Argent & Pouvoir



Chapitre 1



Dans la salle du Conseil, confortablement calé au fond de son fauteuil directorial, Largo observait distraitement le moucheron qui, on ne savait trop comment, avait réussi à monter jusqu’au 59e étage. Le petit insecte virevoltait devant ses yeux, revenant sans cesse se poser sur le dossier bleu acier frappé d’un large ‘W’ d’une blancheur éclatante. Comme avec une sorte d’aimant, il était attiré par les couleurs flamboyantes et y retournait sans cesse.

Totalement déconnecté du monde réel, Largo ne le quittait pas des yeux, suivant attentivement chacune de ses circonvolutions, s’interrogeant. Comment ce petit insecte était-il arrivé là ? S’était-il laissé embarquer bien malgré lui dans un ascenseur ? Ou avait-il été amené ici par une secrétaire qui avait voulu ajouter une plante verte dans son bureau ? Et comment allait-il survivre, à plus de 150 mètres du sol ? D’ailleurs ça mangeait quoi, exactement, un moucheron ? Est-ce que…

Largo interrompit brutalement le fil de ses pensées et ne put retenir une petite grimace. Il venait de recevoir un coup de coude dans les côtes. Il tourna la tête du côté de l’agression, pour découvrir le regard furibond de John Sullivan, accompagné d’un mouvement de tête discret mais non moins réprobateur. Ah oui, c’est vrai. Il n’était pas là pour s’interroger sur l’évolution des espèces et la survie des moucherons dans un environnement hermétique et hostile. Comment disait ce film d’animation qu’il avait vu quelques semaines plus tôt avec Joy, un soir de détente ? ‘Toi, t’es mal placé dans la chaîne alimentaire pour la ramener’ ? Moui, ce devait être quelque chose comme ça. Et ça collait assez, en l’espèce : indiscutablement, Largo était mal placé dans le Conseil pour occulter l’ordre du jour et les discussions en cours.

Largo regarda en face de lui. Cardignac continuait son exposé, toujours aussi passionnant, avec ce même timbre de voix lénifiant. De quoi parlait-il, déjà ? Un truc formidable, évidemment... Oui, ça y est, ça lui revenait : les difficultés rencontrées par une succursale implantée en France, et qui se heurtait à des problèmes dans la conclusion de contrats avec l’administration. Exaltant ! songea Largo, avant de tenter de se concentrer sur ce que disait Cardignac.

- …cela dit, la jurisprudence du Conseil d'Etat français ne paraît pas très claire sur ce point. C’est pourquoi notre avocat compte faire un recours pour demander la résiliation du marché qui a été conclu avec notre concurrent. Car il est évident, compte tenu du Code des marchés publics, que la procédure aurait dû être une adjudication restreinte. Ce pouvait être éventuellement une adjudication ouverte, mais certainement pas un marché de gré à gré ! Et si l’on considère les voies de recours ouvertes par le Code de justice administrative, il pense que nous pourrions…

Largo décrocha. Non, franchement, comment aurait-il pu s’intéresser à ça ? Il n’avait pas suivi le début, et l’exposé de Cardignac n’avait vraiment rien de trépidant. Avec la meilleure volonté du monde, un non-juriste ne pouvait se passionner pour le mode de passation des marchés publics. Largo se demanda d’ailleurs si les juristes eux-mêmes se passionnaient pour ce genre de choses. Il eut un gros doute, qui lui arracha un petit soupir. Deux secondes, il s’imagina assis dans un amphi inconfortable et mal chauffé, éclairé par des néons blafards, avec une voix nasillarde répercutée par un micro ayant fait son temps et qui crépitait. Une voix morne, qui exposait durant des heures et sur un ton on ne peut plus soporifique la différence entre l’adjudication restreinte, l’adjudication ouverte et le marché de gré à gré. Ô joie suprême, exaltation de tous les sens, jouissance absolue ! Largo visualisa la scène, et préféra fermer les yeux un instant, pour chasser cette image abominable. Il préférait encore le rapport de Cardignac !

Rouvrant les yeux, Largo décida purement et simplement de faire l’impasse. Il balaya la pièce du regard, cherchant le moucheron qui l’avait tellement fasciné avant l’interruption de Sullivan. Bon sang, où était-il ? Il était sorti ? Non, impossible, la porte était fermée. A moins qu’il ait réussi à se faufiler par les gaines d’aération ? Alors il l’aurait abandonné seul face aux membres du Conseil ?

Le jeune homme eut une sorte de sourire lorsqu’il le repéra. Non, il était toujours là. Il était simplement parti virevolter du côté de Buzzetti, s’intéressant au dossier bleu acier qu’il avait lui aussi étalé devant ses mains jointes, dont les doigts boudinés tapotaient sur la table, discrètement mais avec une lassitude manifeste. Sous l’œil attentif de Largo, le moucheron s’adonna à une sorte de danse rituelle, faisant de grands dessins invisibles dans l’air. Des dessins que seul un autre moucheron aurait peut-être pu comprendre.

Buzzetti repéra lui aussi l’insecte et sembla s’agacer de sa présence. D’un geste de la main, il voulut l’écraser alors qu’il venait de se poser sur le dossier. Largo se redressa sur son siège. Non ! C’est vrai, depuis une demi-heure qu’il suivait les évolutions du moucheron, il s’y était attaché. C’était totalement absurde, il en était parfaitement conscient, mais pourtant c’était la vérité : ce moucheron était devenu son partenaire de misère face au pensum infligé par Cardignac.

Aussi Largo soupira-t-il d’aise lorsqu’il vit la moue déçue de Buzzetti. Le moucheron avait évité la main assassine, et il s’éloignait à tire d’ailes de ce lieu hautement dangereux pour sa survie immédiate. Il revenait vers des rives plus avenantes : Largo. Enfin plutôt vers le dossier bleu acier qui trônait devant Largo. A nouveau, il recommença ses circonvolutions, s’approchant du verre d’eau pour revenir vers le dossier, monter vers les néons, s’éloigner vers John Sullivan, revenir vers Largo…

- Enfin évidemment cela supposerait que vous vous intéressiez un tant soit peu à cette affaire, ce qui n’est manifestement pas le cas !

Largo sursauta. Cardignac avait haussé le ton et dévisageait le jeune homme d’un regard glacial. Et il n’était pas le seul : l’ensemble des membres du Conseil dardait sur lui un œil peu amène. Il n’osa tourner la tête, ne devinant que trop bien la colère qu’il aurait lue dans les yeux de Sullivan. Caramba ! comme eut dit le général sud-américain de ‘Tintin’ et dont il avait totalement oublié le nom. Il était pris par la patrouille, et il faudrait jouer serrer pour s’en sortir sans bobo.

Largo se redressa sur son fauteuil, tout en se disant que ce n’était pas le Général Tapioca, mais l’autre, le petit brun malchanceux affublé d’une femme redoutable et au visage dessiné à la serpe. Comment s’appelait-il déjà ? Allons bon… Bref, ce n’était de toute façon pas le sujet. Ni le moment. Ah si, le Général Alcazar… Mais bon. SE RE-CON-CEN-TRER. C’était l’essentiel pour l’instant.

Secouant imperceptiblement la tête, Largo chassa les aventures de Tintin de son esprit et s’attacha à la situation actuelle, conscient de ce qu’il ne pouvait pas rester ainsi : un silence de plomb avait accueilli la fulgurante sortie de Cardignac, et il fallait bien faire ou dire quelque chose. Mais Largo devait bien l’admettre : il n’avait qu’une idée des plus vagues de ce que le Président de la WinchAir avait développé pendant cette demi-heure. Pour être totalement franc, il n’en avait même aucune idée.

- Vous savez parfaitement que cette affaire m’intéresse, Michel, commença Largo d’une voix assurée, alors qu’en lui-même il frôlait la panique. Il décida pourtant de poursuivre, tout en priant secrètement pour ne pas faire LA bourde de l’année : Mais ai-je vraiment besoin de vous donner mon avis ?
- Mais voyons, le projet est essentiel ! Et vous savez parfaitement que si ce marché nous passe sous le nez, il ne nous restera plus qu’à faire une croix sur l’ensemble de l’affaire !
- Je ne dis pas le contraire,
fit Largo, ne sachant absolument pas ce dont il s’agissait. Mais vous connaissez d’ores et déjà ma position, non ?

Largo espéra que la crispation de ses épaules passerait inaperçue. C’était un véritable coup de poker. Il ne savait pas ce dont parlait Cardignac, il ignorait totalement s’il aurait eu une position sur la question s’il avait suivi un tant soit peu l’exposé, et il n’avait aucune idée de la façon dont il devrait répondre si on lui demandait quoi que ce soit de précis. Pourquoi n’avait-il pas avoué tout de suite que le ton monocorde de Cardignac et l’obscurantisme de ses propos l’avaient lassé ? Question sans réponse. Il s’était embarqué sans réfléchir dans une attitude stupide, espérant donner le change.

Quelques secondes passèrent, dans le silence le plus total. Largo ne quittait pas Cardignac des yeux, affichant une sérénité qu’il était pourtant loin d’éprouver. Cardignac semblait hésiter.

- Alors, Michel ? insista Largo, osant à peine croire en sa chance.
- Vous allez encore me dire qu’un recours est hors de question ? Que quel que soit le mode de passation de ce marché, de toute façon vous refusez de vous positionner sur le créneau des armes conventionnelles ? Vous allez nous dire que puisqu’il s’agit de fournir les moyens de propulsion de ces nouvelles fusées sol-sol, vous considérez que ça va contre vos principes ? Vous allez nous ressortir une grande tirade sur l’éthique du Groupe W depuis que vous en avez pris la direction ? C’est ça ?

