Les Amants de Saint-Jean



Annie était nerveuse. Pas parce qu’elle passait une mauvaise soirée, au contraire, mais parce qu’elle en redoutait la fin. Elle craignait de voir ce si fabuleux rêve s’achever.
Elle s’était toujours trouvée très ordinaire. Elle était jolie. Même belle. Douce, spontanée et très brillante, sa place si convoitée de haut conseiller juridique dans une grande multinationale basée à Paris, la Hannetet multimédia International, en était une preuve parmi tant d’autres.
Mais jamais elle n’aurait pu croire qu’elle lui plairait, à LUI.
Elle resserra son étreinte, se laissant bercer par la musique douce et entraînante jouée dans le luxueux et tamisé club dans lequel il l’avait emmenée. Il glissait ses grandes mains dans son dos et la caressait en lui murmurant à l’oreille qu’elle était magnifique.
Elle frissonna et se serra un peu plus contre lui. Contre Largo Winch.
Elle l’avait rencontré quelques jours plus tôt, à l’occasion de la signature d’un contrat entre la Hannetet multimédia et le Groupe W. Elle avait pour mission de contrôler la solidité juridique de l’accord et la légalité des différentes clauses rajoutées par le bras droit de Largo, John Sullivan. Elle avait fait de l’excellent travail, comme d’habitude et Largo avait eu l’air impressionné. Pas uniquement par ses talents professionnels.
A la fin de la réunion, il avait réussi par Dieu sait quel tour de passe-passe à se retrouver seul avec elle et l’avait invitée à dîner. Au début méfiante, elle connaissait sa réputation de séducteur qui se jette sur tout ce qui porte une jupe pour l’oublier aussitôt, elle avait voulu lui dire non. Mais on ne résistait pas si facilement à ce jeune homme beau comme un Dieu, à son sourire franc et rayonnant, à ses grands yeux bleus profonds et à sa voix chaude et douce.
“Non, impossible de lui résister...” pensait Annie en tourbillonnant contre lui sur la piste de danse.
Elle avait donc fini par accepter son invitation à dîner. Et elle devait admettre avoir passé l’une des plus belles soirées de sa vie. Il était attentionné, plein d’égard, de délicatesse: un vrai gentleman, comme il n’en existait plus, du moins le croyait-elle.
Elle avait adoré parler avec lui, apprendre toutes ces choses du si secret milliardaire aventurier. Ses valeurs, ses principes, ses amis, ses voyages... Tout ce qui lui tenait à cœur. Et elle aussi s’était surprise à se confier un peu à cet homme si attentif et généreux. Tout se passait comme dans un rêve.
Ca ne lui arrivait jamais de se donner à un homme dès le premier soir. Mais Largo était spécial, et puis il ne resterait pas très longtemps sur Paris. Elle devait en profiter. Leur nuit avait été parfaite. Elle avait senti qu’il avait pris autant de plaisir qu’il lui en avait donné. Ses gestes étaient doux, sensuels, passionnés et... Très expérimentés.
Les journées suivantes avaient été exquises. Lorsqu’ils ne se voyaient pas pour leurs affaires, ils sortaient, dînaient, dansaient. Ils avaient même passé toute une journée à flâner dans Montmartre, comme un couple d’amoureux, riant comme des gamins.
Puis le contrat avait été conclu. Largo devait repartir le lendemain et il l’avait invitée à passer une dernière soirée avec lui. Elle avait accepté avec joie, tout en essayant de cacher sa déception. Secrètement, elle espérait qu’elle serait plus qu’une de ses aventures de passage et qu’il se passerait quelque chose, qu’il lui avouerait qu’il la trouvait différente des autres et qu’il ne voulait pas se séparer d’elle.
Mais il ne lui avait rien dit de tout ça. Oh, elle ne lui en voulait pas, il ne lui avait jamais fait aucune promesse et elle connaissait sa réputation avant d’accepter un premier dîner. Et puis, tous deux avaient pris beaucoup de plaisir et avaient fait la fête. Ce serait un merveilleux souvenir, qu’elle garderait en elle, dans son jardin secret.
Et pourtant, ça lui faisait mal, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Tandis que ses mains continuaient leur incessant va-et-vient le long de son échine, elle sentait son cœur s’affoler et comprenait que malgré tous ses efforts pour ne pas tomber dans ce piège, elle était tombée amoureuse de lui.
- “Largo...” souffla-t-elle tandis qu’il lui déposait un baiser dans la nuque.
Il s’écarta un peu et plongea son magnifique regard bleu dans ses yeux verts. Il lui sourit.
- “Quoi?
- Tu...”
Elle hésita et finit par se taire. Il passa tendrement sa main dans ses cheveux.
- “Je n’oublierai jamais cette semaine...” lui murmura-t-il avec gentillesse.
Annie le dévisagea, soudain très pâle.
- “Mais il n’y en aura jamais d’autres?”
Largo ne changea pas d’expression, ne comprenant sans doute pas la détresse perçant dans la question de la jeune femme qu’il tenait dans ses bras et dont il ignorait l’amour qui l’habitait.
- “Il ne faut jamais dire jamais, Annie...”
Annie ne sut comment interpréter cette phrase, mais elle avait envie de croire que c’était possible. Si elle ne se mettait pas à y croire maintenant, son chagrin l’envahirait et elle ne serait jamais capable de le laisser repartir à New York. Elle l’embrassa langoureusement et posa sa tête contre son torse. Enivrée par la musique, elle chantonna de sa voix juste et douce les paroles d’une très vieille et désuète chanson française.

