Largo, Simon et Joy avaient suivi Kerensky jusqu’au bunker. Fishman était reparti de son côté, lançant ses limiers sur plusieurs pistes. Tandis que les trois jeunes gens échangeaient leurs impressions sur le policier, Kerensky s’était installé devant le moniteur de son ordinateur. Il jeta un œil sur les résultats qui étaient arrivés pendant que lui-même était monté expliquer la situation.
- Toujours est-il que je crois ce Fishman assez intelligent pour s’accrocher à l’affaire… concluait Largo.
- Mouais. Pas trop borné, à priori, admit Simon.
- En tout cas, il s’est posé beaucoup de questions sur nous, nota Joy.
- Nous ? Qui ça, nous ? Largo et toi, ou bien toute l’équipe ?
- Les deux.
- Ben le pauvre garçon, s’il commence à s’interroger sur vos rapports, il est pas sorti de l’auberge !
- Simon !
- Quoi, Simon ? C’est pas vrai, peut-être ?
- Mais… mais…
- Mais j’ai trouvé quelque chose, enfin si ça vous intéresse bien sûr ! coupa Kerensky.
Tous trois se tournèrent instantanément vers le Russe, oubliant en un éclair la dispute naissante. Il y avait plus urgent, ils le savaient ; et connaissant son côté placide, Kerensky ne serait pas intervenu sans avoir une excellente raison.
- Notre homme n’était pas Andrew Crook.
- Pardon ?
- Le type qui s’est présenté ce matin n’était pas Andrew Crook.
- Hein ?
Kerensky soupira, haussant imperceptiblement les épaules en signe d’impatience. Tapotant rapidement sur le clavier, il envoya une photographie sur l’écran géant derrière lui. On y voyait l’archétype de l’étudiant brillant, une véritable caricature de golden-boy : un sourire figé, des cheveux courts parfaitement coupés, un veston soigné… A côté, Kerensky afficha une autre photographie : le visage était certes vaguement ressemblant, mais l’homme appartenait indéniablement à un tout autre monde.
- Andrew Crook, sur votre droite. Enfin d’après la photographie de son dossier universitaire. A gauche, l’homme qui s’est présenté ce matin comme étant Crook, et qui nous a fait passer des papiers d’identité à ce nom. Pour être plus précis, et puisque la carte d’identité n’existe pas dans ce glorieux pays du capitalisme en action qu’est l’Amérique, le Crook recensé par les services compétents de New York. Bref, le Andrew Crook que nous avons pris au sein du Groupe.
- Ce qui veut dire ?
- Ce qui veut dire que nous nous sommes laissés berner, Joy. Nous nous sommes fiés aux fichiers de l’Etat pour les permis de conduire et aux photos qu’ils contiennent, mais voilà : le Crook actuellement enregistré par les autorités n’est pas le Crook d’Harvard.
- Il y aurait deux Andrew Crook ? balbutia Largo, sans trop y croire.
- Non, un seul. On a vérifié que le Crook qui demandait un stage était celui des fichiers officiels, mais on n’a pas vérifié que c’était également celui qui figurait dans les dossiers d’Harvard. En français dans le texte, ça veut dire que quelqu’un a créé un deuxième Crook, et que nous on s’est fait gruger.
- Ouch ! gémit Simon, en prenant une mimique empreinte d’une commisération certes forcée mais d’une contrariété bien réelle.
- Exactement : ouch. Il y a une seule identité, mais deux hommes. Et devinez lequel on a ?
- Mais enfin c’est impossible ! Personne ne s’est rendu compte de la supercherie ? s’étonna Largo.
- Même pas nous !
Largo grimaça. Le ton qu’avait employé Joy trahissait parfaitement sa frustration et sa colère. Les yeux de la jeune femme lançaient des éclairs, et pour une fois aucun membre de l’intel unit n’en faisait les frais, hors elle-même.
- Mais attends… fit songeusement Simon. Tu veux dire que vous vous êtes fait avoir parce que la photo détenue par le service des permis de conduire désignait bien le type qui postulait au Groupe W, c’est ça ?
- Oui, admit Kerensky à contrecœur.
- Mais pourtant ce n’est pas le vrai Andrew Crook, c’est ça ?
- Exact.
- Donc si j’ai bien tout compris, ça veut dire que… quelqu’un est entré dans les fichiers pour les trafiquer ?
- Tu as bien compris, Simon. Quelqu’un a modifié les éléments sur Crook de façon à créer une nouvelle identité avec le même passé – et cela par le biais du service des permis de conduire puisque c’est le seul titre d’identité qu’il y ait ici, en dehors du passeport évidemment.
- Mais comment ont-ils fait ? demanda Largo.
- Sur le principe, ce n’est pas sorcier : il suffit de reprendre les données des fichiers, d’insérer une nouvelle photographie en lieu et place de celle qui y figure déjà. Tu modifies encore quelques éléments complémentaires, et le tour est joué : toute personne qui consultera les fichiers officiels pensera que l’homme qui est devant lui est bien celui dont l’identité s’étale sur son ordinateur. Si le tout est corroboré par une carte bien falsifiée, il devient difficile de discerner le vrai du faux.
- Usurpation d’identité, en somme.
- Exactement, Largo.
- Et matériellement, c’est facile à faire ?
- Quasiment impossible sans un matériel de pointe et des complicités dans le service même. Crook a passé son permis en 1995, à l’époque où l’on donnait encore des photos papier. Ce n’est que très récemment que les photos sont devenues numériques. Depuis, ils modernisent les photos au coup par coup, à chaque fois qu’il y a une modification à apporter : par exemple un renouvellement du permis, ou tout bonnement un contrôle lors d’une verbalisation pour excès de vitesse ou je ne sais quoi encore. Ils remplacent alors la photo papier par un cliché électronique, et le cas échéant ils numérisent la photo papier.
- Et le fichier de Crook était numérisé ?
- Non, puisqu’il n’a jamais eu de problèmes avec la police. Il n’y a donc pas eu de modification, et donc pas de photo numérique. Son dossier n’aurait dû comporter qu’une photo papier.
- Et ça veut dire quoi ? s’impatienta Simon.
- Qu’il a fallu quelqu’un sur place pour modifier le dossier de Crook dans l’ordinateur et y insérer une photo numérique. Ensuite, un pro avec le matériel nécessaire et les compétences adéquates pouvait changer quelques paramètres, et surtout intervertir deux photos. C’était loin d’être facile, mais pas infaisable.
Joy se leva brutalement et fit quelques pas dans le bunker, espérant benoîtement calmer ainsi son énervement. Mais de toute évidence, cela ne calma pas grand chose.
- Que cela ait été facile ou pas, ça n’excuse pas ! s’écria-t-elle. On s’est fait avoir comme des bleus ! Nous aurions dû être plus prudents !
- Vous ne pouviez pas devin…
- Largo, je t’en prie ! coupa-t-elle violemment. Pour une fois, admets la vérité : nous sommes peut-être tes amis, mais nous avons commis une erreur !
- Mais vous…
- Non non non et non ! Hors de question de ne pas l’assumer et de trouver des excuses bidons ! Que tu le veuilles ou pas, Largo, nous avons été lamentables. Ou plus exactement J’AI été lamentable, puisque c’est moi qui ai rencontré ce type et que je n’ai rien vu.
- Tu n’es pas la seule en cause, Joy, intervint Kerensky. Moi aussi j’ai épluché son dossier, et je n’ai rien vu non plus.
- Ok ok, vous êtes tous les deux responsables ! coupa Simon, espérant apaiser les esprits. Mais bon, c’est fait c’est fait.
