Chapitre 3



- Une bombe qui a fait un mort, expliqua froidement Kerensky.

Largo ouvrit de larges yeux, totalement éberlué. Cette journée, qui pourtant avait commencé tout à fait normalement, était décidément bien mouvementée !

- Une bombe a explosé ? Où ça ?

Kerensky ôta précautionneusement ses lunettes, tandis que Joy et Simon se regardaient.

- Où ? insista Largo.
- A Budapest. Dans les locaux du siège hongrois du Groupe W. Une bombe a été lancée contre la porte du building, et l’un des vigiles a été tué. On dénombre également une demi-douzaine de blessés.

Largo pâlit à mesure que Simon exposait la situation. Le siège hongrois ? C'est-à-dire de Hongrie ? Et là encore, il faudrait admettre une coïncidence ? Il était peut-être disposé à l’admettre dans le cas de Durham, mais certainement pas pour la bombe. Au moment où cet argent amassé par Kaposvàr refaisait surface, voilà que la Hongrie venait sur le devant de la scène, et de façon on ne peut plus brutale. Ce n’était certainement pas le fruit du hasard.

- Quand l’explosion a-t-elle eu lieu ?
- Il y a un peu plus d’une heure,
expliqua Joy. Un homme a déboulé en moto, et son passager a jeté un petit sac à dos contre les portes du bâtiment. Les hommes de la sécurité qui étaient en faction ont à peine eu le temps de s’approcher que tout explosait. La police est déjà sur place, et ils sont en train de collecter les renseignements et les indices.
- Mais le type que j’ai eu au téléphone pense que l’enquête sera sans doute assez longue,
crut utile de préciser Kerensky.

Largo se laissa retomber lourdement sur les marches du bunker, vaincu par les émotions. Ses jambes refusaient de le porter davantage.

- Il y a une heure… répéta-t-il, la voix curieusement déformée. A quelle heure précisément ?

Ses trois amis le fixèrent, intrigués. Largo pensait manifestement à quelque chose de précis.

- Il était minuit 27 chez eux, soit pour nous…
- 18 heures 27,
acheva Largo. Donc environ trois heures après mon annonce au Conseil concernant la fortune Kaposvàr…
- …et trois heures après l’échec de Durham,
compléta Joy. Largo, tu penses qu’il y aurait un lien entre l’attentat à Budapest et ce qui s’est passé ici cet après-midi ?
- Ce serait une piste à approfondir, en tout cas,
nota Kerensky, agitant ses doigts en l’air pour les dégourdir, avant de pianoter sur le clavier. Ça fait très court pour tout organiser, mais c’est imaginable.
- Tu construis une bombe en moins de trois heures, toi ?
protesta Simon, peu convaincu.
- Ce n’est pas sorcier. Pour l’instant, on ne sait rien sur l’explosif qui a été utilisé : ce pourrait tout aussi bien être une ou deux grenades que le passager de la moto a dégoupillées juste avant de lancer son sac. Ou bien une grenade qui exploserait dans un sac contenant du TNT. Ou un détonateur à percussion relié à une charge de C4. Enfin toujours est-il que si tu as le matériel sous la main, ça peut se faire en quelques minutes.
- Ben tu me feras penser de ne pas trop te contrarier, toi…
marmonna Simon. En fait, t’es super dangereux, comme type !

Kerensky lança un regard plus que réfrigérant au Suisse, mais celui-ci s’était déjà renfermé dans ses pensées. Si effectivement les choses étaient aussi simples à faire, alors oui, c’était plausible : il pouvait y avoir un lien entre l’attentat et la séance du Conseil. Mais cela prouverait alors qu’ils avaient affaire à un réseau bougrement bien organisé !

- Ce pourrait être une sorte d’avertissement… lâcha pensivement Joy. S’ils avaient vraiment voulu tuer beaucoup de personnes, ils auraient choisi un mode opératoire moins aléatoire. Et une heure de forte affluence : rien ne leur garantissait qu’ils allaient tuer qui que ce soit, en intervenant aussi tardivement.
- De fait.
- Même si c’est le cas, ça reste un avertissement qui coûte cher !
nota Largo d’une voix blanche.
- La vie d’un vigile… reconnut la jeune femme. C’est beaucoup pour nous, c’est vrai. Mais le commanditaire n’est peut-être pas avare en vies humaines.

Tous se regardèrent. Une idée leur trottait dans la tête, mais cela paraissait trop gros pour être vrai. Il pouvait y avoir des dizaines de raisons à cet attentat, après tout.

- Je pars pour Budapest dans une heure, informa Simon, tout en récupérant l’un des revolvers que Joy avait déposés sur la table centrale. Jerry est prévenu, il fait faire le plein du jet.
- Je viens avec toi.
- Hors de question, Largo ! On ne sait pas si ce n’est pas un piège pour t’attirer là-bas, et…
- Et quand bien même ? Joy, tu le sais aussi bien que moi : j’irai là-bas. Alors ce n’est pas la peine de perdre du temps à tergiverser des heures durant. J’accompagne Simon, c’est tout. Et c’est un point qui n’est pas négociable. Fin de la discussion. Mais si tu veux tu peux venir, bien évidemment.


La jeune femme le foudroya du regard. Elle détestait quand il faisait ça, quand il la mettait au pied du mur. Bien sûr, qu’elle allait l’accompagner ! C’était son job, et elle l’assumerait jusqu’au bout, sans se poser de questions. Mais enfin il risquait bel et bien de se jeter dans la gueule du loup, une fois encore !

- Ok. Kerensky, on file tous les trois, fit Largo, se tournant vers le Russe. Toi, tu nous trouves ce que tu peux sur les circonstances de l’attentat et sur Durham.
- Je vous préviens dès que j’ai du nouveau.


*



Le jet survolait l’Atlantique depuis presque deux heures, déjà. Les trois amis n’avaient eu de cesse d’échanger leurs points de vue sur les derniers événements : le comportement de Durham, la fortune Kaposvàr, l’attentat en Hongrie… Beaucoup de choses étaient venues bouleverser leurs vies depuis quelques jours. Un débriefing s’imposait, avant de repartir sur de nouvelles orientations.

- Largo, je résume et tu me dis si j’ai bien compris… fit Simon, soucieux de faire le point. Sous un prétexte plus ou moins bien trouvé, Durham a tenté de t’évincer de la direction du Groupe W. Et on peut supposer qu’il espérait contrôler les membres du Conseil, étant donné leur couardise légendaire et leurs préoccupations purement financières.
- Effectivement.
- Bien. Et pour te virer, il a invoqué l’existence d’une faute de gestion, c’est ça ?
- Oui. C’était le seul moyen, d’après Sullivan.
- Ok ok, mais c’est pas la question, on va pas faire un débat sur les moyens juridiques de se débarrasser d’un PDG,
s’impatienta le Suisse. Donc, Durham s’est appuyé sur un critère simple : l’argent.
- En effet…
approuva Joy, qui ne voyait pas très bien où Simon voulait en venir.
- Je poursuis : il s’est fondé sur le critère de l’argent pour obtenir le pouvoir au sein du Groupe W.

Simon s’interrompit quelques instants. Il lui fallait trouver les mots justes pour achever son raisonnement. En face de lui, Largo et Joy, concentrés, attendaient la suite.

- Tout ça nous amène finalement à deux choses, deux éléments qui caractérisent la tentative de Durham.
- L’argent et le pouvoir ?
- C’est exactement ça, Largo.
- Ce qui nous amène à quoi ?
- Et bien l’argent et le pouvoir, ça ne te rappelle rien ?
- Tu penses à la Commission Adriatique, n’est-ce pas ?
fit Joy.
- En tout cas ce sont là leurs principes traditionnels, non ? Comme une sorte de signature.
- Tu veux dire que Durham serait inféodé à la Commission ?
balbutia Largo, accusant le coup.
- Oui, il faut reconnaître que ta théorie colle, Simon… approuva Joy. Largo, c’est bien APRES avoir parlé de l’utilisation de l’argent Kaposvàr par Nério que Durham s’est manifesté ?
- Oui. Jusque là il était fidèle à lui-même : totalement incolore, inodore et sans saveur.
- Alors peut-être qu’il est intervenu pour changer de conversation ?
- C'est-à-dire ?
- Et bien il savait peut-être DEJA sur quels fonds s’est bâti le Groupe W ? Et constatant que tu l’as appris et que tu le révèles au Conseil, il a pu avoir peur que tu ne parles AUSSI de la Commission Adriatique, qui n’apprécierait certainement pas ce genre de publicité.
- Alors ce vote de défiance n’aurait été qu’une diversion ?
fit Largo, sidéré.
- Possible.

Largo dévisagea Joy, puis Simon. C’était certes énorme, mais après tout parfaitement envisageable. Roi de l’opportunisme, convaincu que la meilleure défense reste en toutes hypothèses l’attaque, Durham aurait tenté de se débarrasser de Largo, plutôt que de prendre le risque de le voir révéler l’existence de la Commission. Oui, en fait, c’était même une explication acceptable. Pour ne pas dire probable.

