Chapitre 5



Lorsqu’ils déboulèrent au central de la police de New York, le soleil éclairait déjà faiblement Manhattan. Pourtant, ils étaient accourus aussi vite que possible. Prévenu par un appel de Fishman, Simon avait foncé sans délai réveiller Largo, tout en appelant Joy chez elle. Il avait songé à prévenir également Kerensky, mais il avait finalement renoncé : le Russe n’avait pas dormi depuis plusieurs jours, et il méritait bien quelques heures de repos.

Trente minutes après l’appel de Simon, Joy récupérait ses deux amis devant le building W. Il était trop tôt pour des encombrements importants, et la circulation était encore fluide. A peine Largo et Simon eurent-ils refermé leurs portières qu’elle appuya sur l’accélérateur, la voiture démarrant dans un crissement de pneus.

Car indéniablement, la nouvelle était suffisamment grave pour justifier l’abrègement d’une nuit pourtant déjà marquée par l’insomnie. Jim Pascoe venait d’être découvert dans sa cellule. Il s’était ouvert les veines.

- Je croyais qu’il ne devait pas être seul ? s’écria agressivement Joy, dès qu’elle eut repéré Fishman dans un couloir du poste de police.
- Ah, vous voilà…

Fishman semblait au bord de l’épuisement. Les yeux cernés, le teint blafard, la démarche hésitante, il n’avait visiblement pas fermé l’œil de la nuit et se rongeait les sangs depuis la découverte de la mort de son prisonnier. Les trois jeunes gens qui se précipitaient vers lui ne semblaient pas particulièrement disposés à patienter, ni même à avaler facilement la pilule. Pascoe disparu, l’enquête risquait de tourner court, et tous en étaient conscients. Fishman sentit que la journée qui s’annonçait serait longue, très longue même. Il soupira profondément avant de répondre :

- Oui c’est exact, il ne devait pas rester seul. Mais un peu après minuit le ton est monté entre Pascoe et son ancien complice. L’autre a voulu le frapper, j’ai donc été contraint de le changer de cellule et de le placer en isolement.
- Que s’est-il passé ?
demanda Joy, un peu calmée par la pondération affichée par Fishman.
- Il a demandé un café, ce qu’on lui a donné sans discuter. Lors de la ronde de contrôle d’une heure du matin, l’agent de faction a pensé que Pascoe dormait : il était allongé et ne bougeait pas. Mais ce matin lors de la ronde de six heures, il a constaté une flaque de sang sous la couchette, alors il a donné l’alerte.
- Ça veut dire que Pascoe est vraiment mort ?
- Tout ce qu’il y a de plus mort, M. Winch.
- MERDE !


Le cri de Largo avait été accompagné d’un coup violent contre la porte. Cette dernière s’ouvrit à la volée et rebondit dans un bruit sinistre contre l’étagère qui se trouvait derrière. Dans la pièce, l’assistante de Fishman, penchée sur un dossier, sursauta et poussa un petit cri. Simon lui adressa un vague sourire qu’il voulait réconfortant et rassurant mais qui, en raison du manque de sommeil et des soucis, s’assimilait davantage à un rictus forcé.

Sans se préoccuper de la jeune femme, qu’il n’avait sans doute même pas remarquée, Largo expira profondément, dans l’espoir ô combien illusoire d’évacuer la frustration qui l’avait envahi. Puis il regarda durement Fishman :

- Avant, il vous a dit quelque chose ?
- A cause de la présence de son avocat, je ne pouvais pas l’interroger davantage que je ne l’avais fait dans la journée d’hier. Je n’ai donc rien appris de neuf.
- Rien de rien ? Absolument rien ?
insista Largo.
- Rien. Je vous accorde que c’est enrageant, mais je n’étais malheureusement pas en mesure de faire pression sur notre homme.
- Et vous êtes certain que c’est un suicide ?
intervint Joy.

Largo et Simon se tournèrent vers elle. L’idée pouvait paraître farfelue dans la mesure où Pascoe était en prison et donc a priori à l’abri d’un assassinat, mais après tout…

- Hélas c’est la seule explication. Pourtant soyez sûre que j’aimerais qu’il en soit autrement ! Vous n’avez pas idée de ce qu’un suicide dans nos locaux va entraîner : les politiques, les journalistes et mes supérieurs, tous vont se saisir de l’affaire. Et vous n’imaginez pas le nombre d’imbéciles hargneux et obtus que cela représente. Surtout mes supérieurs !
- Mais je croyais que les détenus devaient se débarrasser de tout ce qui pouvait constituer une menace pour eux ?
s’étonna Simon, désireux de ne pas se laisser disperser. Lacets, ceinture, et tout le toutim ?
- Ce sont des souvenirs personnels ?
ironisa le policier, tout en dévisageant le Suisse.
- Ce n’est pas le moment, Fishman ! Alors ?
- Oui c’est vrai, c’est la procédure.
- Et ça n’a pas été fait avec Pascoe ?
émit Largo, soupçonneux.
- Si M. Winch. Pascoe avait été débarrassé de tout ce qui pouvait être utilisé contre lui-même. Mais pour qui veut vraiment se donner la mort, il y a toujours un moyen.
- Comment s’est-il suicidé ?
- Pascoe avait demandé un café sucré, on lui a donc donné un gobelet et une lamelle de plastique dur pour mélanger la boisson. Il a cassé la lamelle en deux et s’est lacéré les poignets avec.
- Vous plaisantez ?
- Malheureusement non, M. Ovronnaz. Ça peut vous paraître curieux, mais les faits sont là. Les restes de la lamelle ne laissent aucun doute sur l’usage que Pascoe en a fait, malheureusement. En frottant le plastique contre le mur, il a rendu les bords particulièrement tranchants, ce qui lui a permis de s’ouvrir les veines.


Simon dévisagea Fishman. Soit, c’était plausible. Mais enfin, ça manquait de sérieux. Se suicider avec une touillette de café en plastique ! Il fallait vraiment vouloir en finir, non ? Et puis d’ailleurs, pourquoi voulait-il tant quitter la vie, ce Pascoe ? Pourquoi un type de 24 ans, connaissant déjà le monde carcéral et protégé par des gens puissants, aurait-il voulu à tout prix mettre fin à ses jours ?

Joy intervint, le dispensant de chercher la réponse à sa propre question :

- Pour que Pascoe ait préféré mourir dans de telles conditions, cela signifie une chose : celui qu’il craignait doit être particulièrement redoutable.
- On peut le penser, effectivement...
reconnut Fishman. Et je crois savoir quel était le moyen de pression qui a été utilisé pour le conduire à préférer le suicide.
- Dites toujours ?
- J’ai découvert que Pascoe avait une sœur plus jeune que lui, et dont il était très proche. Ils ont tous les deux grandi à l’Assistance, et Pascoe s’est toujours assuré qu’elle ne manquait de rien. A chaque fois qu’il a fait un casse, il semblerait qu’il lui ait reversé discrètement une part de son butin.
- Et vous croyez qu’on aurait menacé sa sœur ? Que c’est pour la protéger qu’il s’est suicidé ?
- Je dis simplement que c’est une explication… probable, disons. Pascoe a dû savoir dès le début que s’il échouait, s’il se retrouvait entre les mains de la police, sa sœur paierait le prix.
- Et il a préféré mourir plutôt que de l’exposer elle…
lâcha Simon d’une voix blanche.

Largo et Joy se tournèrent vers lui. Le ton du Suisse ne pouvait guère tromper ses amis : il pensait à sa propre sœur. Livré à lui-même, lui aussi était tombé du mauvais côté de la barrière pour subvenir à leurs besoins et protéger Vanessa. Lui aussi, il aurait fait n’importe quoi pour elle. D’ailleurs c’est ce qu’il avait fait. Mais il n’avait pas dû aller aussi loin : il avait eu la chance de rencontrer Largo et d’avoir une sœur finalement très débrouillarde, qui avait su s’en sortir seule lorsqu’il avait été incarcéré.

Tout à coup, ce Jim Pascoe prenait un nouveau relief aux yeux de Simon. Oui, la menace sur la sœur était une explication crédible. Plus que crédible, même : probable. Il était tellement dans le style de la Commission d’user des moyens les plus odieux pour parvenir à ses fins ! Pascoe ne se présentait plus comme un malfrat congénital, mais bien davantage comme la victime d’un système qui l’avait broyé. Simon se sentit une affinité soudaine avec le jeune homme. Lui aussi, il aurait pu prendre les mêmes chemins. Le Suisse se rendit compte de la chance qu’il avait eue dans la vie. Il avait pu s’en sortir. Pas Jim Pascoe. Et si ce n’était pas la première fois que Simon en prenait conscience, il n’en restait pas moins que cela n’avait peut-être jamais pris une telle évidence à ses yeux.