- Exactement ! approuva Largo. Ça ne sert à rien de vous en prendre à vous-même, ça ne ressuscitera pas Durham. Et n’oublions pas que la Commission aurait mis tout en œuvre pour l’avoir : dès lors qu’il acceptait notre protection il devenait un danger pour eux, puisqu’ils ne pouvaient pas savoir s’il nous parlerait ou pas. Tant qu’à le voir assassiné, j’aime autant que ça se soit fait sans autres morts. Et on connaît tous la Commission : si elle n’y était pas arrivée avec la bombe de Crook, elle n’aurait pas hésité à user de moyens plus expéditifs encore, quitte à tuer des innocents. Alors ne vous en voulez pas ! Restez concentrés sur nos problèmes actuels.
- Il a raison, Joy… lâcha Kerensky. Les remords et les regrets viendront plus tard. On a d’autres chats à fouetter pour le moment.
La jeune femme le foudroya sur place. Son cerveau commença à s’emballer, puis, au prix d’un effort dont elle ne se serait pas crue capable, elle finit par en reprendre le contrôle. Oui, ils avaient raison. Ils avaient TOUS raison. Ils avaient du boulot, pour le moment. Et l’autocritique ne ferait ni avancer l’enquête, ni reculer la Commission. Joy se fit la réflexion fort désagréable de ce que finalement Kerensky semblait plus pro qu’elle-même, puisqu’il réussissait à rester concentré sur les priorités malgré les remords qui devaient, lui aussi, l’avoir envahi. Mais elle préféra balayer cette pensée hautement vexante pour son ego.
- Mais j’y pense… fit Largo. Ce type, ce faux Crook… Vous l’avez rencontré quand ?
- Quand ? répéta Joy, tout en tâchant de se recentrer sur l’affaire.
- A quel moment ? C’était forcément avant la Hongrie, non ?
- Euh… Ben…
- Oui, c’était l’après-midi même ! dit Kerensky. Souviens-toi, Joy : tu l’as auditionné parce que Largo était dans l’immeuble et qu’en conséquence il ne courait aucun risque. Tu pouvais te consacrer à Crook.
- Mais oui ! On devait le rencontrer le lendemain, mais il a téléphoné pour nous dire qu’il avait un cours supplémentaire en dernière minute, et qu’il voulait avancer le rendez-vous !
- Il a téléphoné à quelle heure ? demanda Simon.
Joy et Kerensky se regardèrent, cherchant le renseignement au fond de leur mémoire. Ils étaient parfaitement conscients de l’importance de la réponse.
- Je crois… Ce devait être en milieu d’après-midi… lâcha finalement Kerensky.
- Donc il a appelé alors que Durham avait déjà fait son coup d’éclat, nota Largo.
- Oui...
- Ce qui veut dire que ce n’est pas Crook qui nous a re-contactés… résuma Joy à haute voix, tâchant de maîtriser la colère qu’elle sentait monter contre elle-même.
Kerensky approuva d’un hochement de tête. Manifestement lui aussi avait du mal à accepter la vérité : deux ex-agents des services secrets parmi les plus puissants de la planète s’étaient laissé berner comme des enfants. La pilule était difficile à avaler et appellerait une remise en cause profonde. La routine était décidément le plus grand danger, dans leur métier.
- Dès que Durham est sorti du Conseil, il a prévenu ses contacts, enchaîna pourtant Kerensky. Et la Commission a aussitôt mis en place deux stratégies : d’une part l’attentat contre le Groupe à Budapest, histoire de rappeler son existence et de t’intimer le silence s’agissant de la fortune d’Anna Kaposvàr, et d’autre part l’usurpation d’identité sur Crook afin de se débarrasser de Durham.
- Mais comment ont-ils pu faire aussi vite, pour Crook ?
- C’était simple s’ils ont effectivement un agent à eux qui bosse pour le service des permis de l’Etat de New York – ou tout au moins quelqu’un qui a suffisamment d’influence pour faire insérer une photo numérique... Oui, d’ailleurs c’est plutôt ça : car après tout, il suffit de l’ordre d’un élu quelconque. Du genre ‘Andrew Crook est le fils d’un ami, prévoyez la numérisation de sa photo car il vient d’être verbalisé et nous ne voulons pas faire traîner cette affaire, et patati et patata’. Et le tour est joué : la photo est numérisée, ce qui permet ensuite de pénétrer dans les fichiers et de les modifier.
- Donc n’importe qui a pu faire ça ? s’enquit Largo.
- N’importe qui dès lors qu’il avait un minimum de pouvoir : un élu de New York, un élu fédéré, un élu fédéral, ou simplement un PDG quelconque assez puissant pour que l’Etat veuille s’en faire un ami. Bref, tu peux ratisser large pour l’identifier !
- Mais comment ont-ils pu savoir aussi vite que Crook demandait un stage au Groupe W ?
- Un stage auprès de Durham, je vous le rappelle ! nota Simon. C’est peut-être Durham lui-même qui leur en a parlé ?
- Tu crois qu’il aurait été assez dingue pour leur donner le moyen de le tuer ?
- Mais il ne savait peut-être pas quelles étaient les intentions de la Commission à son égard ? objecta Joy. Elle a pu lui dire qu’étant donné que Largo l’avait sans doute démasqué, elle entendait assurer sa protection en lui envoyant discrètement quelqu’un ? Quelqu’un qui entrerait avec une couverture parfaite : celle d’un stage sollicité depuis plusieurs semaines déjà…
- Plausible… admit Kerensky. Mais curieux : pourquoi dans ce cas là n’aurait-il pas désigné Crook comme étant un agent de la Commission, lorsque je lui ai parlé des menaces qui pesaient sur lui ?
- Es-tu certain qu’il t’a pris au sérieux lorsque tu lui en as parlé ? s’enquit Largo.
Kerensky prit le temps de réfléchir. Plissant les yeux, il eut un regard absent, se plongeant dans ses souvenirs. Puis il secoua légèrement la tête et répondit :
- Pas au début, non. Mais après la bombe de la voiture, oui.
- Donc au moins à partir de ce moment, il aurait dû nous faire savoir qui était réellement Crook...
- On parle dans le vide, là ! coupa Simon. Qui nous dit que Durham ne jouait pas sur les deux tableaux ?
- Mais encore ?
- Il profite de l’offre de protection de Largo et reste au Groupe W ; mais parallèlement, il reste en contact étroit avec la Commission par le biais de Crook. Quel que soit celui qui gagne, de Largo ou de la Commission, il pourra toujours espérer s’en tirer.
- Un double jeu ? Mouais, ça se défend… admit Kerensky, pourtant peu convaincu.
- Moi je crois plutôt qu’il est toujours resté fidèle à la Commission, intervint Joy, réfléchissant à haute voix. Il était conscient d’avoir échoué. Mais d’un autre côté, en acceptant de rester aux côtés de Largo et en jouant les victimes, il pouvait espérer se rapprocher du Groupe.
- Tout en continuant de servir la Commission ? fit Largo.
- Oui. Là où il a échoué en s’opposant de front à toi, il pouvait espérer réussir en s’alliant avec toi. Il t’aurait fait miroiter des révélations sur la Commission, tout en continuant à les arroser de renseignements. Avec un peu d’astuce, il pouvait espérer te faire croire qu’il devenait ton allié alors qu’en réalité il continuait de bosser pour eux.
- Dans ce cas, il pouvait penser que la voiture piégée était juste là pour t’amadouer, pour te faire penser qu’effectivement il était devenu une cible de la Commission et qu’en conséquence tu pouvais lui faire confiance, approuva Kerensky. Il a pu penser que la bombe était juste un leurre pour te convaincre de ce qu’il était rejeté par ses anciens patrons.
- C’est machiavélique mais ce serait bien dans la philosophie du Durham qui s’est révélé récemment… admit Simon. Mais pourquoi conserver Crook à ses côtés, dans ce cas ?
