Malgré tous ses efforts, Largo ne put retenir plus longtemps le sourire ironique qui lui brûlait les lèvres. Dans la vaste salle du Conseil, en présence de tous les administrateurs, Waldo Buzzetti se tassait dans son coin, affreusement mal à l’aise, redoutant d’affronter le regard du jeune homme.
- Mais comment avez-vous su, Largo ? finit-il par demander.
- Disons que je ne suis peut-être pas aussi naïf que vous le croyez ? J’ai peut-être un sens inné des affaires, moi aussi ? Ou alors j’ai eu de la chance. A vous de choisir l’explication, Waldo.
Buzzetti ne répondit pas. Certes Winch avait toujours eu de la chance, une chance insolente, même. Mais là… Comment avait-il pu comprendre que les sacs de couchage auto-chauffants de Crumble n’étaient qu’une arnaque destinée à soutirer des millions au Groupe W ? Comment avait-il pu le comprendre avant que cet autre investisseur potentiel ne porte plainte ? Parce que finalement, cela avait été un coup de génie de la part de Largo, de refuser de recevoir Crumble. Rendu méfiant par cette fin de non-recevoir alors que le rendez-vous était fixé de longue date, le pseudo-génie du sac de couchage avait préféré jeter l’éponge. Il n’avait pas vu Sullivan et avait invoqué un faux prétexte pour prendre ses jambes à son cou et quitter la place. Moralité : là où d’autres compagnies s’étaient laissées berner par les grandes promesses de Crumble et avaient déboursé des milliers des dollars dans un projet inexistant, le Groupe W n’avait pas dépensé un seul cent. Grâce à Largo.
Buzzetti devait bien l’admettre : malgré lui, il était impressionné. La chance pouvait être un facteur d’explication, certes. Mais il avait tendance à croire au Destin. Et là, dans ce cas précis, il voyait la marque du Destin. Ce n’était pas le sens des affaires qui avait poussé Largo à repousser la proposition de Crumble au dernier moment ; lui, il y voyait une main supérieure. Et de ce fait, il portait un respect nouveau envers le jeune PDG.
Il jeta un coup d’œil vers les autres membres du Conseil, rassemblés autour de la table magistrale. La plupart n’osaient pas relever la tête : le sermon virulent que Largo venait de faire sur la nécessité de s’assurer de la solidité des alliés éventuels du Groupe W avant de se lancer dans un partenariat étroit avait fait son petit effet, indéniablement. Même Cardignac s’agitait, mal à l’aise.
Largo, pour sa part, souriait. Il avait eu une chance incommensurable, il le savait. Mais voilà : chance ou pas chance, toujours est-il qu’il en retirait une autorité toute nouvelle sur le Conseil. Pour la première fois, ils le prenaient au sérieux. Il avait réussi à les impressionner, même si cela était le fruit du hasard, même si ce n’était absolument pas le but qu’il avait recherché lorsqu’il avait refusé de voir Crumble. Car il avait été le premier surpris lorsque le lendemain de son retour de Sarjevane, Kerensky lui avait annoncé la plainte déposée contre la Crumble Company et son actionnaire principal.
- Puisque l’affaire Crumble s’arrête là, j’ai autre chose à vous annoncer… fit Largo.
Aussitôt, les têtes se redressèrent et les yeux se plissèrent. Tous attendaient, sachant que Largo était en position de force et qu’il allait sans doute en profiter.
- Mon équipe de sécurité a beaucoup travaillé ces derniers jours, et nous avons découvert quelque chose de très ennuyeux pour l’image du Groupe W…
Un silence accueillit ces quelques mots introductifs. Finalement non, ce jeune blanc-bec de Winch n’allait peut-être pas faire passer en force un projet farfelu. Ce qu’il allait leur annoncer était sans doute plus grave : il n’avait pas ce petit sourire qu’il arborait lorsqu’il sentait qu’il remportait le morceau. Il était trop sérieux pour leur annoncer un week-end stupide dans la montagne, ou le financement d’un projet humanitaire quelconque qui n’apporterait aucun revenu au Groupe. Et puis il avait parlé d’image. Ce qui sentait mauvais. Indiscutablement.
- Nous avons découvert l’origine des fonds grâce auxquels Nério a pu développer le Groupe W dans le courant des années 70.
Tous se regardèrent, intrigués et inquiets tout à la fois. Qu’est-ce que cela signifiait ? Quels fonds ? En un éclair, la plupart réalisèrent qu’ils ne s’étaient jamais vraiment interrogés sur les sommes auxquelles Nério avait eu recours pour bâtir un tel empire en quelques années. Ils avaient pris le Groupe pour ce qu’il était aujourd’hui, sans se poser de questions sur ce qu’il avait été par le passé, sans s’interroger sur ce qui lui avait permis d’acquérir une telle puissance. Mais justement : était-il bien utile de revenir sur le passé ? Un passé qui de surcroît était visiblement encombrant…
Comme souvent, Cardignac fut le plus prompt à réagir. Alors que Largo s’apprêtait à donner des indications supplémentaires, il intervint, la voix froide et coupante comme de l’acier :
- Est-il vraiment nécessaire d’en parler, Largo ?
- Vous en doutez ?
- Disons que je n’en vois pas l’utilité. Quoi, vous allez nous dire que Nério n’était pas un saint et que les fonds sont douteux, c’est ça ? Belle découverte, en vérité !
Largo se contenta d’un hochement approbatif de la tête. Décidément, Cardignac n’était pas très patient, ces temps-ci. Il s’était laissé berner lors de l’affaire du marché public en France, et voilà qu’à nouveau il parlait sans attendre, laissant son impulsivité s’exprimer.
- Largo, quelle que soit leur origine, ces fonds sont des valeurs mobilières, de toute façon. Il y a prescription
!
- Plus encore que vous ne l’imaginez, Michel.
- Parfait ! Alors quel est l’intérêt de venir remuer la boue laissée par Nério ?
- Je ne suis pas d’accord, intervint Alicia Del Ferril.
- Pourquoi, vous vous lancez dans les œuvres caritatives, maintenant ? ironisa Cardignac.