- Toujours est-il que quelles qu’aient pu être ses motivations, le résultat est là : Pascoe est mort, continua Fishman d’un ton trahissant sa lassitude.
- Et maintenant, vous allez faire quoi ?
- Mon suspect principal ayant disparu, il ne me reste plus qu’à enquêter sur son entourage. Je vais lâcher une équipe, tâcher de voir qui l’avait recruté. Mais pour être honnête, je crains que ça ne donne pas grand chose dans l’immédiat.
- C’est même évident, vous ne trouverez rien ni à court terme ni à long terme !
affirma Largo. Si les commanditaires sont bien ceux auxquels nous pensons, vous pouvez être certain qu’ils n’ont laissé derrière eux aucun élément. Vous ne pourrez pas remonter la moindre piste. C’est l’impasse, encore une fois !
- Mais de qui parlez-vous, M. Winch ?


Largo se mordit la lèvre inférieure, comme s’il avait pu ainsi rattraper sa bévue. Il leva un regard quelque peu affolé vers ses amis. Perturbé par la mort de Pascoe, il avait totalement oublié le contexte et avait parlé à voix haute, sans penser au fait que Fishman ne savait rien de la Commission Adriatique.

Simon semblait plongé dans son propre monde, absorbé par ses souvenirs. L’évocation de la sœur de Pascoe l’avait bouleversé bien davantage qu’il ne l’aurait cru. Il était donc incapable de venir en aide à Largo, si tant est qu’il se soit rendu compte de ce que le milliardaire venait de dire. Obnubilé par le visage nouvellement révélé de Pascoe, Simon s’était mis en stand-by intellectuel.

Quant à Joy, elle ouvrait sur Largo de grands yeux sidérés. De toute évidence, elle n’en revenait pas. Comment avait-il pu s’oublier à ce point ?

Largo hésita quelques instants, son regard plongé dans celui de la jeune femme. Il avait le choix. Mais devait-il pour autant tout dire à Fishman ? C’est que révéler l’existence de la Commission n’était pas anodin, loin de là ! S’il parlait, Fishman découvrirait la face cachée du monde dans lequel il vivait. Un monde que tentait de contrôler, à la fois sur le plan intellectuel, politique et financier, un groupuscule regroupant quelques dizaines d’individus. Un groupuscule qui avait fait la preuve de sa puissance en six siècles d’existence. Il y avait là de quoi créer un véritable traumatisme chez n’importe qui. Fishman n’était pas né de la dernière pluie, c’était un fait. Mais enfin… De là à découvrir tout ça…

- M. Winch ? J’ai le droit de savoir, vous ne croyez pas ?

Mais Largo hésitait toujours. Il sentait Fishman qui s’impatientait. Joy ne disait rien, n’offrant aucune lecture dans son regard. Largo tourna les yeux. Simon était toujours aussi absent, absorbé par ses songes et ses fantômes. Le milliardaire nota alors un léger mouvement chez son garde du corps. Il revint donc sur la jeune femme. Elle semblait imperceptiblement faire ‘non’ de la tête. Mais n’était-ce pas une simple vision d’optique ? Largo ne voyait-il pas ce qu’il voulait voir ? Qu’importe ! Il s’était décidé.

- Tout ce que je peux vous dire, c’est que les commanditaires de Pascoe sont hors de portée à ce jour. Hors de votre portée, et malheureusement hors de la nôtre également. Ce sont des gens particulièrement puissants et dont j’ignore l’identité précise.
- Vous me prenez pour un imbécile ?
s’insurgea Fishman.
- Pas du tout ! Je vous promets que c’est la vérité. Nous ne connaissons ni leurs noms, ni leurs visages. Nous ne connaissons même presque rien de leurs structures. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils sont omnipotents et très dangereux.
- Mais pourquoi auraient-ils fait tuer Brian Durham ?
- Parce qu’en s’opposant à moi lors de la réunion du Conseil, Durham s’était démasqué lui-même. Il travaillait en sous-main pour eux depuis plusieurs années. Ils ont eu peur qu’il ne finisse par les trahir et ont voulu l’empêcher de parler.
- Que faisait-il pour eux ?
- Exactement ? Je n’en sais rien. Mais il est très probable que les personnes pour lesquelles il travaillait espéraient s’introduire dans le Groupe W et en prendre le contrôle.
- Et c’est en partie ce que Durham a essayé de faire lors de cette fameuse séance du Conseil d’administration du Groupe, d’après ce que j’ai compris…
- C’est exact.


Largo regarda Fishman. Le policier réfléchissait, concentré. La question était de savoir s’il se contenterait de ces explications pour le moins vagues et évasives. Joy s’approcha de Largo et posa sa main sur son avant-bras. Il y vit son approbation et s’en sentit ragaillardi.

- Ces gens pour lesquels Durham et Pascoe travaillaient… C’est une mafia ?
- En quelque sorte, oui.


Fishman n’ajouta rien. Une mafia… Oui, c’était bien dans le style de ce genre de milieu. Et effectivement, c’était un monde excessivement fermé, dont il était difficile de percer les secrets et plus encore de connaître l’identité exacte des dirigeants. Il eut un petit hochement approbatif de la tête.

Largo, lui, échangea un sourire discret avec Joy. Ils avaient convaincu Fishman. Ils pouvaient espérer que le policier ne chercherait pas plus loin, ou alors qu’il s’orienterait vers le grand banditisme. Il n’apprendrait sans doute jamais l’existence de la Commission Adriatique. Le secret qui entourait l’antique Guilde était préservé. Bonne ou mauvaise chose ? Largo n’était pas certain de la réponse à long terme. Mais compte tenu de l’assassinat de Durham, étant donné les morts de Pascoe et de ce malheureux vigile à Budapest, il pressentait que la Commission n’aurait pas hésité à déclencher un bain de sang pour préserver le secret de son existence et de ses agissements. Largo était convaincu d’avoir fait le meilleur des choix, tout au moins dans l’immédiat. Un jour, lorsqu’il aurait des éléments concrets, alors peut-être…

*



Lorsque Largo, Joy et Simon réintégrèrent le bunker, après un petit-déjeuner avalé à la va-vite dans un bar, histoire de faire un peu le point sur la mort de Pascoe, ils retrouvèrent un Kerensky toujours aussi loquace. C’est tout juste s’il releva le nez de son moniteur, et le grognement qu’il émit pouvait peut-être passer pour un vague ‘bonjour’. C’est tout au moins ainsi que ses amis le prirent, faisant preuve d’une bonne volonté évidente.

- Du neuf ? demanda Largo tout en attrapant le dossier d’une chaise pour s’y asseoir d’autorité, terrassé par les événements récents.

Kerensky condescendit à regarder les nouveaux venus. Enfin à les mitrailler du regard, pour être plus exact.

- Oui, j’ai du neuf, fit-il d’un ton sec. Parce qu’il y en a qui bossent, ici !

Ils sursautèrent tous les trois et échangèrent un rapide regard interrogatif. Puis Largo comprit : ils avaient oublié de prévenir Kerensky de la mort de Pascoe et de leur intermède au central de la police, ce matin. Conséquence immédiate : le Russe avait noté leur arrivée alors qu’il devait être dans les 11 heures. Et de toute évidence, il estimait que le temps de la grasse matinée n’était pas encore venu. Aussi Largo jugea-t-il préférable de lever les soupçons sans attendre et de lui expliquer la nouvelle donne.

Kerensky l’écouta attentivement, sans un mot. Et ce qu’il entendit sembla l’apaiser dans sa colère. Aussi est-ce avec un visage nettement plus décontracté qu’il donna le résultat de sa propre nuit écourtée ; car lui-même avait regagné le bunker au petit matin, désireux d’avancer.

- Bon, pendant que vous faisiez dans le funéraire, moi j’ai progressé. Lorsqu’il a été arrêté, Pascoe trimbalait dans sa valise 50.000 dollars en liquide.
- 50.000 dollars ? Wahou ! Joli petit pactole pour des vacances !
ironisa Joy.
- C’est sûr.
- Et ça nous donne quoi ?
interrogea Simon.
- Les services de Fishman ont été efficaces : ils ont aussitôt relevé les numéros des billets. Deux séries qui se suivaient. Ils ont transmis les infos à la brigade financière par mail, ce qui m’a permis de les récupérer plus vite que prévu.
- Parce qu’évidemment, tu as pu pirater les mails internes à la police…
- Un nain de jardin y arriverait, Simon. Bref. J’ai pu bosser à partir de là, et je suis parvenu à un début de résultat. Les billets ont été retirés en liquide auprès de deux banques différentes, mais qui toutes les deux ont leur succursale américaine principale à Washington. C’est d’ailleurs là que l’argent a été retiré.
- A Washington ? Pas à New York ?
- Non, Washington.
- Ce qui peut donc laisser penser que le recruteur vit à Washington…
estima Largo.

Kerensky opina lentement de la tête. Lui aussi avait pensé à cette explication : pris par le temps, le recruteur avait contacté Pascoe pour l’expédier au Groupe W, aux côtés de Durham. Et il avait retiré l’argent là où c’était le plus facile compte tenu des délais très courts dans lesquels il devait agir. Donc là où il vivait, très probablement.