- On peut même pousser plus loin le raisonnement… poursuivit Joy, réfléchissant à haute voix. N’oublions pas que Durham était dans le staff du Groupe W avant même l’entrée de Sullivan, c'est-à-dire il y a plus de trente ans.
- Donc il y était au moment où Nério appartenait encore à la Commission,
constata Simon.
- Il y était à l’époque où Nério et Anna en faisaient partie, certes. Mais c’est également le moment où ils ont voulu en sortir, tout au moins si on recoupe ce que nous a dit le Père Maurice et ce que nous savons par nous-même.
- Alors tu crois que la Commission aurait introduit Durham pour surveiller Nério et Anna ?
hasarda Largo.
- Ils utilisaient les fonds Kaposvàr, ce qui représentait une fortune considérable…
- Et ils le faisaient pour bâtir un empire économique mondial extrêmement puissant. Ce qui veut dire qu’on retombe sur les deux centres d’intérêt de la Commission : l’argent et le pouvoir.
- Exact, Simon,
approuva Joy. On peut dès lors légitimement penser qu’ils ont voulu placer un homme pour surveiller leurs intérêts et vérifier le ‘bon’ comportement de Nério et Anna.
- Et cet homme serait Brian Durham…
conclut Largo.

Simon et Joy approuvèrent d’un hochement de tête. Ils formaient une bonne équipe, décidément.

- Cela dit, il y a quelque chose qui ne colle pas dans tout ça… reprit pensivement Simon.
- Quoi ?
- Si nous avons vu juste, logiquement Nério savait, ou tout au moins il pouvait bien se douter que Durham roulait pour la Commission.
- Sans doute, oui,
reconnut Largo.
- Pourquoi l’aurait-il gardé, dans ces conditions ?
- Parce qu’il n’avait pas le choix ?
proposa Joy.
- Peut-être au début, admit Simon. Mais lorsqu’il est entré en guerre contre la Commission, Durham aurait dû être sa première victime, non ?
- Pas forcément,
réfuta Largo. Il préférait peut-être avoir affaire à Durham, qu’il connaissait : s’il l’avait viré, la Commission aurait sans doute voulu placer un autre agent. Et Nério n’aurait pas été certain de pouvoir l’identifier. Au moins avec Durham, il savait sur quel pied danser. John m’a assuré que mon père s’en méfiait... Et en fait, tout ce qu’il m’a raconté coïncide.
- Mais encore ?
- Et bien Durham bossait correctement, mais Nério épluchait systématiquement ses comptes et ses rapports. Et lorsqu’ils s’opposaient, John a cru discerner une sorte de lien entre eux… Comme s’ils avaient su l’un et l’autre à quoi s’en tenir, et qu’ils combattaient malgré tout avec les armes qui s’offraient à eux – sans pour autant que leur combat puisse être décodable par ceux qui assistaient à la scène.
- Donc Durham serait bel et bien affilié à la Commission, et paradoxalement c’est en partie pour cette affiliation qu’il serait resté au service de Nério…
résuma Simon.
- Oui. Ce qui veut dire que la Commission avait encore jusqu’à aujourd’hui un agent au sein du Conseil du Groupe W : Brian Durham.

L’affirmation de Joy retomba lourdement dans la cabine de l’avion. Largo réalisa que depuis le début il abritait en son sein son propre ennemi. Il s’était toujours méfié des plus virulents. Il s’était même demandé un temps si Michel Cardignac n’était pas lui-même un agent de la Commission. Mais il se rendait compte maintenant combien il s’était abusé. Car justement, Cardignac était un opposant trop ‘officiel’ pour ce genre de poste. La Commission préférait jouer la carte de la discrétion. Cela avait été le cas avec Van Dreemar, que John Sullivan n’avait jamais soupçonné avant qu’il ne se découvre lui-même lors de la succession de Nério. Et maintenant Brian Durham. Nério avait conservé près de lui ses pires ennemis, sans doute pour les surveiller autant qu’eux le surveillaient. Et lui, Largo, il s’était laissé berner. Passe pour Van Dreemar : il venait à peine de prendre ses fonctions, il ne connaissait encore personne... Mais Durham ! En deux années, il ne s’était jamais douté de rien. C’était aberrant, en y réfléchissant bien. Quelle naïveté de sa part !

- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Largo leva les yeux vers Simon. Il détestait lorsqu’il posait ce genre de questions ; parce qu’il n’avait aucune idée de la réponse. Et pour l’instant, il n’était pas certain d’avoir en sa possession tous les éléments nécessaires pour décider de quoique ce soit. Il était cerné au plus près par des hommes de la Commission, soit. Mais qu’allait faire Durham, de son côté ? Largo fronça les sourcils. La réponse n’avait rien d’évident. Et pourtant de cette réponse dépendraient beaucoup de choses, à commencer par la réaction qu’eux-mêmes allaient avoir.

- Je ne pense pas qu’il restera au Groupe W…

Joy avait suivi le même raisonnement, et donnait son avis. Comme d’habitude. Joy n’était pas du style à conserver par-devers elle ses opinions. Durham démissionnerait, alors ? Oui, c’est en tout cas ce qui semblait logique compte tenu de son échec… A condition qu’il ait compris qu’il était démasqué.

- Il sait forcément que nous avons compris pour qui il bossait réellement, Largo… continua la jeune femme.

Le jeune milliardaire esquissa un vague sourire et croisa son regard. Décidément, elle le connaissait bien : sans qu’il ait rien dit, elle avait lu en lui comme dans un livre ouvert, suivant chacune de ses réflexions, chacune de ses interrogations. Leur complicité le rassura : il n’était pas seul.

- C’est sûr qu’il ne va pas rester… Mais je ne suis pas certain qu’il démissionne pour autant, intervint Simon.

Les deux jeunes gens renoncèrent à se fixer pour se tourner dans un même élan vers le Suisse. Les yeux dans le vague, celui-ci grimaçait, plongé dans ses propres réflexions. Il continua :

- Je crois que tu as raison, Joy : Durham ne va pas rester au Groupe.
- Tu crois qu’il ne va pas démissionner ? Tu crois qu’il attendra que je le vire ? dit Largo.
- Non, je me suis mal fait comprendre. Je crois que la Commission ne lui pardonnera pas d’avoir grillé sa couverture pour rien.


Joy souffla bruyamment, imitée par Largo. Oui, évidemment, c’était d’une logique implacable. Ils le savaient : la Commission ne se caractérisait pas par sa mansuétude, ni par sa patience. Elle sanctionnait les échecs. Une sanction définitive et sans appel.

- Et bien sûr je suis un patron détestable si, sachant qu’il risque d’être assassiné, je ne fais rien pour lui, n’est-ce pas ?

Simon et Joy ne répondirent pas. C’était une forme de non-assistance à personne en danger, indéniablement. Mais il ne s’agissait pas de n’importe qui : il s’agissait d’un homme qui avait partie liée à l’une des plus grandes puissances occultes de la planète. Un homme qui était l’un de leurs membres, qui appuyait leurs décisions, qui en plus de trente années n’avait jamais failli à leur service. Il s’agissait d’un agent fidèle de la Commission. Ce n’était pas comme abandonner un innocent. Mais ses agissements justifiaient-ils pour autant qu’on le laisse mourir sans rien faire ?

- Ça me rappelle les questions de philosophie sur lesquelles le Père Maurice me faisait plancher, lorsque j’étudiais au monastère… lâcha pensivement Largo. L’homme est-il toujours digne d’être protégé. Joli sujet, non ?
- Si on veut...
marmonna un Simon fort peu convaincu par la pertinence de l’évocation des souvenirs de lycée à cet instant précis. Et… tu as la réponse à ta ‘jolie’ question, au moins ?
- Non...


Joy cilla. C’était la première fois qu’elle voyait Largo hésiter à protéger quelqu’un. Il était plutôt du genre à foncer, fut-ce à ses propres risques et périls. Il était un impulsif généreux. Certes c’était parfois agaçant, mais c’est également ce qui rendait le jeune homme si attachant : son désintéressement et sa capacité à se mettre au service d’autrui. Pour la première fois, il se posait la question de savoir quelles étaient les limites de ces qualités.

Mais il est vrai que Durham incarnait ce qu’il ne pouvait qu’abhorrer : un groupuscule qui avait tué sa mère, puis son père ; qui avait tenté de le tuer lui-même ; qui avait mis des pays entiers à feu et à sang dans le seul but d’un profit supplémentaire… Joy croisa le regard du jeune homme. Il la regardait fixement, attentif, concentré. Il se souvenait de tout, lui aussi. Y compris de cet affreux bruit mat qu’avait fait le corps de la jeune femme en retombant sur le sol du hangar n° 6 de l’aéroport, à Montréal.

- Je me souviens de ce que m’apprenait le Père Maurice… poursuivit lentement Largo. Dans la Constitution française de 1793, il y a un passage qui dit : ‘le peuple français donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans’. Ça colle assez bien avec notre situation, finalement : devons-nous protéger tout le monde, même nos ennemis ?
- C’est vrai… Et toi, tu en penses quoi ?
demanda Simon d’une voix rauque.