- Ce n’est pas la question ! rétorqua-t-elle, le foudroyant du regard. Mais si les fonds qui ont permis notre développement sont si douteux que ça, ce serait mauvais pour notre image si le bruit venait à se répandre. Et le Groupe ne peut pas se permettre de voir son image écornée par un scandale sulfureux.
- L’origine n’est pas douteuse, Alicia, intervint Largo. Il n’y a même malheureusement aucun doute. Si j’ai décidé de vous en parler aujourd’hui, c’est précisément parce qu’il s’agit de certitudes.
- Largo, si vous nous expliquiez précisément de quoi il retourne ?
Le jeune homme regarda Sullivan, qui venait de parler d’une voix parfaitement maîtrisée. Il en était étonné : il n’avait pas parlé de la fortune Kaposvàr à son bras droit, et ce dernier aurait dû être inquiet des révélations qu’il s’apprêtait à faire. Mais Largo se souvint de ce que Sullivan pouvait être un excellent comédien lorsqu’il le voulait : dans ce satané procès intenté par Cardignac l’année précédente, il avait su afficher lors des débats une sérénité qu’il était pourtant loin d’éprouver. Alors aujourd’hui encore, peut-être le calme affiché par l’Irlandais n’était-il qu’une façade.
Largo prit une profonde aspiration. Il hésita une dernière fois : leur révéler la fortune Kaposvàr, c’était aussi avouer l’existence de la Commission Adriatique. Or beaucoup, en face de lui, ignoraient jusqu’à son existence. A moins que… Oui, il pourrait peut-être faire l’impasse dessus. Evoquer juste la relation entre Nério et Anna Kaposvàr… Et même sur ce point, il pourrait parler seulement de leur accord financier, pas du reste. Ce serait sans doute plus prudent…
- Largo ?
Il se reconnecta au monde réel, et se rendit compte que tous le dévisageaient attentivement. Il s’était plongé dans ses hésitations, dans ses réflexions, et n’avait encore rien annoncé. Il se décida. Il parlerait d’Anna Kaposvàr et de la fortune de son père mise à la disposition de Nério. Mais ce serait tout. Il ne dirait pas un mot sur la Commission Adriatique.
*
Une véritable chape de plomb pesait sur la salle. Tous brûlaient de poser mille questions, mais aucun n’osait le faire. Ils avaient parfaitement saisi l’essentiel de l’exposé qui venait de leur être fait : le Groupe W s’était bâti sur un gigantesque détournement de fonds organisé par un régime qu’ils ne pouvaient qu’abhorrer, en dignes représentants de leur caste. Et cela paraissait trop énorme pour être vrai. Comment Nério, fervent défenseur du libre marché, aurait-il pu se fourvoyer dans des malversations induites par le communisme triomphant ? Et pourtant, le visage crispé de Largo ne laissait aucun doute quant à sa sincérité. C’était la vérité. Indéniablement.
- Largo… Tout ceci est incroyable, finit par dire Cardignac, osant le premier rompre le silence qui planait sur la salle du Conseil. Enfin quoi, l’argent extorqué par le régime communiste en Hongrie… Vous avez des preuves ?
- Kerensky a fait des recherches, et il a trouvé. Plusieurs comptes secrets ont été ouverts en Suisse par un certain Istvàn Kaposvàr, le père d’Anna. Entre 1949 et 1956, il y a déposé l’équivalent de plusieurs millions de dollars.
- Mais enfin c’est impossible !
- C’est pourtant la vérité, Michel. Le Groupe W s’est bâti sur une spoliation de biens à l’échelle d’un pays entier. Vingt ans plus tard, ces mêmes fonds ont été retirés progressivement. Entre 1969 et 1973, pour être précis. Sa fille a récupéré toute la fortune placée par son père.
- Comment pouvez-vous être certain que ce sont ces fonds là que Nério a injectés dans le Groupe ? s’impatienta Cardignac.
- Parce que tout coïncide parfaitement, qu’il s’agisse des dates ou des montants. Les sommes retirées par Anna Kaposvàr ont été utilisées par Nério pour développer le Groupe. Kerensky a suivi pas à pas la plupart de ces mouvements de fonds, et c’est le même argent.
- Mais…
- Malheureusement le doute n’est pas permis, asséna Largo. C’est l’argent extorqué par le régime hongrois qui a permis à Nério de faire du Groupe W ce qu’il est aujourd’hui.
Le silence se réinstalla, toujours aussi lourd. La révélation faite par le jeune homme demandait quelques instants pour être assimilée.
Largo dévisagea successivement chacun des membres du Conseil. Tous affichaient des mines concernées ; tous prenaient un air de profond dégoût. Mais combien parmi eux étaient réellement touchés ? Combien arboraient là un visage de circonstance ? Y en avait-il un seul qui, comme lui, était réellement bouleversé de savoir que le Groupe s’était développé à partir de biens confisqués par un régime autoritaire qui s’était affirmé en écrasant dans le sang la révolte de 1956 ?
Largo commença son tour de table par la gauche, observant chacun, tâchant de sonder ses pensées profondes. Andrew Wellington feignait-il son émoi ? Oui, sans aucun doute. Sa respiration était trop calme. L’utilisation faite de la fortune Kaposvàr n’était pas son problème, et il ne voyait pas en quoi cela le regardait. Karl Brenner non plus n’était manifestement pas intéressé. Ni Logroño. Ou Buzzetti. Halkmaar. Del Ferril. Cardignac. Pembroke. Et les autres.
Largo en fut rapidement convaincu : aucun d’entre eux ne se sentait concerné, en réalité. Ils jouaient la comédie. Et lui, il avait en face de lui une belle brochette d’enflures, en vérité ! Des égoïstes préoccupés de leur seul argent, de leur seul intérêt ! Largo se sentit dégoûté par le spectacle qu’il découvrait. Il savait qu’il n’avait pas affaire à de grands philanthropes, certes, mais tout de même !
Il acheva enfin son tour de table. John Sullivan. Si, lui il semblait être réellement préoccupé. Il avait les sourcils froncés et était absorbé dans une réflexion profonde. Oui, John était touché. Mais était-ce en raison de l’origine de l’argent ? Ou bien parce que cette affaire, si elle venait à être connue, viendrait mettre à mal l’image du Groupe W ? Largo aurait voulu être sûr que c’était la première explication. Mais il n’en aurait pas mis sa main au feu. John Sullivan était très surprenant, parfois. Et il avait élevé l’intérêt du Groupe au rang de religion.