- Et tu sais qui a retiré cet argent ? s’enquit Largo.
- C’est là que ça se corse. Il semblerait qu’aucun des agents de la banque ne se souvienne précisément de ce à quoi ressemblait celui ou celle qui a retiré les fonds. Tout ce que j’ai pu savoir avec certitude en analysant les enregistrements des caméras de surveillance, c’est que dans les deux cas il ne s’agit pas de la même personne : un homme pour le premier retrait, une femme pour le second.
- La Commission aurait donc utilisé deux de ses agents ?
s’étonna Simon.
- Ce serait logique, répondit Kerensky. Un moyen pour brouiller encore un peu plus les pistes. Tu envoies un homme dans un endroit X, et dans le même temps une autre personne dans un endroit Y, pour faire exactement la même chose. Si la police n’avait pas pris la peine de relever les numéros des billets, nous serions passés à côté, puisque nous aurions cherché un retrait de 50.000 dollars. Or en réalité on a deux retraits dans deux banques différentes : 20.000 dollars pour l’un, et 30.000 dollars pour l’autre.
- C’est ingénieux…
admit Largo.
- Et pour les comptes ? demanda Joy. Ils ont retiré l’argent sur un compte, non ? Tu as pu savoir à qui il appartenait ?
- Là encore, ce n’est pas si simple. Parce que l’argent a été récupéré sur deux comptes différents. Et tous les deux renvoient à des comptes numérotés ouverts aux Bahamas.
- Et alors ?
- Et alors c’est tout. Impossible de remonter plus loin : j’ai pu casser certains codes d’accès, mais là, je suis définitivement coincé.
- Mais enfin c’est pas possible ! Tu ne peux pas ne pas y arriver ! Tu as bien réussi à rentrer dans les fichiers secrets de la CIA ! Alors pourquoi pas là ?
- Inutile de t’énerver, Simon. Oui je suis capable de franchir pas mal de barrages informatiques, mais ici c’est un code à clefs multiples. Sans un minimum d’informations, je ne peux pas identifier le nom qui va avec le compte. Et là, il se trouve que je n’ai pas ce minimum d’informations.


Joy soupira, agacée. Décidément, elle n’aimait pas voir la Commission remporter le morceau. Et elle ne savait que trop bien que si Kerensky avait affirmé ne pas pouvoir aller plus loin, c’est qu’il n’y avait effectivement aucune solution. Largo, pourtant, ne sembla pas partager cet avis :

- Je ne comprends pas ! s’écria-t-il, le regard fermé. Il y a deux ans, tu as été capable de dégoter le numéro de compte de Carole Turner, la directrice la Station Arctique du Groupe. Pourquoi est-ce que tu as pu le faire il y a deux ans alors que tu es coincé aujourd’hui ?

Le Russe leva sur le jeune homme un regard parfaitement glacial. Croisant ses bras contre sa poitrine, il le toisa longuement. Il n’appréciait pas la critique de Largo, et entendait bien le lui faire comprendre.

- Parce que dans le cas de Turner, j’avais un nom, finit-il par répondre. Il ne me manquait que le numéro de compte. Et je te rappelle que la division ‘banque’ du Groupe W étant au Luxembourg, ça m’a ouvert quelques portes pour accéder à des éléments que je n’aurais jamais dû connaître. Ce qui m’a sauvé, c’est que Turner avait ouvert son compte au Luxembourg, justement. Mais dans le cas présent, je n’ai aucune aide extérieure et aucun nom. Alors tu m’excuseras si j’ai des limites !

Largo se tassa sur son siège, conscient de sa gaffe. Il réalisa alors qu’il avait pris l’habitude de ce que Kerensky triomphe de tout. Il avait oublié qu’aussi prodigieusement doué qu’il puisse être, il ne restait qu’un être humain. Et qu’en tant que tel, il pouvait parfois se heurter à des murs infrangibles.

- Désolé, Georgi…

Kerensky lui lança un autre regard réfrigérant, puis détourna la tête, sans un mot. Il se remit à pianoter doucement sur le clavier de son ordinateur. Il acceptait les excuses.

Largo se pinça les lèvres en jetant un œil vers ses amis. Simon et Joy opinèrent silencieusement. Soit, l’incident était clos ; mais il ne faudrait pas y revenir. Depuis les soupçons qui avaient accompagné le retour de Nério, l’année précédente, Kerensky se montrait particulièrement tatillon sur les questions de confiance. On ne pouvait certes pas lui en vouloir, mais c’était parfois un peu lourd à gérer.

- Et pour l’appel donné par Durham juste après la réunion du Conseil ?

Joy avait voulu en finir avec le silence pesant qui venait de s’installer sur le bunker. Mais à mesure qu’elle prononçait sa phrase, elle se rendit compte qu’elle n’avait sans doute pas été des plus subtiles en choisissant de remettre les compétences de Kerensky sur le tapis. Hélas, il était trop tard pour revenir en arrière.

Kerensky la foudroya à son tour du regard. Décidément, il n’était pas à la fête, ce matin ! Mais là au moins, il avait des éléments de réponse.

- J’ai réussi à remonter l’ensemble des appels téléphoniques et des renvois successifs, répondit le Russe d’un ton détaché. Et je sais qui Durham a contacté.

Kerensky n’ajouta rien. C’était certes une réaction puérile, il en était tout à fait conscient, mais il les laisserait mariner encore quelques secondes. Il n’aimait pas devoir reconnaître ses limites, et il n’avait pas encore digéré la remarque de Largo.

- Qui ? finit par s’impatienter Simon.
- L’appel de Durham a été renvoyé en Irlande, puis au Japon, en Italie, en Roumanie, on a ensuite un renvoi vers le Chili, un transfert sur Londres puis sur Paris…
- Et en fin de compte ?
coupa Joy, que le détail des renvois n’intéressait que dans la mesure où ils aboutissaient à un résultat concret.

Kerensky eut une petite grimace qui, intérieurement, s’assimilait en réalité à un sourire narquois. Ça y est, il se sentait vengé des critiques de Largo. Il se fit la réflexion de ce qu’à force de fréquenter Simon, il en avait pris les tics, et notamment ce côté enfantin. Il faudrait qu’il se surveille.

- Washington, finit-il par lâcher.
- Tu veux dire que Durham a contacté quelqu’un à Washington ? récapitula Simon, désireux de tout suivre malgré la fatigue qui paralysait une partie de son cerveau.
- Exact.
- Et tu as un nom ?


Kerensky mitrailla Largo du regard, avant de répondre :

- Cette fois oui, j’ai un nom. Arthur Stevenson.
- Stevenson ? Arthur Stevenson ? Ça me dit quelque chose…
fit pensivement Simon.
- Mais attends… C’est pas l’un des députés du New Jersey, ça ?
- Si Largo. Un membre éminent de la Chambre des Représentants, même,
confirma Kerensky. Il siège dans plusieurs commissions, notamment celle des finances.
- Donc un parlementaire puissant,
nota Simon.
- Oui. Et qui plus est un proche du gouvernement fédéral.
- Oui ça y est, je me souviens…
fit Joy. On l’a vu régulièrement aux côtés du Président, dans des meetings politiques ou lors de dîners mondains. Un type très bien introduit dans la plupart des milieux politiques et dans la haute finance.
- Effectivement…
approuva Kerensky. Il grenouille énormément dans les hautes sphères. Il est réélu sans interruption à la Chambre des députés depuis plus de vingt ans. Et s’il est aujourd’hui à la Commission des finances, il a longtemps présidé la Commission de la défense.
- Ça colle assez bien avec le profil type du gars qui roule pour la Commission…
lâcha pensivement Simon. Un homme qui a du pouvoir et qui s’occupe d’argent… Les deux nerfs de la Commission. On les retrouve, comme d’hab’.
- Donc il ressort de la remontée des appels que cet Arthur Stevenson était le contact de Durham avec la Commission,
résuma Largo. Et c’est naturellement vers lui que Durham s’est tourné après avoir échoué devant le Conseil du Groupe W.
- Oui. Ce qui tendrait à prouver que Stevenson n’est pas n’importe quel agent de la Commission,
poursuivit Kerensky. Il en serait plutôt un membre éminent, peut-être même un membre du cercle le plus étroit.

Joy hocha de la tête. Pour elle comme pour les autres, le puzzle se mettait enfin en place. Stevenson était en quelque sorte le supérieur de Durham, celui en tout cas auquel il rendait des comptes. Voyant que Durham s’était grillé, Stevenson avait pris les choses en main. Il avait envoyé Pascoe au Groupe W et s’était débarrassé de Durham.

- J’ai découvert autre chose…

Les trois jeunes gens se tournèrent vers Kerensky. Certes il n’avait pas pu tracer plus avant l’origine de l’argent, mais il prouvait qu’il était capable de rebondir, faisant montre de professionnalisme. Avec un homme comme lui dans leur équipe, toutes les pistes potentielles seraient explorées. S’ils n’aboutissaient pas, alors c’est que personne ne le pourrait jamais.

