Petite Prière


Note de l'auteur : la chanson “Save Me” utilisée dans cette fic est une chanson d’Aimée Mann, tirée de son album “Bachelor N°2 or the last remain of the dodo”. Pour ceux qui ne connaissent pas Aimée Mann, elle s’est entre autres illustrée pour sa participation au film “Magnolia” de Paul Thomas Anderson dont “Save Me” est la chanson phare.
Voilà, la fic est courte mais j’espère qu’elle vous plaira!



Quelque part en enfer...
Joy fut parcourue d’un grand frisson, une centaine de pensées contradictoires vinrent l’assaillir en même temps que toutes ces sensations étranges. Elle se réveillait. Mais elle n’était pas au chaud, au fin fond de son lit, ni même dans un de ces hôtels luxueux dans lesquels Largo la trimbalait sans cesse. Non, elle était très loin de tout ça.
Elle ouvrit péniblement les yeux, ils se brouillaient, la brûlaient, elle ne savait pas encore pourquoi. En usant de toute sa force de réflexion, elle tenta de deviner en vain où elle était. Mais il faisait si sombre. Et si froid. On aurait dit une sorte d’entrepôt, vaste, vide, humide. Les murs était sales et immenses, elle ne voyait même pas le plafond, masqué par l’obscurité.
Mais sa voix se brisa, la faisant renoncer à l’idée d’appeler quelqu’un à l’aide.
Elle voulut se lever pour essayer de trouver une sortie mais une douleur immense la paralysa et la cloua au sol. Elle avait tellement mal et était tellement glacée qu’elle commençait à se demander si elle n’était pas morte ou en train de délirer. Elle finit par ressentir une sensation, la première claire et facilement reconnaissable depuis son éveil: une matière chaude et gluante sur son front. Elle devait avoir une plaie béante en plein visage dont du sang s’écoulait doucement, goutte à goutte, et tombait dans ses yeux, commençant à l’aveugler.
- “Au moins je sais que je suis bien en vie...” pensa-t-elle.
Elle se sentait dégoûtée par la présence de tout ce sang dans ses yeux, sur son visage, d’autant plus qu’il commençait déjà à coaguler et à sécher sur sa peau. C’était froid et gélatineux, elle aurait tout donné pour pouvoir l’enlever mais elle ne pouvait pas. Ses mains étaient solidement attachées derrière son dos. Elles lui faisaient atrocement souffrir et elle sentait que les liens lui transperçaient la chair.
Elle eut un haut le cœur en réalisant soudain dans quelle situation elle se trouvait. Prisonnière. Elle ne savait ni où, ni pourquoi, ni de qui. Mais elle était seule et ça lui faisait peur. Elle se creusa la tête pour se remémorer ce qu’il lui était arrivé. De vagues souvenirs renaissaient en elle et lui donnaient quelques éléments de réponses mais tout était si flou. Elle n’arrivait pas à savoir qui lui avait fait ça. Il faisait noir dans son appartement, il n’avait pas parlé, elle n’avait pas eu le temps de voir son visage. Il l’avait juste frappée, menottée, retenue. Et battue.
Mais que lui voulait-il? Qu’avait-elle fait? Elle plissa les yeux, comme pour se sortir ces questions de sa tête. Non, elle ne voulait pas savoir, elle voulait juste sortir. Elle voulait qu’on la sauve. Juste qu’on la sauve.
- “Largo...” parvint-elle à articuler de sa voix cassée.
Elle fermait les yeux et se concentrait comme pour l’appeler. Appeler celui qu’elle avait choisi dès le premier regard. Il était tout pour elle et il ne savait même pas à quel point il avait bouleversé toute sa vie. Elle en avait souffert, elle en souffrait toujours d’ailleurs... L’aimer sans pouvoir le vivre, c’était terrible. Mais l’aimer lui, c’était tellement bon et si doux. Elle aurait tellement voulu qu’il soit là pour la prendre dans ses bras et la rassurer, lui, le seul homme qu’elle laissait s’approcher de son fragile cœur si ébréché par ses expériences passées. Et elle priait pour que Largo entende ses prières...

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Penthouse
Largo avala le fond de son verre de Whisky. Toujours aucune nouvelle depuis la veille. Toujours rien pour la sauver. Il voulut se verser un autre verre mais il savait que s’il se saoulait, il pourrait peut-être oublier Joy quelques instants, peut-être même quelques heures s’il y mettait la dose, mais il ne pouvait pas rester inopérant pendant que dehors, le Diable lui faisait du mal. Impuissant, la seule chose qu’il trouva à faire fut de balancer sa bouteille de Whisky contre le mur et de se laisser tomber à terre, la tête entre les mains pour réfléchir, réfléchir, réfléchir sans arrêt. Trouver une solution. Aider celle qu’il aimait.
