45 minutes


Largo regarda sa montre: 15h 15, il avait encore le temps. 45 minutes en fait. Le grand blond se sentait comme un pilote de Formule 1 engagé dans une course pour le championnat du monde: chaque seconde, ou plutôt chaque millième de seconde comptait. Depuis 10 minutes, il roulait dans cette voiture de location qui l’amenait vers le palais de justice d’une petite ville près du Vermont. 15h 16… 17… Le temps s’écoulait… Il avait de moins en moins de temps pour empêcher Joy de faire la plus grosse erreur de sa vie: épouser Thomas Grandy. Largo soupira, il fallait qu’il y arrive!!!

Au début, lorsqu’elle le lui avait annoncé, il avait éclaté de rire devant son air solonnel, si sérieux. Voyons! Ce n’était pas possible! Il rêvait là ! Joy ne pouvait pas songer sérieusement à épouser ce peintre. Elle le connaissait à peine.

Il se souvenait du jour où Joy l’avait rencontré. Ils étaient allés tous ensemble à l’ouverture d’une grande galerie d’art près de la Tour W. Largo avait trouvé cette bonne idée pour remonter le moral de son amie qui était assez triste ces derniers temps. C’est là qu’ils y avaient rencontré Thomas Grandy, célèbre peintre d’Europe, récemment déménagé à Manhattan par affaires. Thomas avait rapidement séduit Joy avec ses connaissances sur l’art moderne, sur le monde artistique en général, un domaine pour lequel Joy démontrait un vif intérêt. Largo avait été tellement reconnaissant envers cet homme de rendre le sourire à son amie, pour vraiment s’inquiéter quand ils s’étaient mis à sortir ensemble, d’abord une fois puis de plus en plus régulièrement. Après tout, elle avait aussi le droit de voir ses amis, elle méritait une vie sociale qu’elle avait trop souvent laissée de côté au profit de son travail. Mais, contre la volonté de son patron, Joy semblait s’attacher de plus en plus à ce peintre. Elle parlait souvent de lui, sortait beaucoup le soir… Les trois hommes avec lesquels elle travaillait, devant les nombreux questionnements de Largo surtout, se demandaient bien ce qui arrivait à Joy. Quel serait le résultat de cette situation…

Eh bien, le résultat était qu’elle se tenait devant ses trois amis pour leur apprendre l’heureuse nouvelle. Heureuse, oui, bon, c’était certainement discutable, tout dépendant de la personne à qui on l’annonçait bien évidemment…

C’est à ce moment que Largo avait compris : c’était sérieux cette fois. Ça l’avait frappé de plein fouet comme la foudre. Joy allait se marier! Du coup, il n’avait plus eu du tout envie de rire. À travers un nuage de brume, dans lequel il avait l’impression que son cerveau flottait, il avait vu Kerensky et Simon se lever et aller offrir leurs félicitations à leur amie. S’ils avaient été décontenancés, déstabilisés, ils ne l’avaient pas montrés. Enfin, pas Kerensky qui avait légèrement haussé un sourcil, pour redevenir sans expression, calme comme il l’était toujours. Simon lui s’était montré bavard, enchaînant questions sur questions, ne laissant que peu de temps à Joy pour y répondre. Simon pensait d’abord et avant tout à son meilleur pote qui ne disait rien, mais il ressentait sa stupéfaction, son étonnement comme lui, comme eux trois…

Bon, après tout si c’était vraiment ce qu’elle voulait… Oui Simon c’est réellement ce que je veux! Un oui sec, sans appel qui résonna longtemps encore après dans les oreilles de Largo.

Après que Kerensky et Simon, très mal à l’aise vis-à-vis de Largo, soient partis du Penthouse, Joy était restée pour discuter d’un dossier important avec son patron. Celui-ci n’en revenait tout simplement pas: comment pouvait-elle lui parler travail si rapidement après lui avoir annoncé son mariage prochain! Il la reconnaissait bien là: professionnelle jusqu’au bout des ongles. Comme toujours. Largo avait vainement tenté de remettre ce sujet sur le tapis mais, pour Joy, il n’y avait plus rien à dire.

Largo lâcha un autre soupir. Il était tellement perdu dans ses pensées, qu’il ne s’aperçut pas immédiatement où il était: en plein embouteillage! Nom de Dieu! Il ne manquait plus que ça! Cette satanée route avec ses 10 000 voitures qui n’avançaient pas! Plus vite, mais pourquoi ils ne bougeaient pas ces crétins?

Un autre regard sur sa montre: 15h 38. Il allait manquer de temps. Il fallait absolument qu’il l’arrête, elle ne pouvait pas faire ça, c’était… c’était… ce n’était pas Joy ça!

