Une Joy pour deux

     


Par cette fin d’après-midi d’une belle journée de printemps, l’ambiance au Groupe W était des plus joyeuses. En effet, de l’appartement du jeune et beau multimilliardaire Largo Winch, situé au soixantième étage de l’immense tour de verre du Groupe W, émanaient des cris de joies et des rires. Et pour cause, après plus de deux ans de séparation Largo et son meilleur ami Simon Ovronnaz, retrouvaient leur ancien compagnon de cavale quand ils s’étaient évadés de prison en Espagne, Terrence Clement.
- “Ah Terry! exultait Largo, ça fait vraiment plaisir de te revoir!
- Surtout que t’avais disparu du circuit depuis un moment! Nous on croyait que ce cher inspecteur Sanchez avait fini par te mettre la main dessus! reprit Simon.
- Je sais que je n’ai pas donné de nouvelles, mais c’est parce que je savais que tout allait bien pour vous... Multimilliardaire, hein? C’est toujours les même qui sont vernis... répondit avec bonne humeur Terry en donnant un coup de coude à Largo. Non, sérieusement, je n’ai pas pris contact avec vous pour me faire un peu oublier... Ma fiancée ignorait tout de mon passé de voleur, c’est pour ça que je me suis caché un moment. Mais tout va bien, maintenant.
- J’ai hâte de la rencontrer la belle Andréa! sourit Simon.
- Hey, pas fou! rit Terrence. Tu ne la verras que le jour de la cérémonie, je ne peux pas prendre le risque que ton charme légendaire la fasse chavirer!
- T’as bien raison! acquiesça Simon, sans prêter attention aux rires moqueurs de Largo et de Terrence. Ben quoi?
- Trêve de bavardages! reprit sérieusement Terry. Ce soir, c’est ma dernière soirée de liberté. J’espère que vous avez prévu un truc bien pour enterrer ma vie de garçon?
- Ca te dirait de regarder un documentaire sur les mantes religieuses? plaisanta Simon.
- C’est pas drôle! rétorqua Terry. En fait, j’aimerais bien commencer la soirée par rencontrer la fameuse garde du corps sexy comme une déesse...”
Largo eut un large sourire à l’évocation de Joy (je me demande bien pourquoi, ça alors...).
- “Désolé pour toi, mais Joy a pris sa journée...
- Tu te fous de moi Simon? Ca fait des semaines que tu me bassines parce que tu travailles avec Catwoman et je n’aurai même pas le loisir de me rincer un peu l’œil?
- Tu peux encore quitter Andréa et venir bosser avec nous au Groupe W... ironisa Simon. A nous quatre, Largo, Kerensky, toi et moi, il y en aura bien un qui réussira à la faire grimper aux rideaux...
- Simon! le gronda Largo d’un air réprobateur. Tu parles de Joy, là, pas de n’importe quelle minette!
- Oh, ça va, comme si tu n’y avais jamais pensé...
- Je respecte Joy! se défendit Largo avec une mauvaise foi évidente.
- Tu ne vas pas me dire Largo, rajouta lourdement Terry, que tu bosses tous les jours avec une superbe jeune femme qui te suit partout et dont le boulot est de garder tes petites fesses, et que tu n’as jamais aucune main qui s’égare?
- Aucune!” dit Largo fermement et avec fierté.
Terrence regarda Simon qui leva les yeux au ciel. Puis Terry se posta face à Largo, le saisit par les épaules et commença à le secouer.
- “Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait du Largo que je connais?”
Largo éclata de rire.
- “Dis donc, pour un homme qui prétend avoir trouvé la femme de sa vie et se marier dès demain, je te trouve bien intéressé par notre petite Joy... insinua malicieusement Largo.
- Que veux-tu? J’essaie de profiter de mes dernières heures de liberté!
- Alors tu vas pas être déçu, parce qu’on t’a préparé une méga-fête, dans la plus pure tradition des enterrements de vie de garçon! déclara Simon.
- C’est-à-dire?
- Beuverie et strip-teaseuses! expliqua Largo en terme clairs et accessibles aux hommes de Cro-Magnon.
- Ca me va!” sourit Terrence tandis que les trois compagnons quittaient l’appartement, direction une boîte de strip-tease.

Comme promis, Largo et Simon emmenèrent leur copain Terry dans une boîte de strip-tease (c’est pas beau du tout, ça, les gars...) et s’amusaient comme des petits fous. Des petits fous de trois ans d’âge mental, mais bon, c’est pas tous les jours qu’on enterre sa vie de garçon...
- “C’est génial de vous retrouver les gars... ricana comme une hyène Terrence, complètement saoul. Vous savez que je vous aime?
- Ouais, c’est bon, on est au courant, tu nous le répètes sans arrêt depuis une demie-heure, fit Simon dans un état guère plus brillant.
- Vous êtes pitoyables... sourit Largo, qui avait moins bu, pour pouvoir prendre le volant après.
- Mouais... Rabat-joie... gronda Terry. On verra bien ce que ça te fera quand on te passera la corde au cou... En attendant je vais me chercher une autre bière...
- Hey! Rapporte-moi une tequila!” lui lança Simon, tout en engloutissant une vodka.
Largo éclata de rire en voyant les grimaces que faisait Simon, complètement bourré. En effet, celui-ci fixait sur scène les danseuses dénudées et leurs déhanchements sensuels, la langue pendante.
- “Je te jure Larg’... soupira-t-il entre deux gorgées de vodka. La femme de ma vie se trouve parmi une de ces donzelles...
- Tu veux vraiment chercher la future mère de tes enfants parmi des strip-teaseuses? se moqua Largo.
- Pourquoi pas? se défendit Simon. Tiens, regarde celle-la, en sous-vêtements en dentelle rouge, elle est canon! En plus, elle ressemble à Joy...”
Largo jeta un coup d’œil distrait vers la jeune femme que lui désignait Simon et soudain il perdit toute sa bonne humeur et son entrain. Le visage blême, la voix blanche, il saisit le bras de Simon avec anxiété.
- “Simon... articula-t-il avec difficulté. C’est Joy.”
Simon, qui avalait une gorgée d’alcool, recracha tout brusquement.
- “Quoi que tu racontes?
- C’est Joy! répéta Largo, horrifié.
- Impossible... Tu délires, jamais Joy ne pourrait...”
Simon s’arrêta net, et pour cause, il venait d’avaler sa langue. En observant plus attentivement la strip-teaseuse, il dut se rendre à l’évidence. C’était Joy.
- “Oh merde alors... articula le suisse, époustouflé. Mais qu’est-ce qu’elle... Et comment elle... Pour... Pourquoi?... Je... Elle...”
Simon cherchait vainement ses mots, tout en suivant avec le tournis les mouvements souples et tendancieux de son amie garde du corps, qui manifestement ne les avait pas remarqué, lui et Largo.
- “Mazette! lâcha-t-il finalement.
- Simon, arrête de la regarder! grogna Largo, qui par tous les moyens, évitait de lancer un seul regard dans sa direction.
- Mais... Elle crève la scène, c’est difficile de regarder autre chose.
- Simon!” cria Largo en le forçant à détourner les yeux, en le prenant par la mâchoire.
Pendant ce temps, Terrence revenait avec les boissons.
- “Alors, jolie vue, hein? Qu’elle est canon la brunette qui danse... sourit le futur marié, sans prêter attention aux regards noirs que lui lançait Largo.
- On devrait rentrer... dit le jeune milliardaire, un léger tremblement de colère dans la voix.
- Tu rigoles? On vient d’arriver... Et puis c’est ma fête!
- C’est vrai, Largo, c’est sa fête... fit Simon, haussant les épaules, et profitant du retour de Terry pour mater à nouveau Joy sur scène.
- Simon, je t’en prie... hachura Largo.
- Bon, si t’y tiens on s’en va... céda Terry. Mais c’est bien parce que je ne veux pas avoir trop la gueule de bois demain... Sauf que je veux attendre que la brunette tombe le soutif...”
Au moment même où Terrence prononçait ces terribles mots devant Largo (le pauvre, il ne s’en remet pas...), Joy s’exécuta comme par miracle et lança son soutien-gorge rouge dans le public, qui atterrit comme par hasard en plein sur leur table. Simon le saisit.
“Hey, elle fait du 90C, on dirait pas comme ça...” sourit-il, tandis que Largo se cachait les yeux, navré.

