des considérations très factuelles, meilleur moyen selon lui de mettre de la distance avec des sentiments trop encombrants.
Astrid tira triomphalement des clés de voiture de son sac et tenta de détendre l'atmosphère :
- "Je vous rappelle que j'ai déjà fait un petit tour par ici il y a de cela quelques heures, messieurs. Je peux vous déposer quelque part ?"
- "Je crois que la dame nous a fait une proposition…"
- "On ne peut décemment pas la refuser…"
- "Ce serait parfaitement inapproprié…"
- "Voire déplacé…"
- "On pourrait même passer pour des rustres…"
- "Qui m'aime me suive !" lança la jeune femme pour mettre un terme à leur numéro de duettistes.
Les deux jeunes gens ne se firent pas prier et lui emboîtèrent le pas du même mouvement. A cette heure avancée, la circulation était fluide et ils ne mirent qu'une vingtaine de minutes à gagner le centre ville. La ville était la même que lors de leur arrivée et pourtant, ils la voyaient d'un œil très différent. Chaque nom de conquistador sur les plaques des grandes avenues, chaque visage, chaque rue prenait une couleur différente de ce qu'ils avaient vu la première fois. Enfin ils arrivèrent à leur hôtel. Ils furent accueillis par le directeur en personne qui se félicita de leur retour et du fait que toute cette "fâcheuse histoire" se soit bien terminée. Puisant dans ses ressources de patience et de bonne éducation, chèrement acquises au contact de ses pairs, le jeune PDG s'efforça de répondre avec l'amabilité qui convenait. Il parvint néanmoins à glisser avec tact dans la conversation qu'ils étaient fatigués et ne souhaitaient qu'une chose : regagner leurs chambres et profiter d'une longue nuit de sommeil. L'homme comprit cette demande implicite et leur souhaita une bonne nuit, leur rappelant au passage de ne pas hésiter à faire appel au service d'étage s'ils souhaitaient se restaurer. Après de brefs remerciements, Astrid, Largo et Simon purent enfin regagner leurs chambres. La jeune femme n'était pas logée au même étage que ses amis aussi se séparèrent-ils dans l'ascenseur.
Restés seuls les deux amis se regardèrent.
- "Ca va toi ?" demanda Simon en scrutant les traits tirés de son meilleur ami.
Le jeune homme haussa les épaules :
- "Comme chacun de nous : à la fois à cran et épuisé. Et je pense que la journée de demain ne sera pas de tout repos."
Le Suisse opina :
- "Ouais… Chaque chose en son temps, tu veux, là, je rêve d'une douche et d'un lit. Ca suffira."
- "Moi, je vais quand même prendre le temps d'appeler John, il doit se faire un sang d'encre s'il n'a pas déjà fait un infarctus."
- "Ca, on ne peut pas dire que tu le ménages ! Il aura mérité sa retraite le jour où il se décidera à la prendre ! Tu le salueras de ma part."
Ils sourirent et se séparèrent sur le seuil de leurs chambres. Comme il venait de le programmer, Simon se précipita sous une douche brûlante. En sortant de là, dégoulinant d'eau, il se sentit un homme neuf. L'inconvénient était qu'il n'avait plus du tout sommeil. Il n'avait entendu aucun bruit dans la chambre voisine qui était celle de Joy, il en conclut qu'elle et Kerensky ne devaient pas encore être rentrés. Il prit donc le parti de s'habiller, appréciant plus encore qu'à l'accoutumée le contact de vêtements frais et repassés, et de redescendre les attendre au bar de l'hôtel. En passant devant la chambre de Largo il s'arrêta et colla l'oreille contre la porte : aucun bruit. Son ami devait avoir rejoint le monde des songes.
Arrivé au rez-de-chaussée, il allait se tourner vers le bar quand une voix l'arrêta :
- "Monsieur Ovronnaz !"
Il se dirigea vers la banque de la réception.
- "J'ai un message pour vous. Je pensais vous le donner demain matin mais puisque vous êtes là, je préfère vous le remettre en mains propres. Il est là depuis deux jours. Il y en a un aussi pour Monsieur Winch, pensez-vous que je doive l'appeler pour le lui donner ?"