- Parce que Crook était le lien avec la Commission ? suggéra Largo.
- Ou bien parce que ça permettait à Durham de prouver à la Commission qu’il roulait toujours pour elle, qu’il était toujours leur homme, fit Joy. Il leur faisait confiance, puisqu’il acceptait de continuer à bosser avec leur homme de main à ses côtés. C’était comme une sorte de gage de bonne foi de sa part.
- Bien vu...
Les membres de l’intel unit échangèrent un regard entendu. Oui, ils avaient compris : Durham et sa trahison, Durham et son double jeu… L’homme avait cru pouvoir continuer à servir la Commission malgré sa défaite ; mais l’antique Guilde Adriatique ne s’était pas humanisée malgré l’écoulement des siècles. Elle ne pardonnait toujours aucun échec, et n’acceptait pas de prendre le moindre risque. Sa rigueur lui avait permis de survivre aux ravages du temps, et elle ne reviendrait pas sur cette dureté qui lui avait permis de se maintenir en dépit de tous les cataclysmes de l’Histoire. Durham constituait un risque, puisqu’il pouvait les trahir ; il avait donc été éliminé. La logique de la Commission était implacable.
Un ‘bip’ retentit, et Kerensky se pencha pour lire attentivement l’écran de son ordinateur. Nul ne pipa mot, attendant les révélations. Après plusieurs minutes d’un silence épais, le Russe finit par relever la tête :
- Pendant qu’on discutait là-haut avec Fishman, j’ai lancé une recherche anthropomorphique sur les fichiers de la police, et ça a abouti. Le Andrew Crook que nous avons eu dans le Groupe W, celui qui a pris la place du véritable Crook après manipulation des fichiers officiels, s’appelle en réalité Jim Pascoe.
- Moins classe, déjà ! ironisa Simon.
- Sacrément moins classe, même. Pascoe n’a rien d’un diplômé de Harvard, tu peux me croire. Il serait plutôt diplômé de ton ancienne école, si tu vois ce que je veux dire.
- Vol ?
- Entre autres. Mais il avait pris l’option ‘avec violence’, lui.
- Taratata ! soupira Simon. Encore un méchant qui donne une mauvaise image au métier, ça…
- Tu n’as pas idée ! Jim Pascoe est déjà tombé plusieurs fois. Ça lui a d’ailleurs permis de goûter aux joies de la vie carcérale durant trois années.
- Trois ans ? Mais attends, il a quel âge, ton Pascoe ?!
- Ce n’est pas MON Pascoe. Et il a 24 ans.
- Alors je reformule ma question : il AVAIT quel âge ?
- 17 ans lors de son arrestation. Le sieur Pascoe a été appréhendé alors qu’il venait de frapper plutôt violemment un banquier réticent à l’idée de lui donner le contenu du coffre. Le banquier en a été quitte pour quinze jours d’hospitalisation, et Pascoe pour une condamnation ferme. A sa sortie de prison, il a continué sur sa lancée. Joli casier, d’ailleurs…
Tous relevèrent en même temps les yeux vers l’écran géant, où s’affichaient les données récupérées par Kerensky. Indéniablement, ce Jim Pascoe avait un parcours mouvementé : braquages, vols avec violence, rixes... Mais curieusement depuis deux ans, il semblait que par un heureux concours de circonstances il y ait toujours eu quelque chose pour l’innocenter, en dépit des soupçons de la police new-yorkaise. Son nom revenait régulièrement dans plusieurs affaires, mais il avait toujours un alibi.
- C’est curieux, cette propension à éviter les ennuis depuis quelques temps… constata Largo avec ironie.
- Très curieux, même. Manifestement, il est protégé par quelqu’un de puissant.
- Qui ?
- Il faudrait me laisser un peu plus de temps pour essayer d’en avoir une idée, répondit Kerensky.
- En tout cas, je ne crois pas aux coïncidences.
- C'est-à-dire, Joy ?
- Quelle que soit la personne qui protège Pascoe, il me paraît évident qu’elle roule pour la Commission.
- Mouais…
- J’aimerais bien savoir ce qu’est devenu le véritable Crook, songea Largo.
- Ça, je peux te le dire ! affirma Kerensky, arrachant ainsi un regard admiratif à ses amis.
Certes, le Russe devait bien l’admettre, lui et Joy avaient commis une erreur impardonnable avec ce Crook-en-réalité-Pascoe ; mais il comptait bien se racheter. Tandis que chacun discutait, il avait lancé en parallèle une recherche pour localiser le véritable Andrew Crook, celui qui avait effectivement fait ses études à Harvard. Et le résultat venait de tomber à l’instant.
- Crook avait fait des demandes de stages auprès de plusieurs sociétés, histoire d’être sûr d’être pris quelque part, et le cas échéant d’avoir le choix. Il a intégré le service ‘Recherche et Développement’ de la Helms Company.
- La société de Sylvia ? releva Simon.
- Enfin de sa fille, maintenant, précisa Largo.
- Donc ça voudrait dire que le vrai Andrew Crook n’a rien à voir dans toute cette histoire ? reprit Simon.
- Il est fort probable qu’il ignore lui-même qu’il était censé être au Groupe W ce matin.
- Il va avoir une sacrée surprise quand la police va l’interroger, alors !
- Il y a des chances, oui…
Simon esquissa un vague sourire. Il imagina la tête du véritable Crook lorsque la police lui demanderait de prouver qu’il n’était pas lui…
- Mais j’y pense ! fit Largo en se redressant. Si nous avons vu juste, Durham a contacté la Commission il y a deux jours, dès qu’il est sorti de la salle du Conseil, non ?
- Exact, et j’y ai déjà pensé. Mais il a appelé de son portable, pas de son téléphone fixe, ce qui rend les choses beaucoup plus complexes.
- Et c’est tout ? s’étonna Simon. Toi, le grand Kerensky, tu te fais recaler par un téléphone portable ?
- Je n’ai pas dit ça, Simon. Il a joint le numéro d’un autre portable, qui lui-même a renvoyé l’appel sur un troisième portable, et ainsi de suite. Pour l’instant j’en suis au cinquième renvoi, systématiquement sur des portables, et jamais avec le même opérateur. Et je ne vous parle pas du fait qu’évidemment, on change de pays à chaque fois.
- Ce qui veut dire ?
- Qu’il est très difficile de remonter la piste. J’y arriverai peut-être, mais ça va être long.
- Ok. Fais ce que tu peux, Kerensky.
Le Russe eut un sourire un peu forcé. La naïveté de Largo le surprendrait toujours. Quel pouvait bien être l’intérêt de lui donner ce genre d’encouragements ? Il était évident que c’était ce qu’il faisait, non ? Décidément, les occidentaux avaient une propension tout à fait incompréhensible et déconcertante à perdre leur temps en affirmant des choses inutiles et surabondantes…
*
- Et il en dit quoi ? demanda Joy.
- Que si tu ne contre-braques pas tout de suite, t’arriveras jamais à le faire, ton satané créneau !
- Simon !
- Ok ok, je te laisse décider de l’opportunité d’un contre-braquage avant de heurter le trottoir…
Joy soupira, agacée. Donnant un coup de volant, elle recula. La voiture se gara impeccablement le long du trottoir. Elle lança un regard de défi vers le Suisse.
- Ok ok, je m’incline. Tu sais te garer.
- Encore heureux ! Mais ça ne répond pas à la question : qu’a dit Fishman lorsque tu lui as parlé de Pascoe ?
- Il a tout de suite lancé un avis de recherche sur les serveurs de la police. Ils vont essayer de l’arrêter au plus vite.
- Le nom lui disait quelque chose ?
Simon prit le temps de contourner la voiture pour rejoindre la jeune femme, avant de répondre.