Largo prit le temps de peser sa réponse avant de parler. Car ce n’était pas simple. Pas évident. Pas facile. Les secondes s’éternisaient. Enfin, Largo soupira et répondit :

- J’en pense que ceux qui ont rédigé le texte de 1793 sont également ceux qui ont admis la Terreur de Robespierre, le gouvernement révolutionnaire et toutes ses atrocités ; que ce sont les mêmes qui ont accepté les massacres et les exécutions sommaires, eux qui ont toléré l’instauration de l’un des premiers régimes totalitaires recensé dans le monde… Et je pense que nous valons mieux que ces hommes là.

Il releva les yeux vers Joy puis Simon. Son regard était dur, mais il n’y avait plus rien d’hésitant. Il avait pris sa décision, aussi difficile qu’elle ait pu être, et quelles qu’en seraient les conséquences. Il serait plus généreux que les Montagnards de l’An I.

- Alors nous allons effectivement nous occuper de la protection de Durham, même si ça me coûte… conclut-il en serrant les mâchoires.
- J’appelle Kerensky ?
- Oui, qu’il s’en charge. Nous, on continue vers Budapest. Je veux savoir ce qui s’est passé, et je veux être sûr que la famille du vigile qui a été tué ne manquera de rien.


Joy soupira, trahissant ainsi son soulagement. Elle retrouvait Largo en ce jeune homme décidé, préoccupé du sort de ses employés, allant jusqu’à offrir la protection à son ennemi. Quelques instants, elle avait redouté que cet homme là n’ait disparu, annihilé par les coups répétés de la Commission. Mais non, il résistait : il demeurait fidèle à lui-même, malgré toutes les rancœurs qui s’accumulaient. Il restait… grand. C’était le seul mot qui lui venait à l’esprit. Largo était grand, généreux, altruiste... Et c’est de cet homme là qu’elle était amoureuse ; c’est cet homme là qui était l’ami de Simon. Pas un PDG que les attentats répétés de la Commission auraient rendu dénué de toute compassion. Elle avait craint un instant que ce ne soit le cas ; mais non. Largo ne s’était pas laissé prendre au piège. Il était plus fort qu’eux. Il ne se laisserait pas miner par eux. Rassérénée, elle lui offrit un sourire réconfortant, mettant de côté sa méfiance envers Durham et son scepticisme quant à l’opportunité de conserver ce chacal auprès d’eux.

*



Ce fut la sonnerie insistante du téléphone qui tira Largo de sa léthargie. Il regarda tout autour de lui, et mit quelques instants à se rappeler de l’endroit où il se trouvait. La pièce ne lui disait rien. Il se redressa légèrement pour constater qu’il était allongé sur un canapé, les pieds sur une table basse. Un décor parfaitement neutre et insipide. Un hôtel. Et cette sonnerie était celle de son portable. Où ça ?… Ah oui, ça venait de par là. Il repéra sa veste négligemment jetée sur une chaise, et récupéra son portable dans l’une des poches. Trop tard. La messagerie avait pris le relais.

Largo étouffa un juron. Il s’était levé pour rien, finalement ! Il cligna plusieurs fois des yeux, espérant vainement chasser cette brume qui lui paralysait les neurones, et se laissa retomber sur le canapé. Il était épuisé. Il prit le temps de recadrer son cerveau fatigué. Oui, ça y est, ça lui revenait. Il était à Budapest. L’attentat. Il avait rencontré un tas de personnes, qui toutes lui avaient paru bouleversées par ce qui s’était produit.

Mais le plus difficile avait sans doute été lorsqu’il avait senti la main de Joy sur son épaule ; lorsqu’il l’avait entendue chuchoter à son oreille, d’une voix nouée, que la femme du vigile tué était là. Il s’était retourné, pour se trouver face à une jeune femme totalement perdue. Une petite trentaine, brune aux cheveux courts. Elle était sans doute jolie ; mais ses traits étaient totalement déformés par la détresse qu’ils trahissaient. Les yeux embués, elle le regardait sans réellement le voir. Elle venait de subir un choc profond, et visiblement commençait à peine à prendre l’ampleur de la catastrophe.

Largo s’était entendu dire qu’il était désolé, qu’elle ne serait pas seule, que le Groupe W ne l’abandonnerait pas. Ni elle ni ses deux enfants. Il l’avait assurée qu’elle pourrait compter sur lui. Mots importants, certes, mais tellement insignifiants, finalement !

Le regard qu’elle avait eu le hanterait longtemps, il le savait. En quelques instants, elle avait tout perdu, tout ce qui faisait sa vie et celle de ses enfants. Et le discours de Largo promettant l’aide matérielle du Groupe W, pour aussi réconfortant qu’il puisse être, ne lui rendrait certainement pas son mari. C’était ce qu’il avait lu dans les yeux de la jeune femme : un mélange subtil d’horreur, de reconnaissance et de désespoir. Il s’était senti affreusement impuissant pour soulager la détresse qui en transparaissait. Ce regard le poursuivait encore maintenant, lui rappelant la vacuité de ses efforts.

Le regard s’estompa cependant lorsque des coups violents furent frappés contre la porte. Largo maugréa et se releva. Les coups redoublaient, accompagnés maintenant de deux voix qui l’appelaient avec insistance. Joy et Simon. Et ils semblaient pressés. Des ennuis en perspective, de toute évidence.

Il ouvrit la porte, et ses deux amis le poussèrent sans grand ménagement à l’intérieur de la pièce. Effectivement, leurs visages disaient clairement que rien ne s’était arrangé, bien au contraire.

- Largo, on a un pépin.
- Sans rire ?
- Aucune envie de rire, non. On a un attentat contre le Groupe W à New York,
annonça Simon d’une traite.
- Quoi ?
- Il y a une bombe dans les locaux du siège du Groupe. L’évacuation s’organise en ce moment même...
précisa Joy.
- Mais enfin c’est…
- On fait quoi ?


Largo lança un regard noir vers Simon. Décidément, il se spécialisait dans les questions sans réponse ! On faisait quoi, on faisait quoi… Pour tout dire, Largo n’en avait pas grande idée, là !

- Que sait-on exactement ? demanda-t-il malgré tout.
- Les vigiles de la vidéo-surveillance ont repéré des mouvements qu’ils ont jugé suspects dans le parking du building. Ils ont prévenu Kerensky, et une équipe est allée jeter un coup d’œil. Une bombe a été déposée dans une voiture, et pour l’instant les services de déminage sont à pied d’œuvre.
- Et c’est tout ?
- C’est déjà pas mal, une bombe, non ?
ironisa Simon.
- Pour l’instant les étages inférieurs de la tour sont évacués, coupa Joy. Les étages supérieurs viendront plus tard si besoin est, mais les démineurs estiment que de toute façon la bombe n’est pas assez puissante pour déstabiliser l’ensemble de la structure. Au pire si ça explose, ils pensent que quelques plafonds s’effondreront ; mais pas au-delà du deuxième ou troisième étage. Alors ils parent au plus pressé pour l’instant, et ils évacuent les bureaux qui sont effectivement exposés.
- Et les hommes, on les a pris ?
- Ils se sont enfuis avec une camionnette de livraison de couleur claire. Kerensky vient de lancer des recherches dessus, mais il s’agit certainement d’un véhicule volé.
- Parce que Georgi est toujours au bunker ?
- Oui.


Largo ouvrit de grands yeux, totalement sidéré. Une bombe avait été déposée, elle menaçait d’exploser à tout moment, et Kerensky restait tranquillement à quelques mètres de là, calfeutré dans son bunker ? Mais il était totalement inconscient ou quoi ? Joy dut lire l’incompréhension dans son regard, car elle poursuivit :

- Lorsque le bunker a été construit, Nério s’est assuré que son fonctionnement et son inviolabilité seraient garantis en toutes hypothèses. Rassure-toi Largo, il pourrait faire concurrence à n’importe quel abri anti-atomique. C’est du solide. Même si la bombe venait à exploser, Kerensky serait très probablement à l’abri.
- A l’abri !
lâcha Largo, sceptique et désabusé. A l’abri, oui, mais sous des tonnes de débris. Sans compter que si ça saute, on aura des tas de morts… Ils sont sûrs de pouvoir déminer la bestiole sans bobo ?
- On n’est jamais sûr de ce genre de choses, Largo…
reconnut Joy à contrecœur.
- Je vois.

Largo soupira profondément. Il en avait assez. Il revit devant ses yeux danser la lueur qu’il avait lue dans le regard de la femme du vigile... Et il sut qu’il ne pouvait pas baisser les bras, même si le découragement l’envahissait. Ce regard le pousserait à combattre la Commission par tous les moyens. Car là encore, il ne croyait pas aux coïncidences. Les bombes ne faisaient pas partie du quotidien du Groupe W, grâce à Dieu. Et voilà qu’en quelques heures, deux de ces engins de mort étaient déposés dans des locaux de la compagnie. C’était le même commanditaire, très certainement. Un commanditaire qui pouvait mobiliser en une heure une équipe à Budapest, et organiser parallèlement un attentat contre le siège new-yorkais du Groupe. Nul besoin d’avoir fait des études supérieures pour comprendre de qui il s’agissait.

- Largo, on fait quoi ?

L’intéressé haussa les épaules, agacé. C’était devenu un défi de Simon ou quoi, ce genre de questions ? En tout cas c’était très horripilant, cette insistance à toujours vouloir savoir ce qu’il convenait de faire, alors que lui-même, Largo, n’en avait strictement aucune idée.