Le lendemain, vers midi, Largo et Simon se rendirent au mariage de leur ami Terrence, sans Joy, qui les avait appelé pour leur dire qu’elle était légèrement grippée et qu’elle ne pourrait pas assurer la sécurité de Largo. Cette nouvelle avait soulagé Largo et Simon, qui ne tenaient pas à l’affronter après la scène de la veille. La cérémonie du mariage se déroula sans encombre et lors de la réception du mariage, Simon et Largo restaient assis à leur table, sans vraiment se mêler aux invités. Simon, parce qu’il avait une gueule de bois carabinée, et Largo parce qu’il n’était pas du tout d’humeur.
- “Moi qui croyait que vous ne manquiez jamais une seule occasion de faire la fête...” retentit un accent russe derrière eux.
Ils sursautèrent en apercevant Kerensky qui s’installait avec eux à leur table.
- “Kerensky, mais qu’est-ce que tu fais ici? s’étonna Largo en se retournant.
- Je me suis invité, répondit le russe sans sourciller. Pour assurer ta sécurité. En l’absence de Joy, Simon et moi ne sommes pas trop de deux, dans la mesure où elle représente à elle seule cinq ou six agents de la sécurité...
- Joy? marmonna Largo, la voix étranglée.
- Oui, elle m’a appelé pour me demander de vous surveiller.
- Il faudrait peut-être qu’on songe à la surveiller, nous aussi... reprit Simon.
- Quoi?
- Non, rien...”
Kerensky les détailla d’un air soupçonneux.
- “Je vais faire un tour pour m’assurer que tout va bien...” marmonna-t-il en les laissant seuls.
Une fois que l’ex-agent du KGB les eut laissé, Largo lança vers Simon un regard angoissé.
- “Qu’est-ce qu’on va faire?
- A quel sujet? demanda Simon, mal réveillé.
- Pour Joy!”
Simon haussa les épaules.
- “C’est une grande fille...”
Largo écarquilla les yeux.
- “Elle est strip-teaseuse!
- Merci, j’avais remarqué... bougonna Simon. Et elle est douée.”
Largo lui lança un regard noir et lui colla une taloche derrière la tête.
- “Hey! Fais gaffe! J’ai déjà suffisamment mal au crâne comme ça... se plaignit-il.
- Ca t’apprendra! grogna Largo.
- Oh ça va, c’est pas parce que môssieur est jaloux qu’il doit passer ses nerfs sur moi!
- Je ne suis pas jaloux, je suis inquiet pour elle!
- Bien sûr! ironisa Simon. Si elle avait une double-vie de médecin, d’institutrice ou d’artiste peintre, tu ne serais pas si inquiet... Je te connais Largo, tu es italien et qu’il y ait du monde au balcon de ta copine, t’y peux rien, ça te rend fou!”
Largo poussa un profond soupir et préféra ne pas relever la remarque de Simon.
- “Elle a peut-être des problèmes d’argent? proposa Largo, légèrement désespéré.
- Non, tu la paies trois fois plus que ce que prend un garde du corps normal...
- Mais peut-être qu’elle a des dettes, ou autre chose, proposa-t-il. Ou alors, elle fait ça pour... J’en sais rien... Mais, il doit bien y avoir une raison, c’est quand même Joy!
- Ou peut-être que ça l’éclate... fit Simon du tac au tac en haussant les épaules.
- Simon!”
Le suisse reçut une nouvelle taloche.
- “Oh, tu me gonfles! Moi, je préfère aller m’amuser et te laisser ruminer ta jalousie dans ton coin...”
Puis il alla se mêler aux invités du mariage sans prêter plus attention au pauvre Largo et à son problème existentiel.