- "Inutile, il dort. Si son message est là aussi depuis plusieurs jours, il attendra bien encore une nuit…"
Sur ces mots le Suisse partit s'asseoir au bar. Avant d'ouvrir le pli, il prit le temps de commander à boire. Il hésita avant d'opter pour une Caipirinha : il avait besoin de quelque chose de fort. Sur ces entrefaites, il ouvrit la missive et entreprit de la parcourir. Son visage s'assombrit :
- "Et merde !" lâcha-t-il avant de se lever d'un bond.
Au barman qui s'étonnait de ce brusque revirement, il lança :
- "Gardez-le moi au frais, je reviens !"
Il quitta la pièce au pas de course et se dirigea de nouveau vers les ascenseurs. Ces derniers mettant trop de temps à arriver à son goût, il emprunta les escaliers qu'il escalada quatre à quatre. Il s'arrêta à l'étage d'Astrid et frappa doucement à sa porte. La tête ensommeillée de la jeune femme apparut soudain dans l'entrebâillement.
- "Simon ?" s'exclama-t-elle surprise. Elle se reprit bien vite et prit son ton badin habituel "Tu as conscience que le récit de tes prouesses de héros peuvent attendre demain matin ?"
- "J'ai juste besoin de tes clés de voiture, ma belle. Pour les demandes de prouesses de toute nature, ça attendra demain." Glissa-t-il avec un sourire entendu.
Comprenant qu'il y avait sans doute quelque chose d'important pour une pareille demande à cette heure, elle le fit entrer dans la pièce, écoutant ses explications tandis qu'elle cherchait les précieuses clés. Il constata qu'elle n'était pas un modèle d'organisation et que le fouillis qu'elle avait réussi à étaler en quelques heures valait à lui seul ce détour par sa chambre. Elle finit par trouver les précieuses clés dans la salle de bain, à côté de sa trousse de maquillage. Surprenant le regard goguenard de Simon, elle le mit en garde :
- "Aucun commentaire !"
- "Je ne m'en permettrai qu'un : tu es divine au saut du lit." Fit-il, sardonique, en s'emparant des clés avant de poser un baiser au creux de son cou et de s'éclipser rapidement.
Il redescendit à la même vitesse et sortit aussitôt de l'hôtel. Il se rendit immédiatement au commissariat central. Bien que fort mal reçu, il parvint à obtenir une entrevue avec un responsable et exposa l'objet de sa venue. Quand il mentionna le groupe W, le nom de Largo Winch, son poste de chef de la sécurité et que pour finir, il sortit sa carte de visite professionnelle, le comportement de son interlocuteur changea du tout au tout.
- "Je comprends parfaitement. Il s'agit sans doute d'une épouvantable méprise. Bien entendu, nous allons libérer cette personne sur l'heure. Cette erreur n'a que trop duré mais comprenez bien que nous ne pouvions vous joindre et que dans ces conditions, nous pouvions difficilement faire confiance à cet individu."
- "Parfait, je comprends très bien, le père Fouettard ne mettra pas de cailloux dans vos chaussures à Noël, on peut abréger ? Je voudrais aller me coucher, moi !"
Déconfis, le policier donna quelques ordres et moins de cinq minutes plus tard, un Jerry Morawski penaud apparut encadré par deux gardiens. Simon retint un éclat de rire en voyant le visage abattu du pilote et sa mise plus que douteuse : vêtements déchirés, une pommette présentant un splendide bleu... Chez lui qui était en permanence tiré à quatre épingles, le contraste était saisissant.
- "Je vais vous demander de signer ces papiers pour que nous puissions classer l'affaire, M. Morawski." Reprit le chef de la police dans un mauvais anglais.
Jerry se redressa furieux :
- "Ah parce que vous parlez anglais maintenant ? Je devrais porter plainte contre vous pour détention abusive !"
- "N'en faites pas trop Jerry, je crois savoir que vous n'êtes pas tout à fait blanc comme neige dans cette histoire."
