Dionée dans le Bunker




56… 55… 54… 53…
Giorgi Kerensky fixait l’indicateur digital d’un air absent. Son esprit était encore tout à l’amusement procuré par l’affrontement de Cardignac avec une plante verte… une plante carnivore délicieusement vicieuse, certes, mais une plante verte tout de même.

Il était si accaparé par ses pensées qu’il fut presque surpris lorsque le signal sonore retentit, annonçant l’ouverture des portes.
Une secrétaire anonyme entra dans la cabine mais ce ne fut ni elle, ni sa jupe très, mais alors très courte, qui retinrent son attention.

Non, ce qui retînt son attention, ce fut le vigile non loin de là dans le couloir. Ou plutôt la façon dont le message qu’il reçut dans son oreille mit tout son corps sous tension.
Alors que les portes commençaient à se refermer, Kerensky put entendre le vigile répondre à l’appel et annoncer qu’il serait dans le bureau de M. Cardignac dans les 2 minutes. Il demanda alors d’envoyer quelqu’un pour finir d’assurer sa ronde.
La mise en place de rondes de sécurité, de jours comme de nuits, était l’une des dernières mesures de sécurité mises en place par Joy pour éviter que les incidents des derniers mois, trop nombreux à son goût, ne se reproduisent. La mesure avait fait l’objet de nombreuses controverses mais Joy s’était montrée intransigeante ; et ce que Joy veut…

Kerensky, lui, était mal placé pour remettre en cause le bien fondé de cette mesure mais là, tout de même, c’était poussé le bouchon un peu loin… Cardignac allait faire évacué, manu militari, une plante carnivore sous prétexte que celle-ci s’était montrée un peu facétieuse… Après tout, qui pourrait lui reprocher de ne pas apprécier la proximité de ce capitaliste puant ! Certainement pas lui.

Pris d’une soudaine impulsion, Kerensky actionna l’arrêt d’urgence et relança l’appareil dans le sens inverse, sous l’œil ébahi de la secrétaire à la mini-jupe.

Lorsque les portes s’ouvrirent de nouveau, il se précipita dans le couloir ; laissant la pauvre secrétaire reprendre son souffle et le cours de ses activités.

De retour devant le bureau de Cardignac ; il vit ses craintes se confirmer.
N’ayant visiblement pas réussi à trouver Largo, Cardignac avait fait appel à la sécurité pour "neutraliser le monstre qui l’avait sauvagement attaquer"…
Il se tenait à présent dans le couloir devant son bureau, maintenant un mouchoir ensanglanté sous son nez meurtri et briefait pas moins de quatre agents de sécurité sur l’opération à mener.
Kerensky arriva au moment où il insistait, non plutôt exigeait, que l’impudent végétal soit passé au broyeur.

L’espace d’une fraction de seconde, le russe admira le professionnalisme, à moins qu’il ne s’agisse d’un sévère manque d’humour, de ses hommes qui parvenaient à maintenir une expression parfaitement neutre devant le spectacle grotesque qu’offrait la fureur vengeresse du petit homme.

Kerensky jeta alors un bref regard dans le bureau afin de voir, une fois encore, le monstre qui effrayait tant la fine fleur du capitalisme international. Il remarqua immédiatement que la mystérieuse plante se tenait recroquevillée sur elle-même dans une position qui n’était pas sans lui rappeler celle d’un animal alarmé qui se ramasse sur lui-même avant de bondir…
Curieusement, une telle attitude de la part d’un végétal ne l’étonnait pas plus que cela… Pas plus qu’il n’avait, à aucun moment, questionné la possibilité biologique des événements dont il était le témoin…

Se décidant à signaler sa présence, Kerensky se planta juste derrière Cardignac et laissa les regards des vigiles venir à lui. Pris dans son élan, Cardignac mit quelques secondes à remarquer que plus personne ne l’écoutait. Quand enfin, il en prit conscience, il s’interrompit au milieu d’une phrase et se retourna pour sursauter en constatant l’identité du nouveau venu.