Deux jours passèrent au Groupe W sans que Joy ne reprenne le service, toujours grippée. Kerensky lui avait envoyé un mail lui souhaitant une bonne guérison et pensait que Simon et Largo lui rendraient une petite visite, mais bizarrement, les deux amis trouvaient des excuses foireuses pour éviter de se retrouver face à elle. Le russe comprit qu’il avait loupé un épisode, mais n’avait pas insisté, se disant qu’il découvrirait tôt ou tard ce qu’il s’était passé.
Les deux journées semblèrent des années à Simon, et surtout à Largo. Si le suisse, que rien ne pouvait surprendre ni choquer vu tout ce qu’il avait bourlingué dans sa vie, avait relativement rapidement accepté le “hobby” de Joy, Largo le prenait beaucoup plus mal. Il restait enfermé dans son appartement à travailler les dossiers affairant au Groupe W, ce qui n’était pas pour déplaire à son bras droit John Sullivan. Cela dit, l’austère homme d’affaires ne comprenait pas bien l’attitude maussade de Largo, qui devenait limite colérique et irritable, surtout quand on lui parlait de Joy ou de sujets relatifs à sa sécurité.
Un beau matin, une fois totalement sur pied, Joy retourna enfin travailler au Groupe W. Kerensky lui avait souhaité un bon retour, avec sa retenue habituelle, mais elle était étonnée de ne voir, ni Largo, ni Simon, qui évitèrent le bunker toute la journée. Lorsque le soir tomba, elle se décida à monter à l’appartement, prétextant devoir apporter des dossiers à Largo. Elle frappa quelques coups et c’est Simon qui lui répondit d’entrer. Elle soupira de soulagement, se disant qu’au moins le manque d’attention de Largo à son sujet n’était pas dû à la présence d’une nouvelle conquête. Elle ouvrit la porte et entra sûre d’elle dans l’appartement.
- “Salut les gars!”
Elle fit quelques pas et s’arrêta brusquement, en voyant la mine déconfite de ses deux amis. Simon gesticulait et semblait avoir du mal à la regarder droit dans les yeux (les vrais yeux...), tandis que Largo la toisait, installé au fond de son fauteuil présidentiel, d’un air inquisiteur. Elle les dévisagea l’un après l’autre d’un air soupçonneux.
- “Eh bien quoi? Vous n’êtes pas contents de me voir? demanda-t-elle d’un ton mi-sérieux, mi-amusé.
- Si bien sûr, content que tu sois... rétablie... bafouilla Simon en la prenant dans ses bras.
- Merci...” fit Joy, en lui rendant son étreinte.
Simon, de son côté, tandis qu’il serrait Joy, se remémorait l’autre nuit, où il l’avait vue danser en tenue plus que légère et se raidit soudain, très gêné. Il s’écarta d’elle et nerveusement s’éloigna d’un pas, tout en cherchant un endroit où il pourrait camoufler ses mains. Joy allait de surprise en surprise. Elle leva un regard plein d’incompréhension vers Largo, qui avait assisté à la scène sans bouger. Lorsqu’elle croisa son regard, elle vit qu’il serrait la mâchoire et que son visage était fermé, ce qu’il ne lui arrivait que lorsqu’il avait un souci ou qu’il était en colère contre quelqu’un. La dernière fois qu’il l’avait regardée comme ça, c’était pour lui dire qu’elle pouvait prendre la porte, lors de l’affaire du sosie de son père. Joy se sentit mal à l’aise.
- “Il y a quelque chose qui ne va pas? demanda-t-elle.
- Tout va bien, déclara Largo d’un ton froid. A moins que tu n’aies quelque chose à nous dire? Ou à nous expliquer?”
Joy était de plus en plus déconcertée. La dernière fois qu’elle avait parlé à Largo, c’était le jour de l’arrivée de son ami, qui allait se marier. Elle était souffrante et il s’était montré très attentionné avec elle, en lui proposant de prendre sa journée et de lui appeler un médecin. A vingt mille années lumière du Largo distant qui se tenait devant elle.
- “J’ai loupé un épisode? s’étonna-t-elle. J’ai fait quelque chose?”
Un éclair de colère passa dans le regard de Largo. Il allait répliquer quelque chose quand Simon lui fit signe de laisser tomber.
- “Non. Tu voulais quelque chose? enchaîna Largo d’un ton glacial, limite méprisant.
- Des dossiers à t’apporter... répondit Joy, que le ton de Largo avait mis sur la défensive.
- Pose-les ici. Autre chose?”
Joy lui lança un regard noir.
- “Manifestement Largo, tu m’en veux pour quelque chose. Je n’ai pas envie de mourir idiote, alors dis-moi quoi?
- Je ne t’en veux absolument pas Joy, tu fais ce que tu veux de ta vie après tout, ça ne me regarde pas.
- Simon?” insista-t-elle, comprenant qu’elle ne tirerait rien de son patron.
Le suisse fut pris d’une soudaine envie de regarder ses chaussures et ne répondit rien.
- “S’il n’y a rien d’autre Joy, tu peux disposer. On se reverra au bureau à huit heures, demain matin.”
Joy dévisagea avec colère Largo. Elle ne supportait pas cette saute d’humeur et de ne pas savoir quelle en était la cause. Sentant qu’elle allait perdre son sang-froid et faire ou dire des choses qu’elle regretterait par la suite, elle préféra se retenir et s’en aller.
- “Bien. Bonsoir, patron.”
Puis elle tourna les talons et quitta l’appartement claquant la porte derrière elle. Une fois partie, Simon poussa un soupir de soulagement.
- “Waw... C’était dur de la voir comme ça... Avec des vêtements... J’ai cru que j’arriverais pas à soutenir son regard...”
Simon regarda son pote, qui ne l’écoutait pas et qui avait tourné son fauteuil vers la baie vitrée donnant sur la vue de New York. Il semblait songeur. Simon s’approcha de lui.
- “Tu trouves pas que t’as été un peu dur avec elle?
- Comment voulais-tu que je réagisse? s’emporta-t-il.
- Tu aurais au moins pu lui expliquer pourquoi tu étais en colère.
- Je me disais qu’elle comprendrait toute seule...
- Elle ne nous a même pas vu l’autre soir! protesta Simon.
- De toute façon, je n’avais aucune envie de lui parler de ça... Rien que d’y penser... Ca me rend... Ca me rend...
- Fou de jalousie? proposa Simon.
- Sûrement pas! réagit Largo avec véhémence. Joy n’est manifestement pas la femme que je croyais... Elle me déçoit...
- Tu crois pas que t’exagères? Ca ne te va pas trop de jouer les puritains, je te rappelle que...
- Ca suffit Simon! le coupa Largo. Je ne veux plus rien entendre à ce sujet. J’ai du travail, tu devrais rentrer dans ton appart’.”
Simon ravala sa colère, offensé.
- “Bon si tu le prends comme ça... Moi, je voulais juste t’aider...”
Le suisse prit la porte et la claqua lui aussi violemment, comme Joy un peu plus tôt.