C’était la veille au soir. Il rentrait d’un voyage d’affaires avec John et Simon. Joy ne les avait pas accompagné pour ce voyage-là. Il se souvenait encore de l’éclat dans son regard quand elle leur avait annoncé fièrement, sous le regard incrédule de Simon, qu’elle prenait des vacances. Quelques jours de congés “pour une fois”... avait-elle précisé. Simon et lui en avaient été bluffés. Quant à Kerensky, son petit sourire en coin lui avait dit qu’il n’était pas étranger à cette idée soudaine de leur petite Joy.
Largo n’avait fait aucune difficulté. Il était content qu’elle se décide à se détendre un peu, depuis le temps qu’il essayait de la forcer à se reposer. Sa décision lui montrait, non sans un certain orgueil, que ses conseils avaient porté leur fruits et il n’en était pas peu fier. Pendant son retour pour les États-Unis, dans le jet, il avait cogité, songé au week-end qui venait de s’écouler. Il avait hâte de la revoir pour qu’elle lui raconte les détails de sa petite escapade dans Le Maine: tout ce qu’elle avait vu, fait, savoir si elle s’était amusée, si elle était reposée, si elle avait ri, si elle était heureuse.
Largo esquissa un sourire. Il aimait voir Joy heureuse, il aimait son rire, l’éclat dans ses yeux au moment même où quelqu’un parvenait à briser les barrières qu’elle avait dressées autour d’elle pour se protéger, de son père, du malheur, de la faiblesse, de tout. Largo se sentait le plus heureux quand, à force de patience et de d’acharnement, il sentait une faille chez la jeune femme, cette fragilité et cette vulnérabilité qu’elle tentait de masquer à chaque heure de chaque journée. Et il aimait cette malice dans son regard quand elle essayait de ne pas rire aux pitreries de Simon, son attitude si féline quand elle franchissait une pièce, son air taquin et intelligent quand elle jouait à une de ses joutes verbales avec Kerensky. Il aimait tout chez elle. Elle lui avait manqué.
En rentrant, la veille, il était tellement épuisé qu’il s’était directement jeté dans sa salle de bain pour prendre une douche car sa journée était encore loin d’être terminée. Le téléphone avait sonné, son répondeur s’était mis en marche, mais il n’avait rien entendu. Peut-être aurait-il pu gagner quelques minutes précieuses... En quittant sa salle de bain, il avait remarqué le clignotant rouge de son répondeur et écouté le message.
Un large sourire s’était dessiné en reconnaissant la voix de Joy. Juste au moment où il pensait à elle, comme toujours, elle apparaissait comme par enchantement. Heureux d’entendre sa voix, il s’amusait des propos de son amie qui se plaignait que son avion pour Le Maine n’avait pas décollé et qu’elle était restée bloquée à New York tout le week-end. Elle était folle de rage et répétait sans cesse que la prochaine fois qu’elle voulait prendre des vacances, il devait la flinguer.
Largo éclatait de rire, sa petite Joy râlait toute seule devant un répondeur et il imaginait déjà les moqueries qu’il pourrait inventer en la rappelant, quand son sourire s’était soudain effacé, glacé sur place. Un bruit sec avait attiré son attention, elle ne parlait plus. Puis un gros fracas, probablement son agresseur, qui défonçait la porte. Des coups de feu, des cris, des cris de terreur de sa Joy, puis plus rien. Le vide. Le néant.
Il était fou amoureux de Joy Arden, il devait la sauver.

Toujours en enfer...
Joy émit un gémissement plaintif atroce. Elle avait de plus en plus mal. Depuis des heures, elle tournait et se retournait dans tous les sens, espérant trouver une position où elle aurait moins mal, où ses liens ne brûleraient plus sa chair, où sa blessure au front cesserait de lui donner cet horrible tournis, où l’odeur de son propre sang, coulant sur son visage et tambourinant dans ses veines contre ses tempes ne lui donnerait plus cette sensation de vertige. Mais peu importait ce qu’elle faisait, la douleur ne la quittait jamais.
Le sang séché sur ses yeux l’avaient rendue complètement aveugle, mais qu’y avait-il à voir dans cet entrepôt si sombre où elle était seule? Elle tentait de se fier à son instinct, à son flair, à ses autres sens. Elle avait vaguement perçu un chatouillement le long de son corps, sous ses vêtements, probablement une bestiole quelconque, et entre le clapotis sordide et monocorde des gouttes d’humidité de son lieu de séquestration, elle pouvait percevoir le suintement si familièrement reconnaissable des rats.