Largo ne répondit pas, mais il réprima difficilement un soupir de soulagement. Sa bonne étoile était là, et bien là ! Il devrait pouvoir s’en sortir sans dommages…

- De toute façon je ne vois pas pourquoi je m’énerve ! continua Cardignac. C’est toujours pareil, avec vous ! Vous n’avez aucun sens des affaires !
- Pourtant le Groupe W se porte plutôt bien,
intervint calmement Sullivan. Vous êtes bien placé pour le savoir, Michel.
- Et je vous l’ai déjà dit,
appuya Largo, saisissant la balle au bond, et bien décidé à improviser jusqu’au bout. Je ne suis pas Nério. L’argent ne justifie pas tout. Le Groupe fait des bénéfices dont tout le monde profite. Franchement, je ne vois pas pourquoi nous intenterions un procès dont l’issue reste incertaine pour un marché dans le domaine de l’armement. Nous n’en avons pas besoin.
- C’est vous qui décidez,
lâcha Cardignac, dont le ton trahissait à la fois tout le mépris qu’il portait à Largo et toute sa frustration de voir ce marché pourtant juteux lui passer sous le nez.
- Parfait. Alors la séance est levée.

Joignant le geste à la parole, Largo se leva, aussitôt imité par les membres du Conseil. Ils sortirent dans un brouhaha d’écoliers, commentant la dernière passe d’armes entre le jeune PDG et Cardignac. Pour la première fois depuis l’affaire du moucheron, Largo rencontra le regard de son bras droit. Sullivan attendit que tout le monde soit sorti pour prendre la parole, un petit sourire las sur le visage :

- Avouez, Largo. Vous ne saviez pas de quoi il parlait, n’est-ce pas ?
- C’est vrai,
admit l’intéressé.
- C’est passé pour cette fois, mais ne vous méprenez pas : Cardignac n’est pas un débutant, vous ne pourrez pas refaire ce coup de bluff une autre fois.
- Je m’en doute.
- Soyez prudent, Largo. Vous avez eu de la chance, beaucoup de chance. Soyez-en conscient. Vous avez devant vous des loups qui n’attendent qu’un faux pas de votre part. Un seul faux pas, et ce sera la curée. Alors ne recommencez jamais ce genre de choses.
- Je sais.


Sullivan soupira, laissant filtrer son agacement :

- Largo, vous semblez le prendre à la légère, mais n’oubliez pas que c’est le Groupe W dans son entier qui en dépend. Si Cardignac n’avait pas été aussi rapide à reconnaître sa défaite, que se serait-il passé ? Vous vous seriez discrédité ! Ce qui veut dire que le Conseil se serait défié à l’avenir de chacune de vos décisions, et c’est l’ensemble de la politique que vous entendez mener qui aurait été remise en cause.
- Je sais, John, je…
- NON !
coupa violemment un John Sullivan que l’énervement gagnait incontestablement. Non, justement, je n’ai pas le sentiment que vous le sachiez. Vous n’avez rien écouté aujourd’hui ! Et vous ne pouvez pas continuer comme ça. Alors faites ce qu’il faut pour que ça ne se reproduise pas à l’avenir !
- Que voulez-vous dire ?
- Vous le savez certainement mieux que moi, Largo. Vous n’allez pas bien depuis plusieurs jours, et ça ne peut plus continuer. Alors agissez en conséquence ! Faites ce que vous voulez, mais résolvez vos problèmes. Et pensez au Groupe !


Largo ouvrit la bouche, cherchant une parade, mais Sullivan ne lui en laissa guère le temps. Déjà, ayant récupéré son dossier bleu acier, il quittait la salle du Conseil, le pas raide et les épaules droites, incarnation vivante de la colère à peine maîtrisée.

Largo se laissa retomber sur son fauteuil rouge. Son bras droit avait raison : il n’avait pas été à la hauteur, aujourd’hui. En réalité, cela faisait plusieurs jours qu’il n’était pas à la hauteur. Largo le savait parfaitement. Jusqu’à présent il avait réussi à tromper son monde, y compris Sullivan. Mais l’Irlandais n’avait pas été dupe. Pas cet après-midi.

Largo soupira. Depuis presque une semaine maintenant, il ressentait une lassitude que rien ne semblait pouvoir chasser. Il était fatigué et irritable. Il avait d’abord pensé à une fatigue physique due à ses excès, et en avait déduit qu’il lui fallait une bonne nuit de sommeil. Cela faisait six jours qu’il refusait les propositions de Simon pour sortir, six jours qu’il décommandait les dîners officiels et les cocktails, six jours qu’il s’enfermait dans le penthouse dès 21 heures. Et six jours qu’il se tournait et se retournait désespérément dans son lit, incapable de trouver le sommeil réparateur qu’il appelait pourtant de tous ses vœux.

Et tout cela à cause d’une malheureuse lettre. Une lettre qu’il avait retrouvée tout à fait par hasard, en plus.

Un peu fatigué ce soir là, Largo avait jeté un énième coup d’œil sur la bibliothèque du penthouse, qui contenait de nombreux ouvrages rassemblés par Nério. Largo en connaissait déjà tous les titres, mais il n’avait pas souvent eu le loisir de prendre un bon livre pour lire tranquillement : les obligations du Groupe W laissaient rarement de temps pour ce genre d’occupations.

Mais ce soir là, il avait eu quartier libre, exceptionnellement. Et surtout, il se sentait trop fatigué pour accompagner Simon dans une virée qui se terminerait à une heure plus qu’avancée. Pour une fois, Largo avait eu envie de prendre son temps. Alors il avait regardé les rayonnages, hésitant longuement, prenant un livre pour en lire trois lignes et le remettre en place, relisant plusieurs fois un même titre en se demandant si cela lui conviendrait. Fronçant les sourcils, il avait longé la bibliothèque, revenant souvent sur ses pas, tapotant les reliures des doigts, cherchant LE livre qui l’accompagnerait pour la soirée.

Et puis finalement, un demi-sourire satisfait aux lèvres, il avait attrapé ‘Les trophées’, de Heredia. Il n’avait pas relu de poésie depuis trop longtemps. En lisant le titre sur la tranche, il s’était souvenu de l’or que mûrit Cipango dans ses mines lointaines… Non, ce n’était pas ça. Comment était-ce, déjà ? ‘Les conquérants’… Oui, ça y est, ça lui revenait : ‘De Palos à Moguer, routiers et capitaines partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal. Ils allaient conquérir le fabuleux métal que Cipango mûrit dans ses mines lointaines’… Moui, ce serait parfait pour une petite soirée de célibataire, vautré en travers de son canapé, un verre de lait sur la table basse, les pieds sur l’accoudoir et la tête confortablement calée par un coussin. Il avait souri sans plus de retenue, et s’était dirigé tranquillement vers le lieu futur de sa flemme, savourant déjà ces moments trop rares.

Mais tout avait basculé lorsqu’il avait ouvert le recueil.

Plaquée contre la première page, Largo avait découvert une lettre soigneusement conservée, et qui manifestement était là depuis longtemps déjà.

Largo se souvint qu’il avait hésité quelques instants. Le livre appartenait à Nério. C’était donc une lettre adressée à ce dernier. Nério, qu’il avait si peu connu. Alors Largo avait eu quelques doutes. Prendre la lettre ? La laisser ? Reposer le livre sans la lire ? Il voulait savoir ce que contenait la lettre : Nério ne l’aurait sans doute pas rangée aussi précieusement s’il s’était agi de la facture de son tailleur, c’était évident. Mais justement : le jeune homme avait eu le sentiment que s’il lisait le papier, il pénètrerait dans l’intimité de son père. Et il ne savait pas trop s’il en avait envie. Il le voulait, certes ; mais il avait aussi le sentiment que ce faisant, il violerait un secret important et qui appartenait à Nério. Un sentiment curieux et ambivalent, mais dont il avait eu du mal à se défaire.

Mais en définitive, la curiosité avait été la plus forte. Fébrilement, il avait pris la lettre, avait sorti le papier de l’enveloppe légèrement flétrie. D’un geste à la fois impatient et hésitant, il l’avait déplié. Et il avait lu.

Et depuis, il ne parvenait plus guère à trouver le sommeil.

La lettre était celle d’une femme. Une femme dont Largo ignorait le nom : elle n’avait pas signé, achevant seulement par un ‘Je t’aime’. Mais ce n’était pas cela qui avait bouleversé le jeune homme. C’était le contenu de la lettre. Cette succession de mots qui racontait une histoire.

La femme expliquait qu’elle avait accouché quatre jours plus tôt, que le bébé était un beau petit garçon. D’après ce qui était écrit, des hommes avaient fait irruption dans la maternité ; il y avait eu une course poursuite. La femme et son fils avaient réussi à s’enfuir par miracle, sans une égratignure. Mais il y avait eu des coups de feu, et elle avait été terrifiée. D’ailleurs, au moment où elle écrivait elle l’était encore. Elle annonçait qu’elle avait confié le bébé au seul homme de confiance qu’elle connaissait et qui saurait le protéger : le frère Maurice, ce jeune cistercien ami de Nério et qui était retiré au monastère de Sarjevane. Elle, elle espérait pouvoir échapper à ses poursuivants. Mais elle précisait qu’elle avait identifié un certain ‘Dieter’, que visiblement Nério était censé connaître.

La lettre s’achevait sur quelques mots plus intimes. La femme faisant en quelque sorte son testament : elle demandait à Nério de prendre soin du petit garçon, rappelant qu’il se trouvait pour l’instant à l’abri à Sarjevane, que le frère Maurice s’en occupait. Elle implorait Nério de protéger l’enfant contre ‘eux’. Elle affirmait que cet enfant valait tous les sacrifices.

Et c’était tout. Il y avait ce ‘Je t’aime’, puis plus rien.

Et depuis, Largo ne dormait plus. Il avait compris tout de suite qui était ce bébé confié à celui qui depuis lors était devenu le Père Maurice. Il avait même compris beaucoup plus : il avait compris qui étaient ces ‘eux’. Lorsqu’il était né Nério appartenait encore à la Commission Adriatique ; il l’avait quittée peu de temps après sa naissance, justement. C’est tout au moins ce que le Père Maurice lui avait dit, un jour. A moins que ce ne fut Sullivan. Enfin bref, toujours est-il que Nério en avait été membre. Et Largo aurait été prêt à parier que ‘eux’, c’était la Commission, justement. Tout à fait le style à persécuter une jeune maman et son bébé.