- Je vous l’ai déjà dit, Pascoe n’a pu entrer au Groupe et poser sa bombe que parce que la photo du véritable Crook a été préalablement numérisée, ce qui a rendu possible sa falsification.
- Oui oui, on s’en souvient !
s’impatienta Joy. La suite ?
- Je sais qui a ordonné la numérisation de la photo de Crook. Le directeur du service des permis de conduire de l’Etat de New York a reçu l’ordre du gouverneur lui-même.
- Quoi, le gouverneur ? Tu veux dire… le gouverneur de New York ? Il serait un homme de la Commission ?
sursauta Largo, tétanisé par une révélation aussi énorme.
- Non non, pas le gouverneur ! Mais il se trouve que l’Etat de New York est actuellement en tractations avec le gouvernement fédéral pour se voir attribuer une dotation budgétaire plus importante s’agissant du développement des infrastructures aéroportuaires.
- Quel rapport ?
- Et bien le gouverneur s’est lancé dans une politique de rapprochement avec certains députés de la Chambre des représentants, histoire d’avoir les appuis nécessaires au moment du vote sur ladite dotation. Il n’a donc pas hésité lorsqu’un député lui a suggéré de lui rendre un menu service pour un soit-disant ami dont il affirmait que le fils venait de se faire verbaliser pour un excès de vitesse.
- Un menu service comme numériser la photo du fichier de son permis de conduire ?
suggéra Simon, affichant un air entendu.
- Exact.
- Et laisse-moi deviner : ce fameux député se nomme Arthur Stevenson ?
- Re-exact.
- Donc c’est bel et bien Stevenson qui bosse pour la Commission et qui a tout fomenté depuis le début !
récapitula Largo en se redressant brusquement sur son siège. Ce qui veut dire qu’on a enfin un nom ! Il faut contacter Fishman, le FBI !
- Le FBI ?
répéta Joy, trahissant son incrédulité.
- Il faut faire arrêter Stevenson, le faire protéger ! s’emballait le milliardaire. Parce qu’on peut prouver tout ça, non ? Et je suis presque sûr que sa description correspond à merveille avec l’homme qui a retiré l’argent retrouvé sur Pascoe !
- C’est vrai, mais ne te réjouis pas trop vite, Largo.
- Ben pourquoi ?
- Je te rappelle que si la Commission récompense copieusement ses membres, elle n’a jamais hésité à se débarrasser de ses agents les plus fidèles à partir du moment où elle pressentait qu’ils pourraient constituer un danger.


Une suée froide passa dans le dos de Largo. De Largo mais également de Simon et de Joy. Alors la Commission se serait débarrassée de Stevenson ? Comme elle l’avait fait par le passé avec des hommes comme Ramer, qui était pourtant l’un des plus puissants industriels australiens ? Comme elle venait de le faire pour Durham ? Il est vrai que la société secrète n’avait que trop tendance à faire un usage unique de ses hommes. Chacun pouvait sauter à tout instant, tel un fusible, pour garantir la continuité de l’ensemble. La vie humaine n’était d’aucun prix en considération de l’objectif avoué : le contrôle du monde. Entrer au service de la Commission était certes lucratif, mais c’était également une fidélité dangereuse.

- Arthur Stevenson a malencontreusement été écrasé tôt ce matin pas un chauffard qui a pris la fuite... annonça posément Kerensky Aucune piste pour l’instant. Et on peut faire confiance au chauffard pour qu’il n’y en ait jamais aucune.

Tous accusèrent le coup. Encore une fois, la Commission se révélait plus rapide et plus efficace. Le sentiment de frustration qui les poursuivait depuis le début de toute cette histoire, c'est-à-dire depuis la découverte du lien entre Largo et sa mère, revint en eux, plus insistant que jamais. Et c’était d’autant plus intolérable qu’il n’y avait rien à faire contre cette vague de colère qu’il suscitait…

*



Depuis la mort de Pascoe, presque un mois plus tôt, Largo s’était considérablement renfermé sur lui-même. Il avait repris la direction effective du Groupe, soulageant enfin un John Sullivan au bord de l’épuisement. Et si son bras droit s’était dans un premier temps réjoui de cette reprise en main du consortium, il devait bien admettre à présent que finalement ce n’était peut-être pas une si bonne nouvelle. Car le jeune homme qui s’était remis au travail avec un acharnement qu’on n’eut jamais pu deviner chez lui jusque très récemment était très différent de celui que John avait appris à connaître.

En fait, Largo avait beaucoup mûri en très peu de temps. La plus grande innovation était sans doute son attitude nouvelle envers le Conseil. Les rapports entre les administrateurs et leur jeune PDG avaient indubitablement évolué. Et si Sullivan s’en félicitait, il craignait que la lune de miel ne dure pas, et que le retour de bâton ne soit violent. Pour Largo ou pour le Conseil, il ne parvenait pas à le décider.

En quelques semaines, Largo avait affirmé son autorité, et il entendait ne pas la perdre. Il n’acceptait plus aucune incartade de qui que ce soit, et à plusieurs reprises Michel Cardignac avait fait les frais d’une diatribe pour le moins violente de sa part. Pour ne pas parler de franche engueulade. Dans les premiers jours Sullivan avait tenté d’arrondir les angles, mais il s’était vite rendu compte que c’était peine perdue. Largo se révélait être entier, et depuis son expérience avec Durham il se montrait particulièrement ferme, voire parfois intransigeant. Le principe était assez primaire, du style ‘ça passe ou ça casse’. Jusqu’à présent c’était passé, en dépit des grincements de dents. Largo, lui, avait décidé qu’il n’était plus temps de composer. Sullivan espérait que ça casserait le plus tard possible. Voire jamais. Mais en bon Irlandais, il se méfiait des contes de fée et des ‘happy ends’. Ce n’était pas dans sa culture. Alors il redoutait quelque peu la suite des événements.

Mais à dire vrai, cette nouvelle attitude de Largo était plutôt bien accueillie par la plupart des membres du Conseil – même par Cardignac, sauf évidemment lorsqu’il était la cible de l’obstination affichée de Largo. En réalité, la donne avait changé, et tous le savaient. Depuis l’affaire Crumble et la tentative avortée de Durham, ils vouaient à leur PDG un respect nouveau. Plus précisément, ils voyaient enfin en lui un homme d’affaires, et non un jeune aventurier idéaliste et sans attaches.

Et sans doute les marchés financiers avaient-ils senti eux aussi cette évolution, à moins qu’ils n’aient eu vent de ce qui s’était passé. Toujours est-il que les actions du Groupe avaient atteint des sommets, que des partenaires nouveaux s’étaient manifestés, et qu’effectivement les fameux moteurs pour fusée avaient trouvé preneur en Europe – comme Largo l’avait d’ailleurs affirmé à Durham, ce jour où tout avait basculé. Les choses s’étaient accélérées et le contrat avait finalement été conclu en moins de deux semaines. Là encore, les membres du Conseil avaient été impressionnés par la maestria de Largo dans ce dossier. Le jeune homme, lui, avait été jusqu’à l’église catholique avoisinante pour mettre un cierge en remerciement : car comme pour l’affaire Crumble, la conclusion du contrat était en réalité le fruit d’un hasard tenant à l’incapacité d’un concurrent d’honorer ses propres engagements.

Et depuis, chaque réunion bi-hebdomadaire se déroulait d’une façon rêvée pour Largo, dans la mesure où il n’y rencontrait plus guère d’opposition. Des divergences, certes, mais le climat était moins stressant, moins pesant ; il était désormais empreint d’un respect mutuel qui apaisait les esprits. L’unanimité était loin d’être acquise de façon systématique, mais les choses se passaient de façon moins conflictuelle.

Et Sullivan s’en félicitait.

*



Simon, en revanche, s’était ouvert de ses inquiétudes à Joy et Kerensky, qui n’avaient pu qu’acquiescer, sans trouver de solution. Car au-delà des apparences, en dépit du calme olympien qu’il s’efforçait d’afficher, Largo allait mal. Il s’abrutissait dans le travail et ne sortait plus. Signe hautement tangible de son mal-être, le milliardaire n’avait pas eu la moindre maîtresse depuis le tout début de l’affaire – ce qui bien évidemment suscitait chez Simon un émoi qu’il ne pouvait plus dissimuler. Plus d’un mois et demi sans passer par les bras d’une femme, cela lui paraissait frôler la démence, voire l’indécence. Il avait tendance à considérer le terme ‘abstinence’ comme un gros mot.

Simon avait d’abord songé à s’en ouvrir à Largo, mais celui-ci ne l’avait même pas écouté, plongé qu’il était dans un dossier majeur qu’il voulait étudier à fond avant son évocation le lendemain matin en Grand Conseil. Alors en désespoir de cause, le Suisse avait discuté de tout ceci avec Joy et Kerensky. Et ils avaient tous les trois abouti au même constat : leur ami allait mal. Mais voilà : ils se sentaient affreusement désarmés pour faire face à la situation.