Sans même se donner la peine de desceller les lèvres, Kerensky ordonna aux gardes de déguerpir d’un signe de tête. Ceux-ci eurent un bref instant d’hésitation face aux protestations du membre du Conseil d’Administration bien connu du petit personnel du siège pour être une source intarissable d’emmerdements pour peu qu’il vous prenne en grippe…

Mais, d’un autre côté, en tant que membre de l’Intel Unit, Kerensky était en quelque sorte leur supérieur. Et puis, pour être tout à fait honnête, à lui seul, il en imposait, même à des hommes en armes. Aussi, après s’être brièvement consultés du regard, les quatre gardes tournèrent les talons et retournèrent à leurs rondes.

Cardignac s’offusqua encore davantage, mais Kerensky mit un terme à ces vociférations d’un "Je m’en occupe." Qui ne laissait place à aucune discussion.
Malgré cela, et plus pour sauver la face qu’autre chose, Cardignac insista une dernière fois sur le passage au broyeur avant de se diriger vers l’infirmerie.

Indifférent à la réaction d’orgueil de l’arrogant homme d’affaires, Kerensky s’était avancé jusqu’au seuil du bureau où il resta stationné, parfaitement immobile, pendant plusieurs minutes.
La réaction attendue se produisit enfin. Sentant qu’elle n’était plus menacée, Dionée se détendit. Alors seulement Kerensky avança vers elle, lentement afin de ne rien faire qui puisse être perçu comme une menace.

Arrivée à sa hauteur, il murmura d’une voix étonnement douce : "Allons, ma belle ce n’est pas un endroit pour toi, ici. La nourriture y est infecte." Ce n’est qu’après cela qu’il avança ses mains, toujours précautionneusement, pour se saisir du pot. C’est ainsi que Dionée quitta ce bureau inconnu, lumineux et hostile, dans les bras de Giorgi Kerensky.

EPILOGUE : Quelques heures plus tard, Bunker.