- Parce qu’on a le choix : soit on reste ici pour enquêter, soit on rejoint New York au plus vite pour voir exactement ce dont il retourne… poursuivit le Suisse.
- Pour ce qui est de l’enquête ici, de toute façon on ne va pas pouvoir avancer des masses, rétorqua Joy. Budapest n’est pas une ville que nous connaissons, nous ne maîtrisons ni la langue ni les réseaux clandestins, nous n’avons aucun contact particulier. Et de toute façon nous avons deviné qui était derrière tout ça, n’est-ce pas ?

Les deux hommes ne répondirent pas, se contentant d’approuver d’un vague signe de tête. Joy continua à développer sa pensée :

- Donc rattraper nos deux poseurs de bombes est certes essentiel, mais ce n’est pas une priorité pour nous. La police hongroise peut très bien le faire toute seule – d’autant qu’ils sont conscients de l’importance de l’affaire pour l’image de leur pays, au moment où ils veulent intégrer l’Union européenne. Ils ne peuvent pas se permettre de laisser des histoires comme celle-là sans réponse. Et de toute façon, ceux qui seront identifiés comme les poseurs de bombe ne seront que des lampistes, des hommes de mains. Nous, on s’intéresse plutôt au gros gibier.
- C'est-à-dire ?
demanda Largo, tout en connaissant déjà la réponse.
- C'est-à-dire les dirigeants. Lorsque les auteurs de l’attentat auront été appréhendés, on pourra commencer à travailler pour remonter la chaîne de commandement, le cas échéant. Mais pour nous l’urgence pour l’instant, c’est de savoir qui était visé dans l’attentat de New York ; pas quel est le petit malfrat hongrois qui a été recruté par la Commission.
- Pour New York, il se peut que personne n’ait été visé. C’est peut-être un simple avertissement ?
suggéra Simon.

Son téléphone sonna, l’interrompant. Faisant un signe de la main, il décrocha et tourna le dos à ses amis, les laissant discuter entre eux.

- Simon a raison, approuva Largo. C’est peut-être un autre ‘avertissement’, tout bonnement.
- Je ne crois pas, non. Ils visaient sans doute quelque chose de plus précis. Autant il est facile de jeter un sac à dos contre la porte vitrée d’un bâtiment, autant pénétrer dans les parkings souterrains du Groupe n’a rien d’une partie de plaisir. Kerensky et moi avons fait notre boulot, même si visiblement ce n’est pas parfait. Je peux te dire qu’il a fallu qu’ils se cassent la tête pour trouver une faille et entrer.
- Donc… ?
- Donc ce n’est pas un avertissement. Ils veulent quelque chose.
- Ok, mais quoi ?
- Brian Durham.


Largo et Joy se tournèrent d’un bloc vers Simon, l’auteur de la dernière intervention. Il venait de raccrocher et les regardait gravement.

- C’était Kerensky. Les services de déminage sont toujours à l’œuvre pour neutraliser la bombe. Mais lui, il a progressé. Il sait notamment à qui appartient la voiture qui a été piégée : c’est celle de Durham.
- Ce qui confirme son rôle et les intentions de la Commission à son égard…
commenta Joy.
- Mouais…

Largo s’avachit dans le canapé, pensif. Il éprouvait le besoin de prendre le temps de tout récapituler dans son esprit. L’attentat de Budapest était juste une mise en garde intervenue sur le moment, une sorte de réaction à chaud. Et pendant que lui-même s’était précipité vers la Hongrie, la Commission mettait en place un dispositif destiné à éliminer celui qui avait été son homme lige pendant plus de trente années et qui venait d’échouer : Brian Durham.

Mais voilà : la sécurité du Groupe W était assurée par des pros, indéniablement. Kerensky et Joy avaient blindé le dispositif. Certes, il y avait manifestement une faille quelque part puisque les deux hommes avaient pu entrer. Mais ils avaient été repérés, et la bombe n’avait pas explosé. Enfin tout au moins pas encore. Et étant donné la présence sur place des services de déminage, Largo pouvait espérer qu’il n’y aurait effectivement pas d’explosion.

Restait la question centrale de la pensée Simonienne ces jours derniers : que faire ? Joy avait donné son avis. Selon elle, ils devaient rentrer au Groupe W puisque leur présence à Budapest était inutile. Soit. C’était effectivement logique. Ils allaient donc suivre l’avis de la jeune femme. Ils rentraient à New York.

*



Le vol s’était passé sans incident, les trois jeunes gens faisant à nouveau le tri dans les événements récents qui étaient venus bouleverser leurs vies et celle du Groupe W. Et les dix heures d’avion avaient été passées à discuter. Tout au plus avaient-ils fini par se reposer durant deux heures – sans pourtant qu’aucun n’ait réellement dormi. Disons plutôt que chacun s’était claquemuré dans ses propres pensées, s’abîmant dans un mutisme total.

Joint par téléphone, Kerensky avait expliqué que pour limiter les dégâts autant que faire se pouvait, il avait joué franc-jeu avec Durham. Le Président du département ‘Recherche et Développement’ du Groupe n’avait d’ailleurs pas cherché à biaiser, se sachant découvert. Lorsque Kerensky lui avait parlé de son inféodation à la Commission Adriatique depuis une trentaine d’années, tout au plus Durham avait-il levé un sourcil surpris. Mais là où il avait été impressionné, c’est lorsque Kerensky, poursuivant sur sa lancée, lui avait expliqué les derniers événements et la décision de Largo. D’après le Russe, Durham avait eu l’air étonné que le PDG pense à le protéger malgré ses liens étroits avec la Commission.

Toujours est-il que pour assurer au mieux la sécurité de l’individu en question, Kerensky avait décidé qu’il ne quitterait la tour W sous aucun prétexte. Il avait donc passé la nuit dans l’un des appartements d’hôte, et les vigiles avaient été mis en alerte maximale pour l’occasion. Le hall du Groupe prenait, selon les dires du Russe, des allures de camp retranché ; mais au moins il était certain que personne ne leur réserverait de mauvaise surprise. De toute évidence, Kerensky n’avait pas apprécié l’intrusion de deux hommes de main dans le parking de l’immeuble, et il entendait que ce genre de choses ne se reproduise pas. Alors en attendant de tout re-vérifier et re-paramétrer, il ne prendrait aucun risque. Et là où ses systèmes élaborés avaient failli, il entendait que les hommes de sécurité ne faillissent pas.

Joy avait esquissé un vague sourire lorsque le Russe avait achevé son exposé, avec une voix inhabituelle chez lui et qui laissait filtrer son agacement d’avoir pu ne pas tout anticiper. Pour tout dire, elle-même n’était pas très fière de leur travail. Car il s’agissait peut-être d’agents sur-entraînés roulant pour la Commission, mais les faits étaient là : deux hommes avaient pu entrer dans le building. Et si Kerensky et elle avaient été aussi efficaces qu’ils entendaient l’être, cela n’aurait jamais dû se produire. Ils avaient commis une faute, une négligence, et l’addition ne s’était pas faite attendre : une bombe.

Certes, elle n’avait pas la naïveté de croire qu’ils pouvaient tout contrôler, tout verrouiller. Elle le savait, ce genre de boulot ne pouvait jamais aboutir à une sécurité totalement fiable. Comme Simon l’avait dit un jour le risque zéro n’existait pas, et Joy en était parfaitement consciente. Mais ils auraient dû faire mieux. Ils étaient là pour ça, après tout.

Aussi la jeune femme s’était-elle murée dans un mutisme empli de colère. Colère contre la Commission, certes, mais également et surtout contre elle-même. Elle avait échoué et ne se le pardonnait pas. Elle se le pardonnait d’autant moins que Largo ne semblait pas lui en vouloir le moins du monde. Elle aurait préféré qu’il se mette en colère, qu’il constate que le building W était un véritable gruyère, ou quelque chose comme ça... Mais non. Cela faisait partie des qualités, mais également des défauts de Largo : il pardonnait à ses amis, allant parfois jusqu’à refuser de se rendre compte de leurs erreurs. La preuve : il était plus qu’évident qu’il ne voyait pas en quoi l’intrusion de ces deux poseurs de bombes pouvait être révélatrice d’un défaut dans le système de sécurité. Il ne faisait pas le lien entre les deux, et Joy s’était convaincue que cela tenait à un élément central : ledit système avait été établi par ses amis. Et cela lui suffisait pour être persuadé que si eux n’avaient pas pu empêcher l’intrusion, personne n’aurait pu le faire.

Mais de son côté, la jeune femme aurait voulu être sûre de la même chose. Elle ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir. Ce n’était pas la première fois que des hommes armés pénétraient dans la tour, certes. Mais à chaque fois, elle avait eu ce même sentiment : ce goût amer de la défaite dans la bouche. Et elle détestait ça. D’autant qu’à chaque fois il y avait eu des fusillades, des tués. Des tués dans le camp des méchants, soit, mais enfin il s’agissait toujours de morts d’hommes. Et tout agent secret qu’elle ait pu être, tout garde du corps qu’elle soit encore aujourd’hui, elle n’aimait pas voir des hommes tués. C’était plus fort qu’elle, elle avait toujours un mouvement de recul lorsqu’elle découvrait un cadavre. Cela avait été le cas lorsqu’ils avaient retrouvé le corps sans vie de Tara, une jeune militante écologiste tchèque. Cela avait été également le cas lorsqu’elle avait été contrainte de tuer ce membre d’un clan yakusa qui en voulait à Largo. Elle était prête à se servir de son arme, cela ne lui posait même aucun problème sur le moment. Mais après, à chaque fois, elle avait ce sentiment curieux et ambigu qui s’insinuait en elle.