- “Bon sang, qu’est-ce que je fais là?” marmonnait Simon tout en se disant que Largo le tuerait si jamais il découvrait qu’il se trouvait là.
Il n’avait pas pu s’en empêcher. Depuis qu’il avait vu Joy faire son numéro de strip-teaseuse, ça l’obsédait, non seulement parce qu’il était curieux, mais aussi parce qu’il se sentait étrangement attiré par elle, lui qui pourtant l’avait toujours considéré comme une petite sœur. Depuis deux jours il se répétait sans cesse qu’il devait y retourner, pour en avoir le cœur net. A quel sujet? Il n’en avait pas la moindre idée, mais il commençait à se demander si Largo et lui n’avaient pas eu une hallucination en apercevant Joy. C’était tellement loin d’elle, cette image de strip-teaseuse.
Jusque là, il s’était refusé à céder à la tentation de retourner voir Joy dans ce club, ne serait-ce que par égard pour Largo. Mais après mûre réflexion, il se disait qu’il ne lui devait rien. Joy n’était ni sa propriété, ni sa petite-amie, mais sa garde du corps. Et puis, il l’avait mis en colère. Ce soir-là, c’était une raison suffisante pour se comporter en homme faible. En attendant le passage de Joy, Simon avait englouti vodkas sur vodkas, de quoi rendre très fier Kerensky et se trouvait dans un état peu brillant, c’est-à-dire rond comme une queue de pelle. Puis Joy passa. C’était surréaliste. Pouvant l’admirer cette fois-ci du début à la fin de son show, Simon s’aperçut avec une certaine horreur non dissimulée qu’elle l’excitait. Il n’y avait pas d’autre mot et même s’il aurait cru impossible de ressentir ça pour Joy Arden, l’insaisissable garde du corps, et accessoirement femme des rêves de son meilleur ami, il ne pouvait s’en empêcher.
Poussé par une curiosité malsaine, il décida à la fin de son passage d’aller la voir dans les coulisses du show. Mais déjà, la jeune femme s’était changée et avait quitté le club, sans doute pour pouvoir se lever tôt le lendemain et arriver au Groupe W à huit heures comme le lui avait demandé Largo. Simon ne sut quoi faire, et sans qu’elle ne remarque sa présence, il décida de la suivre, dans la rue sombre, déserte et mal famée vers laquelle débouchait la porte de sortie du club de strip-tease. Au bout de quelques minutes, sentant qu’elle était suivie, ce qui n’avait rien d’étonnant pour une espionne aussi expérimentée qu’elle, elle s’arrêta et fixa Simon. Ne sachant quoi faire, celui-ci stoppa à son tour. Elle le dévisagea quelques instants, puis s’approcha de lui, faisant demi-tour, sourire aux lèvres.
- “Salut... dit-elle d’un ton très sensuel.
- Euh... Salut...” marmonna Simon, embarrassé.
Il essaya d’éviter son regard, mais comme elle ne disait rien et qu’il prenait racine, il se décida à affronter son regard. Celui-ci ne lui lançait aucun éclair, et au contraire pétillait d’une lueur étrange, un mélange de malice et de curiosité.
- “Je... Je suis désolé de t’avoir suivie...” bredouilla Simon.
Joy éclata de rire. Simon lui lança un regard d’incompréhension.
- “Tu trouves ça drôle?
- Non... Je trouve ça mignon... Ton petit air embarrassé. Ca change des pervers qui me suivent pour assouvir des fantasmes bidons.
- Ca t’arrive souvent? s’inquiéta Simon.
- Je sais me défendre... lui sourit-elle simplement.
- Oui évidemment... acquiesça Simon. Tu... Tu ne me demandes pas ce que je fais là?
- Non, je le sais... poursuivit-elle d’un ton plein d’assurance. Tu es là pour moi. Ca fait la deuxième fois que tu viens au club.”
Simon blêmit et la dévisagea.
- “Tu... Tu m’as vu?
- Oui, bien sûr... continua-t-elle d’un ton très sensuel. Je t’ai repéré l’autre soir, pendant l’enterrement de vie de garçon de ce type, là... Je savais que tu reviendrais...”
Simon était de plus en plus perturbé par l’attitude de Joy et par le sourire plus que tendancieux qu’elle lui lançait. Elle, imperturbable, le fixait d’un air enjôleur, passant délicatement sa langue sur ses lèvres pour les humidifier, et sachant pertinemment l’effet que ce geste pouvait faire sur son ami suisse.
- “Je veux que tu saches... hésita Simon, luttant contre son trouble et contre les vapeurs d’alcool qui lui montaient à la tête. Ben c’est-à-dire que... Je ne suis pas un pervers, mais j’y suis retourné pour être sûr... Te voir là-bas, c’est...
- Je te plais? demanda Joy d’un ton direct qui lui fit perdre ses moyens.
- Quoi? Comme danseuse?
- Entre autre chose... Tu me trouves sexy? Je l’ai bien vu ce soir, tu me dévorais du regard, j’ai du te faire un sacré effet... Pas vrai?”
Elle s’approcha de lui jusqu’à le frôler de très près. Elle était tout simplement envoûtante.
- “Ne sois pas si timide... Si je fais ce métier, c’est pour que les hommes y prennent du plaisir. Alors? Je te plais?”
Simon écarquilla les yeux. Bon, d’accord, il était un peu plein, mais quand même. Joy!!!
- “Ben... Je ne sais pas... Je t’ai toujours trouvée très belle et sexy, mais je croyais... Que ton cœur était pris... Enfin tu vois ce que je veux dire?
- Pas très bien, non... Je suis seule. Je n’ai personne en vue, en ce moment... Ca te dirait qu’on aille boire un verre dans ton appart?”
Simon tombait des nues! Joy qui lui faisait un rentre-dedans infernal, la quatrième dimension. En d’autres circonstances, il se serait dit qu’elle cherchait à se venger de l’attitude que Largo avait eu avec elle, mais là, il était trop saoul pour avoir un jugement emprunt d’un quelconque discernement.
- “Boire un verre? Tu n’aurais pas certaines idées inavouables à mon sujet? sourit-il.
- Ca dépend de ce que tu entends par inavouable... Tu me plais... T’es différent des types que je rencontre habituellement... lui sourit-elle en approchant toujours plus dangereusement son visage du sien.
- Euh... hésita une dernière fois Simon. Tu es sûre de ce que tu fais? Parce que moi j’ai un coup dans le nez et je ne réponds plus de rien...”
Joy eut un petit rire et elle embrassa carrément Simon avec sensualité et langoureusement. Simon n’y croyait pas, Joy qui lui caressait fougueusement la langue tout en le tripotant d’une manière assez experte. Une fois à bout de souffle, Joy quitta ses lèvres.
- “Et là? T’es convaincu?” souffla-t-elle contre sa nuque.
Simon hocha la tête.
- “On prend un taxi pour le Groupe W...” décida-t-il en l’entraînant vivement par le bras.

Le lendemain matin, Kerensky supportait, avec le peu de patience qu’il lui restait, la colère et l’irritabilité de Largo qui tournait en rond dans le bunker alias “l’antre de Mister KGB” (ou son petit cagibi...).
- “Tu commences à me donner la nausée à force de tourner comme ça... fit-il avec sarcasmes. Joy arrive toujours vers neuf heures au bunker.
- Oui, mais je lui avais demandé de venir à huit heures. Je dois lui parler. Et naturellement, elle n’en a rien à faire!
- Du calme Largo... On se demande pourquoi les capitalistes ont des ulcères, et bien cherchez la femme...”
Le sarcasme du russe ne fit pas décolérer Largo, au contraire.
- “Mais de quoi tu as peur au juste? chercha à comprendre Kerensky. Qu’elle soit en retard parce qu’elle a fait des folies de son corps hier soir?”
Largo stoppa net et fusilla du regard le russe.
- “Simon t’en a parlé?
- Non. De quoi était-il censé me parler?
- Rien. Et d’ailleurs, où est-il celui-là au fait? pesta Largo. Encore à faire la grasse matinée... Je ne le paies pas pour dormir, je vais le réveiller. A plus tard Kerensky.
- Ouais, c’est ça, à bien plus tard...” marmonna Georgi, pas mécontent d’être débarrassé de l’encombrant milliardaire.