- On pourrait peut-être demander un coup de main au Père Maurice ? hasarda finalement Simon, cherchant désespérément un moyen d’aider Largo.
- Le Père Maurice ? Pourquoi le Père Maurice ? s’étonna Kerensky.
- Ben parce que Largo lui fait confiance et qu’il est l’un des rares à tout savoir.
- Mauvaise idée Simon,
répondit Joy. D’abord parce que si Largo a besoin de lui, il sait où le trouver. Ensuite, je te rappelle que le Père Maurice ne sait pas tout ce qui entoure Durham et surtout Pascoe, et qu’il n’est sans doute pas utile de l’accabler davantage de soucis. A ce jour, et il vaut mieux que ça reste ainsi, il ne connaît que la partie concernant Anna Kaposvàr.
- C’est déjà pas mal, non ?
- Oui, mais insuffisant : si quelqu’un veut aider Largo, il faut qu’il ait une vue d’ensemble.
- Et tu penses à qui ?
- A personne en particulier. Seuls Sullivan et nous trois savons absolument tout. Et aucun de nous n’est capable de soulager Largo, j’en ai peur. C’est à Largo de s’en sortir. Tout ce que nous pouvons faire, c’est l’entourer.
- Mais ça n’a servi à rien jusqu’à présent !
s’énerva Simon.
- Il faut lui laisser du temps… intervint calmement Kerensky.

Simon se tourna vers le Russe et le foudroya du regard.

- Du temps ? Du temps ? Mais COMBIEN de temps ?! Il va finir par devenir dépressif, ou neurasthénique, ou je ne sais quoi encore ! Il a besoin d’aide !
- Peut-être,
admit Kerensky. Mais je crois surtout que c’est toi qui t’en veux de ne pas pouvoir prendre sur toi une partie du poids qui pèse sur lui. Rien ne peut l’aider, Simon. C’est à lui de digérer tout ça. Et il le fera avec le temps.
- Alors on ne fait rien ?
lâcha un Simon dépité.
- Si : on est présent et on l’entoure.

Simon eut une grimace trahissant son désarroi. Il leva les yeux vers Joy. La jeune femme semblait partager à la fois la frustration du Suisse et l’analyse du Russe. En termes plus intelligibles, elle pensait qu’ils ne pouvaient rien faire et s’en mordait les doigts.

- Largo a été blessé par tout ce qui s’est produit ces derniers temps, et il est probablement déçu des espoirs qu’il avait concernant sa mère et son hypothétique survie… reprit Kerensky. Or c’est là un mal insidieux, Simon. Il est des choses que l’on doit affronter soi-même.

Le Suisse hocha de la tête. Malgré lui, il sentit qu’il se laissait convaincre. Il n’aimait pas ça, mais devait bien admettre que le Russe n’avait pas tort. Simon savait qu’il est parfois nécessaire de se heurter à ses propres démons pour en triompher.

Kerensky marqua une pause, histoire de laisser ses mots faire leur office. Puis il reprit :

- Tout ce qu’on peut faire, je le répète, c’est lui faire comprendre qu’il n’est pas seul. Il doit sûrement faire le parallèle entre lui et son père. Or Nério était seul. Il faut que Largo sache que ce n’est pas son cas. Ce n’est que petit à petit qu’il prendra conscience de ce qu’il ne lui arrivera pas la même chose qu’à son père, qu’il aura une vie différente, en dépit de la Commission. Il faut lui laisser du temps…
- Et concrètement ? L’entourer, ça veut dire quoi ?
- Rien d’autre que de continuer comme par le passé.
- Tu crois que ça suffira ?
- Je l’espère.


Simon leva les yeux et croisa le regard de Kerensky. Il sentit une onde de confiance l’envahir. Oui, Largo s’en sortirait. Une fois le séisme passé, analysé et digéré, il saurait s’en sortir. Il tourna les yeux vers Joy. La jeune femme avait le regard vide, perdue dans ses propres pensées et ses propres démons. Simon sourit vaguement, pour lui-même. Avec une femme comme elle, Largo s’en sortirait. C’était certain. Il en fut réconforté.

*



Largo réprima difficilement un bâillement. Comme la veille et l’avant-veille, il avait travaillé d’arrache-pied, se penchant jusqu’à une heure avancée de la nuit sur les dossiers en souffrance. Et il s’était levé tôt, pour achever son étude. A présent le jour était revenu, mais il n’avait toujours pas éteint la lampe de son bureau, dont le halo lumineux formait une tâche claire sur les papiers étalés.

Largo secoua la tête pour sortir de cette torpeur qui l’envahissait depuis quelques instants, depuis qu’il avait refermé la chemise cartonnée sur le dernier rapport établi par Buzzetti. Largo bâilla sans plus de retenue. Dans moins de quinze minutes, il se présenterait devant le Conseil ; et il serait incollable sur l’ordre du jour, les enjeux de chaque dossier et les critiques éventuelles concernant chaque affaire. Un vrai PDG, en somme. Cette remarque lui arracha un sourire.

Il se gratta le cuir chevelu et cligna des yeux, puis il s’étira longuement. Il reposa son stylo sur le bureau et tapota du bout des doigts contre le plateau. Il entendait profiter de la douceur du moment, avant de se jeter dans l’arène.

Il jeta un coup d’œil sur la rangée de tasses qui ornait la desserte à côté de lui. La femme de ménage était déjà passée ce matin et avait emporté en ronchonnant les tasses vidées au cours de la nuit. Mais depuis il avait refait du café, histoire de recadrer ses neurones. Il attrapa la troisième tasse, la plus proche de lui. La dernière qu’il s’était servie. Contrairement à ce qu’il pensait, elle aussi était vide. Trois cafés serrés en moins de deux heures, c’était pas mal, il devait l’admettre. Pas son record, mais enfin pas mal quand même. D’autant qu’il en avait déjà ingurgité un certain nombre avant d’aller se coucher, la veille au soir. Heureusement que la caféine ne l’empêchait pas de dormir !

Il sourit dans le vide en songeant à la remarque que lui avait faite Simon, quelques jours plus tôt. Le Suisse avait déboulé en expliquant qu’une odeur suave de café flottait désormais sans discontinuité dans le penthouse, et qu’elle commençait à envahir le couloir. En temps normal Simon aurait plutôt été du genre à s’en féliciter, sauf qu’il avait tenu à rappeler à Largo ce qu’il tenait pour essentiel : s’il devait adopter le mode de vie américain, il devait le faire à fond. Comme Largo levait un sourcil interrogateur, Simon avait développé sa pensée. Il avait expliqué le plus sérieusement du monde que si les Américains buvaient effectivement des litres de café chaque jour, il ne s’agissait en réalité que d’une eau chaude vaguement teintée. Rien à voir avec les espressos sur-caféinés qu’ingurgitait Largo. En d’autres termes, le jeune homme devrait choisir entre quantité et qualité ; mais il ne pouvait continuer à avaler des litres d’un breuvage aussi serré sans risquer d’y laisser sa santé.

Jetant un ultime coup d’œil sur le fond brunâtre de la tasse qu’il tenait encore en main, Largo reposa l’objet et renonça à s’approcher du percolateur. Assez de caféine pour ce matin ! Pour une fois, il suivrait les conseils de Simon et n’abuserait pas.

Il consulta sa montre. Bon, l’heure tournait. Il allait devoir rejoindre la salle du Conseil, discuter de tous ces dossiers qu’il connaissait maintenant sur le bout des doigts. Il songea qu’il pourrait peut-être proposer à John à prendre de véritables vacances ? Après tout, il n’était pas réellement parti depuis que Largo avait repris le Groupe W, et cela faisait tout de même deux ans. Et maintenant que le jeune homme s’investissait à fond dans ses fonctions de PDG, peut-être Sullivan pourrait-il en profiter pour décrocher un peu… Moui…

Mais non. Car Largo sentait confusément qu’il se lassait déjà de son nouveau rôle. Sa vie d’avant lui manquait. Pas celle d’avant le Groupe, non. Celle d’avant LA découverte. Cette vie où il sortait avec Simon, où il riait avec Joy, où il chambrait Kerensky. Cette vie où il assistait aux Conseils sans connaître à fond ses dossiers, se fiant à son instinct et aux éléments qui étaient donnés de vive voix pour décider de telle ou telle orientation. Il eut l’impression que cela remontait à des siècles.

Largo ramassa ses dossiers et se leva. Pourrait-il revenir en arrière ? Retrouver cette relative insouciance qui l’avait caractérisé durant ces deux années à la tête du Groupe ? Il l’aimerait tellement ! Mais la trahison de Durham l’avait échaudé. Il redoutait que tout ne lui échappe ; il avait peur de se laisser piéger un jour, peur de tout perdre. Pour l’instant, il avait eu de la chance, il en était conscient. Alors pour étayer cette chance insolente, il s’était lancé à corps perdu dans le travail. Mais ce n’était pas là sa propre façon d’agir. Tôt ou tard, il redeviendrait le Largo d’avant. Il le savait. Chassez le naturel, il revient au galop.

Et finalement, il se dit que ce moment allait peut-être venir assez vite. Il n’allait pas tarder à redevenir lui-même, il le pressentait. Ce matin pour la première fois depuis longtemps, il songea que malgré tout le soleil continuait de briller, la planète continuait de tourner, les oiseaux continuaient de chanter, et… les femmes restaient toujours aussi attirantes. En d’autres termes, pour la première fois depuis longtemps, Largo sentit que la vie revenait et que l’avenir n’était peut-être pas aussi morose qu’il ne l’avait cru.