Lorsqu’il avait appris cette nouvelle, il l’avait laissé réfléchir, convaincu au plus profond de son être qu’elle lui dirait en riant qu’elle lui avait fait une bonne blague, qu’elle ne ferait pas une telle chose… Après tout, c’était Largo qu’elle aimait pas ce Thomas qu’elle ne considérait que come un bon ami… Mais ce n’était pas arrivé. Elle ne lui avait rien dit de tout ça.

En plus elle avait eu le culot de croire que Thomas, son Thom (il détestait quand elle disait ce nom), arriverait à s’entendre avec eux, avec lui! Il savait que ça ne marcherait jamais, mais pour elle, il avait essayé d’être cordial et courtois envers cet homme. Chaque fois qu’il le voyait il tentait de garder son calme, mais c’était une tâche assez ardue, même pour un homme comme lui!

Joy avait vainement essayé de réunir Largo, Simon et Kerensky pour un souper avec ce Grandy. Mais, du début de la soirée jusqu’à la fin, tout avait été de travers! Largo, ne parlait pas, ou très peu, Simon, déchiré entre sa solidarité envers son ami, et son amitié pour Joy avait essayé de faire des farces, mais tout ça n’avait fait rire personne. Puis Kerensky qui restait là, stoïque, n’ayant pas envie de faire de la façon au nouvel ami de Joy. Ce repas l’éloignait de son bunker, il n’aimait pas ça. Le repas avait brûlé, le serveur du restaurant avait échappé du vin sur la robe de Joy… Rien n’avait marché comme Joy aurait voulu. En plus, pour en rajouter, ce Grandy avait tout compris, il pouvait leur laisser du temps. Il COMPRENAIT! Inutile de dire qu’il avait eu toute l’admiration de Joy. Un point de plus dans son livre des bonnes grâces. Largo l’avait vraiment détesté à partir de ce moment. Pour lui, ce Grandy ne serait jamais son ami, ni même tolérable dans son environnement immédiat. Ça jamais!!!

Plus le temps filait, plus Largo avait conscience que Joy lui échappait doucement, lentement. C’était une pensée qu’il n’aimait pas du tout! Comme preuve, les relations qu’il entretenait avec elle étaient rapidement passées du stade amie très proche à celui d’employée. Comme si Joy avait pensé que le repas râté, enfin la tentative de repas cordial et amical, était de sa faute à lui. C’est ce qu’il ressentait en tout cas. Ils ne discutaient plus beaucoup tous les deux, elle ne venait plus sur sa terrasse le soir pour prendre un peu d’air, ne s’asseyait plus sur le coin de son bureau …

Au fond de lui, le PDG du Groupe W savait que dès qu’elle dirait le fatidique O.U.I. elle s’en irait. Joy leur avait bien sûr assuré du contraire, mais Largo savait que ça ne serait pas le cas. Elle voudrait partir, s’éloigner de sa vie faite de risques, de danger… Elle voudrait être seule avec son mari, fonder une famille, avoir une vie plus stable… Toutes ces choses, Largo aurait voulu les faire avec elle. Il soupira de nouveau. Il avait bien voulu les faire oui, mais il ne lui avait jamais réellement dit. Peut-être avait-il peur après tout. Largo avait-il vraiment le goût de laisser tomber les conquêtes d’une nuit, d’une semaine? Était-il prêt à avoir une vie affective stable, lui qui n’avait jamais connu ça avant? Il n’avait jamais vraiment eu besoin de répondre à ces nombreux questionnements. En fait l’idée d’aimer quelqu’un profondément, de tout son être ne s’était jamais vraiment présentée… Jusqu’à l’arrivée de Joy Arden dans sa vie. Depuis le début, il avait ressenti que quelque chose de spécial les unissait l’un envers l’autre. C’était…déstabilisant c’est le moins qu’il puisse dire! Il sentait bien qu’elle lui faisait un certain effet. Peut-être était-ce aussi réciproque? Il n’avait pas réellement poussé plus loin ses réflexions. Après tout, elle comptait pour lui, il ne voulait pas lui faire de mal… Eh puis elle n’était pas comme les autres. Largo ne savait pas grand chose, mais en ce moment, dans cette voiture, il répondrait sans hésiter que oui pour elle il abandonnerait tout.

15h50… Il n’y avait pas à le temps s’écoulait vraiment rapidement aujourd’hui. Largo aurait bien voulu revenir en arrière d’au moins une semaine… S’il pouvait reculer la montre du temps de 7 jours, tout serait sûrement bien différent.