- Ouais, il connaissait. C’est que visiblement, ton pote Pascoe a sa petite réputation, dans le milieu. D’après notre capitaine bien-aimé, son nom apparaît dans plusieurs gros coups depuis deux ans. Mais Fishman m’a dit qu’ils n’avaient pas pu le coincer depuis un sacré bout de temps, ce qui en rend plus d’un totalement dingue, paraît-il.
- Tout ceci confirme donc ce qu’avait trouvé Kerensky.
- Parce que tu as besoin de confirmations quand Kerensky trouve quelque chose, maintenant ? s’étonna Simon, calquant son pas sur celui de son amie.
- Non, ce n’est pas ça. Mais ça prouve qu’effectivement Fishman semble décidé à jouer franc jeu avec nous.
N’en croyant pas ses oreilles, Simon s’arrêta au milieu du trottoir, forçant par là-même la jeune femme à l’imiter. Il la dévisagea longuement, cherchant à comprendre le sens exact des mots qu’elle venait de prononcer.
- Tu en doutais ? finit-il par demander.
- Il aurait pu être de mèche.
- De mèche ? Avec la Commission, tu veux dire ? demanda Simon, en reprenant sa marche. Tu ne nous ferais pas une petite crise de paranoïa aiguë, là ?
- Non Simon : il ne faut pas confondre réalisme et paranoïa. Que tu le veuilles ou non, Durham était l’un de leurs agents, Pascoe bosse pour eux, et il y a forcément quelqu’un d’assez haut placé qui est intervenu pour que la modification de l’identité de Crook soit rendue possible, et ce en très peu de temps. Ce qui démontre ce que nous savions déjà, c'est-à-dire que la Commission est très puissante et tentaculaire. C’est un groupuscule sans état d’âmes et parfaitement bien organisé. C’est ça la réalité, Simon. Rien à voir avec de la paranoïa.
- D’accord, je te l’accorde, il y a des gros méchants en ce bas-monde. Mais Fishman a l’air honnête, lui…
- Et tu crois que Durham n’avait pas l’air honnête, jusqu’à son coup de force devant le Conseil ? Tu crois que si Pascoe avait eu l’air de ce qu’il était en réalité et non pas de ce qu’il prétendait être, j’aurais pu être grugée aussi facilement ?
- Non c’est vrai, mais…
- Mais rien du tout, Simon. Fishman aurait tout aussi bien pu avoir partie liée avec la Commission.
- Mais ce n’est pas le cas.
- Non, de fait, sans doute pas. Si ça avait été le cas, il n’aurait pas admis aussi facilement connaître Jim Pascoe. Il aurait tergiversé, le temps de donner à notre homme le temps de s’enfuir. Or il ne l’a pas fait.
- Donc tu admets qu’on peut lui faire confiance ?
- Pour l’instant, en tout cas.
Simon haussa les épaules. Ce que disait Joy était logique, certes… Mais il ne pouvait s’empêcher d’expliquer autrement la méfiance de la jeune femme envers Fishman. Le policier avait mis en cause ses compétences, en constatant qu’elle ne s’était pas rendu compte de la supercherie et avait donné son feu vert à l’intégration du faux Crook dans le Groupe W. Connaissant Joy comme il la connaissait, Simon était persuadé que cela l’avait profondément blessée, d’autant plus profondément qu’elle n’était pas en mesure de se défendre, étant elle-même convaincue de sa faute. Autrement dit et pour résumer, Joy ne travaillerait pas de bonne grâce avec le policier. Et étant donné son caractère pour le moins entier, cela n’allait pas être facile à gérer…
- Bon, et on fait quoi, là ? finit par demander Simon, tandis qu’ils s’enfonçaient dans une ruelle très éloignée de l’image d’un New York avenant et touristique.
- On cherche un certain Tommy.
- Tommy ? Tommy comment ?
- Juste Tommy.
- Ah… Et on le trouve où, ce Tommy-sans-nom ?
- D’après mon contact au FBI, il vit dans un squat tout à fait charmant, près d’ici. Comme c’est censé être plutôt intime, l’entrée est dissimulée par une grande benne à ordures rouillée, taguée d’un somptueux ‘crève charogne !’.
- Tout à fait charmant, indiscutablement ! Un monsieur qui a du goût ! ironisa Simon tout en scrutant les alentours, peu rassuré malgré tout. Et pourquoi est-ce que tu tiens tant à rencontrer ce fameux Tommy, la star locale des ordures ménagères et poète à ses heures perdues ?
- Parce que d’après les fichiers du FBI Tommy a travaillé régulièrement avec Pascoe, et qu’il pourra sans doute nous renseigner sur lui, du moins si on sait être persuasifs.
- Persuasifs ? Mais… euh… Tu as pris de la monnaie ? fit Simon en tâtonnant ses poches à la recherche de son portefeuille.
- Non mais j’ai mon berretta.
- Ah…
*
Cela faisait plus de trois heures que Simon et Joy cavalaient à travers les bas quartiers de New York. Ils avaient retrouvé Tommy, et effectivement Joy avait su être parfaitement persuasive. Si ledit Tommy avait commencé à sourire en voyant la jeune femme insister pour savoir où se cachait Pascoe, il s’était montré nettement plus coopératif lorsqu’elle avait sorti son arme puis avait tiré sans ciller, la balle venant frôler sa tempe pour s’encastrer dans le mur derrière lui. Il avait aussitôt changé de couleur, implorant Simon de retenir cette ‘folle’, pour reprendre ses termes. La ‘folle’ en question n’ayant guère goûté le qualificatif, elle s’était approchée de lui avec un sourire carnassier, et Tommy s’était cru mort pour de bon.
Toujours est-il que finalement, il s’était révélé être un jeune homme extrêmement loquace et très coopératif. La peur est toujours un allié de taille pour ceux qui entendent obtenir des renseignements. Mais malheureusement pour ses tourmenteurs, Tommy n’avait pas vu Jim Pascoe depuis plus d’une semaine.
Et depuis qu’ils avaient quitté leur nouvel ‘ami’, Simon et Joy farfouillaient dans tous les recoins possibles et imaginables. Tommy leur avait donné la dernière adresse connue de Pascoe. Vide, bien sûr. Mais avec la force de persuasion de Joy, ils avaient fini par obtenir un nom et une adresse. Puis les coordonnées d’un autre type qui pourrait leur donner une autre adresse. Et ainsi de suite.
Et depuis des heures, ils arpentaient des rues toutes plus sordides les unes que les autres.
Aussi est-ce avec un certain soulagement que Simon sentit contre son flanc la vibration de son portable. Faisant signe à Joy de s’arrêter il décrocha, espérant ainsi pouvoir sortir au moins quelques minutes son esprit de l’ambiance glauque dans laquelle ils baignaient depuis leur arrivée dans le quartier.
Joy s’éloigna de quelques pas, profitant de ce répit momentané pour réfléchir posément. Ils tournaient en rond, elle le savait. Trop de temps s’était écoulé depuis qu’ils avaient rencontré Tommy. Le mot s’était sans doute déjà répandu dans le milieu underground : un couple recherchait activement Jim Pascoe. Et l’intéressé avait eu tout le loisir de prendre la poudre d’escampette, laissant Simon et Joy tâtonner dans le vide. Dans ce genre de situation, soit on avait de la chance et on tombait tout de suite sur celui qu’on recherchait, soit on tournait en vain pendant des heures, des jours, voire des semaines. Hélas pour eux, c’est dans ce second cas de figure qu’ils se trouvaient.
Simon la rejoignit en quelques pas, l’arrachant à ses pensées moroses.
- C’était Fishman ! annonça-t-il avec un large sourire. Pascoe vient d’être arrêté à JFK alors qu’il essayait de prendre un vol pour le Mexique sous une fausse identité. Fishman nous attend au poste central de Manhattan.