Aussi est-ce avec un soulagement qu’elle ne chercha pas à dissimuler qu’elle accueillit la nouvelle, deux heures avant l’atterrissage à New York : la bombe avait été neutralisée sans dommage. Finalement, le building n’avait pas été totalement évacué, et les personnels des dix premiers étages avaient été invités à reprendre leurs fonctions, les services compétents, aidés de Kerensky, s’étant assurés de ce que la sécurisation de la tour était à nouveau une réalité.

Pourtant, leur arrivée au building W leur réserva une surprise de taille.

*



La limousine avait dû s’immobiliser à cinq cent mètres de la tour W, bloquée par des embouteillages monstrueux et inhabituels – non pas tant les embouteillages eux-mêmes que leur ampleur. Car aucun véhicule n’avançait plus depuis plusieurs dizaines de minutes. Largo Simon et Joy étaient donc descendus, abandonnant le chauffeur aux émanations de carbone dues aux gaz d’échappement. Pour leur part, ils avaient décidé de couvrir à pied la distance qui restait.

Mais ils n’avaient pu aller très loin. Alors qu’ils distinguaient déjà la façade de l’immeuble, ils s’étaient retrouvés pris dans une foule compacte, immobile et curieuse. Se frayant un chemin en jouant des coudes, ils avaient réussi à progresser un peu, pour finalement atterrir devant un cordon de policiers en tenue. Devant l’étonnement des trois jeunes gens, l’un des policiers, les repoussant sans grand ménagement, avait parlé d’alerte, d’explosion, de risque, d’im-pos-si-bi-li-té d’aller plus loin... Et de Groupe W. Ce qui n’avait manqué de susciter un émoi certain chez les trois jeunes gens en question.

Finalement, Largo avait pu franchir le rideau pourtant impénétrable de policiers. Il faut dire que lorsqu’il avait fait état de son identité et de la qualité des personnes l’accompagnant (le Vice-Président en charge des affaires de sécurité et son garde du corps, tout de même !), le factionnaire avait changé de couleur. Et il avait appelé immédiatement son supérieur, repoussant déjà plus mollement Largo et ses amis.

*



- Mais je ne comprends pas ! protestait Largo, marchant d’un pas vif vers l’immeuble W. On m’avait pourtant assuré que la bombe avait été désamorcée !
- Mais ce n’est pas la même qui a explosé, M. Winch…
fit l’officier de police qui tentait d’adapter ses pas à celui du milliardaire, ce qui n’avait rien d’évident étant donné leur différence de taille.
- Comment ça, pas la même ?

Largo s’était arrêté brutalement. Ils étaient au bas des marches qui menaient au vaste hall d’entrée, et le jeune PDG ouvrait des yeux ébahis sur le policier qui l’accompagnait. ‘Capitaine Stanley Fishman’, avait-il annoncé. Un petit homme gringalet, au regard délavé mais au visage décidé. Mais tout décidé qu’il soit, Fishman n’avait pas vraiment eu le temps d’expliquer la situation : dès le mur de policiers franchi, Largo s’était dirigé droit vers le building, et l’officier devait courir après lui pour ne pas se laisser distancer.

Mais enfin, Winch s’était immobilisé. Fishman se dit qu’enfin il allait peut-être réussir à exposer les faits et à respirer en même temps, ce qui n’avait pas été possible jusque là. Il regarda les deux compagnons du milliardaire.

Le petit brun ressemblait à tout sauf à un Vice-Président d’un conglomérat aussi puissant que le Groupe W. Mais il semblait concerné par ce qui se passait. Et il l’était sans doute, après tout. Winch était réputé pour son anti-conformisme, et il était bien capable de l’avoir poussé jusque dans le choix de ses proches collaborateurs. Mais Fishman se dit qu’il aurait plutôt vu cet homme de l’autre côté de son bureau à lui, à devoir lui expliquer ce qu’il faisait à telle heure à tel endroit, parce que son emploi du temps coïncidait étrangement avec une ‘visite’ dans un appartement quelconque. Depuis le temps qu’il traînait ses guêtres au sein de la police, Fishman avait appris à flairer les voleurs ; et il pensa que ce… comment déjà ? Ah oui, Ovronnaz. Cet Ovronnaz, donc, il l’aurait plutôt vu voleur que Vice-Président. Pas forcément un mauvais bougre qui tabasserait ses victimes ; il semblait même être plutôt un brave garçon. Mais enfin tout de même un voleur. Mais bon, pour une fois le flair légendaire de Fishman devait se tromper : Winch connaissait sans doute assez cet homme pour lui avoir offert un tel poste…

Fishman considéra alors la jeune femme qui les accompagnait. Elle avait été présentée comme étant le garde du corps du milliardaire. Dans un premier temps, il en avait été surpris : il était rare que de telles fonctions soient occupées par des femmes, et plus encore qu’elles soient seules pour une telle mission. Lorsqu’une équipe comptait effectivement des femmes, elles étaient entourées d’hommes. Pas là. Elle semblait être unique dans ce poste pourtant délicat. Mais finalement, pourquoi pas ? Elle pouvait être très efficace, après tout. Elle semblait en tout cas être sportive, ce qui était déjà un bon début. Et la légère bosse de sa veste ne pouvait guère tromper : elle était armée.

Pourtant, Fishman ne pouvait s’empêcher de penser qu’au-delà des qualités certes possibles de la jeune femme, elle n’était peut-être pas là seulement parce qu’elle était efficace dans son boulot. C’est que Largo Winch avait une solide réputation en matière de gent féminine. Et pour un amateur de femmes comme lui, être protégé par quelqu’un comme elle ne devait pas être pour lui déplaire, bien au contraire. Fishman se dit que Winch avait sans doute pensé à un bien autre genre de garde de son corps lorsqu’il avait confié cette fonction à cette demoiselle Arden.

- Capitaine, vous comptez nous faire lanterner encore longtemps ? s’impatienta Largo. Alors ? Il y aurait eu deux bombes, c’est ça ?

Fishman se reprit. Oui, c’est vrai, il n’était pas là pour porter un jugement quelconque sur le personnel de Winch. Il était là à cause de l’explosion.

- La bombe qui avait été placée dans le véhicule de l’un des membres de votre Conseil d’administration a bel et bien été désamorcée, M. Winch. Elle n’a pas explosé.
- Et ?
encouragea Simon, qui lui aussi commençait à perdre patience.
- Alors que nos services étaient en train de remballer leur matériel et que les personnes évacuées commençaient à reprendre leur poste, il y a eu une autre explosion.
- Une autre voiture piégée ?
- Non, cette fois c’était dans les hauteurs de la tour. Au 59e étage.
- Le 59e ?
sursauta Joy. Mais c’est…
- Le penthouse…
continua Simon.
- Et les bureaux des administrateurs, continua Largo.

Les trois jeunes gens échangèrent un rapide regard. Ils venaient de comprendre en même temps, à la même seconde. Le 59e était l’étage des bureaux des membres du Conseil. Et ce n’était certainement pas le penthouse qui était visé, puisque la Commission devait bien savoir que Largo s’était envolé pour la Hongrie et qu’il ne pouvait pas en être déjà rentré. Il s’agissait donc d’un bureau. Et ils ne devinaient que trop bien l’identité de son occupant.

Fishman trouva cet échange de regard pour le moins curieux. Ces trois là savaient des choses que lui-même ignorait. Il avait surpris cette étincelle dans leurs regards. Ils étaient très proches, de toute évidence. Ils avaient visiblement pour habitude de travailler ensemble. Ce n’était pas très étonnant s’agissant d’Ovronnaz et Arden, puisqu’ils étaient tous les deux dans la sécurité. Mais il était plus surprenant que Winch se préoccupe de ce genre de questions, qu’il soit si proche de ces deux là, qu’ils aient tous les trois autant d’automatismes communs. Décidément, Winch devait être un PDG atypique.

- Vous avez des choses à m’apprendre, je pense… constata Fishman.
- Vous d’abord ! rétorqua Largo, désireux d’avoir une confirmation de ses soupçons. Où la bombe était-elle placée ?
- Dans le bureau de l’un de vos administrateurs, M. Winch. Je suis malheureusement dans l’obligation de vous apprendre que votre Groupe devra désormais se passer des services de M. Brian Durham.
- Il est mort ?
- Il n’a sans doute même pas eu le temps de se rendre compte de ce qui se passait, Mlle Arden.
- Et à part la mort de Durham, il y a des blessés ?
s’enquit Largo.
- Non. Il était déjà tard et la journée avait été chargée en raison de la bombe du parking, expliqua Fishman. La plupart de vos employés ont eu l’autorisation de quitter leurs fonctions plus tôt que d’habitude. Seuls quelques administrateurs étaient encore dans leurs bureaux. Mais ils n’ont fait qu’entendre l’explosion, ils n’ont absolument pas été touchés. Brian Durham a été la seule victime de la bombe.