- Et quand bien même ce serait vrai, démontré et prouvé, que voulez-vous qu’on fasse ? interrogea Cardignac, soucieux de sortir de cette ambiance pesante. Largo, c’était il y a trente ans !
- Et même plus s’agissant des confiscations elles-mêmes… renchérit Durham.
Largo les considéra tous les deux. Venant de Cardignac, le commentaire ne surprenait pas. Mais Brian Durham, le Président du département ‘Recherche & Développement’ du Groupe… C’était plus étonnant. Durham n’intervenait que très rarement en dehors de ses sphères de compétences. Il était rarissime de l’entendre au sein du Conseil, au point que Largo s’était parfois demandé pourquoi il y participait : il venait, il écoutait, et il repartait, sans un mot, sans avoir pris une note. Une véritable ombre, omniprésente et absente tout à la fois.
- M. Winch, sur le fond je suis d’accord avec vous, tout ceci est très regrettable…
Largo cilla. Regrettable ? Durham considérait cette histoire comme regrettable ? Comme SEULEMENT regrettable ? Ce n’était pourtant pas le mot qui convenait ! Déplorable, peut-être ; révoltant, sûrement. Mais certainement pas regrettable ! Poursuivant sur sa lancée, Durham continuait, glacial et supérieur :
- Mais enfin il faut être réaliste : vous ne pourrez rien y changer, que je sache ! Alors plutôt que de vous préoccuper de ce qui a pu se passer il y a trente ou cinquante ans, vous devriez vous concentrer sur nos problèmes actuels.
- Mais c’est un problème actuel, Durham.
- Non, je ne suis pas d’accord. Nos problèmes actuels, ce sont plutôt vos belles théories fumeuses qui nous portent préjudice. Soyons lucides : personne n’a rien à faire de confiscations qui ont eu lieu il y a un demi-siècle de l’autre côté de la planète !
Largo se redressa sur son siège et considéra Durham avec une colère à peine maîtrisée. Il se demanda un dixième de seconde s’il avait bien entendu, mais le visage de son interlocuteur venait appuyer ses propos. Décidément, jamais il ne pourrait s’habituer à ces hommes imbus de leur puissance et de leurs privilèges, parfaitement imperméables aux malheurs du monde, préoccupés seulement de gagner de l’argent, encore de l’argent, toujours plus d’argent. Jusqu’alors, Largo avait pensé que Cardignac était le représentant le plus éminent de cette clique détestable au sein du Conseil. Mais à présent, il doutait : Brian Durham semblait bel et bien le surpasser, et de loin encore !
Largo en vint à se demander si le mutisme du Président du département ‘R&D’ ne venait pas finalement d’un mépris incoercible envers lui. Une sorte de sentiment de supériorité qui aurait empêché Durham de s’abaisser à participer activement à des réunions présidées par celui qu’il devait probablement considérer comme le dernier des crétins.
Largo frémit de rage. Oui, ce devait être ça. Durham était trahi par son regard : un regard empli d’un profond mépris. Même Cardignac n’avait jamais eu cette lueur, tout au moins pas avec une telle intensité. Largo sentit un élan de colère l’envahir ; comme une sorte de vague déferlante qui prenait possession de lui. Il eut conscience de chacun de ses muscles qui se contractait, l’un après l’autre. Il lui faudrait faire un effort pour ne pas se lever et massacrer cet imbécile ! Durham se présentait sous un jour nouveau, et ce n’était certainement pas à son avantage.
- Vous voulez réellement jouer les PDG soucieux de tous ? continuait-il. Alors commencez par penser à l’intérêt du Groupe que vous êtes censé diriger ! C’est d’un homme d’affaires dont nous avons besoin, pas d’un scout en pleine crise d’adolescence ! Oubliez un peu vos idéaux puérils et soyez réaliste, c’est tout ce qu’on vous demande bon sang !
- Parce que je ne suis pas suffisamment réaliste, d’après vous ? interrogea Largo, plus glacial et distant que jamais.
- Vous ne l’êtes JAMAIS, Winch !
- Et comment donc pensez-vous que je devrais être réaliste ?
- La semaine dernière encore vous nous avez fait perdre un contrat précieux, au nom de principes totalement absurdes. Revenez sur votre obstination !
- Mais de quoi parlez-vous, Brian ? intervint froidement Sullivan, qui sentait lui aussi une colère sourde monter en lui. Des fameux duvets auto-chauffants de Crumble qui n’ont jamais existé ?
- Ne vous faites pas plus stupide que vous ne l’êtes, John : vous m’avez parfaitement compris, alors inutile de chercher à protéger à tout prix votre poulain. Je vous parle du moteur de propulsion pour les missiles sol-sol. Notre laboratoire de recherche toulousain a enfin abouti à un produit fini.
- Je ne l’ai pas remis en cause, que je sache ! observa Largo.
- Mais votre refus de contester l’attribution de ce marché à la concurrence ne peut que porter un coup à leurs travaux, Winch ! Il n’y aura plus de débouchés !
- Vous savez parfaitement que c’est faux. Les travaux pourront continuer et le moteur pourra être exploité, puisqu’il intéresse l’Aérospatiale. Et je préfère qu’il soit utilisé à des fins non-militaires.
- Mais on lance beaucoup moins de fusées qu’on ne lance de missiles ! objecta durement Durham.
- Oui, et c’est dommage.
Largo avait répondu du tac au tac. Dans l’assistance, nul ne pipait mot. La tension entre les deux hommes était particulièrement vive, et aucun ne se serait risqué à intervenir dans ce duel de personnalités. Sullivan lui-même avait senti qu’il n’avait pas sa place dans cet échange. C’était à Largo de se défendre ; à Largo de montrer qu’il avait l’étoffe d’un PDG.
Au fond de lui-même, Sullivan était convaincu que c’était le cas. Le jeune homme avait su briser ses réticences des premiers mois. A ses yeux, Largo avait fait ses preuves. C’est d’ailleurs pour ça qu’il l’avait défendu. Mais il restait encore au jeune homme à convaincre le reste des membres du Conseil. Il avait remporté une belle victoire lorsque Cardignac avait tenté de le destituer ; mais il lui faudrait régulièrement rappeler qu’il avait les épaules assez larges pour porter le Groupe W. S’il remportait ce ‘combat’ contre Durham, il en sortirait plus fort. Et ce serait bon pour le Groupe.