Joy ouvrit de larges yeux et ne put retenir un sourire de satisfaction qui éclaira son visage. Finalement, tout allait peut-être finir par avancer, enfin.
- Tu vois, c’est un gentil ! ajouta Simon.
- Bon, ok, j’admets.
- Ah non, tu dois y mettre un peu plus de conviction, s’il te plaît ! Tu l’as soupçonné d’être un allié de la Commission, tout de même ! C’est pas rien !
- D’accord d’accord... C’est sûrement un type bien.
- Insuffisant, Joy ! dénia Simon, agitant la tête de droite à gauche et affectant un air de profond dépit. Tu as été à deux doigts de le ranger parmi les très gros méchants, je te rappelle !
- Ok ok ! soupira la jeune femme. Alors voilà : j’adoooore Stanley Fishman, digne représentant de la police de New York. Ça te va, là ? Tu es satisfait ?
- Non, pas du tout.
- Allons bon ! Et quoi, encore ?
- Ben Fishman est un petit brun, sympa mais limite rachitique.
- Quel rapport ? s’impatienta la jeune femme.
- Ben moi, je croyais que ton type d’hommes c’était le genre grand châtain un tantinet décoloré et plutôt baraqué, tu vois…
- Simon, on y va tout de suite et tu te tais. Parce que sinon, c’est accusée de meurtre que je vais débarquer au poste central de Manhattan !
- Des promesses, toujours des promesses…
- Oui, ben tu ferais mieux de t’écraser si tu ne veux pas avoir de TRES GROS soucis à très court terme. Parce que si tu veux un jour peupler la planète de petits Ovronnaz, ce qu’à Dieu ne plaise, tu ferais mieux d’espérer que je ne la tienne pas, cette promesse là !
Simon sourit, tandis qu’ils regagnaient de concert leur voiture. Cela lui avait fait un bien fou, de la mettre en boîte. Il adorait. Avec la pression de ces derniers jours, entre les révélations sur la mère de Largo, la découverte de la fortune Kaposvàr et les attaques à la bombe, Simon avait un besoin quasi-vital d’exorciser tout son mal-être en titillant son amie. Et il ne doutait pas qu’au-delà de son agacement apparent, elle aussi avait apprécié qu’il l’attaque sur un terrain connu. Cela avait un côté rassurant. Aussi se promit-il de revenir à la charge à la première occasion.
*
Pour être tout à fait sincère, l’entrevue avec Pascoe n’avait absolument rien donné. Fishman avait pourtant été des plus conciliants : outre qu’il avait prévenu Simon et Joy dès son arrestation, il avait accepté leur présence dans les locaux de la police. Les deux amis avaient ainsi pu suivre à travers une glace sans tain les interrogatoires de Pascoe. Ils avaient même été autorisés à l’interroger eux-mêmes : Fishman avait accepté sans rechigner cette ‘légère’ entorse à la procédure pénale.
Mais tout ceci avait été vain : l’homme était plus fermé qu’une huître. Il se contentait de sourire avec une condescendance des plus irritantes. Ses réponses étaient toujours les mêmes et tenaient en trois phrases : ‘Je voulais partir en vacances au Mexique’, ‘Je ne connais pas ce type qui est mort’, et ‘Hier il faisait beau et j’ai passé la journée à flâner dans Central Park’. Mensonges éhontés, évidemment ; mais faute de témoins, il était difficile de le prouver tant que Pascoe ne se trahissait pas lui-même. Le confondre ne serait pas si simple. On pourrait certes prouver l’usurpation d’identité, en se fondant sur les enregistrements vidéos de la tour W ainsi que sur le témoignage concordant de Joy et de la secrétaire de Durham. Mais c’était insuffisant pour prouver son implication dans l’attentat.
Vers 19 heures, Joy avait eu un espoir : Pascoe avait (enfin) semblé perdre patience. S’énervant, il s’était montré plus loquace puisqu’il avait ajouté un ‘Allez vous faire foutre !’ fort peu élégant de l’avis de la jeune femme. Mais malheureusement, cela n’avait pas été plus loin : il s’était repris aussitôt, retrouvant ce sourire narquois si prodigieusement exaspérant.
Et il était maintenant 22 heures passées. Ils n’avaient toujours pas progressé d’un pouce. Ils avaient certes Pascoe sous la main, ce qui leur évitait de parcourir les secteurs parmi les plus sordides de New York, mais c’était bien là leur seul avantage. Sur le fond, cela n’avait finalement pas changé grand chose. Enfin en dehors de la mise en examen de Pascoe, qui avait fini par intervenir en début de soirée. Le juge saisi de l’affaire avait admis que les enregistrements vidéo de la tour W mettaient en évidence l’usurpation d’identité, et le malfrat était accusé de ce premier chef d’inculpation. Un premier chef auquel Fishman comptait bien ajouter l’homicide volontaire avec préméditation, se fondant sur les restes du fameux sac à dos repéré par la secrétaire de Durham et dont il espérait que la police scientifique trouverait des traces dans les débris du bureau.
Mais concrètement, s’agissant de ses commanditaires, personne n’était plus avancé. Pascoe n’avait rien dit, rien avoué. Cela rendait Simon et Joy totalement dingues, mais tous les efforts qu’ils avaient déployés s’étaient heurtés à un mur de silence. L’homme ne parlerait pas si facilement. Joint au téléphone, Largo avait eu beau s’énerver contre le mutisme de Pascoe, rien n’avait évolué. Joy et Simon en avaient été quittes pour entendre les vitupérations de leur ami, coincé au building par un Conseil d’administration lénifiant et deux rendez-vous que Sullivan avait estimés ‘IN-DE-CA-LABLES’, au grand dam du jeune homme.
*
Alors que Simon et Joy discutaient de l’affaire devant la machine à café du couloir, à proximité de la salle réservée aux interrogatoires, le capitaine Fishman s’approcha d’eux. Son visage disait à lui seul sa fatigue et sa frustration ; le tout était de surcroît corroboré par un pas particulièrement lourd. En dépit de son physique de poulet désossé, on eut dit qu’il pesait un quintal.
- Toujours rien… se contenta-t-il d’annoncer, tout en enfonçant sa pièce dans la fente et en appuyant sur la touche désirée. Et pour couronner le tout, un avocat vient d’arriver.
- Ça change quoi ?
- Il ne veut plus qu’on interroge Pascoe en dehors sa présence. Ce qui veut dire que vous ne pourrez plus lui parler, M. Ovronnaz.
- Simon, je vous l’ai déjà dit.
- Oui, c’est vrai, Simon… Toujours est-il que si vous voulez lui poser des questions précises, il faudra que ça passe par moi. L’avocat sautera sur la moindre incartade dans la procédure pour faire libérer son client.
- Mais cet avocat, comment a-t-il été prévenu ?
- Aucune idée.
- Vous ne pouvez pas savoir à qui Pascoe a téléphoné ? s’étonna Joy.
- Je le pourrais peut-être s’il l’avait fait, mais voilà : il n’a appelé personne.
- Alors ?
- Je vous l’ai dit : aucune idée. La seule explication plausible est que ‘quelqu’un’ a su qu’il était ici, et que ce ‘quelqu’un’ a tenu à assurer ses arrières en lui envoyant un avocat.
- Il faudrait donc retrouver ce ‘quelqu’un’.
- Oui, mais je n’en ai pas les moyens, lâcha Fishman sur un ton désabusé. Je n’ai pas le droit de lancer une telle recherche. De ma part, ce serait commettre une faute qui ne pourrait qu’aider Pascoe.
- Soit, mais nous, nous pouvons le faire… affirma Joy. Kerensky devrait pouvoir apprendre qui a contacté l’avocat en question. Vous avez son nom ?