Largo arbora une moue résignée qui surprit Fishman. Car curieusement, le jeune homme ne semblait pas étonné d’apprendre la mort de l’un des membres de son Conseil d’administration – ce qui n’était pas la réaction attendue de la part d’un PDG. Winch aurait dû être ébahi, atterré, affolé, mais certainement pas résigné. Et c’est exactement ce qu’il semblait être : résigné.

- Vous savez comment ça s’est passé ?

Fishman se tourna vers Simon, qui venait de parler. Oui, finalement Ovronnaz semblait avoir l’étoffe d’un Vice-Président en charge de la sécurité. En tout cas il en avait l’attitude, à cet instant.

- D’après les premiers éléments que nous avons pu recueillir, il semblerait que ce soit une cafetière qui ait explosé.
- Une cafetière ?
sursauta Joy. Mais les cafetières ne sont pas… Enfin il n’y en a pas dans les bureaux des administrateurs, voyons !
- C’est effectivement ce que nous ont confirmé les secrétaires,
reconnut Fishman.
- Alors ?
- Il semblerait pourtant qu’une cafetière piégée ait été déposée dans le bureau de M. Durham. Et si la quantité d’explosif était suffisante pour tuer toute personne se trouvant dans la pièce, il était assez peu probable que d’autres soient atteintes, sauf éventuellement quelqu’un passant devant la porte du bureau à ce moment là. La charge était relativement faible, d’après les démineurs. Suffisante mais pas disproportionnée.
- Donc la bombe visait exclusivement à tuer Durham…
lâcha Joy avant de pincer les lèvres.
- On dirait bien… admit Fishman. Et comme la première bombe a été placée dans sa voiture, je dirais même que quelqu’un lui en voulait particulièrement.
- Ok. Allons voir.


Sans attendre de réponse, Largo grimpa quatre à quatre les marches qui menaient au hall d’entrée, plantant là ses amis et le policier. Ce dernier y vit la confirmation de ce qu’il avait déjà compris durant ces quelques minutes de conversation : Winch était tout sauf un PDG ordinaire.

*



Largo soupira, lassé de ces interminables circonvolutions. Le sergent qui leur parlait balbutiait lamentablement, usant et abusant des détours de langage – ce qui était on ne peut plus horripilant. Fishman lui-même semblait s’en irriter.

- Donc récapitulons ! finit par couper l’officier, après dix minutes d’un exposé un peu (très) brouillon. D’après les enregistrements informatiques des cartes d’accès magnétiques qu’un certain Krasky vous a don…
- Kerensky, Monsieur,
précisa le pointilleux sergent. Georgi Kerensky.
- Bon, Kerensky, si vous voulez. Donc d’après les enregistrements qu’il vous a donnés, vous savez précisément qui est entré et à quel moment, c’est ça sergent ?
- Logiquement vous saurez également qui est sorti et à quel moment,
nota Joy, qui n’appréciait que très modérément d’être tenue à l’écart des débats depuis leur arrivée dans le building.

Fishman la regarda, étonné. Elle avait l’air de bien connaître les rouages internes du système de sécurité établi par ce Krasky. Non, Kerensky. Enfin par ce type au nom en ‘sky’, là. Bref. Donc Arden semblait relativement bien maîtriser le mode opératoire de ces fameuses cartes d’accès. Curieux, pour un simple garde du corps.

Mais ce qui étonnait le plus Fishman, c’est qu’elle semblait vouloir prendre une part active dans l’enquête. D’ailleurs cela ne posait visiblement aucun problème à Winch, et encore moins à Ovronnaz. Et c’était là un point qu’il ne saisissait pas bien : car Arden n’était qu’un garde du corps, après tout. Mignonne, certes ; ayant peut-être eu une aventure avec son patron, soit ; mais enfin elle était garde du corps, pas enquêteur. Et pourtant… pourtant elle semblait vouloir absolument sortir du rôle réducteur de gros bras auquel sa fonction officielle était censée la cantonner. Et de surcroît, elle semblait être habituée à jouer un rôle plus grand que son titre. Pareil pour Winch, d’ailleurs : il aurait dû être au-dessus de toute cette histoire et renvoyer la question à Ovronnaz, sans s’en mêler personnellement. Et pourtant il était là, écoutant avec attention, discutant, voulant comprendre.

Fishman hocha la tête. Ces trois jeunes gens le déstabilisaient, tant ils étaient à rebours de ce qu’ils auraient dû être. Il y avait entre eux bien autre chose que les relations classiques entre le PDG d’un consortium international, l’un de ses Vice-Présidents et son garde du corps.

- Et qu’avez-vous déduit de tout ça ? demanda finalement Fishman en se tournant à nouveau vers son sergent.
- Euh… ben… Compte tenu du nombre d’entrées qui sont toutes identifiées… et vu que pour les sorties on devrait logiquement avoir les mêmes noms… Euh… Enfin voyez, on a… comparé les listings… Enfin les listes de noms, quoi… et, euh… ben…
- BON SANG, QU’AVEZ-VOUS TROUVE ?
s’écria Largo.

Joy ne put retenir un vague sourire. Depuis le temps que le sergent butait sur ses mots, cramoisi à l’idée de devoir parler devant le ‘célèbre’ M. Winch, chacun des protagonistes de la scène avait senti l’impatience l’envahir. Et depuis quelques secondes, la jeune femme se demandait qui allait finalement craquer en premier. Désormais, elle avait la réponse : Largo. Mais le sourire de Joy s’estompa lorsqu’elle croisa le regard inquisiteur de Fishman. Le policier se posait visiblement beaucoup de questions, et pas seulement sur la bombe.

- Euh… Oui oui, M. Winch… Je…

Le sergent continuait de balbutier affreusement, totalement tétanisé. Il respira profondément, puis se décida.

- Crook.

Il avait finalement opté pour la simplicité, sans doute en sentant les regards lourds qui commençaient à peser sur lui.

- Quoi, Crook ? s’impatienta Fishman.
- Ben il y a… enfin si on reprend la liste… c’est… euh…
- Je ne connais aucun Crook…
nota Largo.
- Moi non plus, ça ne me dit rien… avoua Simon.
- Mais si ! Andrew Crook, c’est ça ?

Largo leva des sourcils étonnés vers Joy. Simon l’imita, et tous deux dévisagèrent la jeune femme. Le sergent, lui, sembla s’empêtrer plus encore dans ses explications.

- Euh… oui madame… C’est… Andrew Crook…
- Et bien, qu’a-t-il ?
- Qui est-ce ?
- Comment son nom est-il apparu ?
- Quel rapport avec les enregistrements des cartes d’accès ?
- Sergent ?


Pressé de questions, l’intéressé lançait des regards affolés. Manifestement, il frôlait la panique. Joy se dit que c’était peut-être bien la première fois qu’il se retrouvait sur le terrain, le petit sergent en question. Parce que de toute évidence, il n’était guère habitué à ce genre de choses.

- Bon, reprenons tout ça posément, intervint Fishman, faisant un effort visible pour maîtriser la colère qui montait en lui. Vous avez donc étudié les enregistrements des cartes d’accès et un nom est apparu : Andrew Crook. Exact ?
- Oui capitaine.
- Pourquoi ce nom a-t-il été mis en évidence ?
- Ben euh… il… enfin…
- Restez calme et répondez posément, sergent…
se força à dire Fishman, espérant afficher un calme qu’il n’éprouvait pourtant pas du tout, l’idée de massacrer le malheureux sergent revenant plus insistante que jamais.
- Oui oui, capitaine…

Le sergent soupira plusieurs fois de suite, comme pour exorciser ses atermoiements. Puis, déglutissant, il sembla faire la part des choses et reprit, sur un ton plus calme :

- M. Kerensky vous répondra mieux que moi, lâcha-t-il d’une traite, la tête baissée.

Largo, Simon, Joy et Fishman restèrent sans voix durant quelques secondes. Hein ? Tout ça pour ça ? Alors après les avoir faits lanterner pendant tout ce temps, après tous ces balbutiements, il refilait le bébé à quelqu’un d’autre ?

- Vous vous moquez de moi ?
- Oh non, capitaine !
protesta le sergent, que l’affolement semblait à nouveau sur le point de submerger.
- Alors allez me le chercher au pas de course, votre Krasky ! gronda Fishman.
- Oui, capitaine…
- Et je vous conseille fortement d’éviter de me croiser à nouveau aujourd’hui, sergent !


Le sergent obtempéra, ne demandant pas son reste. Il disparut dans le couloir, arrachant un soupir d’agacement à son supérieur. Comment pouvait-il travailler sérieusement avec un type qui était incapable de formuler une phrase entière, et qui paniquait à l’idée de devoir parler à autre chose qu’à ses chaussures ?!

Fishman tourna la tête vers les trois autres. Eux-mêmes semblaient quelque peu sidérés de cette pathétique fuite. Mais il n’était pas temps de se lamenter sur la compétence de certains membres de la Police de New York. Le capitaine préféra évacuer de son esprit le sergent et ses hésitations, pour se concentrer sur la cause première de sa présence en ces lieux.