Largo se rendit alors en quatrième vitesse à l’appartement de Simon qui se situait sur le même étage que le sien. En traversant à pas rapides le couloir, il vit Joy sortir de l’appartement de Simon, fermant la porte doucement derrière elle. Il décida de ravaler sa colère, et pourtant il ressentait une furieuse envie de se défouler sur elle.
- “Qu’est-ce que tu fais là, toi?”
Joy le regarda d’un air désinvolte, sans vraiment comprendre son agressivité.
- “T’es de la police? rétorqua-t-elle.
- Tu sors de chez Simon?
- Ouais, c’est ça, j’étais avec lui... soupira-t-elle, ennuyée par cette conversation.
- Tu l’as réveillé?
- Ca va pas? Après la nuit éprouvante qu’il a passée?”
Joy lui fit un clin d’œil et eut un sourire évocateur. Ce que Largo comprit ne lui plut pas, mais alors pas du tout.
- “Tu as passé la nuit avec lui? Mais c’est pas possible! s’énerva-t-il.
- Dis donc toi, pour qui tu te prends? Fous-moi la paix... se défendit-elle, en s’éloignant de lui.
- Hey où tu vas comme ça? fit-il en la retenant par le bras.
- Ca se voit non? Je rentre chez moi!”
Largo aurait voulu la retenir, mais en réalité, il n’était pas sûr de vouloir qu’elle passe la journée au Groupe W, près de Simon.
- “Eh bien rentre après tout, ça m’est égal!”
Joy haussa les épaules et se dirigea vers l’ascenseur tandis que Largo laissait tomber la détestable idée d’aller réveiller Simon et allait s’enfermer dans son appartement.

La journée passa vite. L’après-midi, Largo eut une très houleuse et mouvementée réunion avec son Conseil d’Administration, qui le rendit encore plus en colère qu’il ne l’était déjà. Sa hargne avait même étonné Cardignac, Delferril et Sullivan, habitués à le voir maîtriser ses émotions et à rester calme. Après la réunion, il s’était enfermé dans son bureau, refusant le moindre appel. Un peu plus tard, Simon vint lui rendre visite pour un petit problème de sécurité à régler pour un de ses futurs déplacements. Comme le suisse faisait comme si de rien n’était et n’était manifestement pas au courant que Largo savait pour lui et Joy, le milliardaire se décida à jouer à un petit jeu pour tester son ami.
- “Alors dis-moi, Simon, tu es resté à faire la grasse matinée très tard, je crois? dit-il, un sourire aux lèvres.
- Heu... Oui... hésita le suisse, embarrassé.
- Tu as dû sacrément faire la fête hier soir...
- Oui... Enfin... Je me suis baladé...
- Je regrette de ne pas avoir été là... fit un Largo détendu.
- Ben tu sais... reprit Simon avec plus d’assurance. Comme t’étais de mauvais poil hier soir...
- Oui, oui, je sais, peu importe... balaya Largo d’un sourire.
- Content de voir que tu es calmé... sourit le suisse.
- Mais je n’ai aucune raison d’être énervé. Alors dis-moi... Tu as fait de charmantes rencontres hier soir? Je parie qu’il y a une fille derrière tout ça?”
Simon parut hésitant. Il décida de jouer la comédie du mieux qu’il pouvait.
- “Oui... Enfin tu sais, la routine...
- Allez, raconte! D’habitude, tu adores t’attarder sur tes exploits avec les filles? Elle était mignonne?
- Très... répondit un Simon embarrassé.
- Et c’était un bon coup? fit Largo, une pointe de colère dans la voix.
- Qu... Quoi? s’étonna Simon.
- Je voulais savoir si Joy était un bon coup...” répéta Largo, cette fois-ci sans pouvoir contenir sa rage.
Simon devint tout pâle.
- “T’es au courant?
- Elle n’a pas été des plus discrètes en quittant ton appartement ce matin...
- Largo je vais t’expliquer... J’avais bu et...”
Mais Simon n’eut pas l’occasion de terminer sa phrase car déjà Largo lui envoyait son poing dans la figure, l’en voyant valdinguer contre le mur. Légèrement sonné, le suisse se tint la mâchoire et tenta de reprendre ses esprits.
- “Non mais t’es malade? Faut te faire soigner! cria le suisse.
- Tu pensais que je le prendrais comment? Que je vous enverrais des fleurs avec un mot de félicitations?
- C’est pas une raison pour te battre avec ton meilleur pote!
- Mon meilleur pote? Non mais tu plaisantes? Tu as perdu le droit d’être mon meilleur ami quand tu as posé tes pattes sur elle!
- C’est elle qui s’est jetée sur moi! C’est elle qui a voulu coucher avec moi, je n’ai rien prémédité!
- Ferme-la, je ne veux rien entendre!
- J’avais bu, je n’ai fait que profiter de la situation, mais c’est elle qui m’a fait du rentre-dedans! C’était moi qu’elle voulait! ELLE ME DE-SI-RAIT!!!” cria-t-il, en colère.
Largo n’y tint pas une seconde de plus et se jeta sur son ami pour le frapper, sauf que cette fois-ci, il esquiva son coup, et les deux amis commencèrent à s’empoigner et à se battre comme des coqs. Pathétiques... Tout ça pour une fille... Au bout d’une demie-heure, épuisés, et de force égale, ils renoncèrent à régler cette histoire par la voie de la bagarre.
- “Tu... Tu n’avais pas le droit de me faire ça... souffla Largo, toujours irrité.
- Je te répète que si tu as un problème, c’est avec elle que tu dois le régler, moi, je n’ai fait que prendre ce qu’elle me donnait...
- Ne dis pas ça! s’emporta Largo.
- C’est la vérité!
- Non, tout ça, c’est de ta faute!
- Ah parce que c’est de ma faute? T’as eu ta chance avec Joy, mais t’as préféré faire le joli cœur ailleurs, alors moi, j’en profite, qu’est-ce que tu crois?
- T’es pas un ami Simon! Pour toi, c’est qu’un bon coup en plus, mais moi, je l’aime!”
Simon ne répondit rien. Que pouvait-il répondre à ça? Largo avait raison. Il savait pertinemment au moment où il conduisait Joy dans sa chambre à coucher que son ami, son meilleur ami, était amoureux de la femme avec laquelle il s’apprêtait à faire l’amour. Et que Largo n’ait pas été foutu de lui révéler ses sentiments, n’était pas une raison suffisante pour lui faire ça.
- “Ce qui est fait est fait...
- Oh c’est pas une réponse ça, Simon! gueula Largo.
- Ben j’en ai pas d’autres à te donner! Qu’est-ce que tu crois? Que je vais te faire mes excuses? Mais je ne regrette rien! Je peux même te dire, qu’à la première occasion, je le referai!”
Largo crut qu’il allait exploser.
- “Répète un peu ça?
- J’ai dit qu’à la première occasion...”
Mais Simon ne put terminer sa phrase que déjà il recevait à nouveau le poing de son ami dans sa figure et débuta une nouvelle bagarre.