Elle commençait à se désespérer de sa situation, elle ne voyait aucune solution et plus le temps passait, plus elle doutait que ses amis la retrouvent. D’ailleurs étaient-ils au courant de sa disparition? Elle était censée être partie en week-end.
- “Non... pensa-t-elle soudain. Largo... J’ai appelé Largo... Je l’ai appelé...”
Un flash-back l’assaillit soudain, traversant son cerveau comme une flèche tranchante et douloureuse. Elle se rappelait l’avoir appelé à l’aide, avoir crié au secours alors que son téléphone était tombé à terre depuis longtemps. Tout s’était passé si vite. Un bruit avait à peine attiré son attention derrière sa porte, elle pensait que son livreur de pizza venait d’arriver. Elle s’approchait de la porte et celle-ci avait été violemment défoncée par l’inconnu, la projetant sur le sol. Une bagarre s’était engagée. Elle était forte au corps à corps mais son agresseur avait l’avantage de la surprise et d’une forte corpulence.
En désespoir de cause, elle s’était jetée vers son revolver pour l’attraper, mais il l’avait retenue par le poignet et les coups de feu furent tirés en l’air. Puis il avait saisi un objet oblong et contendant qu’elle n’avait pas reconnu dans l’obscurité, elle l’avait juste vu briller au-dessus d’elle. Et il l’avait frappée au front avec, l’assommant pour de bon. Et à en juger par les sensations douloureuses qu’elle éprouvait sur tout le corps, il avait dû s’acharner à la battre quand elle était inconsciente. Joy reconnaissait très bien les picotements particuliers d’un hématome sur la peau, elle en avait eu tellement.
Une salve de souvenirs douloureux de son passé vinrent l’assaillir, faisant monter en elle la terreur la plus absolue, quand elle entendit un grincement, quelqu’un derrière la porte de sa cage. Un soupçon d’espoir la traversa et elle tenta de se redresser pour faire face à son visiteur, espérant à tout prix qu’on venait enfin la délivrer.
- “Largo?” articula-t-elle.
Pour toute réponse, elle entendit un rire hystérique de maniaque. Un rire d’homme assoiffé de haine. On ne venait pas la délivrer.
- “Désolé, Joy, mais personne ne viendra te sauver... répondit l’homme qui la séquestrait. Tu es pour moi tout seul, maintenant. Et je sens qu’on va bien s’amuser...”
Joy se sentit froncer les sourcils. Elle avait déjà entendu cette voix.
- “Qui êtes-vous?” demanda-t-elle.
Pour toute réponse, l’homme s’approcha de quelques pas. Joy pensa à se lever et à lui foncer dessus pour espérer le déséquilibrer et s’enfuir, mais elle se sentait trop faible pour ça, et il était peut-être armé. Elle voulait en savoir plus avant d’agir. Son agresseur tournait en rond autour d’elle en soupirant d’un air réprobateur.
- “Je suis très déçu que tu ne me reconnaisses pas... poursuivit-il.
- On s’est déjà rencontrés?
- Oh oui... J’en ai gardé un très profond souvenir.”
Joy crut bon de lancer une saillie qui la ferait se sentir moins dominée.
- “Apparemment, vous ne m’avez pas vraiment marquée...”
Elle entendit un petit clic, qui ressemblait fortement au déclenchement du cran d’arrêt d’un couteau. Et effectivement, quelques secondes plus tard, elle sentit une lame froide et tranchante glisser tout doucement contre sa gorge. L’homme s’était accroupi derrière elle et elle pouvait sentir son horrible odeur d’after-shave bon marché et son souffle chaud contre sa nuque. Elle eut une soudaine envie de vomir.
- “Alors... lui sussura-t-il à l’oreille. On est sûre de ne pas savoir qui je suis? Fais appel à ta mémoire, agent Arden...”
Joy joua le jeu, elle n’avait pas envie de mourir égorgée et réfléchir lui permettait de moins sentir la douleur.
- “Agent Arden? pensa-t-elle à voix haute. Donc vous m’avez connue quand j’étais à la CIA?
- Un bon point, égalité, balle au centre...”
Un frisson parcourut la jeune femme alors que la lame du couteau continuait à vagabonder le long de son cou. Cette expression, cette façon de parler, cette voix... Il n’y avait aucun doute possible à avoir.
- “Tu n’es pas censé être en taule Johnston?” déclara-t-elle soudain.
Il éclata de rire et rangea son couteau. Elle eut un poids en moins sur le cœur.