- Ce Krasky, il y a longtemps qu’il travaille pour vous, M. Winch ?
- Kerensky. Oui, il a intégré le Groupe W quand j’en ai moi-même pris la direction, c'est-à-dire il y a près de deux ans maintenant.
- Vous le connaissiez avant ?
- Non.
- C’est un homme sûr ?
- Parfaitement sûr.
- N’y voyez pas d’offense, mais vous me paraissez être très affirmatif dans votre jugement, M. Winch.
- Vous ne m’offensez pas, et je suis parfaitement affirmatif : Kerensky est un homme sûr !
répéta Largo, impassible.
- Si vous le dites… dit Fishman, manifestement peu convaincu.
- Je le dis. Mais pourquoi ces questions sur lui, capitaine ?
- Parce que ça fait deux fois que son nom revient : c’est déjà lui qui s’est occupé de lancer les alertes pour la première bombe et de guider nos recherches sur le fourgon utilisé. Et là, je constate que c’est à nouveau lui qui est là pour ces fameuses cartes magnétiques.
- C’est son boulot.


Fishman n’ajouta rien. Le ton de Winch était sans appel : il lui faisait confiance, et n’entendrait pas remettre cette confiance en cause. Soit. Mais le fait de retrouver ce type à chaque fois avait émoustillé la curiosité du capitaine de police. Certes c’était peut-être son boulot ; mais dans ce cas, il était curieux de voir la tête de ce pro de la sécurité, s’il avait effectivement une telle efficacité. D’autant que toutes les réponses le concernant avaient été données par Winch en personne ; or c’était Ovronnaz, en tant que chef de la sécurité, qui aurait dû intervenir. Mais Ovronnaz s’était contenté de hocher approbativement de la tête. Curieux, décidément. Les rapports entre ces trois là auraient sûrement mérité une étude approfondie, s’il en avait eu le temps.

- Et Andrew Crook ? Que pouvez-vous me dire sur cet homme ? s’enquit Fishman.
- Le nom ne me dit rien… répondit Largo.
- Si je me souviens bien, Andrew Crook était censé entrer au Groupe W ce matin même en tant que stagiaire, expliqua Joy.
- Un stagiaire ?
- Oui. Certaines hautes écoles ou universités envoient régulièrement au siège W des jeunes gens en fin d’études, pour faire une sorte de découverte sur le terrain de ce qui les attend lorsqu’ils entreront dans le monde du travail et pour nouer des contacts qu’ils pourront exploiter plus tard,
continua la jeune femme. C’était le cas pour Crook. Etant donné son profil et ses centres d’intérêt, il avait demandé à suivre Durham.
- C’était un stagiaire rattaché à Durham ?
s’étonna Largo.
- Oui.
- Mais vous avez pris quelques renseignements sur lui, avant de l’introduire dans votre Groupe ?


Simon ne put retenir un vague sourire. Fishman ne connaissait pas encore Kerensky et Joy, pour poser une telle question ! Car le curriculum vitae dudit Crook avait dû être épluché dans tous les sens, c’était évident.

- Je vous donnerai son dossier, si vous le voulez, se contenta de répondre Joy, sûre d’elle.
- Et vous savez pourquoi son nom aurait pu apparaître dans cette affaire de bombe ?
- Aucune idée, capitaine. Je vous ferais remarquer que votre sergent n’était pas vraiment limpide dans ses explications.


Fishman croisa son regard et en fut totalement réfrigéré. Ça, c’était du regard qui tue, où il ne s’y connaissait pas ! Elle n’avait pas apprécié qu’il puisse mettre en doute la qualité du travail effectué par le service de sécurité du Groupe. Il ne voyait pas très bien en quoi cela concernait le garde du corps, mais de toute évidence il fallait qu’il arrête de raisonner en fonction des missions officielles, s’il voulait s’y retrouver : le garde du corps n’était pas QUE garde du corps, le Vice-Président en charge de la sécurité était AUTRE CHOSE qu’un rond de cuir, et Winch semblait conduire toute cette fine équipe avec d’autres arguments que ceux traditionnellement employés par un PDG. Donc en mettant en doute la qualité d’un dossier établi par un quelconque membre de la sécurité, il risquait de marcher sur les plate-bandes du garde du corps sans le savoir. Ou sur celles du Vice-Président. Ça paraissait aberrant, dit comme ça, mais pourtant cela semblait bel et bien le cas : ils avaient chacun des titres précis, mais des attributions beaucoup plus vastes.

Un mot tournait en boucle dans l’esprit de Fishman, pour qualifier les trois jeunes gens : ‘atypiques’.

Et le terme revint plus fort encore lorsqu’il vit débarquer le fameux Kerensky. Grand, la quarantaine sportive, blond aux cheveux courts coupés en brosse, un regard d’acier et un visage pour le moins austère. Il ne faisait pas vraiment… Pas vraiment quoi, d’ailleurs ? Pour tout dire, Fishman ne sut pas exactement ce à quoi il s’était attendu. Mais pas à un homme comme ça, en tout cas.

La façon que Kerensky eut d’à peine saluer Winch, Ovronnaz et Arden renforça le policier dans sa conviction : décidément, il avait affaire à des gens très particuliers. Car c’est à peine s’ils s’étaient dit bonjour. Et paradoxalement, au-delà du petit mot froidement jeté, on sentait des liens très étroits entre eux. C’était très curieux : comme un second effet, comme un monde souterrain qui aurait existé au-delà des apparences. Un monde que Fishman ne faisait que deviner très confusément. Kerensky devait être le quatrième mousquetaire de l’équipe que le policier avait devant lui.

- Capitaine Fishman, Georgi Kerensky… se contenta de présenter Simon.
- Je vous connais, capitaine.
- Moi ?
- Stanley Fishman, titularisé dans la police de New York en octobre 1988 avec un premier poste de le Queens…
récita le Russe. Vous êtes capitaine depuis cinq ans. Et vos états de service sont brillants : vous n’avez pas hésité à vous exposer physiquement au cours de certaines enquêtes, ce qui vous a valu deux citations, en 1991 et 1996 – la deuxième citation ayant été décernée en raison d’une balle reçue dans à la cuisse lors de l’interpellation mouvementée d’un trafiquant de drogue notoire que vous traquiez depuis plusieurs mois.
- Vous êtes diablement bien renseigné…
siffla Fishman.
- La plupart des affaires qui vous sont confiées sont élucidées, poursuivit imperturbablement Kerensky. Et vous n’hésitez pas à remuer la boue si ça sert votre cause. Cela vous a d’ailleurs valu un blâme il y a deux ans, puisque vous avez mis en cause l’intégrité de certains proches du gouverneur.
- J’avais des preuves !
se défendit durement Fishman, sidéré de cet étalage d’éléments qui pourtant étaient censés être enfouis au plus profond de son dossier personnel.
- Des preuves, oui. C’est ce que vous avez affirmé au juge saisi de l’affaire. Mais tout a été classé parce que lesdites preuves ont mystérieusement disparu lors d’un incendie provoqué par un court-circuit dans les sous-sols du bâtiment central de la police de New York. Un court-circuit providentiel pour les hommes que vous mettiez en cause. Certains ont d’ailleurs parlé de pots de vin, pour expliquer ce court-circuit.
- Vous m’accusez d’avoir détruit les preuves que j’avais moi-même rassemblées ?
bondit le policier.
- Non, je vous dis simplement que vous vous êtes fait avoir comme un débutant, constata tranquillement Kerensky.

Fishman considéra d’un œil sévère l’homme qui se tenait devant lui. Ce fameux Krasky. Euh ! Non, Kerensky… Enfin bref, ce type l’impressionnait. Ainsi malgré les alertes à la bombe, il avait eu le temps de lancer des recherches sur le fourgon, de se renseigner sur les entrées et les sorties de la tour W, et en prime de mener une rapide enquête sur lui ? Mais d’ailleurs… Comment avait-il pu avoir accès à ces données aussi rapidement ? Car à supposer qu’il ait eu des contacts au sein de la police, il fallait encore obtenir des autorisations pour accéder au dossier personnel d’un officier d’active, ce qui prenait donc du temps…

- J’aime savoir avec qui nous travaillons, poursuivit Kerensky. Vous êtes un homme intègre et surtout, un homme qui a su le rester.

Fishman frissonna. Il n’appréciait pas d’être ainsi jugé par un type qu’il voyait pour la première fois, qu’il ne connaissait pas et qui ne le connaissait pas non plus. C’était détestable. Il n’avait pas aimé le regard acier ; il n’aimait pas davantage cette attitude qu’il estimait hautaine et trop sûre de lui.

- Très intéressant. Mais mon CV n’est pas ce pour quoi vous m’intéressez pour l’instant, M. Krasky, fit le policier, arrachant un sourire patient au Russe. Qu’avez-vous trouvé en épluchant les listings des entrées et des sorties du building, et que vient faire Andrew Crook là-dedans ?