Le pilote se tut et parapha les documents qu'on lui présentait sans broncher. Simon prit congé du commissaire et tous deux quittèrent les locaux de la police. Ils montèrent en voiture et reprirent le chemin de l'hôtel. A peine les portières se furent-elles refermées que Simon éclata de rire :
- "Maintenant, je veux les détails de cette histoire. J'ai eu la version de la police je veux la votre. Et n'essayez même pas d'édulcorer les faits, celui qui arrivera à me pigeonner au sujet de frasques nocturnes n'est pas encore né !"
Le pilote rougit violemment et baissa la tête. Il ne put néanmoins faire autrement que de raconter à Simon ce qui s'était passé :
- "Le lendemain de notre arrivée, je ne vous ai pas vu arriver à l'heure dite pour le départ. J'ai cherché à vous joindre sans succès. Personne ne savait où vous étiez. J'ai attendu jusqu'au soir sans succès et sans parvenir à joindre qui que ce soit. J'ai même voulu contacter John Sullivan en pensant qu'il saurait où vous trouver. Je n'ai jamais réussi à l'avoir non plus. J'avoue que j'ai un peu perdu mon sang-froid. Je pensais que Monsieur Winch avait changé ses plans sans penser à m'avertir et ça m'a mis dans une colère noire. J'ai décidé de profiter de votre absence pour faire un tour en ville. Je me suis renseigné à l'aéroport et j'ai entendu parler d'une soirée casino au Sheraton alors je suis allé là-bas. Je n'ai pas eu de mal à entrer. Au cours de la soirée, j'ai fait connaissance… enfin, disons que j'ai rencontré deux jeunes femmes. On a discuté et je crois qu'on a aussi beaucoup bu. Le champagne coulait à flots autour de nous et j'ai dû un peu me laisser griser par l'ambiance. J'ai gagné une partie de black-jack. Les mises étaient très grosses alors j'ai pu commander une nouvelle bouteille. J'ai bu toujours plus de champagne. Toujours est-il que quand un type s'est montré un peu trop entreprenant avec une des jeunes femmes avec lesquelles je passais la soirée, j'ai réagi comme un crétin aviné et on s'est battus. Bien entendu, les responsables de l'hôtel ont appelé la police et on s'est fait embarquer. Je me suis écroulé comme une masse dans la cellule où ils m'avaient mis en garde à vue. Le lendemain en me réveillant, j'avais une gueule de bois monumentale. Les flics m'ont interrogé pendant des heures mais pas un n'a fait l'effort de parler anglais. Je leur ai répété des centaines de fois que je travaillais pour le groupe W. Je leur ai demandé des dizaines de fois de vous prévenir mais non… j'avais l'impression de parler à un mur."
- "Non, Jerry, ils ont essayé de nous contacter, mais ils ne risquaient pas d'arriver à nous joindre." Fit Simon en tentant de reprendre son sérieux. Cette histoire était savoureuse.
Le temps qu'il résume leurs aventures des quatre derniers jours au pilote, ils étaient arrivés devant l'hôtel. Jerry n'en revenait pas et se sentait encore plus fautif. Il avait échafaudé des théories fumeuses qui l'avaient conduit au poste pendant que l'Intel Unit se débattait dans les pires ennuis… Quel sombre crétin…
- "Allez, ne faites pas cette tête-là, mon vieux, vous en verrez d'autres. Et entre nous, je doute que Largo puisse en toute bonne foi vous reprocher une bonne cuite. Je l'ai vu dans des états bien pires que le vôtre. Je pense qu'on a l'un comme l'autre gagné le droit d'aller dormir."
Le pilote opina et remercia chaleureusement Simon avant de le quitter. Le jeune homme remonta dans sa chambre, cette fois bien fatigué. Lorsque l'ascenseur passa au troisième étage, il hésita : allait-il lui passer lui rendre ses clés dès maintenant ? Il sourit… Non, il était VRAIMENT fatigué, inutile de tenter le diable. Une fois dans sa chambre, il prit à peine le temps de se débarrasser de ses vêtements avant de se glisser entre les draps. Il n'avait pas la tête posée sur l'oreiller qu'il rêvait déjà.