- “Ah, il n’y a pas à dire, tu es très douée ma petite Joy...”
Il se leva et recommença à tourner autour d’elle, comme un squale encerclant sa proie avant de la dévorer.
- “Oui, effectivement, j’étais à la prison de Haute Sécurité de Highfield... expliqua-t-il. Mais je n’appréciais pas vraiment leur compagnie alors j’ai décidé de prendre ma liberté...
- Et tu prends le temps de passer me dire un petit bonjour avant de quitter le pays? Je suis très flattée...” trouva-t-elle la force d’ironiser.
Johnston le remarqua tout de suite.
- “Ah Joy... Quelle force... Quel caractère... Tu m’impressionnes. En d’autres circonstances, je crois que j’aurais pu tomber amoureux de toi..
. - Moi, je ne crois pas... rétorqua-t-elle. La vermine j’ai plutôt tendance à l’écraser...
- Tu sais que tu n’es pas du tout en position de faire ta maligne? s’énerva-t-il légèrement.
- Je n’ai plus rien à perdre, pas de chance, Johnston!”
Son agresseur s’accroupit de nouveau face à elle.
- “Tu m’as lâchement abandonné à ces cinglés Arden! cria-t-il. Tu savais pertinemment ce qu’ils allaient me faire, mais tu m’as laissé là!
- Tu sais très bien que je ne pouvais pas faire autrement! J’étais bloquée! J’avais le choix entre sauver la vie d’un violeur en série et celle d’une famille rackettée par Grga! Tu n’étais pas ma priorité!
- Ta mission était de me rapatrier aux États-Unis pour que je sois jugé! Pas de jouer les justicières! Tu n’as aucune idée de ce que Grga et ses hommes de main ont pu me faire quand ils m’ont retrouvé dans ta planque!
- Oh si, je le sais... C’est moi qui ai ramassé les petits morceaux, deux jours plus tard...”
Johnston reprit son couteau.
- “Je te jure que je te crèverai salope!
- Tu aurais peut-être dû y penser avant de violer et de torturer la femme de Grga... Quand on fait ça la famille d’un criminel notoire, on doit s’attendre à des conséquences!
- Tu étais mon ticket de survie!
- Ca, c’était le cadet de mes soucis...”
Johnston parut se calmer soudain.
- “Je pourrai perdre mon sang-froid et te tuer tout de suite. Mais ça gâcherait mon plaisir. Tu sais ce que je vais faire, Joy? Je vais te laisser ici. Ca va bientôt faire vingt-quatre heures... Les gens qui s’inquiètent pour toi, si tant est qu’il y en ait, n’ont aucune chance de te retrouver. Tu vas pourrir ici, Arden. Au mieux, tu crèveras de faim, ou d’une pneumonie... Au pire, et c’est vraiment ce que je te souhaite, tu te feras dévorer vivante par les rats...”
Il éclata d’un rire de maniaque.
- “Ca avoisinera ce que m’a fait endurer Grga à l’époque... Comme ça on sera quittes... J’avoue que j’aimerais bien te voir mourir à petit feu, mais j’ai un avion pour Mexico à prendre dans deux jours, alors, je dois organiser mon départ avec précaution.
- Je ne mourrai pas Johnston! Pas avant de t’avoir fait la peau!
- T’en fais pas ma belle... On se retrouvera en enfer de toute façon!”
Johnston eut un nouveau rire, il embrassa Joy sur la bouche et s’en alla, refermant soigneusement la porte derrière lui. Joy était prisonnière au milieu de nulle part et elle comprit soudain que cet endroit serait son caveau. Elle n’avait plus qu’un seul espoir.
Elle se répéta son nom en boucle dans la tête, pendant des heures et des heures. Johnston... Johnston... Elle espérait que ses amis la retrouve, elle n’avait plus qu’eux. Et elle priait avec ardeur pour que Kerensky retrouve des éléments sur Johnston, n’importe quoi, un début de piste, avec un début de piste le Russe pouvait faire n’importe quoi. Il suffisait qu’il trouve son nom, Johnston, Johnston... Ce nom se répéta en elle à l’infini. Johnston, Johnston. Il fallait qu’on la sauve.

Cause I can tell.
You know what it’s like
The long fairway
Of the hunger strike
But can you save me?