Aussi est-ce d’un pas ragaillardi qu’il sortit du penthouse, ses dossiers sous le bras.

*



Il était encore au milieu du couloir lorsqu’il perçut un bruit inhabituel. D’autant plus inhabituel en vérité qu’il venait de la salle du Conseil, lieu où les éclats de voix, s’ils étaient relativement courants, restaient en principe feutrés. Il accéléra, intrigué.

Lorsqu’il passa les portes coulissantes, Largo découvrit un tohu-bohu qui l’étonna. Une ambiance fébrile régnait dans la pièce : des dizaines de conversations s’entrecroisaient, des bras se démenaient, des mains s’agitaient. Chacun s’interpellait et discutait avec cinq personnes en même temps, dans un galimatias verbal parfaitement incompréhensible.

Mais ce qui surprit le plus Largo fut sans doute le bel ensemble des membres du Conseil, qui se tournèrent vers lui comme un seul homme dès qu’ils le virent. En un éclair tous les gestes furent suspendus, toutes les conversations moururent. Comme un film que l’on aurait mis sur ‘pause’, et dont tous les acteurs auraient dévisagé le nouvel arrivant qui venait troubler le scénario.

Levant les sourcils en circonflexe, Largo eut un petit sourire contrit et referma les portes derrière lui. Dans un silence glacial, il contourna la table et s’assit dans son fauteuil directorial. Durant ces quelques pas, il avait senti dans son dos des regards pesants. Il jeta un rapide coup d’œil vers Sullivan, et ne put que noter son embarras flagrant.

Il songea que la trêve avec ses administrateurs était peut-être terminée, et qu’il eut aimé en être averti avant le déclenchement des hostilités. Mais il est vrai que les déclarations de guerre faisaient désormais partie des pages jaunies des vieux manuels de droit. La mode était à l’attaque en dehors de toute déclaration de guerre. Plus simple, indéniablement ; mais hautement critiquable – surtout lorsque l’on était la partie attaquée, ce qui semblait devoir être son cas aujourd’hui.

- Alors ? fit-il en invitant d’un geste de la main les membres du Conseil à s’asseoir. Puis-je savoir ce qui nous vaut une telle fébrilité ?

Tous s’installèrent en maugréant, mais personne ne parla de façon suffisamment intelligible pour permettre à Largo de comprendre ce dont il retournait. Il songea qu’il avait vraiment dû se passer quelque chose d’important. Et étant donné les regards fort peu amicaux qui lui étaient adressés, il était censé être le responsable tout désigné pour une catastrophe annoncée.

- Alors ? insista-t-il.

Largo tourna la tête. Sur sa droite, Sullivan se raclait fort peu discrètement la gorge. Il rencontra son regard et comprit que, du point de vue de son bras droit tout au moins, il ferait mieux d’adopter un profil bas. C’est au demeurant ce qu’eut peut-être fait le Largo qu’il incarnait depuis quelques temps, mais certainement pas l’option qu’aurait choisie l’ancien Largo. Et comme il venait de se décider de renouer avec l’ancien ‘lui’, il négligea l’avertissement.

De toute façon, il était trop tard pour faire marche arrière : Cardignac se penchait en avant, les mains jointes devant lui, de toute évidence décidé à passer à l’attaque.

- Largo, vous savez que nous sommes au moins autant que vous troublés par tout ce qui s’est passé ces dernières semaines, et notamment par l’annonce de l’utilisation par Nério de la fortune qu’a extorqué Istvàn Kaposvàr en Hongrie…

Le jeune homme écouta cette entrée en matière, tout en pensant intérieurement que Cardignac ne changerait jamais, lui : toujours aussi sournois. Le roi des faux-culs en action. Il mériterait sa place dans le Guiness des records. Car Largo voulait bien suivre les pas du Père Maurice et entrer en religion si le Président de la WinchAir s’était réellement senti concerné par l’origine de l’argent utilisé pour développer le Groupe !

- Mais nous pensons que la décision que vous venez de prendre au nom du Groupe est totalement inconsciente. Et nous sommes décidés à nous y opposer.
- Et de quelle décision parlez-vous, Michel ?
- Inutile de nier, Largo. L’affaire s’est ébruitée. Nous savons ce que vous comptez faire en Hongrie !


Le jeune homme dissimula au mieux son sourire satisfait. Ainsi, tout reprenait sa place, finalement. Et le respect du Conseil, qu’il avait réussi à gagner avec l’aide bien involontaire des sacs auto-chauffants de Crumble, allait fondre comme neige au soleil. Paradoxalement, Largo s’en sentit réconforté. Car il ne se sentait pas à son aise dans ces habits de PDG stéréotypé qu’il avait endossés depuis quelques semaines. Il brûlait désormais de redevenir lui-même, avec ses qualités mais également ses défauts. Tous ces défauts si nombreux et si impardonnables aux yeux d’une certaine clique dont il avait sous les yeux un panel tout à fait représentatif.

- Et d’après vos renseignements, quels sont donc mes projets pour la Hongrie ?

Sullivan toussa plus bruyamment, et sembla vouloir donner un coup de pied discret à Largo. Celui-ci cependant anticipa la manœuvre et repoussa ses jambes. Il sentit la chaussure de Sullivan s’agiter dans le vide. Se calant confortablement dans son fauteuil, il attendit la suite.

- Voyons Largo, vous ne pouvez pas nier que vous comptez soutenir le gouvernement hongrois ! intervint Del Ferril.
- Je ne le nie pas, Alicia. Mais j’aimerais savoir quels sont les éléments que vous avez en votre possession.
- Vous comptez injecter des millions de dollars dans l’économie du pays,
fit Cardignac sur un ton sévère. Et ce sans aucun espoir de retour sur investissement puisque vous le faites sous la forme d’une sorte de… d’un mécénat politique ! C’est totalement grotesque ! Vous vous prenez pour Sœur Emmanuelle ? Je vous signale que vous êtes là pour que le Groupe fasse des profits !

Largo fixa attentivement Cardignac, puis chacun des membres du Conseil, l’un après l’autre. Le silence était retombé, entrecoupé par les toussotements angoissés d’un Sullivan qui, ayant enfin réussi à donner un magistral coup de pied dans le mollet de son jeune patron, tentait par tous les moyens de le convaincre d’abandonner un terrain aussi marécageux. Mais Largo n’en avait cure. Ce projet lui tenait trop à cœur pour qu’il y renonce, fut-ce au prix de la fin de l’entente cordiale avec le Conseil.

- Je suis parfaitement conscient de ce pour quoi nous sommes là, Michel. Mais il y a autre chose que je n’ai pas oublié, à la différence de vous j’en ai peur. C’est qu’on ne peut pas faire n’importe quoi au nom de l’argent.
- Joli axiome en vérité !
ironisa l’intéressé. Et vous en déduisez quoi ?

Largo eut un petit sourire avant de détourner son regard pour considérer Del Ferril.

- Alicia, vous souvenez-vous de ce que vous aviez dit, le jour où j’ai annoncé au Conseil l’origine de l’argent utilisé par Nério au début des années 70 ?
- Ce que j’ai… euh…
- Elle avait dit que si cela venait à s’ébruiter, ce serait mauvais pour notre image,
précisa Buzzetti d’un ton las.
- Effectivement. Or vous savez sans doute qu’après la mort de Durham et l’attentat à Budapest, la presse s’est beaucoup intéressée à nous.
- Et alors ? Ce n’est pas la première fois, que je sache !
- Non, certes,
admit Largo. Mais nous ne sommes pas à l’abri d’une recherche un peu trop approfondie par un journaliste en mal de papier. Souvenez-vous de l’année dernière, Luc Guimond.
- Qui ça ?
- Ce journaliste français qui avait découvert un trafic d’armes sous le couvert du département ‘logistique’ du Groupe. Cela peut très bien se reproduire, cette fois-ci avec l’argent extorqué par Istvàn Kaposvàr. Il suffit d’un journaliste un peu ambitieux, et la nouvelle se répandra comme une traînée de poudre : en quelques heures, le monde entier apprendra l’origine du Groupe W.
- Et que voulez-vous qu’on y fasse ? Bon sang Largo, c’était il y a des dizaines d’années !
s’énerva Cardignac. Vous savez ce que disait un ancien chef d’Etat français, non ? ‘On peut admirer les gloires de l’Empire, le charme des lampes à huile et la splendeur de la marine à voile, mais il faut vivre et gouverner au présent’. Alors laissez toute cette histoire dormir !
- Soit, mais que voulez-vous que le Groupe réponde si un jour l’existence des fonds Kaposvàr venait à se répandre dans les médias ? Vous nous voyez expliquer dans une conférence de presse improvisée que ‘oui nous le savions, mais non nous n’avons rien fait parce que c’était trop vieux’ ?


Cardignac s’agita sur son fauteuil, mal à l’aise. Il détestait lorsque Largo faisait ça : le laisser parler pour ensuite le prendre à son propre piège. Ce n’était pas la première fois et ce n’était sans doute pas la dernière, mais c’était toujours aussi insupportable. Lui, Michel Cardignac, le spécialiste du monde des affaires, celui qui pouvait s’enorgueillir d’avoir rapporté des millions et des millions au Groupe W, il se laissait piéger comme un débutant par ce satané Winch ! C’était à devenir fou.