Depuis lors Largo réfléchissait, retournait tout cela dans sa tête, sans fin. Il ne savait toujours pas qui était sa mère. Mais il était à peu près sûr d’une chose : contrairement à ce qu’elle espérait d’après les mots qu’elle avait jetés dans cette lettre, elle n’avait pas pu leur échapper. Elle n’était probablement jamais reparue. Nério n’aurait pas gardé aussi précieusement et secrètement cette lettre s’il y en avait eu d’autres ; si elle n’avait pas été la dernière. La porte de la salle du Conseil se rouvrit lentement. En découvrant le visage interrogateur de Simon, Largo réalisa qu’il était là depuis un bon moment, déjà.

- Alors mon grand ? Tu restes en place pour la prochaine réunion ? T’as peur qu’on te pique ton joli fauteuil ?

Largo le regarda droit dans les yeux. Malgré l’apparente légèreté de ses propos, Simon n’avait pu dissimuler une certaine inquiétude. Et il n’était pas le seul. Le jeune milliardaire le savait, tous s’inquiétaient : Simon, Joy, Kerensky, Sullivan. Tous. Mais Largo n’avait parlé à personne. Il avait tout enfoui au plus profond de lui-même, n’osant même pas demander à Georgi de lancer des recherches. Des recherches ! Cela paraissait tellement dérisoire ! Des recherches sur qui ? Sur quoi ? Sur une femme qui avait peut-être (sans doute même) été assassinée dans les jours suivant la naissance de son fils ? Mais il ne savait même pas dans quel pays elle était morte ! Il n’avait aucun élément. Il ne savait rien. Sinon que cette femme, sa propre mère, avait dû le confier au Père Maurice en ultime recours, abandonnant la chair de sa chair. Cela avait dû être un déchirement pour cette jeune femme tenue éloignée de celui qu’elle aimait, poursuivie par des hommes sans pitié, et contrainte d’abandonner son bébé de quelques jours.

- Largo ?

L’intéressé se reconcentra sur Simon. Pendant quelques secondes, il l’avait totalement oublié. Décidément, il n’allait pas bien.

- Largo, je ne sais pas ce qui se passe, mais tu devrais en parler. C’est en train de te bouffer de l’intérieur.

Largo ne répondit pas. Simon referma la porte derrière lui et vint s’installer près de son ami, s’appuyant sur le rebord de la grande table centrale frappée du monumental W. Il posa ses pieds sur le fauteuil de Sullivan. De toute évidence, il n’était pas disposé à repartir tout de suite.

- Je te connais depuis des années, commença Simon. Alors je sais quand tu as un gros problème. Que se passe-t-il, Largo ?
- Mais non, ce n’est rien…
se défendit-il mollement.
- Non, ce n’est pas rien. Tu ne dors plus, tu ne sors plus, et Sullivan vient de m’intercepter dans le couloir pour me dire que tu n’avais rien écouté au Conseil. Cardignac t’a avoiné paraît-il, et tu as eu du bol de t’en sortir. John pense que c’est une histoire de fille. Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ?

Encore un silence. Largo hésitait, ne sachant trop s’il devait tout raconter à Simon.

- Non, ce n’est pas une fille, poursuivit le Suisse, se répondant à lui-même. Tu ne te mettrais jamais dans un état pareil pour une fille, ou du moins tu m’en aurais parlé… Alors ?

Largo hésita encore plusieurs minutes. Ne le quittant pas des yeux, Simon attendait patiemment. Le silence s’installa entre les deux hommes, brisé seulement par le ronronnement de l’air conditionné et le bruit faible des conversations des employés passant devant la porte close de la salle du Conseil. Finalement, après un profond soupir, Largo se décida.

- J’ai trouvé une lettre, Simon…

*

Un silence de plomb avait accueilli les révélations de Largo. Celui-ci s’était laissé convaincre par Simon : redescendus au bunker, les deux hommes y avaient retrouvé Kerensky et Joy. Toujours aussi loquaces, les deux ennemis d’hier étaient plongés dans l’étude du profil des candidats potentiels pour reprendre un poste d’agent de sécurité dans le building W. Lorsqu’ils avaient entendu la porte s’ouvrir, ils avaient laissé échapper un soupir de soulagement : enfin quelque chose allait les sortir de cette étude aussi rébarbative que fastidieuse. Mais leurs espoirs s’étaient envolés dès qu’ils avaient vu les visages arborés par leurs deux amis : Largo semblait profondément bouleversé, et Simon atterré.

Sans un mot, ils s’étaient installés de part et d’autre de la console centrale du bunker.

- Largo a quelque chose à vous dire… avait commencé Simon.

Puis plus rien. Largo avait serré les mâchoires, évitant les regards posés sur lui. Le temps s’était éternisé jusqu’à ce que Joy ne craque, lassée d’attendre ce qui, elle le pressentait, était important :

- Largo ? Que se passe-t-il ?

A nouveau un silence interminable. Cette fois c’était Simon qui avait fini par le rompre :

- Largo, on était tombés d’accord. Tu dois le dire, au moins à Kerensky. S’il y a sur terre une seule personne capable de l’identifier, c’est lui.

Joy avait vivement tourné la tête vers le Suisse, le fusillant sur place. Comment ça, le dire ‘au moins à Kerensky’ ? Et elle, alors ? Elle ne comptait pour rien ? Mais Simon n’avait pas eu l’air impressionné et lui avait lancé un regard navré. La jeune femme en avait déduit que c’était particulièrement grave. Alors elle avait regardé à nouveau du côté de Largo, inquiète. Prenant une profonde aspiration, ce dernier s’était lancé.

Et il avait à nouveau raconté toute l’histoire : le recueil de poèmes, la lettre, les mots. A force de lire et de relire le papier chaque soir, il en connaissait les termes par cœur. Il avait tout dit.

Et depuis, le silence s’était installé. Ni Joy ni Kerensky ne s’étaient attendu à une telle confession. Mais maintenant, ils comprenaient le comportement de Largo durant la semaine passée : sa fatigue, son irritabilité, son incapacité à se concentrer sur quoi que ce soit. Oui, tout s’éclairait, à présent. Et ils s’en voulaient tous deux de n’avoir pas su aider leur ami plus tôt.

- Et tu attends quoi de moi, exactement ? Tu veux que je la retrouve ?
- Tu crois que tu le pourrais, Kerensky ?
- Non.


Largo grimaça et ne put retenir un soupir. Il s’en doutait, évidemment ; mais l’entendre dire aussi brutalement était difficile.

- Mais je peux toujours essayer, acheva Kerensky, prenant conscience de la dureté de ses mots.

*



Quatre jours encore sans sommeil. Certes, Largo avait été rasséréné de tout dévoiler à ses amis. Mais si depuis lors ce sentiment atroce de solitude l’avait quitté, il n’avait pas été capable de trouver plus facilement le repos. Il avait fait des efforts, pourtant. Il avait même fini par accepter de prendre les gélules de plantes vertes pseudo-calmantes que Joy lui avait suggérées. Mais cela n’avait pas changé grand chose. La fatigue s’accumulant, il était devenu infernal pour son entourage. Il en était parfaitement conscient, mais ne parvenait pas à reprendre le contrôle de la situation.

Kerensky avait travaillé comme un fou, sans vraiment prendre de repos. La veille encore, Largo l’avait quitté au bunker à minuit passé. Et ce matin, il y était déjà à 8 heures, lorsque lui-même était descendu prendre des nouvelles. Quant à Joy et Simon, ils faisaient leur possible pour soulager Kerensky du travail qu’il faisait quotidiennement, permettant ainsi au Russe de se consacrer exclusivement à la recherche de cette femme. Mais pour l’instant, les efforts lancés tous azimuts n’avaient rien donné. Le néant.

Largo soupira profondément et consulta sa montre. 16h25. Ce qui voulait dire qu’il lui restait encore cinq minutes avant d’entendre la sonnerie du téléphone et la voix posée de Gabriella lui annoncer que M. Crumble, de la Crumble Company, était arrivé. Encore cinq minutes avant de se plonger dans les méandres des réseaux de financement et de commercialisation de… De quoi, déjà ? Ah oui, d’un prototype de sacs de couchage auto-chauffants.

Largo haussa les épaules. Il n’avait aucune envie de discuter camping et argent avec ce monsieur Crumble – qui soit dit en passant avait un nom qui manquait totalement de sérieux. Comment pouvait-il espérer être crédible avec un nom pareil ? La Crumble Company ! On voyait plutôt le canular, ou à la limite la boîte spécialisée dans le domaine alimentaire. Mais pas des sacs de couchage auto-chauffants, c’est sûr…

Deux coups furent frappés avec discrétion à la porte du penthouse. Largo ne prit pas la peine d’y répondre. S’il s’était agi d’un assistant ou d’une secrétaire, l’intrus serait passé par Gabriella. Pareil pour un membre du Conseil. Quant aux autres, Simon, Joy, Kerensky ou Sullivan, ils entreraient de toute façon, sans se poser la question de savoir s’ils le dérangeaient ou non. Effectivement, la porte s’ouvrit, et Simon s’encadra timidement.

- Largo, t’as deux minutes ?

L’intéressé hocha la tête, approbatif. Crumble pourrait bien attendre un peu, le cas échéant. Simon entra d’un pas hésitant, suivi de Joy. Les deux jeunes gens s’approchèrent du bureau, préoccupés, évitant le regard de Largo.

- Quoi, quelqu’un est mort ?

Largo ne savait pas trop pourquoi il avait posé une question d’aussi mauvais goût. Mais il était fatigué, lassé par avance de ses échanges avec ce Crumble dont il se fichait éperdument, de lui et de ses sacs de couchage. Largo n’avait aucune envie de faire le moindre effort pour se rendre agréable. Et puis c’était Joy et Simon, après tout : ils savaient et comprendraient, lui pardonnant son humeur de dogue. Enfin du moins il pouvait l’espérer. C’était injuste, il en était conscient. Mais c’était comme ça, un point c’est tout. Les regrets et les excuses viendraient plus tard, lorsqu’il aurait réussi à remonter un peu la pente. Ou à dormir. Il ne savait plus trop.