Come on and save me
If you could save me
From the ranks
Of the freaks
Who suspect
They could never love anyone


Bunker
Deux jours déjà. Kerensky, planté devant son ordinateur, comme au moment même où il avait appris la nouvelle, se remémorait cette journée avec horreur. Lui qui avait passé deux jours tout seul dans son bunker, Largo et Simon en voyage d’affaires et Joy partie pour le week-end, il savourait avec délice ses derniers instants de liberté avant que Simon et Largo ne franchissent le seuil du bunker. Simon était arrivé le premier et avait entamé directement un de ces longs bavardages dont lui seul avait le secret, sans se soucier une seule seconde des profonds soupirs que lui lançait le Russe pour qu’il s’arrête. Il avait beau râler, comme il savait si bien le faire, ça n’entravait pas une seule seconde le fougueux Suisse qui en faisait des tonnes. Il regrettait le calme des deux jours passés séparé des membres de l’Intel Unit. Et il regrettait Joy aussi, son calme, son impassibilité, sa retenue qui contrastaient délicieusement avec la déferlante du Suisse.
Quand Largo était arrivé brutalement et les avait rejoints dans le bunker à grands renforts de bruits, les cheveux encore dégoulinants d’eau suite à sa douche qui allaient abîmer ses bébés d’ordinateurs, il avait cru péter une durite. Puis il avait vu le regard de son patron. L’inquiétude, la peur, l’angoisse, la panique. Le visage tendu, les traits tirés, la mâchoire crispée. Il avait forcément une mauvaise nouvelle. Kerensky s’était aussitôt arrêté de taper et avait planté son travail pour lui accorder toute son attention. Simon, qui lui aussi connaissait par cœur son meilleur ami, l’avait dévisagé avec gravité.
Largo, fébrile et mort d’inquiétude, n’arrivait pas à trouver ses mots. Il déviait du regard, comme s’il cherchait la présence de quelqu’un d’autre dans le bunker pour l’aider et Simon avait tout de suite pâlit. Kerensky avait compris en même temps que le suisse: si leur patron et ami faisait cette tête, ça ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose: Joy.
Ils s’étaient rendus en quatrième vitesse dans son appartement. Bien trop tard, bien sûr. Ils n’avaient pu que constater les dégâts, la police déjà sur les lieux, alertée par une voisine, cherchait à contacter sa famille. Largo avait été réquisitionné par un policier qui lui demandait où joindre son père et Largo n’avait eu d’autre choix que de répondre à toutes ses questions sur Joy. Et ce n’était pas plus mal qu’il n’inspecte pas les lieux avec lui et Simon. Ils avaient vu la porte défoncée avec une violence sans nom. Ils avaient vu les traces de lutte. De sang. Apparemment, Joy avait été battue. Son agresseur, trop fort pour elle, avait pris le dessus et elle avait dû essayer de récupérer son revolver pour s’en libérer. Des coups de feu tirés en l’air.
Il n’y avait aucune piste. La police, comme l’Intel Unit avaient fouillé avec précision chaque recoin de l’appartement, interrogé chaque voisin, visionné chacune des vidéos de surveillance du quartier, mais il n’y avait rien. Le mec était un pro. Leur seule certitude: il ne l’avait pas tuée sinon, on aurait déjà retrouvé son corps. Deux journées passées. Deux jours de cauchemar. Le sang retrouvé sur le tapis de son appartement avait été analysé et malheureusement, il n’appartenait pas au kidnappeur ce qui aurait permis de l’identifier. Non, ce sang lui appartenait à elle, à Joy. Largo en avait été malade. Il la savait blessée, loin de lui, à la merci d’un fou et il ne pouvait rien. Kerensky aussi en était malade. Aucune trace, aucune piste. Pas de rançon, rien à redire, rien à demander, rien à vérifier.
Il tournait en rond dans le bunker tandis que Simon et Largo utilisaient toutes leurs ressources pour faire quelque chose à l’extérieur. Kerensky avait une certaine expérience dans ce domaine. Si elle était encore vivante et qu’aucune rançon n’avait été demandée, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose: le kidnappeur l’avait uniquement enlevée pour lui.
Une vengeance. C’était un point de départ. Mais qui? Joy avait beaucoup d’ennemis, beaucoup moins que lui ou que Largo, mais beaucoup trop pour une jeune femme de son âge. Il avait tout de suite pensé à la CIA, mais son père n’était pas très coopératif. Il refusait de dévoiler des affaires internes attenantes à l’Agence. Kerensky avait donc dû se débrouiller tout seul et avait piraté le serveur de la CIA. Il avait lu et relu tous les dossiers sur lesquels Joy avait travaillé, un travail de longue haleine, très ardu. Il avait fini par dresser une liste de ses ennemis le plus féroces et faisait défiler cette liste sous ses yeux pour trouver quelque chose. Mais rien ne venait. La liste défilait devant lui inlassablement, pour la centième fois depuis 48 heures, sans qu’il trouve quoi que ce soit.