Je ne sais pourquoi j’allais danser
A Saint-Jean aux musettes...
Mais quand ce gars m’a pris un baiser,
Je frissonnais, étais chippée

Comment ne pas perdre la tête?
Serrée par des bras audacieux?
Car on croit toujours,
Aux doux mots d’amour,
Quand ils sont dits avec les yeux...

Sans plus réfléchir je lui donnais
Le meilleur de mon être...
Beau parleur, chaque fois qu’il mentait,
Je le savais, mais je l’aimais...

Comment ne pas perdre la tête?
Serrée par des bras audacieux?
Car on croit toujours
Aux doux mots d’amour,
Quand ils sont dits avec les yeux...

Moi, qui l’aimait tant,
Je le trouvais le plus beau de Saint-Jean.
Je restais grisée,
Sans volonté,
Sous ses baisers.

Mais hélas à Saint Jean comme ailleurs
Un serment n’est qu’un leurre
J’avais tort de croire au bonheur
et de lui donner mon coeur...

Comment ne pas perdre la tête?
Serrée par des bras audacieux?
Car on croit toujours
Aux doux mots d’amour
Quand ils sont dits avec les yeux.

Moi, qui l’aimait tant,
Je le trouvais le plus beau de Saint-Jean!
Je restait grisée,
Sans volonté,
Sous ses baisers

Comment ne pas perdre la tête?
Serrée par des bras amoureux?
Car on croit toujours,
Aux doux mots d’amour,
Quand ils sont dits avec les yeux...

Moi, qui l’aimait tant,
Je le trouvais le plus beau de Saint-Jean!
Il ne m’aimait plus,
C’est du passé,
N’en parlons plus...