Pendant ce temps, Joy, qui avait repris son travail, s’étonnait avec Kerensky de ne pas voir débarquer Largo et Simon au bunker. Elle s’était donc décidée à aller les chercher. Mais une fois arrivée à l’appartement, elle entendit des bruits de lutte provenant de l’intérieur. Méfiante, elle saisit son revolver et se prépara à l’idée de se battre avec des terroristes venus enlever Largo. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant que c’étaient Largo et Simon qui se battaient comme des chiffonniers. Hallucinée, elle rangea son arme, referma la porte derrière elle et s’approcha.
- “Les gars? les interpela-t-elle. Arrêtez!”
Mais comme ils ne semblaient pas l’entendre, elle se jeta dans la mêlée pour les séparer. Elle eut du mal à les faire stopper, mais après maints efforts, elle parvint à les écarter l’un de l’autre.
- “Non mais ça va pas? Qu’est-ce qu’il vous prend à tous les deux? Encore à vous battre pour une fille? les gronda-t-elle.
- Oh c’est pas drôle du tout Joy! grogna Simon.
- Lâche-moi!” fit Largo excédé, en se détachant de Joy qui le tenait par la chemise.
Elle s’exécuta et fixa sans comprendre les deux hommes qui se dévisageaient d’un air mauvais.
- “Expliquez-moi! leur ordonna-t-elle.
- A ton avis? soupira Simon. Môssieur est jaloux, fallait s’y attendre... On ne se rend compte de ce qu’on a que lorsqu’on l’a perdu... Typique des enfants gâtés...
- C’est mieux que d’être un chien comme toi! rétorqua Largo.
- Ras-le-bol! maugréa Simon. Je vais faire un tour. Ca va me calmer, parce que l’autre milliardaire, là, j’ai envie de lui éclater sa jolie petite gueule!”
Sur ce, Simon s’en alla, claquant la porte. Joy se tourna alors vers Largo et attendit des explications, les bras croisés sur sa poitrine.
- “J’attends Largo. Pourquoi tu te battais contre lui? - Je n’ai aucun compte à te rendre Joy, puisque toi, tu considères que tu n’en a pas à mon service. fit-il sèchement.
- Largo, j’aimerais bien comprendre ce qui ne va pas chez toi?”
Largo poussa un soupir de colère et la glaça du regard.
- “Ce qui ne va pas? Tu me fais en plus l’insulte de ne pas vouloir comprendre? Et bien tant pis! Tu l’auras voulu...
- Voulu quoi?
- Je croyais que je comptais un peu pour toi, mais visiblement j’avais tort. Maintenant, va-t’en.
- Quoi?
- Va-t’en, t’es virée! s’emporta-t-il.
- Et pour quelle raison tu me vires, je peux savoir? fit Joy, outrée.
- Parce que ce n’est pas très bon pour l’image d’un PDG d’une multinationale d’avoir une garde du corps strip-teaseuse la nuit!
- Strip-teaseuse? répéta Joy, incrédule.
- Maintenant, pars!”
Joy allait répondre quelque chose, mais elle était tellement énervée contre Largo qu’elle se contenta de lui lancer un regard noir et elle s’en alla (inutile de préciser qu’elle claque la porte, elle et Simon font un concours...).

Tout en ruminant sur son patron aveugle et qui parfois pouvait se comporter comme le roi des cons, Joy quitta l’ascenseur qui la conduisait au bunker. Elle y retrouva un Georgi, comme d’habitude collé à son ordinateur, mais qui semblait nerveux, comme s’il pouvait percevoir la tension qui agitait les autres membres de l’Intel Unit.
- “Salut Georgi.”
Le russe sursauta en entendant Joy l’appeler par son prénom. Puis il la regarda, sceptique et incrédule, rassembler ses affaires dans son bureau.
- “Mais qu’est-ce que tu fais? s’enquit-il finalement.
- Je prépare mon départ. Largo vient de me virer.
- Impossible, il perd le nord quand t’es éloignée de lui à plus de cent mètres...
- Pourtant c’est ce qu’il a fait... De toute façon, je n’ai pas envie de rester. Si c’est pour me faire engueuler sans raison, pour supporter ses sautes d’humeur, pour qu’on s’immisce dans ma vie privée... Et puis bosser pour un intolérant comme lui, ça ne m’intéresse plus.”
Elle enfila sa veste rapidement, saisit son carton d’affaires personnelles et se contenta de saluer vaguement Georgi avant de partir (mais sans claquer la porte du bunker, après tout, Kerensksy ne lui a rien fait, lui.). Perplexe, le russe décida de monter pour parler à son étrange et irritable patron capitaliste.