Encore et encore cette liste... Tous ces ennemis... Tous ces noms... Carlos... Cristensson... Donovan... Fenster... Guyon... Johnston... Langley... Marcello... Marcos... Maverick... Pen-Sung... Ripley... Tous ces noms, tous ces ennemis.
Il aimait Joy. Il devait la sauver.

Au bord du gouffre
Joy ignorait depuis combien de temps elle était là. Avachie à même le sol, sur le dos, sentant le contact froid et humide de l’entrepôt, laissant ses membres s’engourdir, le regard perdu dans le noir, elle essayait de se remémorer depuis combien de temps elle avait cessé de compter les heures. Puis les jours.
Johnston avait disparu depuis belle lurette... Il l’avait laissée dans ce que serait une mort cruelle et surtout très lente. Elle avait faim, elle avait froid, soif. Sa bouche déshydratée la tirait et elle aurait tué pour pouvoir se lever et atteindre les gouttes de pluie qui cognaient contre les murs de l’entrepôt, à l’extérieur. L’extérieur. Douces syllabes... Doux rêve qu’elle ne pourrait plus caresser.
Lentement mais sûrement, sa geôle commençait à la dévorer par petits bouts. Elle était littéralement gelée sur place et grelottait sans arrêt depuis le début de sa séquestration, ce qui l’usait plus encore que tout le reste. Ses mains gelées avaient bleui et les remuer lui faisait mal. De toute façon, ses liens trop serrés, qu’elle ne sentait même plus, empêchaient le sang d’atteindre le bout de ses doigts. Elle ne se sentait plus vivante. Elle ne se sentait même plus humaine.
Elle se mit à tousser violemment et sentit du sang au fin fond de sa gorge. Elle devait avoir attrapé une pneumonie. D’ailleurs il n’y avait rien d’étonnant à cela, elle était trempée, à la fois par l’humidité et par la sueur car la fièvre l’avait déjà gagnée. Doucement le délire remplaçait ses pensées cohérentes, ses plaies s’infectaient, elle se sentait mourir. Elle ne se raccrochait plus qu’à une seule chose.
“Sauvez-moi... Sauvez-moi...”
Elle utilisait ses dernières forces pour répéter sans cesse ces quelques mots.
Le délire. Le froid à nouveau... Les couinements des rats.
Elle éclata en sanglots, épuisée. Elle voulait se laisser mourir.
Mais non, elle ne pouvait pas. Elle avait envie de vivre, de rire, de pleurer, de jouer avec le feu, encore. De gagner, encore. Elle voulait rendre sa mère fière d’elle, se réconcilier avec son père. Elle voulait se chamailler avec Kerensky. Elle voulait faire l’amour avec Largo. Elle voulait pour une fois rire à gorge déployée d’une plaisanterie de Simon. Elle souhaitait tant leur dire qu’elle les aimait.
Et Simon... Il devait savoir qu’il était son petit frère, celui qu’elle n’avait jamais eu. Celui dont elle rêvait quand elle était petite, celui qui venait toujours dans ses rêves la délivrer quand son père l’enfermait dans une cave pour lui apprendre à se débrouiller... Une cave sombre et humide. Le même genre de piège. Un piège qui l’effrayait tant il y a si longtemps, quand elle était une petite fille. Tournant en rond dans cette cave, enfermée, elle rêvait qu’un petit frère viendrait l’aider, ou jouer avec elle, la sortir de la monotonie, du froid... Ou tout simplement un frère qui lui apprenne à vivre et à sourire.
Elle voulait que son petit frère vienne vraiment cette fois-ci. Il ne fallait plus que ce soit un rêve impossible. Elle voulait que Simon vienne.

You struck me dumb
Like radium
Like Peter Pan
Or Superman
You will come
To save me...
Why don’t you save me?
Come on and save me
From the ranks
Of the freaks
Who suspect
They could never love anyone...


Route 110, Morley City
Simon tenta de se concentrer sur la route mais il avait du mal à garder le volant, à ne pas s’agiter. Il n’était plus qu’à une petite dizaine de kilomètres de sa petite Joy et à cette idée, son cœur se serrait et tambourinait dans sa poitrine à une vitesse et un rythme effrénés dont il ne l’aurait jamais cru capable. D’ici quelques minutes, il retrouverait enfin sa petite sœur adorée.