- John Green, de chez Green & Green. C’est déjà lui qui a défendu Pascoe lors des dernières affaires où notre ‘cher ami’ était en cause.
Fishman grimaça en se brûlant les lèvres dans son gobelet, et retint difficilement le juron qui lui traversa l’esprit en reconnaissant un goût de terreau, en lieu et place du café demandé. Il se fit la réflexion qu’étant donné le manque de sommeil, la paie misérable et le café ignoble, la fonction d’officier de police à New York tenait véritablement du sacerdoce.
- Ok, on va lancer Kerensky sur la piste de ce Green de chez Green & Green… continua pensivement Joy. Et vous de votre côté ?
- La présence de cet avocat modifie quelque peu les données, avoua Fishman. Nous ne pourrons plus pressurer Pascoe aussi facilement : Green va être très attentif et sauter sur la moindre occasion de faire tomber toute la procédure.
- Alors, on fait quoi ?
Joy se tourna vers Simon. Elle se fit la même réflexion que Largo la veille : le Suisse devait s’être lancé un défi à lui-même, sur le thème ‘combien de fois puis-je poser cette question sans réponse dans la même journée ?’. Fishman renifla à nouveau son gobelet de café et, visiblement peu charmé par l’arôme qui s’en exhalait, préféra le jeter dans la poubelle voisine. Il se tourna vers les deux jeunes gens :
- Je ne saurais trop que vous conseiller de rentrer chez vous. Pascoe est ici, et pour l’instant la seule chose qui est certaine, c’est qu’il va y rester. Mais nous ne pouvons plus l’interroger avant demain matin, si on ne veut pas que Green saisisse un juge quelconque pour harcèlement policier. Tout ce qu’on peut espérer pour l’instant, c’est qu’une nuit dans nos locaux lui déliera la langue.
- Vous croyez encore aux contes pour enfants ? ironisa un Simon dépité.
- Je vous accorde qu’il y a peu d’espoir, mais on ne sait jamais... Vous savez, on a des cellules fort sympathiques et qui incitent parfois à la confidence. Enfin plus exactement, des voisins de cellules qui y incitent. J’ai prévu de mettre Pascoe avec l’un de ses anciens partenaires, un pauvre bougre qu’il a doublé dans un vol il y a quelques années et à qui cette petite histoire a valu cinq mois de prison. Je ne pense pas qu’il ait digéré ce séjour forcé aux frais de l’Etat.
- Vous ne pouvez pas vous permettre de laisser Pascoe se faire tabasser par un co-détenu ! objecta Joy. Son avocat saisirait la balle au bond. Ce serait du pain béni, pour lui.
- Je le sais parfaitement Mlle Arden, et c’est pourquoi nous surveillerons attentivement tout ce petit monde. Je veux des menaces, mais nous interviendrons si la mise au point devient trop… virile, dirons-nous.
- Et vous croyez que Pascoe sera assez naïf et stupide pour prendre peur ? émit Simon, les lèvres pincées.
- Pour être sincère, non. Mais c’est tout ce que je peux faire pour le moment. Sachez simplement que vous pouvez compter sur moi pour faire tout mon possible. Si Pascoe doit parler il parlera, je vous le garantis.
Joy le dévisagea longuement, peu convaincue. Elle ne savait que trop bien qu’avec l’arrivée de cet avocat, Fishman avait désormais les mains liées. Il devrait être d’une prudence exemplaire s’il ne voulait pas que ce Green s’engouffre dans une brèche procédurale quelconque et ne fasse libérer son client en quelques heures. Simon semblait partager son scepticisme, au demeurant.
- Cela étant, j’aimerais savoir ce que vous me cachez… poursuivit le policier, les interrompant dans leurs doutes.
A son tour, Fishman les regardait fixement. Ils avaient passé une bonne partie de la journée ensemble, et il estimait avoir suffisamment fait preuve de bonne volonté. A présent, il entendait bien recevoir la monnaie de sa pièce.
- Pourquoi pensez-vous que nous vous cachons quelque chose ?
Fishman eut un petit sourire. Il comprit : ils ne lui diraient rien s’ils n’y étaient contraints. Et de toute façon, rien ne serait évoqué tant qu’ils resteraient plantés au milieu d’un couloir où n’importe qui pourrait les entendre. D’un signe, il les invita à le suivre dans son bureau. Il congédia d’un mot la jeune femme qui lui servait d’adjoint, et que malgré les circonstances Simon détailla avec un œil connaisseur. Sans se préoccuper des intentions libidineuses du Suisse, Fishman referma soigneusement la porte. Le huis clos pouvait commencer.
*
- Maintenant, jouons cartes sur table ! attaqua Fishman.
- Parce que ce n’est pas déjà le cas ?
- Je vous serais infiniment reconnaissant de ne pas me prendre pour un imbécile, Mlle Arden.
- Si c’était le cas nous ne serions pas là, capitaine.
- Alors je veux des réponses à mes questions. Et d’abord à celle-ci : pourquoi n’avez-vous pas été surpris d’apprendre que c’était Durham qui avait été tué, hier ?
Simon, qui s’était assis durant ce prologue, se releva aussitôt, comme si une aiguille l’avait piqué. Il lança un regard interrogatif vers Joy. Celle-ci haussa les épaules et ne répondit pas.
- Je veux savoir tout ce que ceci cache !? s’impatienta Fishman tout en fronçant davantage encore les sourcils.
- Je crains que nous n’ayons rien d’intéressant à vous apprendre, se défendit Joy. Rien que vous ne sachiez déjà, en tout cas.
- Vous vous moquez de moi ?
- Non.
- On le dirait, pourtant ! Pourquoi refusez-vous de tout me dire ?
- Vous semblez oublier que je ne suis qu’un garde du corps, tenta la jeune femme. Je ne sais pas tout.
- Non, vous n’êtes pas un simple garde du corps, vous ne me le ferez pas croire. Pas après tout ce que j’ai vu depuis hier ! Quant à vous Ovronnaz, vous êtes censé être le chef de la sécurité, non ? ajouta-t-il en se tournant d’un bloc vers l’intéressé, qui eut préféré être oublié. Alors c’est à vous que je pose la question : que me cachez-vous ?
- Mais rien enfin…
Le ton de Simon manquait totalement de conviction. Car pour tout dire, il avait déjà décidé d’accorder sa confiance à Fishman depuis longtemps. Il était convaincu de ce que le policier était quelqu’un de fiable. Et la défiance obstinée de Joy envers lui le mettait très mal à l’aise. Il jeta un nouveau regard vers la jeune femme. Un regard plus insistant.
Fishman se tut, conscient de ce qui se jouait devant lui : en dépit de son silence, Ovronnaz tentait de convaincre Arden de parler. Et il n’était pas certain que ce Vice-Président totalement hors-norme ait l’emprise nécessaire sur ce garde du corps non moins atypique.
Joy, de son côté, faisait fonctionner ses méninges à toute vitesse. Simon faisait confiance à Fishman, c’était évident. Et il fallait bien admettre que le policier avait donné des gages certains de sa bonne foi : il avait permis l’arrestation de Pascoe, il leur avait facilité la tâche en leur permettant d’assister à ses interrogatoires, il leur donnait une nouvelle piste avec le nom de cet avocat qui, Joy n’en doutait guère, avait été contacté par un allié de la Commission Adriatique…
Mais Largo, dans tout ça ? Car tout revenait à lui, finalement. Toute cette histoire était partie de la découverte par Largo de l’identité de sa mère. De là avaient découlé toutes les révélations : la fortune hongroise, l’inféodation de Durham à la Commission, les attentats à Budapest et à New York, l’assassinat… Plus Joy y réfléchissait, plus elle se persuadait que c’était à Largo de décider de ce qu’ils pourraient dire et de ce qu’ils devraient taire à Fishman. Pas à elle. Ni à Simon. Toute cette histoire ne leur appartenait pas.