Simon et Joy se regardèrent, indécis. Elle haussa un sourcil, et lui sembla comprendre un message implicite. Aussi se tourna-t-il vers Largo, et après s’être éclairci la gorge, il prit la parole :

- Quelqu’un est effectivement mort, Largo.

Le milliardaire se redressa dans son fauteuil, gêné. Il n’avait pas pensé un instant pouvoir taper juste, c’était simplement une façon de parler. Il ne pensait pas…

- Kerensky a trouvé quelque chose.

Cette fois, Largo s’agita franchement. Se penchant en avant, il joignit ses deux mains sur le plateau du bureau. Un froid l’avait soudain envahi, et il était affreusement mal à l’aise. Il le sentait confusément, il ne pouvait s’agir que de la femme de la lettre. Sa mère. Et elle était morte.

- Alors ? finit par s’impatienter Largo, alors que ses deux amis échangeaient des regards embarrassés.
- Largo, tu devrais aller voir le Père Maurice… commença Joy.
- Ce serait inutile, coupa Largo. Tu sais très bien que je l’ai déjà appelé plusieurs fois depuis cette lettre, et qu’il a refusé de me dire quoique ce soit sur la femme qui m’avait confié à lui.
- Parce que tu n’avais aucune question précise à lui poser.
- Aucune question précise ?
s’énerva Largo. Tu plaisantes, là ! J’avais des tas de questions !
- Ce que Joy veut dire, c’est que le Père Maurice sera peut-être plus loquace si tu fais état de renseignements précis.


Largo dévisagea Simon, puis Joy. Il se rendit compte qu’ils ne lui avaient toujours rien dit, rien appris. Ils parlaient dans le vide, pour l’instant. Il devait savoir. Maintenant.

- Je vous écoute ?

A nouveau les deux jeunes gens en face de lui échangèrent un regard ennuyé. Simon toussota. Il consulta Joy du regard, mais elle-même regardait ses chaussures, tendue, la mâchoire serrée. Il se sentit affreusement seul, subitement. Mais elle avait raison : c’était à lui de parler à Largo. C’était lui, son meilleur pote ; c’était lui qui connaissait Largo depuis le plus longtemps, lui qui l’avait accompagné tant de fois voir le Père Maurice, lui qui… Oui, c’était à lui de parler. Pas à Joy.

Simon prit une profonde aspiration et se lança, avec le sentiment désagréable de faire le saut de l’ange :

- Cinq mois après ta naissance, un corps de femme a été découvert dans les bois, à une trentaine de kilomètres de Sarjevane…

Largo ne dit rien. Concentré sur Simon, il attendait la suite. Le Suisse semblait plus qu’embarrassé. Evitant au maximum le regard de son ami, il lançait des coups d’œil ennuyés vers Joy, qui semblait l’encourager. Mais manifestement elle était soulagée de voir que c’était lui qui s’y collait, et pas elle.

- Le corps était déjà décomposé, et la police n’a pas pu l’identifier, poursuivit-il d’une voix rauque. Tout ce qu’ils ont pu dire, c’est qu’il s’agissait d’une jeune femme de 25 à 30 ans, grande, châtain clair…

Un nouveau silence. Simon hésitait affreusement sur le choix des mots. Voyant que Largo commençait à perdre patience, Joy prit le relais, à contre-cœur :

- Tout ce que la police a pu savoir avec certitude, c’est que la jeune femme a été tuée de plusieurs balles... Et… Enfin ils ont fait toutes sortes d’examens sur les restes, pour tenter de l’identifier. A la déformation du bassin, ils en ont conclu qu’elle avait eu un bébé. L’accouchement avait sans doute eu lieu peu de temps auparavant. Ils… ils ont lancé un avis de recherche, mais qui n’a jamais rien donné.
- Kerensky croit que c’est elle ?
demanda Largo d’une voix blanche.
- Il pense que c’est plausible.

Le silence s’installa à nouveau. Simon et Joy continuaient de se regarder régulièrement. Au fond d’eux-mêmes, ils étaient inquiets. Dieu seul savait comment Largo allait réagir. Il était capable de se lever pour foncer à Sarjevane sans réfléchir sur le fait qu’un tel voyage risquait d’être vain, ou au contraire il pouvait rester catatonique durant des heures, comme il l’avait fait lorsqu’il leur avait tout avoué, quatre jours auparavant. Il pouvait aussi s’effondrer, vaincu par la tension qui le travaillait depuis des jours et des jours, ou au contraire laisser exploser sa colère. Ou sa frustration.

Le silence s’éternisait, inquiétant de plus en plus les deux amis. Largo ne bougeait toujours pas. Les regardant sans les voir, il semblait plongé dans une réflexion profonde dont Joy et Simon se sentaient exclus. Ils avaient le sentiment d’être impuissants pour l’aider, et s’en voulaient. Largo était leur ami, et ils auraient voulu pouvoir faire quelque chose pour lui.

- Et vous pensez que le Père Maurice m’apprendrait quoi ? finit par demander Largo d’une voix nouée.
- Il pourrait déjà te confirmer si c’est elle ou pas, répondit Joy.
- Comment pourrait-il le savoir ?
- Kerensky a récupéré tous les renseignements glanés par la police. La femme mesurait un mètre soixante-et-onze, cheveux clairs coupés mi-long, pantalon beige et pull à col roulé rouge. Pas de bijoux, pas de papiers évidemment, et aucun signe distinctif. Mais…
- Mais ?
- Nous en avons discuté, Kerensky, Simon et moi. Et nous sommes parvenus à la conclusion que si tu présentes ces éléments au Père Maurice, il pourra peut-être te dire si c’est bien elle.


Pour la première fois, le regard de Largo croisa celui de la jeune femme, puis celui de Simon, avant de revenir sur Joy.

- Tu crois…. Tu crois que s’il avait su que c’était elle, il n’aurait rien dit ? Il n’aurait pas été voir la police pour l’identifier ?
- Pas forcément : cela aurait été admettre qu’il la connaissait,
expliqua Simon. La Commission aurait pu faire le lien et enquêter sur lui. Et on peut supposer qu’ils auraient fait le rapport avec le bébé qu’il venait de confier à une famille d’accueil. C’est assez rare, qu’un moine confie un bébé à une famille : les enfants sont habituellement abandonnés aux religieuses, pas aux moines. La Commission se serait posé des questions, et elle aurait pu remonter jusqu’à toi.
- Si le Père Maurice identifiait la femme comme étant ta mère, cela signifiait qu’il t’exposait,
renchérit Joy. Et la mort de ta mère aurait été vaine. Au moins si c’est bien elle, elle est morte mais a réussi à te mettre à l’abri. L’identifier, cela aurait signifié pour le Père Maurice annihiler le sacrifice qu’elle avait fait. Il ne le pouvait pas.

Largo ne répondit pas. Oui, tout cela se tenait. Dans ce cas, on pouvait penser qu…

Il interrompit brutalement sa réflexion. Le téléphone sonnait, dérangeant, plus intolérable que jamais. Pourtant, tel un automate, Largo brancha la connexion. Par réflexe. Il n’était plus en état de réfléchir. Il devait d’abord digérer ces éléments.

- Oui ?
- M. Winch ? M. Crumble est arrivé et il vous attend,
annonça Gabriella.

Crumble ? Crumble ! Il l’avait totalement oublié, celui là ! Et il n’était absolument pas capable de se préoccuper de son satané produit, pas maintenant. Mais refuser de voir Crumble, c’était prendre le risque de conduire celui-ci vers d’autres partenaires financiers. Le Conseil ne pardonnerait pas à Largo une telle issue. Buzzetti l’avait tanné la semaine dernière pour qu’il accepte le contrat. Et indisposer Buzzetti, c’était indisposer Cardignac. Autant dire se mettre tout le Conseil à dos pour un certain temps, voire un temps certain. Donc il ne pouvait pas envoyer balader Crumble. D’un autre côté, il était hors de question de le recevoir ; pas pour l’instant, c’était au-dessus de ses forces. Il voulait réfléchir à sa mère, au Père Maur…

- M. Winch ? Vous êtes là ?
- Oui oui… Gabriella, vous savez ce que fait Sullivan, pour le moment ?
- Euh… Il doit être en train de travailler sur le dossier des transports maritimes, je crois. - Donc il est dans son bureau et n’a pas de rendez-vous ?
- Non… Non, je ne crois pas
. - Alors envoyez-lui Crumble.
- Mais… Je…
- Gabriella, j’ai un impératif de dernière minute. C’est un… un problème majeur de sécurité. Il est hors de question de je reçoive cet homme pour l’instant. Envoyez-le sur Sullivan et dites-lui que je le rappellerai moi-même dans les prochains jours pour m’excuser auprès de lui.


Largo releva les yeux. En face de lui, Simon et Joy semblaient gênés. Ils auraient dû vérifier, ne venir voir Largo qu’après son rendez-vous. Ils s’étaient focalisés sur leur affaire et n’avaient pas pensé un instant au Groupe. Simon se fit la réflexion de ce que si Sullivan apprenait leurs exploits, ils seraient bons pour un sermon de taille sur l’intérêt supérieur du Groupe W.

Largo raccrocha et écarta les sacs de couchages de Crumble de son esprit. Il revint sur ce qui le préoccupait tant ces derniers jours : sa mère. Et cette femme retrouvée morte presque trente ans auparavant, dans les environs de Sarjevane. Le Père Maurice. Savait-il depuis tout ce temps que sa mère avait été tuée par la Commission ?

Largo sentit un grand vide en lui. Un sentiment ambigu s’installait. Sans faire plus attention à ses amis, qui pourtant étaient attentifs à la moindre de ses réactions, espérant pouvoir l’aider, Largo se prit la tête entre les mains et s’accouda lourdement sur son bureau.