Une fois arrivé devant l’appartement de Largo, Kerensky entendit des cris. Simon, qui finalement avait fait demi-tour pour dire ses quatre vérités à Largo, avait appris qu’il avait viré Joy et l’engueulait comme du poisson pourri. Lorsque Georgi ouvrit la porte, il surprit les deux amis de toujours en train de s’aggriper comme s’ils allaient se battre, et vu leur état, il était évident qu’ils avaient déjà pris de l’avance sur ce terrain-là. Il se précipita pour les séparer.
- “Hey, allez-y molo les gars! Pas la peine d’en venir aux mains... dit le russe calmement.
- Si Simon les contrôlait un peu plus ses mains, ça ne serait jamais arrivé! ironisa Largo.
- Je croyais que ce n’était pas pour ça que tu l’avais virée? réagit Simon.
- Attendez pour quoi? chercha à comprendre Kerensky.
- Simon a couché avec Joy.” dit Largo froidement.
Georgi, d’ordinaire si impassible, grimaça.
- “Ouille... C’est encore plus grave que ce que je croyais... T’es malade d’avoir fait ça Simon?
- Merci Georgi, toi tu es un ami... le remercia Largo.
- T’emballe pas Largo, Joy n’est pas ta propriété, si ce n’était pas avec Simon, elle aurait fini par aller voir ailleurs tôt ou tard. Si tu la voulais, il fallait la prendre...
- Merci Georgi! fit Simon.
- Mais toi, c’est pas malin d’avoir fait ça à ton meilleur ami...
- Oh ça va, j’avais un coup dans le nez et elle me faisait un rentre-dedans infernal... expliqua Simon en haussant les épaules.
- Qui? Joy? demanda Kerensky, sceptique.
- Non, Demis Roussos... rétorqua Simon. Bien sûr Joy... Mais ça ne justifie en rien que Largo l’ait virée!
- Là je suis d’accord... Largo?
- Je l’ai virée parce que à la base, moi, j’avais engagé une garde du corps, pas une strip-teaseuse!
- Comprend pas... marmonna Kerensky, le visage fermé.
- Georgi, Joy mène une double-vie, elle est strip-teaseuse dans une boîte près de Central Park, on l’y a vue pendant l’enterrement de vie de garçon de Terry!”
Kerensky le fixa d’un air vide, puis il éclata de rire, d’un déferlement complètement inédit chez lui.
-“Ca te fait rire? Moi, je ne trouve pas ça drôle... grogna Largo, vexé.
- Oui, ça je peux comprendre que tu ne trouves pas ça drôle... fit Kerensky en retenant ses larmes de joie. Surtout que les italiens, ils sont du genre possessifs et il faut pas qu’on mate leurs nanas...
- Et quoi? s’emporta Largo.
- Mais Joy ne bosse pas, n’a jamais bossé et ne bossera jamais pour un club de strip-tease.
- On l’a vue Georgi! insista le jeune milliardaire.
- Non, vous avez vu Delanay, sa sœur jumelle!”
Georgi repartit dans un éclat de rire tandis que Simon et Largo fixaient le russe comme s’il venait d’une autre planète.
- “Joy aurait une sœur jumelle? Pourquoi elle ne nous en a pas parlé?
- Elle n’est pas très bavarde dès qu’il s’agit de sa famille et quand on connaît les numéros, ça se comprend... J’ai fait des recherches sur elle quand tu l’as engagée comme garde du corps. J’ai découvert qu’outre son charmant père ex-directeur de la CIA, elle avait une mère alcoolique notoire, un frère transsexuel et une sœur jumelle strip-teaseuse!
- Mince... Alors j’ai couché avec la sœur de Joy?” comprit Simon.
Un lourd silence pesa dans le penthouse. Largo devint tout pâle et réalisa ce qu’il venait de faire.
- “Joy doit me détester à l’heure qu’il est! paniqua-t-il.
- Han han... acquiesça Kerensky.
- Des fleurs? proposa-t-il.
- Non, fit fermement le russe.
- Des bijoux?
- Non.
- Une nouvelle garde-robe? Un voyage aux Seychelles? Une voiture?
- Commence déjà par des excuses.
- Oui, bonne idée... se rattrapa Largo avec empressement.
- Et moi alors? intervint Simon, poings sur les hanches.
- Toi, tu as de la chance que je ne te massacre pas, puisque jumelle ou pas, tu as couché avec elle en pensant que c’était Joy... répliqua Largo d’un ton cinglant.
- Mais j’étais rond comme une queue de pelle! protesta Simon.
- Oui, bon d’accord, je te pardonne, céda Largo, en définitive plus préoccupé par la gaffe qu’il venait de faire avec Joy. Puisque de toute façon Joy te tuera quand elle saura que tu as couché avec sa sœur.”
Puis Largo saisit sa veste.
- “Je pars la voir dès maintenant... Si on retrouve mon cadavre demain pendant le ramassage des poubelles, c’est qu’elle n’aura pas accepté mes excuses... soupira-t-il d’un air triste.
- Oh c’est très bon, ça, ce petit regard de chien battu! s’enthousiasma Simon, soulagé d’un poids. Garde-le, ça devrait la faire craquer!”
Largo ne répondit rien et partit en courant.

Lorsque Largo arriva chez Joy, le soir était tombé sur New York. Il frappa quelques coups à sa porte, timidement. Il entendit le grincement du judas de sa porte, puis un soupir. Elle se décida à ouvrir la porte.
- “Puisque tu es là, je suppose que Kerensky t’a expliqué pour ma sœur Delanay?”
Largo acquiesça et se fraya un chemin à travers l’étroit passage laissé par l’ouverture de Joy. Il entra dans son appartement, mal à l’aise. Elle referma la porte et le toisa d’un air inquisiteur. Largo sut que la partie ne serait pas facile. Il décida d’employer les grands moyens. Aussitôt, il se mit à genoux et la fixa d’un air suppliant.
- “Je suis désolé, Joy, j’ai fait la plus grosse erreur de toute ma vie et je te supplie de me pardonner. Je... Je ne veux pas que tu sois en colère et je ferai tout ce que tu voudras pour me racheter. J’ai pété un plomb... Je le reconnais, j’ai été nul... Je te promets que ce genre de choses n’arrivera plus jamais...”
Joy était interloquée. Elle savait qu’il lui présenterait ses excuses dès qu’il découvrirait qu’il avait fait erreur à son sujet, mais elle ne s’attendait pas à un tel déchaînement de suppliques.
- “Largo, relève-toi.
- Pas avant que tu m’aies pardonné.”
Elle soupira et s’assit sur sa moquette pour le regarder droit dans les yeux.
- “Tu m’as déçue Largo. Tu aurais pu avoir un peu plus confiance en moi et m’en parler au lieu de croire n’importe quoi... Non mais tu as sincèrement pensé que, moi, je pouvais être une strip-teaseuse?
- Tu remarqueras, pour ma défense, que tu es une fille secrète et insaisissable...”
Joy soupira.
- “Moui... Je l’admets... Et puis, ce n’est pas la première fois qu’on me confond avec Delanay... soupira-t-elle. Je commence à être habituée.
- Alors tu ne m’en veux pas trop?” demanda-t-il, une lueur d’espoir dans les yeux.
Joy retint un sourire. On aurait dit un petit garçon pris en faute et ça le rendait vraiment très craquant.
- “Je suis quand même déçue par ton puritanisme... Les strip-teaseuses, c’est bien, tant que ce n’est pas une amie à toi?”
Il baissa la tête, embarrassé. Elle eut à nouveau envie de sourire.
- “Tu sais, Delanay n’a pas eu une vie facile. Mon père l’a élevée comme moi, mais elle n’avait pas les nerfs pour tout ça. Quand elle a laissé tomber l’entraînement de formation pour entrer à la CIA, mon père l’a plus ou moins reniée. Elle n’avait plus aucun soutien... Et je ne pouvais pas l’aider parce que je devais m’occuper de ma mère en cure de désintoxication et de mon frère, qui lui aussi a eu des problèmes... Elle a survécu comme elle a pu. Même si maintenant elle a pris goût à cette vie... Je ne sais pas trop pourquoi...”
Largo lui prit la main.
- “Je suis désolé... J’ignorais tout ça Joy...
- Hum... C’est un peu de ma faute... J’aurais du te parler de Delanay. Ca passe rarement inaperçu quand on a une sœur jumelle...
- Tu me pardonnes?
- Oui... soupira-t-elle après une hésitation. Après tout, on me prend souvent pour elle. Si tu savais le nombre de mains baladeuses auxquelles j’ai eu le droit dans le métro, de la part de ses “admirateurs”...”
Largo eut un petit rire devant la moue désemparée de Joy. Délicatement, il replaça une mèche de ses cheveux derrière son oreille.
- “Merci de me pardonner... dit-il simplement.
- Je devrais quand même être plus rancunière... Je te rappelle que t’es allé jusqu’à me virer...
- J’étais en colère... Et jaloux... se justifia-t-il.
- Jaloux? s’interrogea Joy.
- Oui... Je croyais que tu avais couché avec Simon.”
Joy se redressa, piquée au vif.
- “Comment ça tu croyais que... Oh non... comprit-elle. Ne me dis pas que Simon s’est envoyé en l’air avec Delanay?
- Ben...
- Je vais le tuer!!!!” se mit-elle à hurler, furieuse.