- Maintenant soyons clairs, Durham : que cela vous plaise ou non, c’est MOI qui dirige le Groupe W, poursuivait Largo, sec et dur. Et je ne veux pas que la compagnie se positionne sur le créneau de l’armement. Je l’ai d’ailleurs déjà dit par le passé, et c’est une ligne directrice que j’entends maintenir.
- Mais c’est totalement aberrant ! Vous sacrifiez des années de recherches sur l’autel de votre bonne conscience !
- Ma ‘bonne conscience’ comme vous dites m’importe beaucoup, c’est vrai. Mais vous le savez parfaitement : ce n’est pas parce que je refuse ce contrat d’armement que les travaux de nos équipes de recherche sont inutiles pour autant, bien au contraire.
- VOUS NE COMPRENEZ RIEN ! s’écria Durham, excédé.
- Non, c’est VOUS qui ne comprenez rien ! A court terme l’utilisation du moteur pour vos fameuses fusées sol-sol serait sans doute plus lucratif, je vous l’accorde. Mais raisonnez un peu à long terme : le domaine de l’espace est en pleine expansion !
- Quel rapport ? s’impatienta l’autre.
- C’est tout simple : grâce à ce moteur, notamment dans sa version la plus poussée, nous avons l’opportunité de travailler avec les groupes les plus éminents dans le domaine spatial. Je crois que ce serait une erreur de galvauder ce produit en le répandant dans une gamme de moindre portée.
- Vous délirez !?
- Et vous, vous êtes obtus, Durham ! Michel, n’est-il pas exact que le département que vous dirigez a été contacté par Arianespace pour discuter des modalités d’un partenariat concernant certains de nos équipements ?
- Euh… Oui… balbutia un Cardignac affreusement mal à l’aise et qui aurait manifestement préféré être oublié dans cette querelle.
- Si vous aviez un peu plus étudié vos débouchés et les rapports qui ont été remis à chacun d’entre vous, vous sauriez que dans la liste de ces équipements figure votre fameux moteur, Durham ! enchaîna durement Largo. Il sera exploité, rassurez-vous. Mais pas dans des missiles.
- Mais c’est dément ! Le contrat pour les missiles est à conclure maintenant ! Dans combien de temps le partenariat que vous évoquez pourrait-il aboutir ? Six mois ? Un an ?
- Mais même dans un an il faudra toujours un moteur pour propulser les fusées, non ? Et puis ça laissera à vos équipes le temps de peaufiner leurs travaux et de procéder aux derniers contrôles.
- Vous êtes totalement inconscient des réalités économiques !
- Je préfère l’espace civil à l’armement, ça vous gêne ?
- C’est VOUS qui me gênez, Winch ! Vous ne savez absolument pas sérier les priorités ! Vous êtes un incapable ! Avec un homme comme vous à la tête du Groupe, nous courons à la ruine !
- ÇA SUFFIT MAINTENANT, BRIAN ! intervint brutalement Sullivan.
Tous se tournèrent vers le premier Vice-Président du Groupe, Largo en premier. Obnubilé par le nouveau visage révélé par Durham, il avait totalement oublié la présence de John Sullivan. De John et des autres administrateurs, pour être honnête. Il avait été totalement absorbé par sa dispute, oubliant ceux qui l’entouraient. Sullivan continua, d’une voix froide et détachée que Largo ne reconnut pas :
- Vous avez dépassé les bornes, Brian. Nous ne sommes pas dans une cour d’école, mais dans une réunion du Conseil. Soit vous vous reprenez, soit vous sortez.
Durham ne répondit pas, dardant un regard haineux sur celui qui avait eu l’outrecuidance de l’interrompre. Sullivan poursuivit, affichant un calme olympien qu’il était pourtant loin d’éprouver :
- Mais de toute façon, je crois que vous devrez tirer les conséquences qui s’imposent : votre désapprobation de la politique menée par Largo au nom du Groupe W est patente. Je ne crois pas que vous vouliez poursuivre dans de telles conditions.
Un silence lourd accueillit la phrase. Le couperet allait tomber, tous le comprenaient. Brian Durham allait devoir démissionner. Après son opposition fracassante, il était évident qu’il n’accepterait pas de continuer à travailler avec Largo. Tous en étaient convaincus. Durham négocierait sa sortie et irait voir ailleurs.
Pourtant, l’intéressé n’eut pas la réaction attendue. Il posa un œil furieux sur chacun des membres du Conseil, tour à tour. Seuls Largo et Sullivan soutinrent son regard. Durham sourit imperceptiblement. Il discernait une voie de sortie ; une voie royale, même. Non seulement les membres du Conseil étaient tous avides d’argent, mais en plus ils étaient veules. Il pourrait les manipuler à son aise. C’était une occasion en or. Il n’allait faire qu’une bouchée de ce petit imbécile de Winch. Il allait triompher.
Durham se leva, afin de donner plus de poids à ses paroles. Il parla lentement, détachant chacun de ses mots. Il fallait que tous les spectateurs comprennent la gravité de la situation et la portée de sa demande.
- Winch, je vous accuse solennellement d’incurie. Vous n’êtes pas fait pour diriger le Groupe W, c’est évident. Vous allez nous faire passer à côté d’un contrat juteux pour courir après une chimère : car ne vous en déplaise, vous n’avez AUCUNE GARANTIE que l’Aérospatiale et Arianespace signeront effectivement avec nous. Ce qui veut dire que des millions de dollars nous passent sous le nez. C’est une faute de gestion, Winch. Une grave faute de gestion. C’est pourquoi devant le Conseil réuni en session plénière, je demande aujourd’hui votre démission.
- Ma… démission ? répéta Largo, totalement abasourdi devant une telle audace.
- Votre démission, confirma Durham, avec un demi-sourire.
- Vous plaisantez !
- Non. Si vous ne démissionnez pas tout de suite de votre propre initiative, j’exige un vote du Conseil.
- Un vote ?