Le Père Maurice. Il avait été comme un père des années durant. Lorsqu’il était chez les Glieber, c’était le Père Maurice qui venait tous les quinze jours, alors que Nério ne venait qu’une fois l’an, pour son anniversaire. Lorsqu’il avait eu une dizaine d’années, c’est au monastère, avec le Père Maurice, qu’il était parti vivre. Le moine était devenu son père de substitution. Lorsqu’il était enfant ou adolescent, c’est lui qui le consolait, qui le rassurait, qui le guidait. Largo lui avait toujours aveuglément fait confiance. Au moins autant qu’à Simon. Et là… Une sorte de rancœur s’insinuait doucement en lui. Le sentiment d’avoir été trahi. Pourquoi le Père Maurice n’aurait-il jamais rien dit ? Pourquoi, sinon parce que cette femme retrouvée morte n’était pas celle qui lui avait confié un nourrisson ? A moins que…

Largo laissa glisser ses coudes sur le bureau et posa sa tête sur ses avant-bras croisés. Il ferma les yeux. Il ne savait plus du tout où il en était. Un ouragan venait de balayer ses certitudes.

*

- Je n’ai qu’une question : est-ce que c’est ma mère ?

Tendu, Largo avait parlé d’un ton sec, inhabituel chez lui lorsqu’il s’adressait au Père Maurice. Sa crispation était patente.

Cela faisait vingt minutes maintenant qu’il était arrivé à Sarjevane. Kerensky avait invoqué les risques de fuite avec une communication téléphonique, dans la mesure où il ne pouvait pas sécuriser à 100 % la liaison avec un monastère dépourvu de systèmes high-tech et situé de l’autre côté de la planète. Et puis il avait développé tout un argumentaire selon lequel le Père Maurice serait sans doute plus enclin à se confier à quelqu’un en face de lui, plutôt qu’à un combiné téléphonique. Aussi Largo n’avait-il pas hésité une seconde : plantant là Sullivan et le Groupe W, il s’était envolé vers Sarjevane. Simon et Joy l’accompagnaient, tandis que le Russe était resté au bunker, espérant dénicher d’autres éléments.

Dans le jet, la conversation entre Largo et Sullivan, resté à New York, avait été plus qu’houleuse. John avait été furieux d’apprendre le départ précipité de son patron ; furieux de l’apprendre alors que le jet décollait déjà et qu’il était trop tard pour le retenir. Mais de toute façon, le jeune homme était resté campé sur ses positions : il resterait absent 24 ou 48 heures, le temps de rencontrer le Père Maurice, le temps de comprendre. Sullivan gèrerait le Groupe W et couvrirait l’absence injustifiée de son PDG. Encore une fois. Il avait accepté, mais ne s’était pas privé de faire savoir à Largo qu’il était lassé de ses frasques à répétition, même si la plupart avaient un motif légitime.

Sans plus penser au Groupe, Largo avait donc foncé vers Sarjevane. Sur place, il avait entraîné le Père Maurice vers la bibliothèque, Simon et Joy toujours sur les talons. Le prêtre avait certes été quelque peu étonné de cette arrivée cavalière, de cette précipitation de Largo à lui parler, lui qui habituellement prenait le temps de discuter avec chacun des frères qu’il connaissait. Mais le visage du jeune homme montrait assez sa préoccupation. Aussi le religieux avait-il suivi sans protester son jeune protégé jusque dans la vaste salle aux murs couverts de rayonnages surchargés et poussiéreux.

Rassuré par un lieu qu’il connaissait et savait sûr, Largo avait fini par parler. Dans le désordre, d’abord ; et le Père Maurice n’avait pas compris tout de suite. Mais finalement, le discours de Largo s’était éclairci, et il lui avait exposé tous les éléments qu’il possédait, de la découverte de la lettre jusqu’à ce corps de femme abandonné dans les bois. A mesure que Largo avançait dans son récit, le visage de son ancien mentor se fermait, devenant de plus en plus hermétique. Sa crispation était de plus en plus tangible. Jusqu’à ce moment fatidique, jusqu’à ce que vienne l’interrogation tant redoutée :

- Est-ce que c’est ma mère ?

Le Père Maurice dévisagea longuement Largo, sans un mot. Il aurait dû s’y attendre : un jour ou l’autre, le jeune homme viendrait et demanderait des comptes. Il avait prié des heures et des heures, espérant que jamais toute cette affaire ne remonterait à la surface, suppliant le Très-Haut de laisser l’esprit de Largo en paix. Mais de toute évidence, il n’avait pas été entendu. Et ses traits crispés montraient son embarras. Pour la première fois, Joy et Simon voyaient le religieux hésitant. Largo dardait sur lui un regard glacial. La tension était manifeste entre les deux hommes. Une tension exacerbée par l’affection profonde qui les unissait.

- Oui, c’était elle…

Le Père Maurice n’ajouta rien, conscient du raz-de-marée que cette révélation ne pouvait manquer de provoquer chez le jeune homme. Un long moment s’écoula encore, sans que personne ne bouge. Joy et Simon n’osaient rien dire, rien faire. Ils se sentaient mal à l’aise. Ils avaient le sentiment que tout ceci ne les concernait pas, finalement : c’était l’histoire de Largo. Et sans doute aussi celle du Père Maurice. Et s’ils tenaient à être là pour leur ami, il n’en demeurait pas moins qu’ils avaient l’impression d’être des intrus dans une pièce qui aurait dû se jouer à huis clos, entre les deux seuls protagonistes qui se tenaient devant eux, face à face.

Après de longues minutes, Largo détourna enfin le regard. Il ferma les yeux et fit quelques pas, tournant le dos à ses amis et au Père Maurice. Joy remarqua cependant le tremblement des épaules, qu’il ne parvenait pas à contenir. Elle lança un regard inquiet vers Simon ; le Suisse lui fit un signe de tête, avouant sa propre impuissance à soulager Largo. Elle tourna alors les yeux et accrocha le regard du prêtre. Tous deux se fixèrent quelques secondes, puis le Père Maurice sembla prendre une décision. Il fit à son tour quelques pas, se rapprochant de Largo, et posa une main apaisante sur son épaule. Son ancien élève frissonna.

- Largo, je ne pouvais pas l’identifier officiellement. Cela aurait été te mettre en danger. Or elle avait fait d’énormes sacrifices pour que, justement, tu ne sois pas en danger. Je ne pouvais pas le faire, Largo. Crois bien que je le regrette, mais je ne le pouvais pas.
- Vous l’avez abandonnée…
lâcha le jeune homme d’une voix rauque.
- Non, c’est faux.
- ELLE AVAIT BESOIN D’AIDE ET VOUS N’AVEZ RIEN FAIT !


Largo avait hurlé, se tournant brutalement vers lui. Le Père Maurice recula légèrement, impressionné malgré lui par la rage qu’il lisait dans les yeux du jeune homme. Joy fit un pas, prête à intervenir. Certes elle ne ferait guère le poids si Largo perdait son sang-froid, mais peut-être… elle pourrait… Non, en fait, elle ne savait pas ce qu’elle pourrait faire. Mais elle le ferait malgré tout. Elle s’interposerait, quitte à prendre des coups. Une seconde plus tard, elle sentit Simon qui s’était lui aussi avancé. Tous deux s’étaient fait la même réflexion. Tous deux avaient senti la tension qui montait d’un cran, la rage et la frustration qui envahissaient chaque muscle de Largo, la violence qui ne demandait qu’à exploser.

Néanmoins et au prix d’un effort énorme, Largo parvint à se contenir. Attrapant un ouvrage sur une table, il se borna à le lancer de toutes ses forces contre le mur. Le livre se fracassa dans un bruit sinistre, amplifié par la hauteur du plafond. La reliure cassée, les feuilles s’éparpillèrent sur le sol.

- Tu te trompes Largo… commença la voix nouée du Père Maurice. Elle avait besoin d’aide, c’est vrai. Mais je l’ai aidée autant que j’ai pu.
- ALORS POURQUOI EST-ELLE MORTE ?
- Parce que je ne pouvais pas la sauver.


A nouveau un silence, durant lequel Largo fixa intensément le religieux. Puis il fit quelques mètres vers les rayonnages, avant de revenir vers le centre de la pièce d’un pas raide. Passant devant ses amis sans leur accorder un regard, il continua vers les tables accolées contre le mur opposé. D’un geste incontrôlé, il balaya brutalement le dessus d’un plateau, envoyant rouler au sol les papiers et crayons qui attendaient un quelconque lecteur studieux. Largo regarda d’un œil lourd les objets tomber. Puis il fit un demi-tour brusque, revint vers les fenêtres, poursuivit vers les rayonnages. Un aller-retour rapide, saccadé et nerveux, qu’il réitéra plusieurs fois de suite, sans un mot, les poings serrés et les mâchoires crispées. Il donna un violent coup dans le mur, avant de reprendre sa marche. Enfin il s’arrêta, ne parvenant que difficilement à maîtriser le tremblement de ses mains.

- Racontez-moi.

Simon se sentait de trop. Il voulut faire un pas vers la porte, laisser Largo et le Père Maurice en tête à tête. Il lança un regard interrogatif vers Joy. La jeune femme ne quittait pas son patron des yeux, attentive à ses réactions, visiblement inquiète. Simon suivit son regard. Il est vrai que Largo était dans un état qu’il ne lui avait jamais connu auparavant. Il était habité par une violence presque palpable. Joy devait redouter qu’il ne finisse par se blesser. A moins qu’elle n’ait peur pour le Père Maurice ? Alors non, elle se trompait : jamais Largo ne frapperait celui qui avait incarné pendant de si longues années l’image du père, quand bien même il s’estimerait trahi par lui.

Mais Simon songea que Joy connaissait bien Largo. Elle devait plutôt craindre qu’il ne se fasse mal à lui-même : il venait de donner un coup de poing contre une poutre, et les jointures de ses doigts avaient manifestement souffert. Du sang s’écoulait, affreusement rouge sur ces mains rendues blanches à force d’être serrées convulsivement. Oui, Joy avait raison. On ne pouvait pas laisser Largo seul. Avec toute la bonne volonté dont il ferait preuve, le Père Maurice ne pourrait pas calmer le jeune homme s’il décidait de laisser sa rage s’exprimer. Simon se dit que lui et Joy le pourraient sans doute. Enfin peut-être. En tout cas, ils devraient être là pour essayer, si jamais tout dérapait.