En effet, il y a une semaine, Joy lui avait parlé de son mariage pour la première fois depuis qu’elle le lui avait annoncé trois mois plus tôt. Elle se marierait civilement, avec pour seuls invités leurs deux témoins. Qui n’étaient pas eux. Elle n’avait pas voulu les inviter pour célébrer son mariage. Après tout, ils n’aimaient pas son amoureux n’est-ce-pas? Largo et Simon l’avaient mal accepté. Simon avait râlé, essayé de la faire changer d’idée. Ils étaient ses amis! Du moins le croyaient-ils. Comment ne pas prendre cette situation personnelle? Largo était sûr et certain que c’était ce Grandy qui avait voulu cela. Quel c**, il l’éloignait de ses amis, le sal***!

Kerensky avait bien entendu tout compris. Même s’il n’était pas d’accord avec sa décision. Les trois hommes prenait assez mal le fait qu’elle les exclut d’un tel événement. Elle n’allait pas chez le dentiste, elle allait se marier quand même! Le temps avait passé, les garçons vivaient avec cette situation. Ils n’avaient pas le choix après tout.

Puis, la veille, hier en fait, Joy était venue voir Largo. Son patron en avait été bien surpris mais heureux. Pour un instant ils étaient redevenus complices comme avant. Ils avaient parlés. Beaucoup. Comme pour rattraper le temps perdu. Avaient ri, plaisanté. Pour un moment Joy Arden était revenue pour Largo. Le temps s’était arrêté. Rien n’avait plus eu d’importance qu’eux deux. A un certain moment dans la conversation, après une certaine hésitation, elle lui avait demandé si Largo était heureux pour elle. C’était très important pour elle qu’il le soit. Son ami n’avait pas su quoi lui répondre. Il se préparait à lui dire que non, qu’il ne voulait pas ça, mais il ne l’avait pas fait. La raison l’avait emporté sur les sentiments. Oui, il était heureux pour elle. Il ne vit pas des larmes perler à ses yeux. Tout était bien ainsi alors. C’était mieux pour eux.

Quel idiot il avait été! Il aurait dû lui dire quelque chose, l’empêcher d’aller plus loin dans cette folie. 16h 10. Bon la cérémonie était commencée mais il pouvait encore y arriver. Lorsqu’il atteignit le palais de justice, Largo vit un homme y balayer les marches. Il lui demanda si un mariage se déroulait présentement. Monsieur était-il un invité? Il était désolé, mais le mariage avait été devançé. Tout était terminé maintenant. Terminé. Ça ne pouvait pas finir ainsi! Pourquoi?

Lorsque Largo avait appris que c’était terminé, que c’était trop tard, il s’était imédiatement dirigé vers le bunker… Après avoir été prendre une bière… disons quelques-unes dans un bar. Pour pouvoir noyer sa peine, la faire disparaître. Pourquoi le destin s’acharnait-il autant sur lui ? Ne méritait-il pas lui aussi d’être heureux?

Arrivé dans le couloir menant au bunker, il avait eu envie de se rendre au Penthouse et de dormir pendant cent ans. Tout oublier. Oublier Joy, ce Thomas de malheur et l’idée de leur superbe lune de miel qui lui faisait avoir la nausée.

Il ne savait pas pourquoi, mais sa petite voix intérieure lui avait conseillé de s’y rendre… Après tout le bunker était un endroit dans lequel il se sentait proche de Joy… jusqu’à tout récemment du moins. Le bunker c’était un endroit sûr, réconfortant. Endroit de leur première conversation. En ouvrant la porte, puis allumé les lumières, il avait ressenti sa présence. L’alcool devait sûrement encore faire des siennes. Lorsqu’il s’était avancé, il l’avait vu. Elle était devant lui. Et elle pleurait.

- Je n’ai pas pu. Je n’en ai pas été capable. Je… j’ai tout annulé.

Largo s’était alors avancé vers elle, soulagé. Il la trouvait magnifique, même si ses yeux étaient rougis, sa robe froissée. Il en était certain maintenant, à ce moment précis, il allait retrouver Joy. Sa Joy. Il l’a pris dans ses bras la berçant comme si elle avait été un enfant triste et perdu. Il ne savait pas ce qui venait de se passer, ne voulait pas vraiment le savoir, mais il avait la certitude qu’elle s’en sortirait. Il y veillerait personnellement. Il ne laisserait pas tomber la femme de sa vie. Bon, il n’allait peut-être pas lui dire cela, pas pour le moment en tout cas, sûrement un jour. Quand elle serait prête. Quand il le serait vraiment tous les deux. Il attendrait. Il l’avait bien attendu toutes ces années…

Fin.