- J’en ai le droit. Les statuts sont clairs : chaque administrateur peut demander un vote de défiance contre tout autre administrateur, lorsqu’une ‘faute grave de gestion’ a été commise.
- Je ne suis pas un administrateur mais le Président du Conseil, je vous le rappelle ! objecta Largo.
- Les statuts ne précisent aucun régime particulier pour le Président. Ils visent les membres du Conseil de façon générale, ce qui inclut forcément le Président, Winch. Vous le sauriez si vous aviez fait un minimum de droit des affaires avant de prétendre gérer un consortium comme le Groupe W ! cracha-t-il, plus méprisant qu’il ne l’avait jamais été.
Ebranlé, Largo se tourna vers Sullivan. A contrecœur, celui-ci approuva d’un hochement de tête. Oui, cela lui revenait, maintenant. Il avait beaucoup travaillé sur les statuts, en collaboration avec Nério. Et Durham avait raison : en cas de faute grave de gestion… Ce devait être le chapitre XXVI ou XXVII des statuts. Le Conseil pouvait exiger un vote de défiance. Si la majorité absolue était atteinte, l’administrateur mis en cause devait démissionner ; dans le cas contraire, il avait la confiance du Conseil et pouvait poursuivre son action. C’était un véritable coup de poker que jouait Durham. Tout allait dépendre du courage de chacun. On allait voir qui soutenait effectivement Largo. Mais il se pourrait que tout se retourne contre le fils de Nério ; auquel cas il n’aurait d’autre alternative que de quitter définitivement la direction du Groupe, sans espoir de retour.
En quelques mots, John Sullivan expliqua la procédure. Ses propos tombèrent dans un silence pesant. Toujours debout, raide comme un piquet, suffisant au possible, Durham dévisageait froidement Largo. Il était sûr de lui. Il allait enfin pouvoir se débarrasser de ce petit opportuniste, de ce fils à papa mal dégrossi. Et il avait du mal à dissimuler sa satisfaction. Il se sentit une accointance subite avec les empereurs romains qui défilaient sur la voie sacrée, savourant leur triomphe au retour de campagnes militaires victorieuses sur de quelconques peuplades barbares. Durham trouva que l’image répondait bien à la situation. Et que le rôle d’imperator lui seyait à merveille.
Largo, lui, ne bougeait pas. En quelques minutes, tout avait dérapé, tout lui avait échappé. Et s’il espérait leur soutien il aurait voulu avoir la certitude qu’il pouvait effectivement compter sur les autres membres du Conseil. Mais que pouvait-il attendre d’un Cardignac ? D’un Buzzetti ? N’allaient-ils pas sauter sur l’occasion pour le poignarder dans le dos ? N’allaient-ils pas hurler avec les loups et se défaire de lui sans coup férir ? Ils en avaient rêvé. Ils avaient même intenté un procès dans ce but. Et voilà que Durham leur en offrait enfin le moyen. Ils le soutiendraient peut-être, oui, c’était possible ; mais ce pouvait aussi être la curée.
Même s’il le cachait du mieux qu’il le pouvait, Largo se sentait affreusement mal. En un après-midi, il risquait de perdre le contrôle du Groupe W. Or il y était attaché plus qu’il ne l’aurait cru. Il s’en était rendu compte quelques mois plus tôt, lors de ce fameux procès. Et depuis qu’il avait découvert l’histoire de Nério et d’Anna Kaposvàr, le Groupe était devenu une partie de lui-même. Perdre le Groupe eut été perdre une nouvelle fois Nério, tuer une seconde fois Anna Kaposvàr. Et perdre tout le reste : le moyen de faire triompher certains principes auxquels il était attaché ; perdre Kerensky ; perdre Joy… Et Simon ? Voudrait-il reprendre sa vie d’errance et de misère, après deux années dans le confort ?
Largo sentit une suée froide dans son dos. Décidément, il avait beaucoup à perdre. Il n’était pas certain qu’il l’accepterait. Mais il n’était plus en position de décider. Il eut le sentiment qu’un trou béant s’ouvrait sous ses pieds ; il était le jouet d’événements qu’il ne pouvait plus maîtriser désormais.
- Le vote se fera à mains levées… achevait Sullivan, lisant attentivement les statuts du Groupe que Gabriella venait de lui apporter. Enfin si vous maintenez votre demande, Brian.
- Je la maintiens, lâcha calmement Durham. Je demande un vote sur Largo Winch, en raison de son refus de soutenir un contrat qui rapporterait des millions au Groupe W. J’affirme que ce refus constitue une faute grave de gestion remettant en cause une perspective immédiate de rentabilisation de plusieurs années de recherches, sans garantie d’un bénéfice à long terme. En conséquence, j’affirme qu’il mérite la défiance du Conseil… Vous démissionnerez, Winch.
- N’anticipez pas le vote ! rétorqua Largo, les yeux plissés.
- Bien ! coupa John. Alors votons…
Sullivan semblait lui aussi mal à l’aise. Ce Conseil qui aurait dû se dérouler tranquillement risquait de bouleverser à jamais la vie de Largo, la sienne propre… Et l’économie du pays, voire du monde. Car abandonné à des mains uniquement soucieuses d’argent et de profit, le Groupe pouvait devenir une machine terrifiante. Une machine de pouvoir.
- Sur la question de défiance posée ce jour par Brian Durham et fondée sur l’article 15 du chapitre XXVII des statuts… commença Sullivan, d’une voix légèrement tremblante. J’appelle les voix exigeant la démission de Largo Winch.
Durham leva lentement la main. Sûr de lui. Un demi-sourire barrait son visage. Tournant le dos aux autres membres du Conseil, il ne quittait pas Largo des yeux. Il voulait savourer sa victoire jusqu’au bout. Il voulait voir le visage de ce petit godelureau de Winch se décomposer à mesure qu’il réalisait qu’il perdait le Groupe. Il ne voulait pas perdre une seule miette du spectacle. Cela avait un côté jouissif.
Une seconde passa, dans un silence lourd. Puis deux secondes. Cinq. Dix. Sullivan finit par reprendre la parole :
- Une voix pour la démission…
Détournant les yeux de Largo, Durham dévisagea Sullivan, abasourdi, incrédule. Puis il se tourna enfin vers les autres membres du Conseil. Evitant son regard, chacun semblait subitement fasciné par les papiers étalés devant lui. Personne n’avait levé la main pour soutenir la motion.