Elle venait de prendre sa décision lorsque Fishman reprit la parole, d’un ton froid et professionnel. Visiblement, la patience du policier s’était largement émoussée.
- Je vais être des plus clairs : je veux savoir comment vous avez compris que la victime de la bombe était forcément Brian Durham. Je veux savoir pourquoi il a été tué. Et je veux savoir pourquoi sa mort ne vous a pas étonnés.
Joy soutint son regard, le fixant en plissant légèrement les yeux, les mâchoires serrées. Elle ne dirait rien, de toute évidence. Simon le constata et préféra garder par-devers lui les éléments que, par le penchant naturel de sa confiance, il aurait été tenté de révéler à Fishman. Avant de tout déballer, il en parlerait à Largo et Kerensky. Après tout, les confidences éventuelles n’étaient sans doute pas à douze heures près puisque Pascoe était derrière les barreaux.
- Alors je vais être encore plus limpide… reprit Fishman, avec une nuance d’agacement dans la voix. Je sais ce qui s’est passé au Conseil du Groupe W il y a trois jours : Brian Durham a essayé d’évincer Largo Winch de la présidence. Ce qui nous fait un joli petit mobile pour un meurtre, vous ne trouvez pas ?
Les deux jeunes gens soutinrent son regard, sans un mot, sans un geste. Tout au plus put-on voir un sourcil se relever, trahissant un certain étonnement – à moins que ce ne soit le signe de ce qu’ils attendaient la suite du raisonnement. Fishman décida donc de poursuivre :
- Et puis je n’aime pas les coïncidences. Or il se trouve que je sais aussi pourquoi vous êtes partis en Hongrie à l’issue de ce fameux Conseil : une bombe a explosé devant les locaux du Groupe W à Budapest. Ça fait beaucoup de bombes, non ?
- Nous sommes entièrement d’accord sur ce point, concéda froidement Joy. C’est pourquoi nous sommes si attentifs à l’enquête.
- Et ?
- C’est tout.
Fishman soupira profondément, tandis que ses épaules se raidissaient. L’agacement virait indubitablement à l’énervement. Cette jeune femme qui le fixait durement, soutenant son regard, l’exaspérait : elle était aussi obtuse que Pascoe !
- Ecoutez, je sais bien que vous étiez en Hongrie et qu’en conséquence vous ne pouvez pas être impliqués dans les attentats qui ont eu lieu à New York, poursuivit Fishman. J’ai vérifié, vous étiez encore à Budapest lorsque la première bombe a été déposée, et dans l’avion pour la deuxième. Vous êtes donc hors de cause.
- Encore heureux ! s’exclama Simon, sidéré que Fishman ait pu ne serait-ce qu’y penser.
- Mais en revanche, votre ami aurait pu le faire.
- Notre ami ? Quel ami ? demanda agressivement Joy.
Elle ne se doutait que trop bien de l’identité de l’homme auquel Fishman pensait. Un homme qui avait fait montre de sa compétence ; un homme qui était un fidèle de Largo ; un homme qui était resté à New York ; un homme qui avait exaspéré Fishman dès leur première (et unique) rencontre. Et le nom auquel le policier pensait n’était certainement pas pour lui plaire.
- Georgi Kerensky aurait très bien pu vouloir protéger Winch en le débarrassant définitivement de Brian Durham, qui s’avérait être une menace pour lui.
- Vous êtes ridicule ! bondit Simon. Jamais Kerensky ne ferait une chose pareille !
- Vous en êtes certain ?
- Evidemment !
Fishman fixa chacun des deux protagonistes. Ils semblaient sûrs d’eux, indiscutablement. Ils vouaient au Russe une confiance inébranlable. Enfin pour l’instant. Fishman sortit du tiroir de son bureau un dossier aux coins écornés. Il le fit glisser sur le plateau en direction des deux jeunes gens qui attendaient, les épaules tendues et les mâchoires crispées, le regard éclairé d’une lueur de défi.
- J’ai moi aussi fait des petites recherches… expliqua lentement Fishman. J’ai jeté un œil sur le profil de votre Kerensky. Vous êtes certain de bien le connaître ?
Joy lui lança un regard parfaitement réfrigérant. Oui, de toute évidence elle estimait bien le connaître. Mais Fishman ne se laissa pas démonter pour autant.
- Vous vous souvenez sans doute de l’avis de recherche qui a été lancé contre lui en août dernier ? Il avait été soupçonné d’avoir assassiné en plein Manhattan un honnête et paisible citoyen américain, Phil Jackson Lurry.
- Accusation sans fondement ! objecta aussitôt Joy, plus glaciale que jamais. Je vous ferais remarquer qu’il a été blanchi par l’expertise balistique. Ce n’est pas Kerensky qui l’a tué, mais un certain Grishenko.
- Je sais, j’ai lu le dossier. Mais enfin vous admettrez que ce ne sont pas là des accusations qui sont lancées contre le commun des mortels ! Et d’après le rapport qui a été établi, il n’en reste pas moins que votre ami était en possession d’une arme et qu’il n’a pas hésité à en faire usage en pleine rue.
- Pour se défendre ! s’écria Simon.
- Je vous l’accorde. Mais il reste que les gens ordinaires n’ont que rarement à se défendre avec une arme.
Joy et Simon ne répondirent pas. Pour tout dire, ils étaient un peu déstabilisés par l’attaque de Fishman. Certes ils avaient toujours su que le passé trouble de Kerensky pourrait refaire surface un jour et poser problème ; mais ils avaient fini par s’y habituer. Aussi les éléments avancés par l’officier de police venaient-ils les perturber – d’autant qu’ils ne s’y étaient pas attendu.
- Que vous le vouliez ou non, Georgi Kerensky a un passé plus que douteux… continua Fishman.
- Est-ce pour autant qu’on ne peut pas lui faire confiance ? Vous-même, je suis certaine qu’on pourrait relever des éléments troublants dans votre propre passé !
- Vous croyez ?
- Rien n’est jamais univoque et tout peut toujours être interprété dans plusieurs sens. Vous le savez, non ?
- Vous marquez un point… concéda le policier.
- Alors ne vous préoccupez pas de Kerensky et concentrez-vous sur Jim Pascoe !
Malgré lui, Simon fut impressionné. Il savait depuis longtemps qu’il existait entre les deux ex-agents qu’étaient Joy et Kerensky un lien très particulier, fondé en grande partie sur un passé parallèle. Mais c’était la première fois qu’il voyait la jeune femme prendre bec et ongles la défense du Russe. Ce n’était pas réellement surprenant en soi, c’était plutôt… inattendu.
Mais Simon n’eut pas le loisir de réfléchir plus avant aux motivations de Joy : d’un geste lent, Fishman ouvrait devant eux le dossier qu’il avait déposé sur le bureau. Une photographie apparut : celle d’une voiture qui avait explosé et achevait de se consumer, au beau milieu d’une rue. On discernait nettement deux corps calcinés, l’un à la place du conducteur, l’autre, plus petit, à l’arrière du véhicule. Simon sentit un frisson glacial lui parcourir la colonne vertébrale ; son cœur manqua un battement.
- Cette photo a été prise en 1991… commença Fishman d’une voix assurée. C’était en Espagne, en plein cœur de Madrid. Un ressortissant russe et sa petite fille ont été tués dans l’explosion de leur véhicule.