Après avoir “tué” Simon, Joy finit par lui pardonner son écart de conduite avec sa sœur, qui par ailleurs s’était attachée à lui et comptait bien continuer à sortir avec le suisse. Pour sceller leurs réconciliations à tous, Largo les avait invités à dîner. Même Kerensky, qui ne voulait pas manquer l’occasion d’observer le double de Joy roucouler avec Simon, accepta l’invitation.
Installés au restaurant depuis plus d’une heure, Simon portait un toast, tandis que tous les clients dévisageaient avec curiosité ces deux superbes sœurs jumelles qui accompagnaient les trois hommes.
- “Je bois à mes amis et à Charles Arden, qui malgré tous ses défauts, a quand même réussi le tour de passe-passe de créer un double de Wonderwoman! plaisantait Simon.
- Je suppose que Wonderwoman, c’est moi? grogna Joy.
- Tout dépend du point de vue... sourit Delanay. J’ai un numéro où je suis costumée en Wonderwoman, et avec mon fouet je...
- Oui, bon merci, Delanay... l’interrompit Joy avec agacement. On a compris et je ne crois pas que Georgi et Largo veulent connaître les détails...
- La pauvre Joy... se moqua Delanay. A chaque fois que je me déshabille en public, elle a l’impression que je montre son corps...
- Mais on a le même corps! protesta Joy.
- Pas tout à fait... répliqua Delanay. Et le tatouage sur la fesse droite?
- Mais tu n’as pas de tatouage...” remarqua Simon à l’intention de Delanay.
Kerensky, Largo et Simon dévisagèrent alors Joy, qui gênée, essayait de se faire toute petite.
- “Delanay... la gronda la garde du corps.
- Ne sois pas si gênée... Ca fait si longtemps qu’elle se comporte en petit soldat pour plaire à papa qu’elle a oublié qu’elle était une femme désirable... On devrait faire un numéro à deux un jour, je suis sûre qu’on ferait fortune...
- Delanay! protesta à nouveau Joy tandis que sa sœur éclatait de rire.
- Eh ben je suis pas venu pour rien, moi... commenta Kerensky, impressionné par les personnalités opposées des jumelles.
- Vous êtes vraiment le jour et la nuit, toutes les deux... fit Largo d’un sourire qui dissimulait mal son soulagement.
- C’est vrai, Joy dégage une impression de danger et de mystère et moi je dégage plutôt des ondes sexuelles... répondit du tac au tac Delanay.
- Et c’est pour ça qu’elle m’a plu! compléta Simon. Moi qui ne comprenait pas du tout pourquoi j’étais soudainement si attiré par Joy. Mais quand dans cette ruelle sombre Delanay m’a...
- Merci Simon, on se passera des détails...” marmonna Largo.
Simon eut un sourire malicieux et fixa Largo et Joy.
- “Ca fait plaisir de voir que vous êtes réconciliés tous les deux, tu reviens au Groupe W, n’est-ce pas Joy?
- Oui, dès demain matin... approuva Joy.
- Tant mieux, sans toi, l’Intel Unit aurait sombré dans la crise... Je n’ose pas imaginer ce que cela fera le jour où tu te trouveras un petit-ami...”
Largo devint livide et Joy parut troublée.
- “Pourquoi? s’enquit-elle.
- Parce que Largo est un sanguin, il peut être très chiant quand il est jaloux... A moins qu’il ne se décide à te regarder droit dans les yeux et à te dire qu’il t’aime... Dans ce cas-là, il saura que c’est réciproque, et ce genre de problèmes n’arrivera plus jamais...”
Joy était bouche bée et Largo, agité, tournait la tête dans tous les sens, cherchant un moyen de fuir cette situation.
- “La soirée devient intéressante...” commenta Georgi.
Delanay réprima un rire.
- “Ca, c’est vrai... Joy a toujours mis du temps avant d’accepter ses sentiments pour les hommes. Si Largo la veut, il va falloir qu’il aille la chercher... dit-elle malicieusement.
- Mais... bafouilla Joy.
- Simon, je te jure que je vais te tuer... grogna Largo.
- Pourquoi? Pour avoir dit la vérité?” rétorqua Simon.
Puis il regarda à nouveau Joy.
- “Joy, Largo est fou amoureux de toi. Il me l’a dit et comme il n’ose pas prendre les devants, je le fais pour lui. Voilà.”
Hésitante, Joy se tourna vers Largo et l’interrogea du regard. Le jeune homme soupira et céda.
- “C’est vrai. Je t’aime Joy.”
Joy se sentit rougir. Son cœur avait fait un bond de trente mètres en entendant Largo prononcer ces quelques mots, mais elle n’osait pas encore lui révéler ses sentiments, elle se sentait trop vulnérable.
- “Je... Largo...”
Delanay, voyant que sa sœur avait besoin d’un coup de pouce, décida de l’aider, comme elle le faisait d’habitude, en lui lançant un défi.
- “Joy, si ça te dérange de sortir avec ton patron, je peux te remplacer, il n’y verra que du feu... proposa-t-elle d’un sourire gourmand.
- Ouais, bonne idée! Une Joy pour deux!” s’enthousiasma Simon, comprenant le manège de Delanay.
Joy retint un sourire et saisit le défi au vol, avec une audace dont elle ne se serait pas crue capable.
- “Mais ça va pas?”
Joy se tourna vers Largo et l’embrassa passionnément.
- “Il est à moi et à personne d’autre.” conclut-elle finalement d’un air triomphant, tandis que Largo la serrait contre lui et l’embrassait dans le cou, envahi par un bonheur soudain.

Fin.