- Voici comment je vois les choses… reprit posément Largo. Si le Groupe existe aujourd’hui, s’il est l’un des consortiums les plus puissants de ce monde, c’est grâce à l’extorsion de fonds exercée par le régime communiste hongrois. Il est bien évident que nous ne sommes pas en mesure d’indemniser les victimes de ces spoliations.
- Encore heureux !
bougonna Cardignac à voix basse.
- D’abord parce que leur identification, à eux et à leurs ayant-droits, serait excessivement complexe, poursuivit imperturbablement Largo. Ensuite parce que le Groupe est là pour gagner de l’argent, comme vous le souligniez à l’instant, Michel. Il faut être réaliste, nous ne pouvons pas nous muer en œuvre philanthropique.
- C’est pourtant exactement ce que vous vous proposez de faire, non ?
- Non, justement. Nous allons faire un investissement à long terme sur la Hongrie.
- A TRES long terme, alors !
railla Cardignac.
- A très long terme, je vous l’accorde. Nous allons investir dans le pays de façon à permettre à la Hongrie de se hisser plus facilement au niveau des critères qui lui sont imposés pour intégrer l’Union européenne.
- Quel est notre intérêt là-dedans ?
maugréa Buzzetti.

Largo soupira profondément. Seigneur, qu’il était difficile de dialoguer avec des financiers purs et durs !

- Notre intérêt à long terme est d’acquérir une place prépondérante en Hongrie, afin d’être un partenaire privilégié du pays. Cela nous ouvrira la voie de nombreux marchés, à la fois dans le cadre de l’Union européenne et dans celui des relations existant encore aujourd’hui entre les anciens pays du glacis soviétique.
- Et notre intérêt à court terme ?
- Le sentiment de se racheter en partie pour ce qui a été fait par le passé, et qui nous a permis d’être ce que nous sommes aujourd’hui.
- Largo, tout ceci est grotesque !
coupa Cardignac. Quelle que soit l’origine des fonds à partir desquels le Groupe s’est développé, vous vous proposez de vous substituer aux Etats ! Il y a des organismes internationaux, pour ça ! Ce n’est pas notre rôle !
- Il faut parfois savoir se faire violence et dépasser son rôle, Michel.
- Mais…
- Vous verrez : le sentiment d’avoir accompli quelque chose de juste mettra une dose d’humanité en vous. Et le jour du Jugement dernier, vous aurez peut-être votre chance, finalement !


Largo grimaça. Sullivan venait de lui donner un autre coup de pied, et cette fois-ci il s’était indéniablement appliqué. Pendant les jours à venir, le jeune homme porterait sans doute sur son tibia les traces bleutées consécutives à l’agression caractérisée de son bras droit.

- Et si nous refusons ce projet, Largo ?
- Pourquoi ? Vous comptez invoquer une faute de gestion ?


Cardignac eut une moue dubitative. Il songea que Largo avait indéniablement pris de la bouteille, ces derniers temps. Le combattre resterait toujours aussi passionnant, certes, mais la victoire deviendrait de plus en plus difficile. Une page se tournait dans l’histoire des relations Largo-Cardignaciennes.

- Bien soyons sérieux une minute, continua Largo. Il n’y a évidemment pas de faute de gestion puisque je vous rappelle que c’est un investissement à long terme. Je tiens également à préciser que ce positionnement du Groupe W dans l’aide aux Etats post-communistes qui tentent la voie de la démocratie ne peut que contribuer à notre image. C’est une anticipation sur une éventuelle crise, si certains éléments venaient à être divulgués un jour ; mais c’est également une campagne de publicité grandeur nature. Même si cela nous coûte cher à court terme, en définitive nous serons gagnants. Et mieux : la Hongrie le sera également.

Cardignac lâcha un soupir d’agacement. Largo sourit : le Président de la WinchAir était à court d’arguments. Il lança un clin d’œil discret à Sullivan et se lança dans le détail de son projet de soutien à la Hongrie.

*



Voilà. Tout était fini, tout était consommé. Le Conseil s’était achevé, et il avait fini par céder – comme souvent, d’ailleurs. Largo avait réussi à faire passer ses projets. Cela ne changerait pas le passé, mais au moins il aurait le sentiment d’avoir fait son possible. Pourtant, il savait qu’il ne pouvait faire davantage pour tenter de gommer les détournements effectués par Istvàn Kaposvàr dans les années 50. Il n’était pas en mesure de les annuler, il pouvait juste tenter de se racheter, ou plutôt de racheter les ignominies commises par le père d’Anna.

Pour la première fois, Largo réalisa une chose : il avait enfin réussi à identifier sa mère, soit. Mais il n’avait pas fait le lien entre elle et Istvàn Kaposvàr, le dirigeant hongrois aux méthodes si contestables. Curieusement, il s’était arrêté à un triptyque on ne peut plus basique : Anna était sa mère, Nério l’avait aimée, et lui-même était né. Point.

Tout en quittant de la salle du Conseil, Largo se rendit compte qu’il n’avait jamais pensé à la famille d’Anna. Il n’avait jamais pris conscience de ce qu’Istvàn Kaposvàr était son propre grand-père. Il ressentit un frisson qui lui parcourut la colonne vertébrale. Il s’arrêta brutalement dans le couloir, perturbé par cette révélation hautement désagréable, certes évidente mais qu’étonnamment il n’avait pas encore assimilée. Istvàn Kaposvàr était son grand-père.

Venant juste derrière lui, sortant elle aussi de la salle du Conseil, Alicia Del Ferril le bouscula. Elle-même plongée dans une conversation animée avec Buzzetti, elle ne s’était pas rendu compte de ce que l’ombre qu’elle suivait s’était immobilisée. Elle avait donc heurté Largo de plein fouet. Le jeune homme regarda Del Ferril sans réellement la voir, pas plus qu’il ne fut réellement conscient de la présence de Buzzetti à ses côtés. Dans un brouillard, il entendit un juron fort peu raffiné. Il suivit d’un regard vide ses deux administrateurs, qui s’éloignaient en maugréant et en haussant les épaules. Ce respect que Largo avait obtenu avec l’affaire Crumble ne serait décidément qu’un feu de paille. Les choses rentraient dans leur ordre naturel : Largo d’un côté, le Conseil de l’autre. Indéniablement, la guerre froide allait reprendre ses droits au sein de la plus haute instance du Groupe W.

Largo reprit sa marche, toujours perdu dans ses pensées. Tel un automate, il se dirigea directement vers le penthouse. Maintenant qu’il en était conscient, il ne pouvait plus penser à autre chose : il était le petit-fils d’un homme qui n’avait pas hésité à profiter de sa position éminente au sein d’un régime autoritaire pour spolier une partie de la population. Jolie hérédité, vraiment !

Il ouvrit la porte de son appartement d’un geste mécanique. La découverte d’Anna avait été une bonne chose en soi. Il avait été réconforté de savoir qui était sa mère, de savoir qu’elle l’avait aimé, qu’elle ne l’avait pas volontairement abandonné. Il avait été rasséréné de réaliser que son père n’était pas la machine déshumanisée qu’il avait cru discerner jusqu’à présent. Ces révélations l’avaient touché, indéniablement. Et il était heureux de ces découvertes.

Mais finalement, elles s’accompagnaient de tant de souffrances cachées qu’il en venait à se demander si cela avait été vraiment bénéfique. Pour être franc, il commençait à se convaincre de la réponse négative. Certes cela lui avait permis de démasquer Durham comme agent de la Commission. Mais à côté, il revoyait à nouveau le regard de la femme du vigile tué en Hongrie ; il repensait à Pascoe et à sa sœur. Trop de drames avaient découlé de ces révélations concernant Anna. Pourquoi donc avait-il voulu lire du Heredia, ce soir là ? Quelle idée ! Le simple fait pour lui de prendre ce satané bouquin avait tué trois personnes. Quatre même, en comptant le député Stevenson. C’était lourd à porter, en définitive.

Largo se laissa tomber lourdement sur le canapé. Il pensa au Père Maurice. Lui, il avait été conscient de tout depuis le début. Largo comprit pourquoi il avait été si difficile de convaincre le religieux de parler : le prêtre ne se doutait que trop bien de ce que ces révélations entraîneraient, au moins pour le bouleversement intérieur que Largo connaîtrait.

Le jeune homme se sentit plus proche que jamais du Père Maurice : malgré le temps qui s’était écoulé, il restait là, fidèle et protecteur. Largo se promit de retourner le voir bientôt, de lui dire qu’il l’aimait. Il ne l’avait jamais fait et en ressentait le besoin, à présent.

*



Ne parvenant pas à apaiser son esprit, Largo n’était finalement resté chez lui qu’une trentaine de minutes. Le silence de l’appartement l’oppressait. Il fallait qu’il pense à autre chose : cette filiation avec Istvàn Kaposvàr l’obnubilait. En boucle, il revoyait la photographie d’Anna et Nério lors de ce gala durant l’été 70 ; et il revisualisait les images qu’il avait vu un jour, dans une émission consacrée à la répression de la révolte hongroise de 1956. Tout ceci tournait dans sa tête, dans une sarabande infernale, et il ne parvenait pas à s’en défaire.