De bonne humeur, Simon longea le sombre couloir d’accès au Bunker en sifflotant. Il venait de décrocher un rendez-vous avec une nouvelle secrétaire dont les longues jambes fort découvertes l’avait charmé. Il s’identifia grâce à son pass puis ouvrit la porte.
Descendant les quelques marches, il salua Kerensky sans vraiment y prêter attention, tout accaparé qu’il était par l’échafaudage de son plan de séduction sur la jeune secrétaire court vêtu. Il était sur le point de s’asseoir sur son siège attitré lorsqu’il s’immobilisa soudain, interdit.
Ce qu’il vit posé, là, sur la console juste devant son poste, lui fit soudain oublier jusqu’à l’existence de sa future conquête.
- Mais qu’est-ce que…
Sur le moment, il crut à une hallucination. Le décalage avec l’atmosphère technologique et artificiel du Bunker était tel que sa présence en semblait irréelle. Pourtant il n’avait pas bu, n’était pas sous traitement médicamenteux, n’avait pas été drogué – il en était certain - et, aux dernières nouvelles, il n’était pas fou non plus. Donc elle devait bel et bien être là. Posée. Sur la console. A sa place.
Une plante verte. Non, plus incongru encore. Une plante carnivore, là, dans le Bunker.
OK, il était temps de se reprendre. Respirer… Kerensky ! Kerensky devait savoir… après tout c’était peut-être sa place mais l’intruse se trouvait avant tout sur son territoire à lui, Giorgi Kerensky, résident quasi-permanent et maître incontesté du Bunker. Oui, il saurait… une telle chose n’avait pas pu lui échapper… si parfois quelque chose lui échappe.
- Heu… Giorgi, y’a une plante verte dans le Bunker… hasarda-t-il
- La superbe créature que tu qualifies de "plante verte", hédoniste ignare, est une dionaea muscipula
- Si tu veux, mais…
Le reste de l’échange resta perdue pour Dionée, et à vrai dire, elle n’avait que faire des questions du Suisse. Elle venait de réaliser qu’elle était "une superbe créature" ! A ces mots, elle fut prise d’un délicieux frisson.
Simon dut percevoir ce mouvement car il se décida à approcher
- Hhmm, Kerensky, commença-t-il un peu gêné, tu vas sans doute me dire que je rêve, ou encore me traiter d’ignare mais je crois bien que… je crois bien que je l’ai vu bouger… d’elle-même.
En disant ces mots, il voulut se pencher vers elle pour mieux voir l’objet de son étonnement.
- Pour ta gouverne, Camarade, la dionaea muscipula est une plante carnivore…
- J’avais reconnu, l’interrompit-il.
- Vraiment ? Je serais toi, je n’approcherais pas tant mon nez…
- Pourquoi ? questionna encore Simon qui esquissait déjà un mouvement de recul, je croyais que ces plantes se nourrissaient d’insectes ? Tu te fous de moi, c’est ça ? Elle n’est pas vraiment dangereuse, n’est-ce pas ?
- Je ne serais pas aussi catégorique. Qui sait ! répliqua Kerensky qui visiblement ne comptait pas éclairer Simon de sitôt.
- Dans ce cas, serait-ce trop te demander que de m’expliquer ce que cette chose, potentiellement dangereuse fait ici ?
Puisque la curiosité ne donnait rien, Simon opta pour la tactique du Chef de la Sécurité indigné… rien de tel qu’un peu de provocation pour obtenir une réaction !
- Figure-toi que j’ai dû l’évacuer en urgence du bureau de Cardignac…
- Depuis quand tu t’occupes de la déco des bureaux, toi ?
Curieusement, le regard meurtrier qu’il attendait à cette remarque ne vint pas. C’est, au contraire, un Kerensky d’un calme et d’une sérénité olympienne qui lui répondit.
- Depuis qu’elle lui a mordu le nez jusqu’au sang !
- Quoi ? Elle ? Jusqu’au sang, vraiment ?
Haussant les sourcils et laissant échapper un sifflement d’étonnement,Simon se sentit soudain prit d’une sincère et nouvelle admiration pour le végétal.
- Il a pas du être content, dis moi !
- C’est le moins qu’on puisse dire. Il a fait venir pas moins de quatre agents pour l’évacuer manu militari de son bureau et la passer au broyeur.
- Au broyeur ? Il exagère ! Ce type n’a décidemment aucun sens de l’humour ! s’indigna Simon.
Cette nouvelle preuve de la bêtise gratuite et méchante du Président de la Winch Air le révolta plus qu’il ne l’aurait crut. Après tout, il devrait être habitué maintenant.
Au lieu de cela, il se mit de nouveau à considérer la plante carnivore qui monopolisait son poste de travail. La curiosité avait cette fois laisser la place à une expression songeuse.
- C’est vrai quoi, le broyeur ! Je la trouve plutôt mignonne, moi, cette plante carnivore.
Aucun sarcasme, nota mentalement Simon. De la part de Giorgi, cela équivalait à une approbation en bonne et due forme.
- D’accord, elle a confondu son nez avec une grosse mouche, poursuivit-il, mais tout de même…
D’ailleurs, en son fort intérieur, Simon trouvait hautement amusante l’idée que l’on puisse confondre l’appendice nasal du français avec une grosse mouche à merde. L’ébauche d’un sourire commença à s’esquisser sur ses lèvres si facilement rieuses.
Il saisit sa chaise et s’installa en face, mais à distance raisonnable d’une Dionée qui ne sembla pas s’en offusquer.
Après quelques minutes d’une contemplation quasi mystique, un voile passa sur le visage du Chef de la sécurité de M. Winch.
- Ce n’est pas un endroit pour elle, ici…
Là encore Simon n’obtint pas de réponse verbale mais il entendit, ou plutôt cessa d’entendre, le cliquetis des doigts du russe sur son clavier. Tout son corps semblait s’être tendu d’un coup.
Pourtant, Simon voulait savoir. Oui, il fallait qu’il sache.
- Giorgi… Qu’est-ce qu’on va faire d’elle, maintenant ? On ne peut pas la laisser ici et si Cardignac retombe sur elle…
Cette fois, il obtint une réaction qui prit la forme d’un discret soupir que Kerensky laissa échapper sans vraiment s’en rendre compte.
- Tu sais, j’ai sympathisé avec la fleuriste officielle du Groupe, elle pourrait peut être…
- C’est de là qu’elle vient, coupa Giorgi Kerensky en reportant les yeux sur Dionée. Léa passera la chercher ce soir.
- Ah, si tôt ?
- Oui, si tôt… lui répondit un souffle.


Fin