- Largo, la vérité, c’est qu’en fait je ne sais que très peu de choses.
- Dites-moi, je vous en prie !


Le ton de Largo avait changé. Il tenait de la supplique, maintenant. En quelques secondes, sa rage avait fait place à un profond abattement. Il faisait confiance au Père Maurice : s’il ne l’avait pas sauvée à l’époque, c’est parce qu’effectivement il n’avait pas été en mesure de le faire. C’était d’une telle évidence que Largo en venait à se demander comment il avait pu, ne serait-ce qu’une seconde, penser le contraire. Le Père Maurice n’avait pas hésité à prendre des risques insensés pour tenter de sauver Antonio Pistilli lorsque celui-ci, devenu tueur pour la Commission Adriatique, avait cherché à quitter ses employeurs. Le religieux s’était exposé, sans réfléchir à sa propre vie. Oui, c’était certain : il y a trente ans, il aurait sauvé cette femme, s’il l’avait pu.

Une sonnerie retentit, incongrue, presque choquante dans le silence pesant de la bibliothèque. Largo tapota ses vêtements, et finit par extraire son portable de la poche intérieure de sa veste. Il voulut renvoyer l’appel sur la messagerie, mais le numéro était identifié. C’était celui du bunker.

- Kerensky ?
- …
- Oui, il est en face de moi.
- …
- Rien pour l’instant.


Le Père Maurice soupira. Sans entendre les réponses du Russe, il pouvait sans grand mal reconstituer l’ensemble du dialogue. Et à voir les coups d’œil anxieux que s’échangeaient Simon et Joy, c’était également le cas pour eux.

*

Depuis le bunker, Kerensky hésitait. Il avait espéré joindre Largo avant son entrevue avec le Père Maurice. Maintenant, n’était-il pas trop tard pour lui donner les derniers éléments ? Il réfléchit quelques secondes, avant que de l’autre côté de la planète Largo ne s’impatiente :

- Kerensky ? Tu as des choses à m’apprendre ?

Il fallait décider. Tout de suite. Il le fit. Il donna les derniers indices qu’il venait de récupérer.

*

Largo était passé par toutes les couleurs, mais Simon, Joy et le Père Maurice avaient compris l’essentiel : Kerensky avait progressé de façon majeure. Et Largo devait faire face à des révélations qui étaient manifestement difficiles à digérer.

Après cinq minutes de conversation, il avait enfin raccroché. D’abord il resta immobile, le regard perdu. Puis sans un mot, il avisa un fauteuil qui datait d’un autre temps et s’y laissa tomber, faisant voler autour de lui un nuage de poussière. Il était pâle comme la mort ; son souffle était lourd.

Joy s’approcha de lui. Déposant un baiser tendre sur son front, elle s’agenouilla à côté du fauteuil, sa main posée sur l’avant-bras de Largo, espérant le réconforter dans la mesure de ses pauvres moyens. A son tour, Simon fit un pas vers lui, ne sachant trop quoi faire ni que dire. Il ne pouvait offrir à son ami que sa présence, et trouvait cela peu. Très peu. Abominablement peu. Il se sentait totalement désarmé et ne voyait pas ce qu’il pouvait faire d’autre. Le Père Maurice resta un peu en retrait. Après plusieurs minutes, Largo finit par le chercher du regard.

- Il y a trente ans, une femme a accouché d’un petit garçon dans une clinique privée de Paris… commença péniblement Largo d’une voix nouée. Deux jours avant la date prévue pour leur sortie de la maternité, elle a disparu avec son fils. La police a été prévenue parce que la femme était poursuivie par quatre hommes. Une sage-femme a tenté de s’interposer, mais tout ce qu’elle a reçu, c’est une balle dans la cuisse.

Il fit une pause. Tout cela était tellement difficile à dire ! Il avait encore du mal à réaliser tout ce que Kerensky venait de lui révéler. Il regarda ceux qui l’entouraient. Le Père Maurice s’était finalement approché ; il posait sur lui un regard douloureux. Simon semblait terriblement inquiet. Quant à Joy, une lueur étrange brillait dans ses yeux. Largo crut y lire de la douleur, de la compassion et autre chose. Une grande affection. Mais il n’était pas réceptif. Pas maintenant. Chaque chose en son temps. Il n’avait pas fini de répéter ce qu’avait dit Kerensky.

- La femme se nommait Anna Kaposvàr. Elle avait 26 ans. Elle a dit qu’elle n’était pas mariée et n’a pas donné de nom pour le père. Elle a prénommé l’enfant Largo. Largo Kaposvàr.

Il l’avait dit. Et une déchirure s’était ouverte en même temps dans son cœur. L’entendre dire par Kerensky avait déjà été un bouleversement ; mais le répéter, prononcer lui-même ces mots, cela prenait une toute autre dimension. Il sentit Joy qui resserrait son étreinte sur l’avant-bras. Il vit Simon déglutir avec difficulté.

- Je ne la connaissais pas vraiment…

Le Père Maurice avait parlé d’une voix rauque. L’émotion le submergeait, de toute évidence.

- Anna s’était mariée secrètement avec Nério l’année précédente. En fait, je ne l’ai vue que deux fois dans ma vie : le jour de son mariage et le jour où elle t’a confié à moi…

Seigneur, que les mots étaient difficiles à sortir ! D’autant que le regard que Largo posait sur lui était si implorant que le religieux en ressentait un malaise. Il allait le décevoir, il le savait. Il n’en savait pas assez pour compenser tout le manque dont Largo avait souffert sa vie durant.

- Anne était hongroise. Je ne sais pas exactement comment elle a rencontré Nério. Tout ce que je sais, c’est qu’ils se sont mariés ici. Nério était mon ami, tu le sais Largo. Nous nous étions connus enfants, et jamais nous n’avions perdu le contact, même lorsqu’il a été happé par le monde des affaires. Nério Winczlav est devenu Nério Winch, et moi le frère Maurice. Mais nous sommes toujours restés liés. Lorsque Nério a voulu se marier, c’est presque naturellement qu’il est venu me voir. Je n’étais pas encore ordonné prêtre, mais il voulait un mariage secret et ne faisait confiance à personne d’autre. Mis dans la confidence, le Père supérieur du monastère a accepté de les marier. Seuls lui et moi étions au courant.

Le Père Maurice déglutit. Il y avait tellement longtemps qu’il s’évertuait à oublier ces moments ! Tout lui revenait d’un seul coup. Il se souvenait parfaitement. Il avait suivi sa vocation, il était entré à Sarjevane. Malgré la distance entre leurs deux vies, lui et Nério s’écrivaient régulièrement. Et paradoxalement, plus leurs vies se séparaient en apparence, plus Nério s’attachait à entretenir le contact avec lui. Lui, tout jeune moine qu’il était, il avait eu le sentiment que Nério s’enfonçait dans un monde dangereux, un monde dans lequel il ne pouvait faire confiance à personne…

Et il en avait eu confirmation ce jour là.

Le Père Maurice revoyait la scène comme si elle avait eu lieu la veille. C’était le début de l’automne, et pourtant il faisait déjà affreusement froid. Nério était venu le voir, ici à Sarjevane. L’entraînant dans le jardin aux simples, il lui avait parlé de la Commission Adriatique, pour la première fois. De la Commission et d’une jeune Hongroise qu’il venait d’y croiser. Anna Kaposvàr.

La jeune femme avait hérité de son père d’un certain nombre d’avoirs à l’origine douteuse. D’après ce qu’il avait pu comprendre, le sieur Kaposvàr, cadre éminent du Parti communiste hongrois, n’avait pas hésité à se servir au passage lors de la confiscation des biens de la bourgeoisie au début des années 50. Et tout communiste qu’il était, s’arrangeant au mieux entre sa conscience politique et ses intérêts personnels, il avait placé une somme des plus rondelettes en Suisse. En réalité, Kaposvàr était à la tête d’une fortune considérable. Conjuguée à sa position dans les hautes sphères politiques de la Hongrie communisante, elle lui assurait une entrée royale au sein de la Commission Adriatique. Il avait à la fois l’argent et le pouvoir. A sa mort, sa fille Anna avait découvert l’héritage qu’il lui laissait : la fortune occulte et l’intégration dans la Commission.

Anna et Nério s’étaient rapprochés. Ils s’aimaient. Anna avait discrètement mis sa fortune embarrassante au service de l’ambition dévorante de Nério, lui permettant de développer de façon considérable le Groupe W naissant. La Commission avait laissé faire, ravie de voir ces deux tourtereaux rouler pour elle. Mais tout avait dérapé lorsque Nério et Anna avaient voulu quitter la Commission, contestant sa politique et ses méthodes. Les pressions avaient commencé, discrètes mais fermes. C’est pourquoi ils avaient choisi un mariage secret, à Sarjevane. Ils refusaient d’offrir un moyen de pression supplémentaire.

- Ensuite, pendant presque un an, je n’ai eu que de très rares nouvelles de tes parents… poursuivit le Père Maurice. Un jour, Nério m’a envoyé une lettre me disant qu’Anna était enceinte, mais que la Commission commençait à devenir très menaçante. Il m’a dit qu’il commençait à s’inquiéter pour leur sécurité : la Commission parlait de s’en prendre à Anna si lui, Nério, ne suivait pas plus scrupuleusement leurs directives dans la gestion du Groupe W, qui devenait chaque jour plus puissant.

C’était le tout début des années 70. Avant la crise pétrolière. Le Groupe W s’accroissait à une vitesse fulgurante, tissant sa toile à travers le monde entier, diversifiant ses activités, devenant tentaculaire. Nério commençait à être célèbre, chacun admirant sa maestria dans les affaires, son flair incomparable, ses coups de bluff et ses brillantes réussites. Tout lui souriait. Enfin du moins c’était la version des médias. Car derrière la façade, il y avait ce mariage tenu secret, les menaces de mort répétées. Deux mois avant la naissance du bébé, Anna avait échappé de peu à un attentat. La voiture avait explosé, blessant de nombreux passants ; par chance, elle-même en était ressortie quelques secondes plus tôt, voulant absolument voir de plus près un lit pour enfants qu’elle venait de repérer dans une vitrine. Elle s’en était tirée avec quelques points de suture dus à des éclats de verre. Mais le message était des plus clairs : Nério devrait laisser le Groupe W aux mains de la Commission.