Largo s’était donc décidé à sortir, pour tenter de penser à autre chose. Il se promit néanmoins de demander à Kerensky de faire une recherche complète sur ce grand-père peu scrupuleux qu’il venait de se découvrir. Tandis qu’il attendait l’ascenseur, Largo eut un petit mouvement de sourcils, accompagné d’un vague sourire dans le vague. ‘Peu scrupuleux’, avait-il pensé ? Bel euphémisme ! C’était une vraie enflure, oui !

*



En entrant dans le bunker, Largo fut un peu déçu. Il avait espéré retrouver Simon, toujours enjoué. Simon, qui aurait su lui changer les idées et lui remonter le moral. Le Suisse avait toujours su être là quand il le fallait, lui mais aussi son enthousiasme indécrottable, ses pitreries et son sérieux. Car Simon savait allier toutes ces qualités en même temps – caractéristique dont d’ailleurs Largo n’avait jamais vu l’équivalent chez qui que ce soit d’autre. Simon était capable d’être grave et gai dans le même instant. C’est sans doute pour ça qu’il était si précieux dans leur équipe et si indispensable à l’équilibre de Largo. Car au-delà des qualités humaines qui en faisaient un compagnon agréable, il avait un don inimitable pour détendre une atmosphère lourde.

Et c’était exactement ce dont Largo avait besoin pour le moment : un Simon fidèle à lui-même, imprévisible et bon vivant, qui saurait l’entraîner sur les chemins de la perdition – pour reprendre les termes qu’un frère leur avait assénés, un jour que les deux amis déboulaient un peu hirsutes à Sarjevane, après plusieurs jours de folie. Mais à cet instant, Largo voulait justement suivre ces chemins : se distraire, oublier tout, fut-ce seulement pour quelques heures. Et cela, Simon pourrait le lui apporter, quitte à devoir affronter une gueule de bois mémorable le lendemain matin.

Malheureusement le Suisse n’était pas là, et Largo ne put pleinement cacher sa déception. Le bunker était d’ailleurs anormalement vide : car Kerensky lui aussi brillait par son absence – ce qui était suffisamment inhabituel pour amener un soulèvement de sourcil chez Largo.

En fait, seule Joy était installée devant son ordinateur, travaillant silencieusement dans la pénombre bleutée de la pièce. Elle releva les yeux vers lui et sourit vaguement. Comprenant l’interrogation muette de Largo, elle y répondit :

- Kerensky est parti au 45e étage résoudre les plantages répétés du système informatique du service du personnel.
- Ah… Et ça fait longtemps ? C’est grave ?
- Je ne crois pas, non. Il y est depuis deux bonnes heures. Il m’a appelée il y a dix minutes pour m’expliquer que les capitalistes étaient tous des imbéciles, qu’il détestait au plus haut point Bill Gates et ses programmes foireux, et qu’il détestait presque autant Harry Jones, l’un des chefs de bureau du service.
- Pour Bill Gates je vois, mais que vient faire cet Harry Jones là-dedans ?
- C’est lui qui, en lisant ses mails personnels depuis son ordinateur professionnel, a introduit un virus dans le système informatique du service. D’après Kerensky, c’est une belle saloperie. Le virus, pas Jones. Encore que…
- Je vois…
sourit Largo, réconforté de constater que le monde continuait de tourner normalement malgré les malversations de Kaspovàr et ses propres pensées moroses. La journée idéale pour Kerensky, en somme ! Et Simon ?
- Môssieur le Vice-Président avait un rendez-vous ‘essentiel pour son avenir’, selon ses propres termes. Il paraît que ça ne pouvait souffrir aucun retard. Il est donc parti il y a quelques heures déjà.
- Diantre ! Et avec qui, ce rendez-vous essentiel ?
- Norma Bell.
- Ah. Et qui est Norma Bell ?
- L’une des adjointes du capitaine Fishman. Simon a trouvé à cette demoiselle Bell beaucoup de ‘qualités humaines’, d’après ce qu’il a dit.
- Des qualités humaines… Laisse-moi deviner : c’est celle qui est grande, blonde et plutôt mignonne ?
- Tu as tout compris.


Largo se laissa tomber sur l’une des chaises du bunker, à côté de la jeune femme. Décidément, spoliations ou pas, Commission ou pas, Simon ne changerait jamais. Cela avait un côté rassurant, en fait. Simon était vraiment… Enfin c’était Simon, quoi !

Distraitement, Largo jeta un coup d’œil sur l’écran de l’ordinateur. Joy travaillait sur des plans de sécurisation de l’annexe que le Groupe W comptait ouvrir d’ici quelques semaines en Allemagne. Un ensemble de bureaux qui viendrait soulager les bâtiments surchargés du siège de Berlin. Joy analysait toutes les possibilités d’entrée dans les locaux. Largo estima qu’il s’agissait là d’une activité hautement lénifiante, mais sachant que la jeune femme se passionnait pour ce genre de choses, il préféra garder son opinion par-devers lui.

Lui adressant un dernier petit sourire, elle se re-concentra sur les schémas, tentant d’en discerner les failles afin d’anticiper toute intrusion éventuelle.

La voyant penchée sur son écran, Largo se sentit affreusement seul. Il avait besoin de réconfort, besoin de sentir qu’il vivait malgré tout ce qui venait de se produire dans sa vie ces dernières semaines. Il le sentait : le cœur lui manquait. Joy était là, devant lui, à la fois présente et lointaine.

Mais elle dut se rendre compte du regard insistant que Largo portait sur elle, car elle releva la tête, étonnée et interrogative.

Il accrocha son regard. Un regard empli d’affection et de tendresse. Un regard avec lequel il sentit qu’il serait moins seul. Alors il se décida : se penchant doucement vers elle, il approcha ses lèvres de celles de la jeune femme.

Mais Joy détourna la tête et ferma les yeux, comme pour puiser dans l’obscurité le courage de résister aux avances de son ancien amant. Elle ne voulait pas de ça. Pas comme ça, en tout cas. Si elle devait un jour renouer avec Largo, ce ne serait pas dans de telles conditions. Ce serait quelque chose de positif ; pas le résultat d’un moment de désespoir. L’un comme l’autre, ils subissaient l’effet dévastateur des révélations récentes, trop conscients des drames du passé, de l’assassinat d’Anna jusqu’au combat désespéré de Nério contre la Commission. L’un comme l’autre, ils étaient actuellement trop désemparés pour construire quoique ce soit de solide et de durable.

A regrets, Largo s’éloigna lentement du visage de la jeune femme, reprenant sa position initiale. Un refrain lui revint insidieusement en mémoire : ‘quand les amoureux se ramassent à la pelle, toutes les feuilles mortes se marrent entre elles’. Oui, là c’était certain, elles devaient bien se marrer, les feuilles mortes ! Largo se sentit encore plus mal à l’aise. Il se souvint d’avoir lu un jour quelque part que le pouvoir passe par la solitude. Il en fut convaincu à cet instant. Il était richissime ; il était puissant ; mais il était terriblement seul.

Il baissa la tête. Il se sentait définitivement le fils de Nério ; car son père aussi avait dû ressentir ce sentiment. Largo n’osa imaginer ce qui s’était produit dans sa tête lorsqu’il avait compris qu’il ne reverrait jamais Anna Kaposvàr, lorsqu’il avait pris conscience de ce qu’il n’aurait pas la possibilité de connaître réellement son propre fils, de le voir grandir.

Largo releva les yeux. Il vit Joy, assise devant lui, raide et mal à l’aise, se demandant visiblement si elle ne ferait pas mieux de partir tout de suite, de renoncer à étudier son dossier pour trouver une autre occupation, dans un autre endroit du building, loin, très loin du bunker et de son occupant actuel. Et il eut un vague sourire. Non, lui il ne serait pas seul. Quand bien même il ne renouerait pas ses liens passés avec la jeune femme, il ne serait pas seul. Elle était là et serait toujours là, il le savait. C‘était l’essentiel.

Il allait la remercier de sa présence, lui dire tout ce qu’il venait de comprendre, lorsque la porte du bunker s’ouvrit. Simon s’encadra. Ses yeux pétillants et son large sourire ne laissaient aucun doute sur le succès de ses charmes auprès de la fameuse Norma Bell. De toute évidence, le Suisse venait de passer des heures très agréables et en était ravi.

- Alors les amoureux ? Ça boume ? lança Simon d’un ton enjoué. Parce que si t’as rien d’autre à faire là tout de suite, Largo, faut que je te raconte : Norma, c’est… pfou ! Faut absolument qu’on aille prendre un café pour en parler…

Largo s’appuya contre le dossier de sa chaise, croisant les bras sur sa poitrine. Il sentit son cœur se réchauffer instantanément. Un sourire éclaira son visage. Il était le fils de Nério, soit ; mais il n’était pas Nério. Lui, il avait ses amis.

Fin.





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