Epilogue



Ils étaient rapidement repassés par l'hôtel Carrera pour rassembler leurs affaires. En rendant leurs clés à la réception, Simon constata que la brunette qui les avait accueillis avait repris sa place. Il étouffa un soupir… Encore une occasion d'approfondir sa connaissance de l'espagnol qui s'envolait. Bien malgré lui, cette pensée lui rappela la dernière remarque "culturelle" d'Astrid et le ramena sur terre. Il se contenta d'un sourire poli et d'un mot aimable pour la jeune femme qui parut un peu déçue. Puis, tous les quatre montèrent une dernière fois dans la Mercedes de location… Sans attendre, Joy s'était glissée au volant. Les trois autres s'étaient regardés un instant avant que Largo ne s'installe d'autorité aux côtés de la jeune femme. Dans le même temps, Simon et Kerensky claquaient les portières arrières.
Le trajet qui les conduisait à l'aéroport était en tout point le même que celui de l'aller : Alameda et ses conducteurs enragés, les cireurs de chaussures et les vendeurs à la sauvette devant Estacion Central, Vespucio et ses véhicules hétéroclites et, en s'éloignant du centre, les bidonvilles, les rires des enfants dans les rues mêlés aux aboiements des chiens. Rien de plus, rien de moins que trois jours auparavant… Et pourtant, à leurs yeux, tout était différent. Ils ne voyaient plus un amoncellement de tôles dans ces baraquements mais une communauté d'individus… Ca faisait toute la différence.
Aucun mot ne fut prononcé mais chacun d'eux savait exactement dans quel état d'esprit se trouvaient les trois autres. L'atmosphère ne se détendit que lorsqu'ils arrivèrent à l'aéroport. Ils laissèrent la voiture et, tandis que Kerensky réglait les détails de la location, les trois autres se dirigèrent vers l'aérogare pour effectuer les dernières formalités.

- "Allons retrouver ce brave Jerry ! Je pense qu'après ses mésaventures chiliennes, il ne va plus falloir lui demander de t'emmener à Monaco, mon vieux Largo. A mon avis, la simple mention du mot casino pourrait suffire à le faire hurler…" se moqua Simon.
- Voyons Simon, laisse donc à chacun le choix de son mode de visite d'un pays ! Certains préfèrent les postes de police et les pénitenciers aux palaces. C'est une décision fort louable. Après tout, je suis bien certaine qu'il y aurait des malades pour acheter un guide des meilleures prisons autour du monde." Renchérit Joy, ironique.

Largo se contenta de sourire aux plaisanteries de ses deux amis. Il savait que Jerry se sentirait extrêmement mal à l'aise en les voyant. Il l'avait brièvement croisé la veille, lui assurant que son "incartade" ne lui vaudrait d'autre sanction que les sarcasmes de ses amis. Ce à quoi le pilote avait répondu avec un humour désabusé qu'il préférait peut-être le licenciement pour faute grave. Il s'était arrangé pour ne croiser personne ce matin-là, laissant pour consigne de prévenir Largo qu'il se rendrait à l'aéroport avant eux par ses propres moyens afin de préparer leur départ.
Ils entrèrent dans le hall. Il n'y avait guère plus de monde que lors de leur arrivée même si l'heure correspondait au départ des vols regagnant l'Europe.
Sans plus attendre, ils se dirigèrent vers la zone VIP où ils avaient convenu d'attendre Georgi.

~oOo~

Ce dernier les suivait finalement d'assez près, les formalités de restitution de la voiture s'étant déroulées sans la moindre difficulté. Il ne s'était cependant pas pressé de les rejoindre, prenant même le temps de s'attarder à l'extérieur avant de pénétrer dans l'aérogare. Il laissait son regard errer sur les premiers contreforts des Andes. Il songeait qu'il n'aurait vraiment pas vu grand chose de ce pays en dehors de ses aspects les plus sombres : misère, corruption et discrimination. Pourtant derrière tout cela, il imaginait sans peine que des trésors devaient se cacher… Comme partout, il fallait savoir les débusquer. Il en était là de ses réflexions quand il prit conscience d'un regard posé sur lui. Il se raidit instantanément mais ne se retourna pas tout de suite.