Sans un mot, Durham jeta un dernier regard sur Largo. Un regard empli de haine. Il avait perdu la bataille, et ce satané Winch s’en sortait ! Les mâchoires de Durham se crispèrent. La défaite était cuisante ; à la hauteur des espoirs qu’il avait placé dans ce vote. Durham se dirigea d’un pas raide vers la porte et sortit. Il n’avait rien dit.
- Est-ce que… Est-ce qu’il y a d’autres voix reconnaissant l’existence d’une faute lourde de gestion commise par Largo et demandant sa démission ? fit Sullivan.
Encore mal remis de ses émotions, Largo dévisagea les membres qui lui faisaient face. Il allait enfin voir ses véritables alliés. Ceux qui n’étaient pas là, ceux qui ne l’avaient pas soutenu lors de ce fichu procès intenté par Cardignac. Car tous l’avaient abandonné, à l’époque. La plupart avaient signé le papier de Cardignac ; et ceux qui n’avaient pas signé n’avaient pas appuyé Largo pour autant. Tous s’étaient rangé, implicitement ou explicitement, contre lui. Aujourd’hui, il allait voir où en était le rapport de forces.
Mais personne ne bougea.
Personne ne parla.
Largo fut même étonné : il discerna une lueur de respect dans plusieurs des regards qu’il accrocha.
Il réprima difficilement un soupir de soulagement. Il comprit à cet instant qu’il avait enfin réussi la succession de Nério. Désormais il n’était plus le petit parvenu aux talents douteux qui ne devait sa place qu’à sa filiation. Il était devenu un véritable chef d’entreprise, tout au moins aux yeux des membres du Conseil. Il avait enfin gagné ses galons de PDG.
S’appliquant à ne rien laisser paraître, Largo en ressentit pourtant une certaine fierté. Il avait su s’imposer face à cette bande de requins. Pour l’une des premières fois de sa vie, il se sentit pleinement l’héritier de Nério. Il avait su marquer son territoire et son autorité. Il était enfin entré pleinement dans des habits qu’il avait parfois pensé trop grands pour lui. Les regards des membres du Conseil le lui disaient.
Largo sentit l’émotion le gagner. Un sentiment confus mêlant soulagement, fierté et reconnaissance. A ses côtés, Sullivan n’avait toujours rien dit. Sans doute attendait-il que Largo constate par lui-même que le vote de Durham étant isolé, la motion de défiance était repoussée. Mais le jeune homme en était incapable. S’il se lançait dans un discours, sa voix déraillerait, trahissant son émotion. Il en était convaincu. La fatigue accumulée aidant, il se dit qu’il ne pourrait soutenir encore longtemps les regards qu’il croisait. Ces regards qui exprimaient un respect nouveau, et qui lui réchauffaient tant le cœur.
- Je vous remercie…
C’est tout ce qu’il avait pu dire. Et encore l’avait-il dit froidement, tant il avait tenté de contrôler la tonalité de sa voix pour ne pas se trahir. Se levant un peu trop rapidement, il ajouta un hochement de tête qui venait appuyer ses dires. Puis il contourna la vaste table centrale et sortit. Derrière lui, le silence perdura encore quelques instants.
*
Réfugié dans la quiétude du penthouse, Largo avait repris ses esprits et réfléchissait depuis un long moment déjà. Il avait certes songé un temps à descendre au bunker, histoire de raconter la scène qu’il venait de vivre. Savoir que ses amis l’entouraient l’aurait sans doute apaisé. Mais en fait, il le savait déjà. Il n’était pas seul et n’en avait jamais douté. C’était même l’une des seules constantes dans sa vie, depuis qu’il avait accepté de reprendre la direction du Groupe, après la mort de Nério. Il y avait certes eu des tensions, des disputes, des méfiances même ; mais tout ceci appartenait au passé. Joy avait fait les frais de ces comportements, frôlant la mort de très près. Et depuis lors, ils étaient plus unis que jamais. Ils avaient compris le message et ne se laisseraient pas reprendre de si tôt. Alors il était inutile pour Largo de descendre les voir. Ils seraient là pour lui. Il le savait déjà.
Et puis les rumeurs circulaient vite, dans le building W. Dès que le bruit de l’incident avec Durham aurait atteint le troisième sous-sol, il était évident que Simon et Joy se précipiteraient au penthouse. Peut-être même Kerensky les accompagnerait-il. A moins que… A moins que Kerensky ne lance immédiatement quelques recherches ? Oui, il ferait sans doute ça. C’est dans ce domaine qu’il était inégalable ; pas dans les mots réconfortants. Kerensky serait plutôt du style à jeter une phrase assassine sur l’inhumanité du monde capitaliste. Et Largo n’était pas certain de vouloir l’entendre. Pas maintenant, en tout cas.
Se doutant donc de ce que ses amis le rejoindraient tôt ou tard, Largo s’était enfermé dans le penthouse. Vautré dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, il regardait la photographie qui trônait entre l’ordinateur portable et le téléphone. LES photographies, plus exactement. La première était un cliché qui avait été pris l’année précédente : Simon, Joy et lui. Kerensky avait insisté pour prendre lui-même la photo, refusant obstinément d’y figurer. Largo n’avait pas très bien compris pourquoi. Il ne comprenait toujours pas, d’ailleurs. Kerensky était décidément un homme curieux. Mais ce n’était pas la question qui l’intéressait pour l’instant.
A côté, Largo avait récemment placé un autre cadre. Une mauvaise reproduction d’une photographie parue dans la presse mondaine américaine. Une jeune femme souriait, rayonnante, un grand jeune homme aux cheveux clairs à ses côtés. C’était le seul cliché où ils étaient tous les deux. La photographie avait été prise lors d’un gala de charité, durant l’été 1970. Le PDG du Groupe W Nério Winch, et son bras droit Anna Kaposvàr. Perdu dans ses pensées, Largo faisait passer son regard d’une photographie à l’autre. Le présent et le passé. Un passé qu’il n’avait jamais connu, ni même soupçonné jusqu’à ces derniers jours. Mais un passé qui avait fait irruption de façon particulièrement vive dans son présent.