Tandis que les tristes et désenchantées paroles disparaissaient, se noyant sous les dernières notes de musique qui mourraient devant le début d’un autre air, elle sentit comme un grand malaise l’envahir. Un froid immense. Largo s’était un peu écarté d’elle et se raidissait sous ses étreintes. Elle leva les yeux vers lui et aperçut son visage qui était marqué d’une expression qu’elle ne lui connaissait pas: un mélange de tristesse, de surprise, de culpabilité et... de tendresse.
Ses mains cessèrent de la caresser tandis que son regard naviguait toujours dans la même direction, perdu dans le vague, inquiet, et elle sentait entre ses bras qui voulaient encore s’agripper à lui qu’il voulait lui échapper. Mais pourquoi?
Au rythme de la musique, elle parvint à le faire tourner légèrement, mais son regard ne bougeait toujours pas, fixant le même point inconnu. Elle ne pouvait jeter un coup d’œil, dans la position dans laquelle elle se trouvait, mais il y avait un grand miroir devant lequel le couple dansait. Dans la direction que Largo scrutait depuis une bonne minute, au fond de la salle, prés de la porte de sortie, il n’y avait personne, si ce n’était quelques serveurs qui passaient et repassaient et... le garde du corps de Largo.
Annie eut un pincement au cœur. Elle avait fait à peine attention à la personne chargée de la sécurité rapprochée de Largo jusque là, et pour cause, elle savait se faire discrète. Mais ce soir-là, elle réalisa qu’il s’agissait d’une superbe jeune femme, au visage doux et beau, orné d’un magnifique regard de braise qui ce soir-là fixait son patron et Annie s’enlacer avec douleur.
Annie reposa à nouveau son regard sur celui de Largo qui n’avait pas quitté des yeux sa garde du corps et paraissait très mal à l’aise. Elle s’en voulut de ne pas l’avoir vu plus tôt et pestait de s’être faite avoir si facilement. Comment avait-elle pu croire qu’un homme comme Largo n’avait vraiment personne dans sa vie?
Alors qu’elle se faisait des reproches sur son aveuglement, Largo s’était arrêté de danser. En jetant un coup d’œil vers le miroir, elle put constater que la garde du corps avait eu une sorte de mouvement de dépit et avait saisi son sac pour sortir, sans doute histoire de s’aérer un peu les idées. Largo mourrait d’envie d’aller la rejoindre.
- “Eh bien? Qu’y a-t-il? s’enquit Annie, tentant de camoufler sa douleur du mieux qu’elle le pouvait.
- Je... Excuse-moi, je dois parler d’un problème de sécurité avec ma garde du corps... J’en ai pour une minute...”
Sans lui laisser le temps de répondre, il se glissa hors de la piste de danse et courut vers la porte de sortie pour rattraper sa garde du corps. Annie attendit une minute, puis une autre, et encore une autre. Elle finit par saisir dans son sac à main un morceau de papier et un crayon et laissa un petit mot pour Largo. Puis, le cœur brisé, elle quitta le club, se préparant à ne plus jamais revoir ce beau Prince Charmant dont elle avait rêvé mais qui n’était rien de plus qu’une charmante rencontre pour lui: un second rôle dans le scénario, qui malgré tout son charme et sa séduction, ne pourrait jamais remplacer l’héroïne, celle que le héros porte dans son cœur depuis la première minute du film.
Un quart d’heure plus tard, Largo retournait dans le club pour annoncer à Annie qu’il devait rentrer pour pouvoir prendre son jet pour New York très tôt le lendemain matin, mais elle n’était plus là. Intrigué, il lut le message qu’elle lui avait laissé:

“L’amour est une rareté. Si tu l’ignores, tu feras beaucoup de mal, à moi, à elle, à toutes les autres. Adieu, Annie.”


Largo replia le mot et le glissa dans sa poche. Sa garde du corps le rejoignit.
- “Où est-elle? demanda-t-elle, méfiante.
- Elle m’a devancé. Elle est rentrée chez elle.”
Largo dévisagea Joy, ce qui la rendit mal à l’aise.
- “Quoi? finit-elle par céder.
- Rien... Je pensais juste que tu avais un petit air de ressemblance avec Audrey Hepburn... Je te verrais bien avoir le premier rôle dans un de ces vieux films américains...”
Joy esquissa un léger sourire.
- “Arrête de dire des bêtises... Viens maintenant, Simon doit nous attendre, on a pas mal de travail qui nous attend une fois de retour au Groupe...
- J’arrive...”
Largo régla l’addition et rejoignit Joy dans la voiture qui les ramènerait vers leur hôtel. Ils ne se dirent rien pendant le trajet. Ce soir-là, il avait failli se passer des choses incontrôlables dans la ruelle sombre adjacente au club. Il ne lui parlerait pas du mot laissé par Annie. Il ne lui parlerait de rien d’ailleurs. Et puis il y en aurait d’autres, des tas d’autres: des seconds rôles, car le film venait tout juste de commencer...


Fin.