La jeune femme, se sentant découverte, détourna le regard, portant son attention sur ce qui l'entourait. Elle sourit avec mélancolie au ballet incessant des collectivos, système intermédiaire entre le taxi et le bus, dont le fonctionnement restait obscur pour de nombreux touristes et qu'elle avait mis de longues semaines à apprivoiser. L'étonnement amusé des chauffeurs lorsqu'elle s'adressait à eux dans leur langue, utilisant leurs propres tournures avec un accent marqué mais difficilement définissable, lui manquerait. Elle laissa son regard errer plus loin… Les Andes… Elle avait tellement pris l'habitude de prendre son petit déjeuner en les voyant peu à peu se découper dans le ciel encore sombre qu'il lui serait sans doute difficile de s'en passer les premiers temps. Elle commençait à savoir distinguer quelques sommets. Entre ces deux pics, le Cajon del Maipo. En haut de cette vallée enclavée, des thermes, inconnus des touristes mais lieu de villégiature des Santiaguinos dès l'arrivée des beaux jours. Son regard continua à dériver…. La cordillère de la côte… Elle n'avait qu'à fermer les yeux pour voir le Pacifique, là-bas, juste derrière les montagnes. L'eau transparente et glacée, les cactus, les pélicans, les barques colorées, les eucalyptus dont les effluves se faisaient sentir jusqu'aux premiers contreforts de la sierra et qui donnaient à l'air une odeur de vacances avant même d'apercevoir la mer. Et puis Valparaiso, la ville colline aussi belle que ravagée. La vue depuis la Sebastiana, la maison de Neruda, si longtemps fermée par la dictature. Les paupières toujours fermées, elle continua son voyage, survolant ces lieux déjà parés des contours flous du souvenir : un envol de flamants roses au dessus du salar d'Atacama, un parterre de fleurs mauves au milieu du désert, les pétroglyphes attestant de la richesse de civilisations méconnues, des volcans aux sommets enneigés d'où s'échappaient des fumerolles couleur safran, les églises de bois… Et puis, comme autant de bulles de savon évanescentes, des visages, sombres, rieurs, de tous âges, simplement croisés ou connus par cœur. Un petit morceau de l'âme de ce pays.

A son tour Georgi observait la jeune femme. Depuis quelques instants, ses yeux clos laissaient échapper de lourdes larmes sans qu'elle cherche ni à les cacher, ni à les réprimer. Son visage régulier encadré de longs cheveux bruns caracolant librement dans son dos n'avait rien de spécial, et pourtant, il avait la vague sensation de l'avoir déjà croisée. Il haussa les épaules. Il avait croisé tant de monde que finalement, sa mémoire lui jouait peut-être des tours. Malgré tout, il ne pouvait détacher son regard de sa silhouette. Elle était l'image même de la peine, appuyée contre le mur, blottie dans un poncho gris sous lequel ses mains disparaissaient. Il s'approcha à pas lents et s'arrêta devant elle, hésitant sur la langue à employer pour s'adresser à elle. Il se dit qu'elle paraissait trop grande pour être Chilienne mais finalement, il cédait peut-être à une idée reçue. Sortant un mouchoir de sa poche, il le lui tendit :

- "Vous avez l'air d'en avoir besoin." Fit-il doucement dans son espagnol chancelant.

Elle ouvrit les yeux, surprise, mais sortit ses mains de sous son vêtement. Dans la droite, elle tenait une édition bon marché d'une œuvre de Zweig. "Lettre d'une inconnue" lut-il… Instantanément, la lumière se fit dans son esprit et il sourit devant ce pied de nez du destin. Ces yeux verts soulignés par un mascara qui n'avait pas résisté à l'inondation et maculait ses joues, le livre en français…

- "Le monde est petit." Murmura-t-elle à mi-voix en français, comme pour elle-même.
- "J'allais vous le dire." Rétorqua-t-il dans la même langue.

A travers ses larmes un sourire lui échappa. Elle essuya ses yeux avec le mouchoir qu'il lui avait passé. Elle se rendit alors compte qu'il était couvert de traces noires.