Kerensky eut un vague rictus. Fishman le détestait déjà. Parfait. Cela signifiait qu’il se méfierait de tout, et donc qu’il ne prendrait pas pour du pain béni tout ce qu’on lui dirait. Ce pourrait être un obstacle à long terme, mais cela venait dans l’immédiat confirmer ce que le Russe avait déjà cru discerner d’après son dossier : Fishman n’était pas un homme que l’on pourrait manipuler. Ce qui voulait dire que si on lui donnait l’hameçon, il remonterait toute la ligne jusqu’à ferrer le gros poisson, quitte à écraser quelques pieds au passage. Exactement le genre d’hommes qu’il fallait pour une telle enquête : le genre morpion, cet animal sublime qui meurt mais ne décroche jamais, comme l’aurait dit Joffre. S’il mordait effectivement, Fishman s’attacherait à découvrir la vérité, quand bien même des pontes seraient éclaboussés. Et cela ne pourrait qu’aider l’intel unit.

- Alors voici ce que j’ai découvert… commença Kerensky en se raclant discrètement la gorge. Lors de l’évacuation pour la première bombe, le 59e étage n’a pas été vidé de ses employés puisqu’il était de toute façon à l’abri de l’explosion et qu’il ne s’agissait pas de créer la panique en procédant à une évacuation de l’ensemble du building. Pourtant, il semblerait qu’Andrew Crook ait quitté son bureau.
- Il a pu avoir peur. Après tout, il y avait tout de même une bombe 60 étages plus bas, et j’imagine qu’il n’est pas le seul à s’être monté le bourrichon et à avoir paniqué…
- Joy, si tu me laissais finir mon topo, pour une fois ?


Joy eut un petit sourire entendu et recula légèrement la tête, lui faisant implicitement comprendre à la fois qu’elle s’excusait pour son intervention et qu’elle attendrait effectivement qu’il ait terminé son exposé. Fishman nota mentalement le prénom et le ‘pour une fois’, éléments concordants prouvant un travail en commun régulier entre le garde du corps et ce Kerensky.

- Crook a donc quitté l’immeuble. Il est revenu lorsque les portes ont été rouvertes, après que la bombe du parking ait été désamorcée. J’ai vérifié sur les enregistrements de vidéo-surveillance, et dans les deux cas il est parti puis revenu avec un petit sac à dos comme en ont souvent les étudiants : juste la place pour glisser quelques cours et un ou deux bouquins.
- Ou une cafetière ?
suggéra Simon.
- Ou une cafetière, tout à fait. Lorsqu’il est revenu, le sac semble être plus volumineux – mais il est difficile d’être sûr à 100 % tant qu’il n’y a pas eu d’analyse approfondie des images, ce qui prendra du temps. Bref. Il est donc sorti alors qu’il n’aurait pas dû le faire, et il est re-rentré à un moment où les vigiles ont été débordés par un flux important de personnes – puisque les salariés des étages subalternes sont tous revenus au même moment.
- Ce qui veut dire que les contrôles étaient moins stricts ?
demanda Fishman.
- Dans une certaine mesure, oui. Les vigiles se sont fondés sur la présence d’une carte d’accès et du code à taper, et ils ont considéré que ça suffisait pour entrer dans la tour. Ils n’ont pas passé les sacs au détecteur : ils ont pensé que ceux qui entraient à cet instant avaient déjà pénétré dans les locaux quelques heures auparavant, ce qu’effectivement la carte d’accès confirmait à chaque fois. Et étant donné les circonstances dans lesquelles tout le monde était sorti deux heures plus tôt, ils n’ont pas envisagé qu’il puisse y avoir un problème particulier. Ils se sont donc contenté de vérifier que ceux qui entraient dans le building étaient effectivement ceux qui l’avaient quitté lors de l’évacuation.

Joy soupira. Jetant un coup d’œil du côté de la jeune femme, Largo crut percevoir un vague juron. Elle devait se maudire, maudire Kerensky, maudire les agents de sécurité, la Commission Adriatique et l’ensemble de la planète. Enfin tout au moins c’est là ce qu’il déduisit du visage sévère et contrarié affiché par son amie.

- Et tu crois que c’est à ce moment que la bombe serait rentrée dans le building ? émit Largo, se tournant à nouveau vers Kerensky. Ce serait cet Andrew Crook qui l’aurait introduite au moment où tout le monde réintégrait ses bureaux, c’est ça ?
- C’est fort probable. D’après les relevés informatiques, Crook est monté directement au 59e. Il est entré dans le bureau de Durham – ce qui n’a rien de surprenant en soi puisqu’il est censé être en stage auprès de lui. Mais voilà : Crook a ensuite quitté le building au beau milieu de l’après-midi, sans aucune raison particulière, et alors qu’il était censé rester là jusqu’à 18 heures. La secrétaire de Durham ne savait même pas qu’il était parti.
- Et Durham, justement ?
- L’enregistrement des cartes magnétiques tend à prouver qu’il n’est pas sorti de son bureau entre le départ de Crook et l’explosion. Sa secrétaire est allée le voir deux fois : une fois pour une signature et une fois pour lui dire au revoir. Elle n’a pas remarqué de cafetière, mais elle pense qu’elle n’aurait pas fait attention s’il y en avait effectivement eu une. En revanche elle se souvient d’avoir vu le sac à dos de Crook, posé près du bureau de notre stagiaire préféré. D’après elle, le sac était vide et béait sur le sol.
- Et ça ne l’a pas étonnée ?
s’enquit Simon.
- Non : elle a pensé que Crook était parti dans un autre bureau, mais qu’il était encore dans les locaux.
- Ce qui n’était plus le cas ?
- Crook a passé les portes du hall à 15 heures 58, et la secrétaire de Durham a vu le sac alors qu’elle prenait congé de son patron, c'est-à-dire vers 17 heures. Elle-même est passée dans le hall à 17 heures 09 exactement.
- Sacrée coïncidence…
nota Simon. Un type qui part sans raison, qui revient avec un sac chargé, puis qui quitte ses fonctions sans rien dire à personne, mais en laissant son sac vide sur place…
- Pourquoi avoir laissé son sac, justement ?
s’étonna Largo.
- Pour donner le change ? suggéra Joy. S’il était vu quittant l’étage sans rien dans les bras, il pouvait toujours invoquer un détour momentané par un autre service, par exemple.
- Mais il laissait son sac derrière lui, c’était un élément qui pouvait l’incriminer !
protesta Simon.
- Pas forcément : si c’est effectivement lui qui a posé la bombe, il pouvait supposer que le sac à dos serait détruit. Et puis le cas échéant, il n’y a rien de choquant à ce qu’un stagiaire oublie ce genre de choses le premier jour, on ne l’aurait pas forcément soupçonné. Ou bien il pouvait toujours dire qu’il l’avait laissé sciemment, puisqu’il était appelé en principe à revenir le lendemain.
- Tout ceci nous donne un suspect de choix, il faut bien l’admettre…
murmura songeusement Fishman. D’autant qu’il est entré récemment dans le Groupe, et pour un simple stage, c'est-à-dire relativement facilement… Et vous dites que vous aviez fait une recherche sur lui ? continua-t-il en se tournant vers Joy.
- Oui, il y a quelques jours, répondit Kerensky, anticipant la remarque cinglante de la jeune femme. Mais ça n’a rien donné d’inquiétant, il semblait clean.

Kerensky tendit une pochette cartonnée frappée d’un large ‘W’. Fishman s’en saisit et l’ouvrit, feuilletant lentement les quelques papiers, regardant plus attentivement la photographie. Andrew Crook, 23 ans, Américain, en dernière année d’études à Harvard. Excellent profil universitaire, avec effectivement une tête d’étudiant scrupuleux et besogneux, bien propre sur lui… Professions des parents, frères et sœurs, une vie familiale sans histoire… Aucun casier judiciaire, pas même pour une malheureuse contravention… Tout ce qui était inscrit là dedans était d’une banalité affligeante.

- Vous avez là un dossier très complet, nota cependant Fishman, tout en relevant la tête. Pourquoi l’avoir constitué, puisqu’il s’agissait d’un simple stagiaire ?
- C’est la procédure,
se contenta de répondre Joy.
- Vous faites des recherches aussi approfondies pour toute personne venant travailler dans cette tour ?
- Oui.
- Même pour un simple stagiaire qui, d’après ce que je vois ici, n’était censé rester que deux semaines ?
- Oui.
- Et pourquoi de telles précautions ?
s’étonna le policier.

Il regardait alternativement les quatre personnes lui faisant face. Aucun ne baissait la tête, mais il sentit une sorte de petite gêne. Comme… Comment s’ils ne voulaient pas tout lui dire. Comme s’il existait une épée de Damoclès dont ils ne voulaient pas lui parler, à lui, représentant de la police de New York. C’était étonnant.

- On est un peu parano… finit par lâcher Joy.
- Totalement paranos, même. Surtout elle et lui ! précisa Simon en désignant du menton la jeune femme et Kerensky.

Fishman eut un petit sourire. Ok, c’était de bonne guerre. Il en avait déjà beaucoup appris, il ne pouvait pas non plus tout découvrir tout de suite.

Sans trop savoir pourquoi, il comprit qu’il avait mis le doigt sur quelque chose d’important. De très important, même. Quelque chose qui dépassait les bombes déposées dans le building W. La mort de Durham, l’évaporation de ce Crook, l’attitude de Winch et de son équipe… Oui, il y avait un gros morceau caché derrière tout ça. Il le sentit avec l’instinct du chasseur.





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