Il avait cru devenir fou pendant sa disparition, déjà quatre jours. Quatre jours d’enfer, incomparables à celui qu’elle devait vivre mais un véritable purgatoire. Il avait tourné, crié, gesticulé, interrogé, sans cesse, sans relâche, sans jamais avoir l’idée saugrenue de renoncer et d’abandonner. Mais il n’avançait pas. Aucune piste. Joy avait déjà disparu une fois, deux ans auparavant. Elle avait été enlevée par ce Donovan. A l’époque, il avait gardé beaucoup de distance dans cette affaire. Ils n’étaient pas si proches, en fait ils n’étaient pas proches du tout. Au début, Joy était froide, distante, presque cruelle et glaciale.
Mais à présent, elle était sa petite Joy, sa sœur de cœur. Sa force, sa sensibilité latente, son esprit de répartie et sa délicieuse sensualité avaient eu raison de ses instincts de séducteur: elle était tout simplement une femme hors du commun et elle avait gagné son respect et son amitié. Il l’aimait autant qu’il aimait Vanessa et se sentait le devoir de la protéger d’elle-même et des autres. On ne pouvait pas lui faire du mal à Joy, ça non, on ne pouvait pas.
Et puis Kerensky avait enfin trouvé une piste: Johnston. Un des noms de cette interminable liste d’ennemis de Joy. Johnston de la prison de Haute-Sécurité de Highfield. Évadé une semaine plus tôt et assoiffé de vengeance contre Joy qu’il jugeait responsable d’un règlement de compte entre lui et un mafieux croate de nom de Grga huit ans plus tôt alors qu’elle était censée le rapatrier aux États-Unis pour qu’il soit jugé pour une série de viols, avec actes de torture et de barbarie et de meurtres. Un vrai cinglé. Un cinglé qui était libre et qui pendant huit longues années en prison ne pensait qu’à faire la peau à son amie.
Kerensky, aussitôt sur le qui-vive, et avec son professionnalisme à toute épreuve, avait retrouvé la trace de Johnston avant qu’il ne prenne l’avion pour le Mexique. Simon avait presque eu envie de l’embrasser car il sentait au fond de lui-même que le dénouement était proche, que Joy n’était plus qu’à quelques longueurs d’eux. Largo et lui avaient foncé à l’aéroport JFK pour l’intercepter. Ils étaient arrivés juste à temps pour arrêter ce salopard mais s’étaient bien gardé d’appeler la police: le temps passait et seule Joy comptait.
Au début, Johnston ne voulait pas parler, l’idée de savoir Joy morte était plus forte que tout pour lui, il était même près à retourner en prison car il avait la satisfaction de la savoir agonisante dans d’atroces souffrances. Les membres de l’Intel Unit avaient donc dû se montrer particulièrement persuasifs. En l’interrogeant, Largo avait rapidement perdu son sang-froid, Simon ne l’avait jamais vu comme ça, aussi fou de rage et de douleur. Il l’aurait bien massacré ce Johnston si lui et Kerensky ne l’avaient pas stoppé en lui disant que dans l’état où Largo voulait le mettre, il ne pourrait plus rien dire.
Simon avait emmené Largo loin de ce salaud qui prenait un malin plaisir à le provoquer et à enfoncer le couteau dans la plaie. Il avait passé plus d’une heure avec son meilleur ami, à tenter de l’apaiser, de lui faire garder espoir. C’était de loin l’une des conversations les plus intenses qu’ils aient eues, une de celles dont l’amitié ressort plus forte et plus grande. Ce jour-là, il avait vraiment été l’ami que tout le monde aurait rêvé d’avoir pour sa patience et sa confiance. Simon savait que Joy ne les lâcherait pas, il pouvait lire en elle. Il l’avait dit et répété à Largo. Et il l’avait cru. Tout le monde le croyait.
Pendant leur conversation, Kerensky s’était entretenu en “privé” avec ce cher Johnston. Il ne le montrait pas non plus, Kerensky, mais ce cinglé avait fait une grosse erreur en touchant à sa Joy. Quand Simon avait vu sortir Kerensky de la pièce où il s’était enfermé avec Johnston, il s’y était rendu aussitôt à sa suite. Johnston était tremblant de peur et Simon, qui ne saurait jamais les méthodes qu’avait pu utiliser Kerensky pour que Johnston se montre soudainement si loquace, n’avait plus eu qu’à noter les coordonnées de l’endroit où était retenue Joy. Ses trois amis avaient sauté dans leur voiture pour la rejoindre.
Mais Simon, au volant, à quelques kilomètres la séparant d’eux, était mort d’inquiétude. Cela faisait quatre jours. Dans quel état était-elle?... Etait-elle toujours en vie?
Il adorait sa petite Joy. Il devait la sauver.