- "Je suis désolée." Fit-elle, ennuyée.
- "Gardez le."
- "Ca me gêne."

Pris d'une subite inspiration, il sortit son portefeuille et attrapa une carte de visite, griffonna quelques mots au dos, la lui tendit :

- "Si vous y tenez, vous me le renverrez.. ou vous me le ramènerez…"

Sur ces mots, il entra dans le bâtiment. La jeune femme regarda la carte. Georgi Kerensky, suivaient un numéro de téléphone, un e-mail et une adresse à New York… Elle retourna la carte… Deux mots : "à bientôt". Elle sourit… Aller de l'avant, ne pas cesser de vivre… Elle avait failli l'oublier. Il avait fallu cette étrange rencontre pour qu'elle reprenne pied avec la réalité… Elle posa les yeux sur le mouchoir "vous me le ramènerez" avait-il dit… Et si elle le prenait au mot… Après tout, elle changeait d'avion à New York…

~oOo~



Jerry avait rejoint le groupe dans la salle d'attente lorsque le Russe entra. A en croire l'air ravi de Simon, le pilote avait déjà eu droit à une bonne dose de railleries avant son arrivée. Mais la première vague était passée. Ils en étaient à régler les détails du vol. Par la suite, et sans doute pour de longues années, le malheureux Jerry aurait de temps en temps droit à des plaisanteries douteuses concernant cette mésaventure mais cela s'atténuerait petit à petit. Oui, avec le temps, tout s'atténuait songea Georgi en englobant d'un même regard Largo et Joy. Il soupira légèrement et intervint.

- "Tout est en ordre. Quand pourra-t-on partir ?"

Les autres se retournèrent.

- "Nous n'attendions que toi pour passer la douane. D'ici 30 minutes nous aurons une piste libre pour décoller. Juste le temps pour Jerry de faire le dernier check-out avec la tour et pour nous de faire tamponner nos passeports." Répondit Largo.
- "En avant… direction la maison !" s'exclama Simon en bondissant sur ses pieds.

~oOo~



Le début du vol fut calme, la fatigue prenant le pas sur le stress auquel ils avaient été soumis. Ils avaient tous plus ou moins somnolé pendant une heure ou deux mais étaient désormais mieux réveillés. Simon le premier prit la parole :

- Largo la prochaine fois que tu te ranges à une suggestion de Cardignac, rappelle-moi de te saouler à mort pour pouvoir te bâillonner et t'attacher à ta chaise de bureau, ça nous évitera pas mal de soucis ! Lâcha-t-il au milieu du silence qui régnait dans l'appareil.

Les autres membres de l'Intel Unit levèrent les yeux et Largo eut une moue désabusée et fatiguée. Voyant que cette remarque ne suffisait pas à alléger l'atmosphère, Simon en rajouta :

- Remarque, encore une fois, on est passés pour les défenseurs de la veuve et de l'orphelin…"

Il s'interrompit, conscient de sa bévue et se maudit de ne pas savoir tenir sa langue. Tous les quatre venaient de repenser à Ana et à sa famille. Tout n'était pas si rose, dans cette histoire…
Le silence enveloppa de nouveau les voyageurs. Georgi baissa le regard sur son ordinateur et Joy sur son dossier. Simon ferma les yeux en se promettant de tourner sa langue sept fois dans sa bouche la prochaine fois qu'il l'ouvrirait. Largo, visiblement perturbé, fixait un point dans le vide, inaccessible.
Joy ne parvenait pas à se concentrer. Elle rassembla ses documents et ferma la chemise qui les contenait. Elle se leva et se dirigea vers l'avant de l'appareil à la recherche de quelque chose à boire. En passant près de Largo, elle se rendit compte de son trouble et s'assit sur l'accoudoir de son fauteuil. Elle posa une main sur son épaule pour attirer son attention et lui dit à mi-voix :

- "On ne peut pas combattre sur tous les fronts à la fois, Largo. Tu as déjà fait beaucoup et même si des gens corrompus continuent à gangrener ce pays, tôt ou tard, la roue tournera… Sois réaliste, il n'y a que dans les scénarios de films que le héros arrive en même temps à faire tomber un gouvernement véreux, à éradiquer la misère dans le monde, à protéger les opprimés, à faire coffrer tous les méchants…"
- "… et à conquérir le cœur de la faible héroïne en détresse !" la coupa Simon, goguenard, depuis le fond de son canapé en ouvrant les yeux.