Simon déglutit péniblement. Il n’avait jamais entendu parler d’une quelconque affaire de ce genre, mais il avait d'ores et déjà compris l’essentiel : étant donné le ton de Fishman, il allait leur annoncer que Kerensky n’était pas blanc comme neige dans cette histoire de voiture piégée. Le Suisse coula un coup d’œil vers Joy. Elle relevait les yeux de la photographie, fixant le policier d’un air sévère. Simon se demanda si elle aussi découvrait ces morts, ou si elle était déjà au courant. En tout cas, elle n’offrait aucune prise pour deviner ce qu’il en était ; Simon sentit qu’elle ne se laisserait pas démonter et en fut réconforté, sans trop savoir pourquoi.
- L’enquête de la Guardia civil espagnole n’a pas abouti à la mise en accusation de qui que ce soit pour cet attentat, que les médias ont d’ailleurs attribué aux séparatistes basques, exposa calmement Fishman. Mais en réalité un nom était apparu lors des investigations : celui d’un homme qui était à l’époque affecté à l’ambassade russe de Madrid – bien qu’on n’ait jamais su quelles étaient exactement ses fonctions là-bas. Cet homme se nommait Georgi Kerensky.
- C’est n’importe quoi ! protesta vivement Simon. Kerensky n’aurait jamais pu tuer un enfant !
- Vous êtes peut-être trop naïf, M. Ovronnaz. Qu’en pensez-vous, Mlle Arden ?
La jeune femme soutint le regard de Fishman, espérant qu’il ne percevrait pas le désarroi qui l’envahissait. Elle revivait la scène qui s’était déroulée plus d’un an auparavant dans le bunker. Ce jour là, Kerensky lui avait avoué qu’il avait tué un autre agent du KGB, dont les méthodes étaient inadmissibles aux yeux de sa propre Agence. Les larmes aux yeux, le Russe avait révélé l’un de ces lourds secrets qui hantent souvent la vie des agents ayant été en mission sur le terrain. L’homme qu’il devait éliminer était censé être seul dans sa voiture. Mais au moment où la bombe avait été actionnée, il y avait également sa petite fille de huit ans. Ils étaient morts tous les deux dans l’explosion. Ignorant la présence de la fillette, Kerensky ne leur avait laissé aucune chance.
Joy se re-concentra. Ce n’était pas le moment de laisser prise aux souvenirs. Pour l’instant, l’essentiel était de convaincre Fishman de ce que Kerensky n’était pas l’odieux personnage qu’il soupçonnait. Il fallait le convaincre de ce qu’il pouvait lui faire confiance. Et ce n’était manifestement pas gagné d’avance.
- Vous n’avez aucun élément concret à nous apporter pour nous prouver que Kerensky serait l’auteur de cet attentat il y a plus de dix ans, n’est-ce pas ?
- C’est vrai… admit à contrecœur Fishman.
- Alors n’espérez pas nous convaincre par de vulgaires rumeurs.
- Mais vous savez pourquoi il n’a pas été arrêté, n’est-ce pas ? Lorsque l’enquête s’est dirigée sur lui, il s’est réfugié dans les locaux de l’ambassade et l’URSS a invoqué l’immunité territoriale. Kerensky a quitté l’Espagne quelques jours plus tard, et il n’y a plus jamais remis les pieds.
- Vous espérez nous convaincre de renoncer à deux années d’une confiance acquise à la suite d’une collaboration étroite entre nous ? Et ceci pour de simples bruits de couloir diplomatiques ?
- Vous saviez qu’il a été un agent du KGB durant de longues années ?
- Nous sommes PARFAITEMENT renseignés sur lui ! jeta Joy, que la patience commençait à déserter. Oui, Kerensky était au KGB. Il y est même resté de nombreuses années. Et il l’a quitté après la tentative de coup d’Etat d’août 91. D’autres questions ?
Fishman haussa les épaules. L’équipe de Winch était très soudée, décidément. Lui, il ne faisait pas confiance à ce Russe de malheur ; mais Ovronnaz et Arden, pour leur part, semblaient au contraire être sûrs de ce Kerensky. Tout comme Winch, au demeurant.
- Kerensky a un passé trouble, c’est évident… poursuivit Joy sur un ton plus calme, prenant sur elle. C’est également le cas de Simon, c’est mon cas, et c’est même le cas de Largo. Nous ne sommes pas les gentils jeunes gens bien propres sur eux auxquels vous vous attendiez, c’est évident. Largo et Simon ont fait de la prison, Kerensky a été un sale espion de l’URSS du temps de sa splendeur, et j’ai moi-même été un agent de la CIA, où vous pouvez me croire sur parole, mes activités n’ont pas toujours été très catholiques.
- Mais… je…
- Oui, vous, justement, capitaine ! Vous nous jugez sur notre passé. Vous vous fondez sur l’appartenance de Kerensky au KGB il y a plus de dix ans pour en déduire que c’est forcément lui qui a déposé les bombes au Groupe W et qu’il est l’assassin de Durham. Trop facile ! Ce n’est pas Kerensky qui a fait ça. Votre homme, c’est Jim Pascoe, je vous le rappelle ! C’est LUI qui a introduit la bombe, LUI qui a tué Durham. Et nous, on veut savoir qui a commandité Pascoe.
- Ce pourrait être Kerensky…
- Ridicule ! Si vous êtes persuadé que Kerensky a pu piéger cette voiture à Madrid, vous devez bien admettre qu’il aurait lui-même déposé la bombe dans le bureau de Durham ! Il en aurait eu la possibilité, et croyez-moi, il ne se serait pas encombré d’un Jim Pascoe à faire entrer dans la tour alors que lui-même était déjà dans les lieux !
- Vous marquez un point… reconnut Fishman, en dodelinant de la tête.
- Kerensky n’est pas le commanditaire de Pascoe, ce qui veut dire que nous devons encore identifier celui qui a donné les ordres. Alors de deux choses l’une : soit vous nous aidez, soit vous nous fichez la paix et vous nous laissez nous débrouiller tout seuls. J’ai été claire ?
- Limpide, Mlle Arden.
En deux secondes, Fishman referma le dossier de Kerensky et le rangea dans le tiroir. Il eut une sorte de petit rire nerveux et dévisagea la jeune femme. La tension venait de baisser subitement, comme par enchantement. La virulence de Joy avait paradoxalement dissipé la pesanteur que les soupçons non-dits avaient établie.
- Soit, je veux bien me fier à votre jugement et admettre que votre Kerensky n’est pour rien dans toute cette histoire… fit-il.
- Ne croyez pas que c’est une confiance aveugle, intervint Simon, soucieux de lever les derniers doutes. Kerensky a fait ses preuves. Je vous garantis qu’il n’a posé aucune bombe au Groupe W.
Fishman regarda longuement Simon, puis Joy. La diatribe de la jeune femme lui avait permis de comprendre beaucoup de choses : Winch n’avait pas recruté des gens pour assurer sa sécurité. Cela allait bien au-delà d’un travail entre collaborateurs. Il avait fondé une équipe soudée par une amitié profonde. Et cela ne pouvait qu’inciter effectivement à faire confiance à chacun des membres de ce quatuor si particulier, y compris ce Kerensky.
- C’est d’accord… lâcha finalement le policier. Je vais mettre Pascoe au frais pour la nuit. Je vous tiens au courant ?
- Et nous ferons de même si Kerensky trouve quelque chose de neuf.
Fishman sourit, reconnaissant implicitement sa défaite et son erreur. Il travaillerait donc avec Kerensky, mettant de côté ses préjugés sur ce que devait être un PDG de multinationale et son équipe rapprochée. Il suivrait ces quatre là, y compris à ce satané Russe. Instinctivement, il devait bien admettre qu’il était porté à leur faire confiance, en dépit des avertissements que lui lançait sa raison.
Fishman suivit du regard Joy et Simon qui quittaient son bureau. Puis il prit son téléphone pour donner des ordres. Pascoe allait passer une sale nuit, il y veillerait.