La fin du gouffre
Joy était immobile depuis un long moment déjà. Elle avait cessé de se battre et fataliste, laissait l’idée de la mort l’envahir, l’attendant à pieds fermes. Elle n’entendait plus les bruits alentours, ni la pluie, ni le vent, ni même les grincements du toit de l’entrepôt ou les couinements des bestioles prisonnières avec elle. Elle se concentrait uniquement sur sa respiration et parfois même sur les battements de son cœur, quand elle les entendait ou plutôt les percevait, faibles, irréguliers et parfois saccadés et dératants. Et ça lui faisait du bien. Elle n’en était pas vraiment sûre, mais il lui semblait qu’elle souriait.
Un bruit. Des voix.
Pendant l’espace d’une seconde, elle crut qu’on venait la chercher, puis elle se mit à rire silencieusement de sa délicieuse naïveté: fallait-il qu’elle en fasse preuve pour la première fois de sa vie aux portes de la mort? Mais le bruit s’intensifia, le bruit de la pluie battante et du vent s’engouffra dans le silence de mort de l’entrepôt: des gens étaient entrés et dans leur précipitation n’avaient même pas pris la peine de refermer derrière eux. Des gens pressés, nerveux, inquiets, bousculés.
Les hurlements du vent camouflaient les intonations de leurs voix, et Joy ne savait pas bien à quoi elle devait s’en tenir. Etait-ce sa fièvre qui la faisait délirer et halluciner? Imaginait-elle toute cette scène dans un soubresaut de vie, craignant la fin? Mais finalement, un cri déchira tout l’espace de l’entrepôt, couvrant la rumeur de la tempête.
- “Joy!”
Ce cri, on l’appelait.
- “Joy? Réponds-nous!” hurla à nouveau cette voix familière.
La voix de Largo. Puis celle de Simon. Et de Kerensky.
La jeune femme essaya de se redresser, d’agir, de faire quelque chose, mais ses forces l’avaient abandonnée depuis longtemps. Elle put à peine pousser ce simple cri:
- “Sauvez-moi!”
Aussitôt, des bruits de pas, la cadence s’accéléra, des escaliers furent dévalés à toute vitesse, puis des coups d’une violence et d’une précipitation inouïes furent lancés contre la serrure de la porte la retenant prisonnière, jusqu’à ce qu’elle cède, enfin. Au bout de quelques secondes, la chaleur de trois hommes brisa le froid linceul de la jeune femme. Elle se tourna vers cette source de chaleur et aperçut les trois hommes de sa vie, accroupis autour d’elle, qui, fous d’inquiétude, la dévisageaient sans oser la toucher. Elle leur sourit.
- “Pas trop tôt...” articula-t-elle, d’une voix à peine audible.
Simon éclata d’un rire nerveux et se précipita pour trancher les liens qui retenaient ses mains gelées derrière son dos tandis que Kerensky examinait rapidement ses blessures. Il fronça les sourcils avec gravité. Il échangea un regard avec ses deux amis.
- “Elle n’est pas bien. Il faut la faire soigner d’urgence.”
Simon acquiesça et courut dehors pour chercher la voiture et prévenir l’hôpital le plus proche de leur arrivée imminente. Largo serra Joy contre lui, pour la réchauffer, et regarda Kerensky tout en passant sa main dans ses cheveux pour la rassurer.
- “Ca va aller Georgi? demanda-t-il d’une voix qui trahissait son angoisse.
- Oui. Ca prendra du temps, il lui faudra du calme et une attention permanente. Mais elle s’en remettra. Le plus dur sera psychologique...”
Joy émit un grognement.
- “Pour qui tu me prends?” fit-elle d’une voix rauque.
Il étouffa un rire.
- “C’est vrai, j’avais oublié... admit-il. Tu es une dure à cuire...
- Non... C’est faux... Mais je vous ai...”
Ils échangèrent un regard complice puis Largo prit Joy dans ses bras et la souleva avec délicatesse pour la faire quitter au plus vite cet entrepôt. La voiture, avec un Simon au volant impatient de voir leur amie au chaud, protégée et soignée, les attendait, le moteur tournant. Kerensky s’installa devant à ses côtés, sans toutefois lâcher Joy du regard et Largo s’assit avec elle sur la banquette arrière, l’allongeant sur ses genoux et continuant à caresser ses cheveux trempés par l’humidité et la pluie de l’extérieur. Ce faisant, il lui parlait tendrement, la rassurait, l’apaisait, et petit à petit, tout doucement, bercée par la conduite régulière de Simon, par le bruit de la tempête et par la voix suave et tranquille de Largo, elle finit par s’assoupir, percevant à peine ces quelques mots que Largo lui murmurait à l’oreille, rien que pour eux deux: “Je t’aime...”.

Fin.





Joy