Cette remarque lui valut un regard meurtrier de la jeune femme et un sourire entendu de Largo :

- Tu crois ça ?" demanda-t-il à Simon tout en faisait basculer Joy sur ses genoux et en tentant de lui voler un baiser.

La jeune femme se débattit vigoureusement jusqu'à s'arracher des bras de son tortionnaire qui en avait lâchement profité pour la chatouiller. Elle se retrouva debout au milieu du couloir, échevelée, les mains sur les hanches, image même du courroux. Elle ne savait vers qui tourner ses regards les plus noirs… Largo… Simon… Largo… Simon… Les deux jeunes gens étaient hilares et elle se joignit bientôt à leur bonne humeur. Le claquement sec du portable que Georgi refermait mit fin à ce débordement. Instantanément, les rires cessèrent. Ils attendaient avec crainte de voir quelle expression s'afficherait sur le visage de Kerensky. A la lumière des récents événements, sa réaction serait pour tous un semblant d'indicateur pour l'avenir.

- "Visiblement, ça va être très compliqué de travailler dans les dix heures à venir…" commença le Russe d'un ton rébarbatif, l'expression figée, tout en dépliant sa longue silhouette.

Largo serra les poings et se tendit. Il leva les yeux et rencontra le regard glacier de Georgi. Un instant, le temps sembla suspendu mais l'affrontement tourna court et le Russe céda. Un léger sourire teinté d'amertume flotta une seconde sur ses lèvres avant qu'il ne se décide à parler.

- "Qu'est ce que vous voulez boire ?" demanda-t-il d'un ton détaché avant de se diriger vers le bar.

Simon expira, se rendant alors compte qu'il avait instinctivement retenu sa respiration le temps de cet échange. Ouf… Ca ne se présentait pas si mal finalement. Il tourna les yeux vers Joy. Elle avait réintégré son fauteuil et embrassait d'un même regard interrogatif Largo et Georgi. Bon, peut-être pas SI simple dans le fond mais ça ne le concernait plus. "Technique de l'autruche" reprit la petite voix pour la seconde fois de la journée…

~o0o~



Bien calé dans son fauteuil, Largo faisait tourner le liquide ambré dans son verre, les yeux dans le vague. Il laissait ses pensées vagabonder. Cette aventure avait irrémédiablement changé quelque chose dans leur petite équipe. L'équilibre instauré avait volé en éclat et ils allaient tous les quatre devoir apprendre à se situer dans cette nouvelle donne. Ca ne se ferait pas sans heurts. Ils allaient devoir faire face à leurs responsabilités mais l'attitude de Georgi quelques instants auparavant l'emplissait d'espoir. Apparemment, il déciderait de faire passer l'intérêt commun de l'Intel Unit avant le sien propre… "Une sorte d'idéal communiste." Songea-t-il avec un certain humour. La principale inconnue resterait le comportement de Joy. Allait-elle faire comme si rien ne s'était passé ? Allait-elle faire un choix ? Ferait-elle le bon ? Déciderait-elle que, finalement, quels que soient leurs sentiments à tous les trois, il valait mieux en rester à ce statu quo amical ? Finalement, elle était la clé de leur problème. Il se tourna vers elle. Elle s'était endormie. Les rayons du soleil transformaient en fils d'or les mèches de cheveux qui soulignaient les courbes de son visage. Elle avait enfin l'air détendu. Largo s'étira avant de fermer les yeux à son tour. Non, décidément, pour le moment, il ne voulait penser qu'à une seule chose : tout était rentré dans l'ordre, RAS, fin de l'aventure… Retour au bercail… Cap au Nord en quelque sorte…




Fin.




Intel Unit