Alors il avait envoyé Anna à l’abri. Tout au moins c’est ce qu’il avait cru. Elle s’était secrètement envolée pour l’Europe, où elle avait changé de résidence chaque semaine. Pendant les deux mois précédant la naissance. Lorsque le terme était arrivé, elle était à Paris. Elle y avait donc accouché, seule ; pendant ce temps Nério donnait le change à New York. Mais elle avait commis l’imprudence qui lui avait finalement coûté la vie : elle n’avait pu se résoudre à oblitérer totalement les racines de son fils. Elle n’avait pas donné le nom de Nério, mais avait donné le sien. Kaposvàr. C’était sans doute ainsi que la Commission avait pu la retrouver.

Lorsqu’elle avait reconnu certains hommes de mains dans les couloirs de la maternité, elle s’était enfuie, son fils sous le bras. Elle avait tenté de semer ses poursuivants, mais n’était pas certaine d’y être vraiment parvenue. D’autant que la fuite n’était pas facilitée par la présence du nourrisson. Alors elle avait voulu le mettre à l’abri, au moins provisoirement. Lorsqu’elle aurait réussi à se débarrasser des hommes de la Commission, elle reviendrait le chercher.

- Largo, sois-en certain, elle ne t’a pas abandonné : elle voulait revenir te chercher… La voix du prêtre était affreusement nouée. Elle… Elle m’a fait jurer de ne jamais permettre à qui que ce soit de faire le lien entre elle et toi, si jamais elle ne s’en sortait pas. Elle m’a dit que Nério savait où tu étais, mais que moi je ne devais pas entrer en contact avec lui : il était sans doute étroitement surveillé par la Commission. Et s’il ne cherchait pas à connaître son fils, ce serait parce qu’il ne pourrait pas le faire sans attirer la Commission. Et toi, Largo, du haut de tes quelques jours, tu étais un moyen de pression incomparable. Sans doute le seul moyen dont disposerait jamais la Commission pour faire plier Nério…
- …Et… vous…


Largo parlait lentement, comme si les mots ne voulaient pas sortir. Prenant sur lui-même, il réussit à construire une phrase à peu près cohérente :

- Que… que s’est-il passé ensuite ?
- Je ne pouvais pas te garder avec moi. D’abord parce que le Père supérieur ne l’aurait pas accepté, mais surtout parce que c’était t’exposer : la Commission pouvait apprendre qu’Anna était venue ici, que j’étais un ami de Nério… Alors j’ai contacté la sœur de l’un de mes frères en religion. Elle était mariée et vivait au Luxembourg.
- Les Glieber ?
hasarda Simon, intervenant pour la première fois, presque malgré lui.
- Oui… J’ai dit… Kaposvàr, c’était comme Winch, trop connu… Alors… Je t’ai déclaré sous l’ancien nom de Nério… Tu es devenu Largo Winczlav…

Le silence se réinstalla. Affreusement lourd et chargé d’émotions. Mais tout n’était pas encore dit. Il fallait continuer. Le Père Maurice le savait. Il était parfaitement conscient qu’il assommait littéralement Largo, mais il était convaincu que le jeune homme devait tout apprendre maintenant, aussi difficile que ce puisse être. Il était trop tard pour lui cacher quoi que ce soit.

- Je n’ai jamais revu Anna. Je… J’ai pensé que… Comme elle ne revenait pas te chercher et ne prenait pas de tes nouvelles… Elle avait l’air tellement bouleversée quand elle a quitté le monastère, ce jour là… C’était un déchirement, pour elle. Jamais je n’oublierai son regard… Quand la police a parlé d’une femme retrouvée morte dans les bois, quelques mois plus tard… J’ai compris. Elle ne t’aurait jamais laissé aussi longtemps loin d’elle…

Joy baissa la tête, les yeux anormalement brillants. L’émotion ne submergeait pas seulement Largo et le Père Maurice. Elle et Simon se sentaient eux aussi concernés et bouleversés. Parce que c’était l’histoire de leur meilleur ami. Parce que c’était une histoire qu’ils avaient touché du doigt. Parce que la Commission pouvait de la même manière venir bouleverser leur vie, et qu’ils en étaient parfaitement conscients. Joy s’imagina un jour à la place d’Anna Kaposvàr, et un frisson la parcourut.

- Pendant longtemps, je n’ai pas su de quoi il retournait. Je savais Anna morte et Nério en vie, faisant tourner ses affaires depuis New York. Mais je n’avais aucun contact direct avec lui. Tout ce que je savais, je l’apprenais par la presse. A cette époque, il y a eu pas mal de tentatives de meurtre contre lui, et des attentats à répétition contre le Groupe. C’est à ce moment qu’il a créé une cellule spécialisée destinée à sa protection rapprochée. Après s’être débarrassée d’Anna, la Commission voulait sans doute se défaire de ton père.
- Mais il n’y sont pas parvenus…
- Non, effectivement. Mais il a fallu beaucoup de temps pour que Nério réussisse à sécuriser au mieux ses affaires et son entourage. Ce n’est que presque cinq ans plus tard qu’il est revenu à Sarjevane
. - Cinq ans ?
sursauta Joy. Vous voulez dire que durant cinq ans il… il…
- Oui. Pendant tout ce temps il n’a pas pu approcher de son propre fils : il l’aurait placé dans la ligne de mire de la Commission. Lorsqu’il a été à peu près certain de pouvoir le faire en toute sécurité, il est revenu me voir et m’a demandé ce qu’était devenu l’enfant. Il n’était même pas sûr de ton prénom, Largo.
- C’est… C’est pour ça que je n’ai aucun souvenir de lui avant mon cinquième anniversaire… et…
- Il ne pouvait pas faire plus, Largo. Il s’est assuré que tu ne manquais de rien, tout au moins sur le plan matériel. Il ne pouvait pas venir te voir sans te mettre en danger. Ce n’est que par mon intermédiaire qu’il avait de tes nouvelles.

Largo enfouit son visage dans ses mains. C’était beaucoup. C’était sans doute trop. Il venait d’apprendre tout en quelques minutes : à partir de quels fonds le Groupe W s’était construit, les sacrifices que ses parents avaient consentis, la cupidité et la cruauté de la Commission à l’égard des siens… Sa mère, qui était morte pour lui sauver la vie… Son père, qui apparaissait sous un tout autre jour, grandi par ces révélations… Oui, Largo comprenait mieux, maintenant : Nério avait été prêt à tout pour que le Groupe continue à avancer. Parce que perdre le Groupe, c’eut été perdre une deuxième fois Anna Kaposvàr. Parce qu’indirectement, elle était morte pour le Groupe. Parce que lui-même n’avait pu s’approcher de son propre fils durant plus de cinq années, toujours pour le Groupe. Parce qu’abandonner le Groupe, c’était reconnaître la victoire de la Commission. C’était admettre la victoire d’un groupuscule qui l’avait privé à la fois de sa femme et de son fils. Oui, tout s’enchaînait, à présent… La vie même de Nério s’éclairait d’un jour nouveau. Toute son attitude provenait d’un manque. La Commission l’avait privé de sa famille, et Nério avait compensé comme il avait pu, acceptant toutes les magouilles du moment qu’il contre-carrait la Commission, multipliant les mariages et les aventures extra-conjugales…

Largo frissonna. A cet instant, il haïssait plus que jamais la Commission Adriatique. Les tremblements ne cessèrent pas. Son corps trahissait son désarroi, et le jeune homme ne parvenait pas à se maîtriser.

- Je suis désolé, Largo…

L’intéressé releva le regard vers le Père Maurice. De quoi était-il donc désolé ? Largo comprenait, maintenant. Il comprenait pourquoi le religieux ne lui avait rien dit jusqu’à présent : la vérité était tellement… tellement atroce, tellement difficile à supporter… Non, il n’avait pas à être désolé. Lui moins que tout autre. Il avait fait son possible pour sauver ce qui pouvait être sauvé. Il n’avait pas à être désolé.

Le Père Maurice eut une sorte de spasme. Pour lui aussi, l’émotion était trop forte. Il tourna les talons et quitta précipitamment la pièce, sans un mot. Simon le suivit du regard, un peu inquiet. Puis il se retourna vers Largo. Le jeune homme tremblait toujours, Joy à ses côtés. Elle avait passé un bras apaisant autour de ses épaules. Simon croisa son regard. Elle semblait totalement perdue, elle aussi. Ils avaient tous pris un coup de massue sur la tête.

*

Le retour sur New York fut particulièrement pénible. Prostré, Largo n’avait rien dit depuis les révélations du Père Maurice. Sans prendre congé de personne, le jeune homme avait mécaniquement regagné la voiture de location, puis l’aéroport. Il était monté dans l’avion sans aucune considération pour le monde qui l’environnait, incapable de penser à autre chose qu’au séisme qui l’avait frappé. Et il s’était affalé sur l’un des fauteuils. Sans un mot. Sans un regard pour ses amis. L’œil vide, il avait fixé longuement un point totalement invisible, sur le plafond. Et il avait gardé cette pose durant presque tout le vol.

Impressionnés, Simon et Joy n’avaient su comment réagir. Ils étaient présents, mais ne voyaient pas ce qu’ils pouvaient faire. Ils ne se sentaient pas en mesure de soulager Largo dans le bouleversement qu’il venait de vivre. Et ils en souffraient.