Largo songea à la vie de Nério et à sa propre vie ; et la comparaison lui fit peur. Il avait toujours été conscient du danger que représentait la Commission Adriatique, évidemment. Mais jamais il n’en avait envisagé les conséquences pour sa propre famille. Enfin pour la famille qu’il aurait sans doute un jour. Lorsqu’ils étaient à Sarjevane, Largo avait senti Joy qui se crispait au récit des tourments vécus par Anna. Seraient-ils un jour confrontés aux mêmes déchirements ?
Presque malgré lui, Largo sourit. Ses propres pensées étaient très révélatrices de ses sentiments, finalement. Il se souvint de ce qu’il avait cru déceler dans le regard de la jeune femme, lorsqu’ils étaient dans la bibliothèque du monastère. Seraient-ils un jour aussi proches que Nério et Anna ? Pour l’instant cela n’avait pas été une franche réussite : lui comme elle, ils avaient eu peur. Pas de la Commission, non ; plutôt d’eux-mêmes. Il leur faudrait d’abord écarter cette peur là ; et alors ils pourraient réfléchir aux moyens de mener une vie de famille en dépit de la Commission.
La Commission…
Le nom résonnait étrangement dans la tête de Largo. Il pensa alors à Durham. Brian Durham, l’homme qui aujourd’hui avait tenté de le priver du Groupe. Il s’était révélé bien autre chose que l’homme effacé que Largo avait cru déceler jusque là. Il n’avait jamais rien dit, et voilà qu’aujourd’hui il changeait brutalement son fusil d’épaule, trahissant un mépris et une haine insoupçonnés.
Largo ramena ses coudes sur les accoudoirs et joignit l’extrémité de ses doigts, appuyant pensivement ses index contre ses lèvres. Cette opposition subite de Durham était très curieuse, en fait. Cela cachait probablement quelque chose. Et ce n’était certainement pas cette histoire de contrat. Après tout, ce n’était pas la première fois que des décisions de Largo, fondées sur un souci humaniste, faisaient perdre quelques millions au Groupe. Et jamais la faute de gestion n’avait été évoquée. Non... L’attitude de Durham ne s’expliquait pas par l’exploitation de ce moteur à propulsion, c’était évident. Il y avait autre chose.
Fronçant les sourcils, Largo se demanda s’il y avait un rapport entre Durham et les révélations concernant les fonds Kaposvàr. Car en y réfléchissant bien, sa virulence était apparue juste après en avoir parlé. La décision de ne pas exploiter ce satané moteur dans le domaine militaire était bien antérieure… Oui, bien avant ! Largo s’en souvenait, maintenant : c’était le jour où il avait tout raconté à Simon, le jour où il lui avait parlé de la lettre. Si Durham avait voulu défendre à tout prix ce marché, c’est à ce moment qu’il aurait dû réagir ; pas presque une semaine plus tard ! C’est donc que le marché n’avait été qu’un prétexte. Il y avait un autre catalyseur qui expliquait sa réaction. Etait-ce l’évocation de la fortune Kaposvàr ?
Largo se redressa brutalement sur son fauteuil. Il se leva, faisant osciller le dossier du siège. Quelques instants plus tard, il faisait une entrée fracassante, la deuxième en quelques jours, dans le bureau de John Sullivan.
*
L’espace d’une seconde, John envisagea d’installer une chaînette à la porte de son bureau. Au moins, cela éviterait de telles irruptions, qui à chaque fois accéléraient dangereusement son rythme cardiaque. Certes ce n’était jamais que la deuxième fois depuis que Largo dirigeait le Groupe, mais enfin c’étaient deux fois très rapprochées. Il regarda un instant le papier qu’il était en train de parapher lors de cette intrusion brutale. En guise de signature, il y avait un large trait partant de travers. Surpris par la porte qui s’ouvrait à la volée, Sullivan avait sursauté, et le stylo avait suivi le mouvement.
Largo ferma soigneusement la porte et reprit la même position que deux jours auparavant : les mains posées à plat sur le bureau, s’appuyant lourdement dessus, le buste penché en avant.
- Quand Brian Durham est-il entré au Groupe ?
Sullivan haussa les sourcils. Oui, Largo voulait en savoir plus sur son nouvel ennemi, c’était logique. Mais enfin, en quoi un tel renseignement méritait-il une entrée aussi affolante ?
- Je ne saurais pas vous en dire la date exacte, Largo. Il faudrait vérifier ça dans les registres du personnel… Mais c’était il y a longtemps, c’est évident.
- Qu’est-ce que vous appelez longtemps ? Cinq ans ? Dix ans ? Quinze ?
- Plus longtemps, Largo. Il appartenait déjà à l’équipe de Nério lorsque j’ai moi-même intégré le Groupe.
- Si longtemps que ça ?
- Oui. Mais ce qui est intéressant, c’est plutôt ce qui a pu le motiver cet après-midi, non ? Pourquoi cette question sur la date de son intégration dans le Groupe ?
- Parce que j’essaie de comprendre. Pourquoi Durham a-t-il été aussi virulent, à votre avis ?
John se cala dans son fauteuil et fronça à nouveau les sourcils. Lui aussi, il n’avait de cesse de se poser cette question depuis qu’il était sorti de la salle du Conseil. Et il n’avait encore trouvé aucune réponse convaincante. Il connaissait Brian depuis des décennies. Il savait l’homme hautain et suffisant sous son masque morne, mais en même temps très compétent dans son domaine. Nério ne s’était pas trompé lorsqu’il lui avait confié le département de recherche. Durham avait parfaitement su le gérer pour l’optimiser. Et l’homme qui s’était opposé à Largo cet après-midi n’était pas le Durham que John connaissait.
- Je n’en sais rien… finit-il par avouer.
- Pourtant vous le connaissez depuis longtemps !
- C’est vrai. Brian Durham faisait partie des proches de Nério avant même mon arrivée. Il appartenait au cercle étroit qui entourait votre père.
- Il connaissait donc ma mère ?
- Anna ? Oui, forcément.
- Vous croyez qu’il connaissait leurs liens ?
- Je ne saurais vous le dire, Largo. Franchement, je n’en ai aucune idée. Personnellement je ne m’en étais jamais douté, mais peut-être que Brian… Non, vraiment, je ne sais pas quoi vous dire.
- Quels étaient ses rapports avec Nério ?
Sullivan prit le temps de répondre. La question était plus difficile qu’il aurait pu le croire de prime abord.
- En fait… Je dirais que leurs rapports étaient ambigus.
- C'est-à-dire ?
- Il était très proche de Nério, c’est indéniable. Leur collaboration était étroite. Mais en même temps… Je crois que Nério ne lui a jamais fait totalement confiance. C’était très subtil : il lui confiait des tâches essentielles, l’associait à des décisions majeures… Mais pourtant, Nério semblait s’en méfier.
- Vous savez pourquoi ?
- Non. D’autant que Brian était déjà très efficace à l’époque. Mais Nério épluchait chacun de ses rapports avec une attention toute particulière ; et plus d’une fois je l’ai vu l’attaquer de front lors d’une réunion du Conseil.
- Sur quels sujets ?
- Rien de très précis : ce pouvait être une orientation des recherches menées par un laboratoire, un partenariat avec un autre consortium, que sais-je encore…
- Et comment Durham réagissait-il ?
- Toujours pareil : lui et Nério se dévisageaient longuement, sans que personne n’ose rien dire. Et puis finalement, Durham avait un petit sourire et acceptait de revenir sur ses décisions.
- Il ne défendait jamais ses positions ?
- Jamais. C’est pour ça que son attitude m’a énormément surpris, tout à l’heure.
- Je vois.
Largo était troublé. Effectivement, cela ne collait pas… Mais en même temps, il devinait un conflit plus profond entre les deux hommes. Quelque chose qu’il lui faudrait découvrir.
- S’il s’en méfiait, vous savez pourquoi Nério a gardé Durham près de lui ?
- Je vous l’ai dit : il est l’un des meilleurs dans son domaine. C’est un ingénieur de formation, qui s’est tourné vers le droit des affaires. Cette double compétence a été accentuée par des années et des années passées à développer le pôle ‘Recherche et Développement’ du Groupe.
Largo soupira bruyamment. Certes, c’était crédible. Nério pouvait l’avoir gardé dans le Groupe parce qu’il était le meilleur : lui, Largo, il gardait bien Cardignac ! Mais il devait y avoir autre chose. Un petit détail clochait, dans toute cette histoire. Il le sentait confusément. Il sortit sans penser à prendre congé de John. Il devrait trouver.
*
Lorsque Largo poussa la porte du bunker, l’agitation qu’il y découvrit le surprit quelque peu. Si Kerensky, fidèle à lui-même, était concentré sur son ordinateur, le comportement de Joy et Simon était plus inhabituel : la jeune femme était occupée à vérifier des armes tout en comptant des munitions, tandis que Simon, scotché au téléphone, organisait visiblement le décollage prochain du jet.
- Largo ? s’étonna Joy en découvrant le jeune homme. Mais qu’est-ce que tu fais là ?
- Je te signale que je vis et je bosse dans ce building, si jamais tu l’avais oublié !
- Oui, non, c’est pas ça. Mais tu n’étais pas censé être au Conseil, cet après-midi ?
- Comme quoi les rumeurs vont finalement moins vite que je ne le pensais…
- Quelles rumeurs ? interrogea Simon, qui venait de raccrocher.
- Sullivan ne vous a pas prévenus ?
- Prévenus de quoi ?
Largo esquissa un vague sourire. Il aurait cru son bras droit moins discret, tout au moins envers l’intel unit. Il était presque étonné que les ‘bunkeriens’ ne soient pas encore au courant de ce qui avait bel et bien failli bouleverser leurs vies autant que la sienne, quelques heures auparavant. Il était pourtant convaincu que les étages supérieurs de la tour ne bruissaient que des récits plus ou moins enjolivés concernant la réunion du Conseil et ce qui s’y était passé.
En quelques mots, Largo leur raconta tout : la scène qui l’avait opposé à Brian Durham, le vote de défiance et l’attitude des administrateurs. Il acheva en évoquant ses propres réflexions durant sa retraite au penthouse, et ce qu’il venait d’apprendre auprès de John.
- Alors… Durham est un méchant, en fin de compte ? fit Joy.
- Tu parles d’un méchant ! C’est un gros enfoiré, oui ! commenta Simon.
- En tout cas un opposant certain, admit Kerensky, optant pour un vocabulaire moins cavalier et plus fidèle à ce qu’il considérait comme étant son image : digne et impassible en toutes hypothèses.
Largo approuva d’un hochement de tête.
- D’ailleurs je voudrais que tu fasses quelques recherches sur lui, Georgi.
- Quel genre ?
- Le genre pourquoi Nério l’a-t-il gardé au sein du Groupe alors qu’il s’en méfiait, tout au moins selon les dires de John. Et puis je veux savoir s’il s’est passé quelque chose de spécial dans sa vie récente qui pourrait justifier un tel retournement.
- Tu as une idée précise, Largo ? demanda Joy.
- Non, plutôt une intuition…
- Tu sais que c’est typiquement féminin, ça ? dit Simon, espérant détendre l’atmosphère.
- Et c’est quoi, ton intuition ? coupa Joy, soucieuse de ne pas se laisser distraire.
- Je ne sais pas exactement… C’est pas très clair, mais… Durham s’est énervé après que j’ai parlé de la fortune Kaposvàr et de son utilisation par Nério.
- Et tu crois qu’il y aurait un lien ?
- Je me le demande...
- Ce n’est peut-être qu’une coïncidence ? hasarda Simon.
- Possible… reconnut Largo. Mais de toutes façons, j’aimerais en savoir un peu plus sur ce type. Je voudrais comprendre ce qui s’est passé. Je veux savoir pourquoi il a tout à coup perdu son self-contrôle.
- Je te fais ça dès que possible.
Largo haussa les sourcils et releva la tête vers Kerensky. Jamais le Russe n’avait remis à plus tard une recherche, et il s’en étonna.
- Pourquoi pas tout de suite ?
- Parce qu’actuellement on a un problème assez urgent, et qui me semble prioritaire sur tes petites contrariétés avec Brian Durham.
- Quoi encore ?
- Une bombe qui a fait un mort, expliqua froidement Kerensky.