Et puis finalement, Largo s’était endormi. Ou tout au moins il avait semblé s’endormir. Mais lorsque le jet avait amorcé sa descente, il avait rouvert les yeux si brutalement que Simon avait douté. Non, Largo n’avait sans doute pas pris de repos. Il avait juste continué de réfléchir, cloîtré dans un mutisme que le Suisse craignait destructeur. Mais il n’avait pas osé l’interrompre. Pour dire quoi ? Qu’il partageait sa peine ? Ces mots auraient été tellement creux, à côté de ce qu’il ressentait !

*

Largo déboula dans le bureau, ouvrant brutalement la porte, pour la refermer avec une douceur des plus contestables. John Sullivan sursauta sur son fauteuil, et sentit son pace-maker qui faisait un petit bond dans sa poitrine, contraint d’augmenter considérablement le nombre des battements du cœur. Il faudrait voir à interdire ce genre d’entrées fracassantes lorsque de l’autre côté de la porte se tenait un cardiaque !

Mais Sullivan nota immédiatement le visage de Largo. Ce n’était plus le Largo déconcentré qu’il avait croisé durant les jours précédents. Non. Devant lui se tenait au contraire un jeune homme décidé. Sullivan sentit qu’il allait être assailli de questions, et qu’il ne pourrait ni tergiverser, ni louvoyer. Mais du diable s’il comprenait pourquoi Largo semblait être si déterminé, ni ce qu’il entendait apprendre.

Mais il n’eut pas davantage le temps de s’interroger : déjà Largo appuyait lourdement ses deux mains sur le bureau, faisant curieusement gémir le bois.

- Anna Kaposvàr ! jeta-t-il froidement.
- Pardon ?
- Que savez-vous sur Anna Kaposvàr ?
- Mais je ne… Qui…
- Ne me prenez pas pour un imbécile, John !
gronda Largo, plus glacial que jamais. Vous la connaissiez forcément.
- La connaissiez ?… Je… Ah si, effectivement… Kaposvàr… Oui, ce devait être Anna, son prénom…
- Alors ?
- Largo, je ne comprends pas ce que…
- Je ne vous demande pas de comprendre mais d’expliquer. Parlez-moi d’elle !


Sullivan dévisagea Largo avec une surprise non feinte. Oui, ça lui revenait maintenant. Mais cela faisait une éternité qu’il n’avait pas entendu parler de cette femme…

- Que voulez-vous savoir exactement, Largo ?
- Tout.


Largo ne bougeait pas, les épaules crispées. Penché en avant, il dominait Sullivan de toute sa hauteur ; et son bras droit se sentait mal à l’aise, sans bien en saisir la cause. Il avait néanmoins compris qu’en apprendre plus sur cette Anna Kaposvàr devait être important pour le jeune homme qui se tenait en face de lui. Mais vraiment, il ne voyait pas pourquoi. Il décida cependant d’obtempérer sans discuter. Largo pouvait être buté lorsqu’il le voulait ; et peut-être cela lui permettrait-il de reprendre enfin les rênes effectives du Groupe. Espérant avoir vu juste, Sullivan se lança :

- Anna Kaposvàr était le bras droit de Nério au début des années 70. Elle l’a secondé lorsqu’il a commencé à faire du Groupe ce qu’il est aujourd’hui. Ils ont travaillé ensemble pendant trois ou quatre ans, je crois. Puis elle a quitté ses fonctions. C’était en 73, pour être précis.
- Dans quelles circonstances ? Et pourquoi vous souvenez-vous de l’année alors que vous sembliez avoir oublié son nom, à l’instant ?
- Parce que c’est moi qui ai pris sa suite. Et pour les circonstances de son départ, elle était enceinte. Je travaillais déjà pour Nério en tant qu’avocat d’affaires. Lorsque le poste a été vacant, il me l’a proposé. C’était en 73, j’en suis certain. Largo, pourquoi vous intéressez-vous à cette fem…
- Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi elle ne reprenait pas son poste, après la naissance ?
- Non. J’ai pensé qu’elle voulait s’occuper de son bébé, ce qui était parfaitement compréhensible : être le bras droit de Nério n’était pas une sinécure, et elle ne pouvait sans doute pas cumuler le travail et la vie de famille.
- Savez-vous qui était le père de son bébé ?
- Moi ? Non, bien sûr que non ! Pourquoi ?
- Vous ne me cachez rien ?
- Largo, je sens bien que cela vous contrarie au plus haut point, mais croyez-moi : je ne connaissais pas vraiment Anna Kaposvàr. J’ai pris sa suite, mais nous n’avons jamais travaillé ensemble. Elle s’occupait des aspects financiers du Groupe, et moi à l’époque j’étais avocat. Je voyais les éléments juridiques. Nous nous croisions lorsque je voyais Nério, mais nos rapports n’allaient pas plus loin.
- Comment était-elle ?
- C’était une jeune femme très compétente et très effic…
- Ce n’est pas ce que je vous demande. Physiquement, comment était-elle ?


Sullivan parut totalement effaré. Il s’était attendu à beaucoup de choses, mais certainement pas à une telle question.

- Largo, que me cachez-vous ?
- Comme était-elle ?
- Et bien… Vous savez, c’était il y a trente ans et…
- Comment était-elle
? insista le jeune homme.
- Euh… Elle était grande et très jolie, si je m’en souviens bien. Elle… Elle avait des cheveux mi-longs châtain clair… Euh… Les yeux bleus je crois… Et… Voilà, c’est tout…
- Quels étaient ses rapports avec Nério ?
- Ses rapports avec… ? Je… Aucune idée… Largo, pourquoi toutes ces questions ?


Le jeune homme ne répondit pas. Les yeux brillants, toujours appuyé sur le bureau, il fixait Sullivan, attendant une réponse. Et soudain, Sullivan comprit. Confusément. Cela lui paraissait totalement aberrant, mais ça coïncidait tellement bien avec le feu de questions que Largo posait…

- Largo, vous… Vous pensez que ce bébé… Vous… Vous pensez qu’Anna Kaposvàr était votre mère ?
- Et vous, qu’en pensez-vous ?

John prit le temps de répondre. Pour tout avouer, il ne s’était jamais posé la question. Pendant des années, il avait été persuadé que la mère de Largo était Sylvia Helms. Convaincu, il n’avait pas cherché plus loin. Et il ne s’était jamais interrogé sur l’identité de l’amant d’Anna Kaposvàr. Il ne s’était même pas demandé s’il y avait un M. Kaposvàr quelque part, ni quels étaient les liens entre la jeune femme et Nério.

Mais maintenant, la donne avait changé : il savait que Sylvia n’était pas la mère de Largo ; et il y avait cette Anna Kaposvàr… De fait, cela collait : le bébé aurait aujourd’hui l’âge de Largo… Et souvent, il devait bien admettre que lorsqu’il rencontrait Nério, Anna entrait ou sortait de son bureau, selon les cas… Mais il la croisait presque à chaque fois… Il ne s’était pas posé de questions pour autant, étant donné le poste occupé par la jeune femme. Mais maintenant…

- Ce serait plausible, oui… admit Sullivan. Mais ça ne prouve rien : Anna Kaposvàr n’était pas la seule jeune femme enceinte dans l’entourage de Nério, et…
- John, elle était ma mère.
- Mais… comment… ?
- Le Père Maurice me l’a dit. C’est pour ça que je suis allé à Sarjevane.
- Ah…


John ne trouvait rien à ajouter. Il était lui-même secoué. Tout le passé lui revenait à une vitesse fulgurante. Oui, effectivement, tout coïncidait parfaitement : l’omniprésence d’Anna près de Nério… Nério, qui était devenu taciturne dans les mois qui avaient suivi le départ de la jeune femme… Mais il restait une question. Une question qui brûlait les lèvres de Sullivan ; une question dont il ne devinait que trop bien la réponse.

- Largo… J’imagine bien que c’est difficile, mais… Que…
- Vous voulez savoir ce qu’elle est devenue ?


Sullivan se contenta de hocher de la tête.

- Elle a été tuée par les hommes de la Commission, quelques jours après ma naissance.

John Sullivan accusa le coup. Jamais il n’aurait pensé… Il revit la jeune femme qu’il avait croisée, trente ans auparavant. Il revit la silhouette fine et élancée, qui s’était arrondie progressivement. Il revit Nério, si rayonnant à l’époque. Et il comprit lui aussi tout ce que cela signifiait. Lorsque Nério lui avait parlé de son fils, quelques années plus tard, Sullivan en avait déduit que l’enfant venait de naître. En y réfléchissant… Oui, il se souvint : la première fois qu’il avait vu Largo, il s’était attendu à rencontrer un garçonnet, et s’était trouvé face à un adolescent d’une quinzaine d’années. Tout collait, maintenant. Sur le moment il n’avait pas pris garde à cette différence d’âge, supposant qu’il avait mal décompté les années. Mais ce n’était pas ça : lorsque Nério avait enfin retrouvé son fils, l’enfant était déjà un petit garçon, rien à voir avec le nourrisson qu’avait imaginé Sullivan… Oui, tout collait… Affreusement…

Sullivan releva la tête et croisa le regard de Largo. Un regard curieux. Il crut y déceler de la colère, de la tristesse, et autre chose. Une flamme étrange. Comme… une sorte de fierté. Pourquoi de la fierté ?

Le jeune homme comprit le désarroi de son bras droit, et il lui raconta tout par le menu : le mariage secret d’Anna et Nério, les menaces de la Commission, sa naissance… Tout. Y compris l’admiration nouvelle qu’il sentait croître envers son père. Une sorte de respect, plutôt. Nério n’était pas l’homme sans foi ni loi qu’il avait souvent soupçonné ; il n’était finalement qu’un homme déchiré, luttant pour sauver ce qui pouvait l’être.

- Je… Je suis désolé Largo… balbutia John, une fois le récit terminé. Je… ne… Je ne savais rien de tout ça… C’est…
- Je sais, John.
- Et… que… Qu’allez-vous faire, maintenant ?


Largo soupira. Il ne s’était pas vraiment posé la question, jusqu’à présent. Enfin si, mais il n’était pas sûr de lui. Durant ces quelques jours, il avait appris et compris tellement de choses qu’il n’était pas certain d’avoir tout digéré convenablement. Il lui faudrait sans doute du temps.





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